Pensées vagabondes d’un intempestif (Nietzsche, trad. H. Lasvignes)

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Pensées vagabondes d’un intempestif
Un chapitre du Crépuscule des idoles, 1re  édition allemande en 1889,
traduction Henri Lasvignes, La Revue blanche, 15 septembre 1897

Pensées vagabondes
d’un intempestif


valeur naturelle de l’égoïsme. — chrétien et anarchiste. — critique de la morale de décadence. — morale pour médecins. — sommes-nous devenus plus moraux ? — mon idée de la liberté. — critique de la modernité. — la question ouvrière. — où la foi est nécessaire. — à dire à l’oreille des conservateurs. — mon idée du génie. — le criminel et ses analogues. — la beauté n’est pas un accident. — le progrès à mon sens. — gœthe.


Valeur naturelle de l’égoïsme. — La valeur de l’égoïsme est en raison de la valeur physiologique de celui qui le possède : il peut valoir beaucoup, il peut ne rien valoir et être méprisable. Chaque individu peut être estimé suivant qu’il représente la ligne ascendante ou descendante de la vie. En jugeant l’homme de cette façon, on obtient ainsi le canon d’après lequel se déterminent les valeurs de son égoïsme. S’il représente la ligne ascendante, sa valeur est effectivement extraordinaire, — dans l’intérêt de la vie totale qui avec lui fait un pas en avant, le souci de conserver, de créer son optimum de conditions vitales doit être lui-même extrême. L’homme pris en particulier, « l’individu », comme peuples et philosophes l’ont jusqu’ici compris, est une erreur : il n’est rien en soi. Il n’est pas un atome, un « anneau de la chaîne », un pur héritage du passé. Il est toute la ligne de l’homme jusqu’à lui-même… S’il représente l’évolution descendante, la ruine, la dégénérescence chronique, la maladie (les maladies, en général, sont des manifestations de la décadence, elles n’en sont pas la raison), sa part de valeur est bien faible, et la simple équité veut qu’il porte préjudice aussi peu que possible aux êtres bien venus et forts. Il n’est pas autre chose que leur parasite.




Chrétiens et anarchistes. — Quand l’anarchiste, comme porte-parole des couches sociales en décadence, réclame dans une belle révolte « le droit », « la justice », « les droits égaux », il subit la pression de sa propre inculture qui ne sait pas comprendre pourquoi il souffre, de quoi il est pauvre — de vie… Un instinct puissant le porte à remonter aux causes : ce doit être la faute de quelqu’un s’il se trouve mal… Cette « belle révolte » même lui fait déjà du bien ; pour tous les pauvres diables, l’insulte est un plaisir — il y a là une petite ivresse de puissance.

Déjà la plainte, le fait de se plaindre peut donner à la vie un attrait qui la fait supporter : dans toute plainte il y a une dose raffinée de vengeance, on jette son malaise dans certains cas même sa méchanceté, comme une injustice, comme un privilège inique, à la face de ceux qui sont autres : « Puisque je suis une canaille, tu devrais l’ être aussi. » C’est avec cette logique qu’on fait les révolutions. Il n’y a pas à s’y tromper : la plainte a sa racine dans la faiblesse. Que l’on s’attribue son malaise aux autres ou à soi-même, c’est ce que fait le socialiste dans le premier cas, le chrétien dans le second, — il n’y a là, proprement aucune différence ; ils ont en commun cette formule injuste : « Quelqu’un doit être coupable de notre souffrance », bref le souffrant se prescrit contre sa souffrance la miel de la vengeance. Les objets de ce besoin de vengeance comme d’un besoin de plaisir lui sont offerts par l’occasion : l’homme qui souffre trouve partout des raisons pour assouvir ses instincts vindicatifs — s’il est chrétien, je le répète, il les trouve en lui-même. — Le chrétien et l’anarchiste sont tous deux décadents. Quand le chrétien condamne, diffame et charge le monde de toutes les souillures, il le fait par le même instinct qui pousse le socialiste à condamner, diffamer, charger de souillures la Société : le « Jugement dernier » même st encore la douce consolation de la vengeance — c’est la révolution telle que l’attend le travailleur socialiste, mais conçue dans des temps quelque peu plus éloignés… « L’au-delà lui-même » — pourquoi un « au-delà » si ce n’est comme moyen de salir l’en-deçà actuel.




Critique de la morale de décadence. — Une morale altruiste, une morale où périt l’égoïsme est, dans tous les cas, un mauvais signe. Ainsi des individus, ainsi des peuples. On manque du meilleur des instincts quand on commence à manquer d’égoïsme. Choisir d’instinct ce qui nous est nuisible, nous laisser séduire par des motifs « désintéressés », voilà presque la formule de la décadence.

« Ne pas chercher son utilité » ; c’est simplement le feuille de vigne morale qui sissimule une réalité tout autre et avant tout physiologique : « Je ne sais pas trouver ce qui m’est utile »… Désagrégation des instincts ! — C’en est fini de l’homme quand il devient altruiste. — Au lieu de dire naïvement : « Je ne vaux plus rien », le mensonge moral dit dans la bouche du décadent : « Il n’y a rien qui vaille, la vie ne vaut rien »… Un tel jugement devient à la fin dangereux, il a une action contagieuse — sur tut le sol morbide de la Société, surgit une végétation tropicale d’idées, tantôt sous forme de religion (christianisme), tantôt sous forme de philosophie (schopenhauérisme). Il arrive qu’une telle végétation d’arbres vénéneux, nés de la pourriture, pénètre pour des siècles la vie de ses poisons mortels.

Morale pour médecins. — Le malade est un parasite de la Société. Dans un certain état, il est inconvenant de vivre plus longtemps. L’obstination à végéter lâchement, esclave des médecins et des pratiques médicales, après que l’on a perdu le sens de la vie, le droit à la vie, devrait mériter le mépris profond de la Société. Les médecins, en retour, seraient chargés d’être les intermédiaires de ce mépris, — ils ne feraient plus d’ordonnances, mais apporteraient chaque jour à leurs malades une nouvelle dose de dégoût. Créer une nouvelle responsabilité, celle du médecin, pour tous les cas où le plus haut intérêt de la vie, de la vie ascendante, exige que l’on écarte et que l’on refoule sans pitié la vie dégénérescence — par exemple, en faveur du droit de procréation, du droit de naître et du droit de vivre… Mourir d’une façon fière, lorsqu’il n’est plus possible de vivre d’une façon fière. La mort choisie spontanément, la mort en temps voulu, avec joie et clarté, accomplie au milieu d’enfants et de témoins, alors qu’un adieu réel est encore possible ; car celui qui nous quitte existe encore ; il lui est possible de faire réellement l’estimation de ce qu’il a voulu et de ce qu’il a atteint, de récapituler de sa vie — tout le contraire de la pitoyable comédie que joue le christianisme à l’heure de la mort. Jamais on ne devra pardonner au christianisme d’avoir abusé de la faiblesse du mourant pour faire violence à la conscience, d’avoir pris le genre même de la mort comme prétexte à un jugement sur l’homme et son passé.

Il s’agit ici, en dépit de toutes les lâchetés du préjugé, de rétablir le jugement exact, c’est-à-dire physiologique, de la mort appelée naturelle : en réalité, c’est une mort qui n’est pas naturelle, c’est un suicide. On ne périt jamais par un autre que par soi-même. Seulement, la mort dans les conditions les plus misérables, est une mort qui n’est pas libre, qui ne vient pas en temps voulu, une mort de lâche. On devrait, par amour pour la vie, vouloir la mort toute différente, libre, consciente, sans hasard, sans surprise. — Enfin c’est un conseil pour messieurs les pessimistes et autres décadents. Nous n’avons pas le moyen de nous empêcher d’être nés : mais nous pouvons réparer cette faute — car quelquefois c’est une faute. Le fait de supprimer est un acte estimable entre tous ; on mérite presque par là de vivre… La Société, que dis-je, la vie même, en tire plus d’avantage que n’importe quelle « vie » passée dans le renoncement, la chlorose et autres vertus — on a délivré les autres de sa vue, on a délivré la vie d’un reproche… Le pessimisme pur, vert[1], se prouve seulement par la réfutation de messieurs les pessimistes faite par eux-mêmes : on doit faire un pas plus avant dans sa logique, non pas seulement nier la vie comme volonté et comme représentation ainsi que l’a fait Schopenhauer, — on doit tout d’abord nier Schopenhauer. — J’ajoute que le pessimisme, si contagieux qu’il soit, n’augmente cependant pas l’état de maladie d’un temps, d’une race pris en bloc : il en est l’expression. On y succombe comme on succombe au choléra : il faut avoir pour cela des prédispositions morbides. Le pessimisme en lui-même ne crée pause seul décadent de plus. Je rappelle cette constatation de la statistique que les années où le choléra sévit ne se distinguent pas des autres quant au chiffre de la mortalité.




Sommes-nous devenus plus moraux ? — Contre mon idée d’Au delà du bien et du mal, il fallait s’y attendre, toute la férocité de l’abêtissement moral, qui, comme on sait, passe en Allemagne pour être la morale même, s’est ruée à l’œuvre : j’aurais de jolies histoires à conter là-dessus. Avant tout on m’a donné à méditer sur « l’indéniable supériorité » de notre temps en matière d’opinion morale, et c’est là réellement notre progrès moral : impossible d’accepter qu’un César Borgia, comparé avec nous, puisse être présenté, ainsi que je l’ai fait, comme un « homme supérieur », comme une espèce de Surhomme. Un rédacteur suisse du Bund, se félicitant du courage d’une pareille entreprise, est allé assez loin dans la compréhension du sens de mon œuvre, pour y voir que je proposais l’abolition de tous les sentiments honnêtes. Bien obligé ! — Je me permets comme réponse de poser cette question : Sommes-nous réellement devenus plus moraux ? Que le monde entier le croie, voilà déjà une objection contre. Nous autres hommes modernes, très délicats, très impressionnables, obéissant à cent considérations différentes, nous imaginons que ces tendres sentiments d’humanité que nous nous représentons, cette humanité acquise dans l’indulgence, dans la disposition à secourir, dans la confiance réciproque est un progrès réel et que nous sommes par là bien au-dessus des hommes de la Renaissance. Mais ainsi pense toute époque, ainsi doit-elle penser. Il est certain que nous ne pourrions nous adapter aux circonstances de la Renaissance, nous ne pourrions même ne nous y figurer : nos nerfs, pour ne pas parler de nos muscles, n’en pourraient supporter la réalité. Cette impuissance ne prouve pas du tout le progrès, mais une manière d’être autre, plus tardive, plus faible, plus délicate, plus susceptible, d’où sort nécessairement une morale toute en égards. Écartons en pensée notre délicatesse et notre tardiveté, notre sénilité physiologique : notre morale anthropomorphique perd aussitôt sa valeur, elle n’a plus en soi aucune valeur morale — elle nous inspirerait à nous-mêmes du dédain.

D’autre part, il n’y a pas à douter que nous autres modernes, avec notre morale épuisement ouatée qui ne veut se heurter à aucune pierre du chemin, nous offririons aux contemplatifs de César Borgia une comédie qui les ferai mourir de rire. En fait, avec nos vertus modernes, nous sommes démesurément ridicules… L’affaiblissement des instincts hostiles et qui tiennent la défiance en éveil, — et tel serait notre « progrès » — ne représente qu’une des conséquences de l’affaiblissement général de la vitalité : cela coûte cent fois plus de peine, plus de prudence pour faire venir à terme un être si conditionné, si tardif. Alors on se secourt réciproquement, alors chacun est, jusqu’à un certain point, malade et garde-malade. Cela s’appelle « vertu ». Parmi les hommes qui connurent une vie différente, plus complète, plus prodigue, plus débordante, on aurait appelé cela tout autrement : lâcheté peut-être, niaiserie, morale de vieille femme. Notre adoucissement des mœurs peuvent être, au contraire, la résultante d’une surabondance de vie. Alors, on peut risquer beaucoup, on peut exiger beaucoup, on peut gaspiller beaucoup. Ce qui autrefois était l’arme de la vie serait pour nous poison… Être indifférents — voilà aussi une forme de la force — pour cela nous sommes à la fois trop vieux et venus trop tard : Notre morale de compassion, contre laquelle j’ai été le premier à mettre en garde, ce que nous pourrions nommer l’impressionnisme moral est une expression de plus de la surexcitabilité physiologique propre à tout ce qui est décadent. Ce mouvement qui avec la morale schopenhaérienne de la pitié a tenté de se présenter avec un caractère scientifique, — tentative très malheureuse — est le mouvement propre de la décadence en morale, il est comme tel en parenté profonde avec la morale chrétienne. Les temps forts, les civilisations supérieures considèrent la pitié, l’amour du prochain, l’oubli de soi, l’absence du sentiment personnel comme quelque chose de méprisable. Les temps doivent être mesurés d’après leurs forces positives, — et cette époque de la Renaissance, si prodigue, si riche en destinées, apparaît comme la dernière grande époque, et nous, nous, hommes modernes avec notre anxieuse prévoyance personnelle, notre amour du prochain, nos vertus de travail, de modestie, de méthode, amassantes, économiques, machinales — nous apparaissons comme une époque faible… Nos vertus sont conditionnées, sont exigées par notre faiblesse.

« L’égalité », une certaine égalisation effective qui n’arrive rn expression que dans la théorie de « l’égalité des droits », appartient essentiellement à une civilisation descendante, l’abîme entre homme et homme, classe et classe, la multiplicité des types, la volonté d’être, de faire contraste, ce que j’appelle le pathos des distances, est le propre de toute époque forte. La force expansive, l’ouverture de voûte qui sépare les extrêmes est chaque jour réduite, — les extrêmes même s’effacent jusqu’à l’analogie… Toutes nos théories politiques et nos conceptions de l’État, sans en excepter « l’empire allemand » sont des conséquences, des nécessités logiques de cette période descendante ; l’action inconsciente de la décadence s’est affirmée souverainement jusque dans l’idéal particulier de chaque science. J’adresse à toute la Sociologie anglaise et française le reproche de ne connaître par expérience que les produits d’une Société en ruine et de prendre, comme norme des jugements sociologiques, les instincts propres de décadence. La vie en déclin, l’effacement de toute force organisante, c’est-à-dire de toute force qui sépare, qui creuse des abîmes, subordonne et sur-ordonne, voilà ce qui se formule aujourd’hui comme idéal en Sociologie… Nos socialistes sont décadents, mais Herbert Spencer aussi est un décadent, le triomphe de l’altruisme lui paraît une chose souhaitable !




Mon idée de la liberté. — La valeur d’une chose réside parfois non dans ce qu’on gagne en l’obtenant, mais dans ce qu’on paye pour l’acquérir, dans ce qu’elle coûte. Je donne un exemple. Les institutions libérales cessent d’être libérales aussitôt qu’elles sont acquises : dans la suite, il n’y a rien qui soit plus méchamment et plus foncièrement nuisible que les institutions libérales.

On sait comment elles opèrent : elles minent sourdement la volonté qui s’affirme vers la puissance, elles érigent en morale le nivellement de la montagne et de la vallée, elles rendent petit, lâche et sensuel, — c’est le triomphe des animaux en troupeaux. Libéralisme, autrement dit abêtissement des hommes parqués en troupeaux. — Les mêmes institutions tout le temps qu’elles sont combattues, créent de tout autres actions ; alors seulement, elles favorisent d’une façon puissante le développement de la liberté. En regardant de plus près, on voit que c’est la guerre qui crée ces actions, la guerre pour les institutions libérales qui, en tant que guerre, laisse subsister les instincts libéraux. Et la guerre élève à la liberté ! Car, qu’est-ce que la liberté ? C’est avoir la volonté d’acquérir la responsabilité personnelle, c’est maintenir tenacement les distances qui nous séparent, c’est être indifférent à la fatigue, aux duretés, aux privations, à la vie même. C’est être prêt à sacrifier à sa cause tous les hommes sans en excepter soi-même. Liberté signifie que les instincts virils, les instincts joyeux de guerre et de victoire, prédominent sur tous les autres instincts, par exemple, sur ceux du « bonheur ». L’homme devenu libre, combien plus encore l’esprit devenu libre, foule aux pieds cette sorte méprisable de bien-être dont rêvent boutiquiers, chrétiens, vaches, femmes, anglais et autres démocrates. L’homme libre est guerrier. À quoi se mesure la liberté chez les individus comme chez les peuples ? À la résistance qu’il faut vaincre, à la peine qu’il en coûte pour rester en haut. Le plus haut type d’homme libre doit être cherché là, où constamment la plus haute résistance doit être vaincue : à cinq pas de la tyrannie, au seuil même de la servitude. Cela est vrai psychologiquement, si l’on entend, sous le nom de tyrans, des instincts terribles et impitoyables contre lesquels il est de toute nécessité d’affirmer le maximum d’autorité et de discipline — le plus breau type en est Jules César ; cela est vrai aussi politiquement, il n’y a qu’à faire un retour sur l’histoire. Les peuples qui ont eu quelque valeur ne l’ont jamais due à des institutions libérales : le grand péril fit d’eux quelque chose qui commande le respect, ce péril qui seul nous apprend à connaître nos ressources, nos vertus, nos moyens de défense, qui nous contraint à être forts.

Proposition fondamentale : il faut avoir besoin d’être fort, autrement on ne l’est jamais. — Ces grandes serres où poussent les hommes forts, la plus forte espèce d’hommes qu’il y ait jamais eu, les républiques à la façon de Rome et de Venise, comprirent la liberté exactement dans le sens où je comprends ce mot ; comme quelque chose qu’on a, et qu’on n’a pas, que l’on veut, que l’on conquiert.




Critique de la modernité. — Nos institutions ne valent rien : là-dessus, tout le monde est unanime. Mais cela ne dépend pas d’elles, mais de nous. Tous les instincts d’où sont sorties les institutions ayant disparu en nous, celles-ci à leur tour nous échappent, parce que nous ne nous y adaptons plus. De tout temps, la démocratie a été la forme déclinante de la force organisante ; j’ai déjà dans Humain, trop humain, I, 318, caractérisé comme une forme décadente de l’État, la démocratie moderne et tous ses succédanés comme « l’empire allemand ». Pour qu’il y ait des institutions il faut qu’il y ait une sorte de volonté, d’instinct, d’impératif, antilibéral jusqu’à la méchanceté : la volonté inclinée vers la tradition, l’autorité, la responsabilité établie sur les siècles, la solidarité des chaînes de générations passées et à venir in infinité. Lorsque cette volonté existe, il se fonde quelque chose comme l’imperium romanum ou comme la Russie, la seule puissance qui ait aujourd’hui des chances de durée, qui puisse attendre, qui puisse encore promettre quelque chose — la Russie, l’idée contraire du misérable type du petit État européen et de la nervosité européenne entrée avec la fondation de l’empire allemand dans sa période critique... Tout l’Ouest n’a plus ces instincts d’où naissent les institutions, d’où naît l’avenir : rien peut-être n’est en opposition plus absolue à son esprit moderne ». On vit pour aujourd’hui, on vit très vite, on vit très irresponsable : c’est précisément ce qu’on appelle liberté. Tout ce qui fait des institutions avec des institutions est méprisé, haï, écarté ; on se croit de nouveau en danger d’esclavage lorsque le mot « autorité » se fait seulement entendre. Même décadence dans le sentiment des valeurs chez nos politiques, chez nos partis politiques : leur instinct préfère ce qui dissout, ce qui hâte la fin... témoin le mariage moderne. Toute raison en a absolument disparu. Je ne fais pas du tout ici la critique du mariage mais de la modernité.

La raison du mariage résidait dans la responsabilité juridique exclusive de l’homme : le mariage avait ainsi un élément prépondérant, tandis qu’aujourd’hui il boite sur deux jambes. La raison fondamentale du mariage était son indissolubilité. Cela lui donnait un caractère qui, en face du hasard, du sentiment, de la passion et de l’instinct savait se faire écouter. Elle résidait également dans la responsabilité des familles quant au choix des époux. On a, avec une indulgence croissante pour le mariage d’amour, éliminé les bases mêmes du mariage, tout ce qui en faisait une institution. Jamais, au grand jamais, on ne fonde une institution sur une idiosyncrasie, on ne fonde pas le mariage, comme je l’ai dit, sur « l’amour », on le fonde sur l’instinct de l’espèce, sur l’instinct de la propriété (la femme et l’enfant étant considérés comme des propriétés), sur l’instinct de la domination qui constamment s’organise dans la famille une petite souveraineté, qui emploie les enfants et le patrimoine à fixer physiologiquement une mesure acquise de puissance, d’influence, de richesse, pour préparer de longues tâches, pour établir une solidarité d’instinct entre les siècles. Le mariage comme institution comprend déjà l’affirmation de la forme la plus grande et la plus durable d’organisation en soi : si la Société, prise comme un tout, ne peut porter caution pour elle-même jusque dans les générations les plus éloignées, le mariage n’a plus aucun sens. — Le mariage moderne a perdu sa signification — conséquemment on le supprime.




La question ouvrière. — C’est une stupidité, au fond c’est un indice de la dégénérescence de l’instinct, mère de toutes les stupidités, qu’il y ait une question sociale. Il est certaines choses dont on ne peut faire des questions : premier impératif de l’instinct. Je ne vois absolument pas ce qu’on veut faire de l’ouvrier européen après avoir fait de lui une question. Il se trouve en trop bonne posture pour ne point continuer à questionner, à questionner impudemment. En fin de compte, il a le grand nombre pour lui. L’espoir est absolument passé qu’une espèce d’hommes modeste et se suffisant à elle-même, une forme du Chinois, vienne à s’établir ici : c’était pourtant une chose raisonnable et, à franchement parler, d’une nécessité absolue.

Qu’at-on fait ? — tout pour en anéantir en germe jusqu’à l’hypothèse même ; avec une légèreté absolument impardonnable on a extirpé complètement les instincts qui rendaient le travailleur possible comme classe, possible à lui-même. On lui a donné des qualités militaires, on lui a donné le droit de coalition, le droit de vote politique. Quoi d’étonnant qu’aujourd’hui déjà son existence lui apparaisse dans toute sa détresse (pour parler la langue de la morale, dans toute son injustice) ? — Mais que veut-on ? je le demande encore. Si l’on veut un but, on doit en vouloir aussi les moyens. Si l’on veut des esclaves, on est fou de les élever en maîtres.

Où la foi est nécessaire. — Rien n’est plus rare parmi les moralistes et les saints que la probité ; peut-être disent-ils le contraire, peut-être le croient-ils eux-mêmes. Si même une foi est utile, plus active, plus convaincante que l’hypocrisie consciente, l’hypocrisie devient aussitôt, par instinct, innocence. Premier point pour la compréhension des grands saints. De meme pour les philosophes, autre espèce de saints, tout leur métier consiste à n’autoriser que certaines vérités, notamment celles pour lesquelles leur profession a la sanction publique — pour parler à la Kant, les vérités de la raison pratique. Ils savent ce qu’ils doivent démontrer, — en quoi ils sont pratiques : — ils se reconnaissent entre eux par cela qu’ils sont d’accord sur les « vérités » — Tu ne dois pas « mentir » — autrement dit : « Gardez-vous, Monsieur le philosophe, de dire la vérité… »




À dire à l’oreille des conservateurs. — Ce qu’on ne savait pas précédemment, ce qu’on sait aujourd’hui, ce qu’on pourrait savoir — c’est qu’une involution, une régression de l’humanité, en un sens quelconque, à quelque degré que ce soit, est absolument impossible. C’est du moins ce que nous savons, nous les physiologues, mais tous les prêtres et les moralistes y ont cru, — ils ont voulu ramener l’humanité à une mesure antérieure de vertu, donner un tour de vis en arrière.

La morale fut toujours un lit de Procuste, les politiques même ont imité en cela les prêcheurs de vertu : il y a encore aujourd’hui des partis qui rêvent de faire marcher les choses à la manière des écrevisses, mais on n’est pas à volonté écrevisse. On n’y peut rien : il faut marcher en avant, il faut s’enfoncer pas à pas plus avant dans la décadence (voilà ma définition du « progrès moderne »), on peut faire obstacle à ce développement et, par cet obstacle, faire monter, s’assembler le flot de la dégénérescence qui fera irruption avec plus de véhémence et de soudaineté ; voilà tout ce qu’on peut faire.




Mon idée du génie. — Les grands hommes, comme les grandes époques, sont des matières explosives en lesquelles une force énorme est accumulée ; leur hypothèse est historique et physiologique, c’est-à-dire que, pendant longtemps, il ne s’est pas produit d’explosion. La tension dans la masse est-elle devenue trop grande, la plus fortuite irritation suffit pour faire apparaître au monde le « génie », « l’acte », la grande destinée.

Qu’on prenne le cas de Napoléon. La France de la Révolution, et plus encore de l’ancien régime, devait engendrer le type le plus opposé au type napoléonien, et cependant elle a créé Napoléon. Et parce que Napoléon était autre, héritier d’une civilisation plus forte, de plus longue durée, plus ancienne que celle qui, en France, s’en allait en pleine décomposition, il y fut le maître, il y fut le seul maître. Les grands hommes sont inévitables, le temps où ils apparaissent est quelconque ; si presque toujours ils en deviennent maîtres, cela tient à ce qu’ils sont plus forts, plus vieux, à ce qu’ils représentent une plus longue accumulation d’éléments. Entre un génie et son temps, il existe le rapport du fort au faible, de l’homme fait au jeune homme. Le temps est toujours relativement plus jeune, plus léger, moins émancipé, plus incertain, plus enfant. Que l’on pense aujourd’hui tout autrement en France (en Allemagne aussi, mais là, ça n’a pas d’importance), que la théorie du milieu y soit devenue une vraie théorie névrotique, sacro-sainte et qu’elle trouve crédit parmi les physiologues, voilà qui, pour nous, « ne sent pas bon », et nous suscite de bien tristes pensées. On ne pense pas non plus autrement en Angleterre, mais cela ne causera d’inquiétude à personne.

Deux voies sont ouvertes à l’Anglais pour s’accommoder au génie et au grand homme : la voie démocratique à la façon de Buckle, la voie religieuse à la façon de Carlyle. Le danger qu’il y a dans les grands hommes et les grandes époques est extraordinaire : l’épuisement sous toutes ses formes, la stérilité les suit pas à pas. Le grand homme est une fin ; la grande époque, la Renaissance, par exemple, est une fin. Le génie — en œuvre, et en acte — est nécessairement gaspilleur : il est également dépourvu de l’instinct de conservation personnelle, la poussée toute-puissante des forces débordantes qu’il a en lui défend un tel soin, une telle prudence. On appelle cela « sacrifice », on vante son « héroïsme », son indifférence pour son propre bien, son abnégation pour une idée, une grande cause, sa patrie : tout cela est malentendu… Il déborde, il se répand, il se gaspille, fatalement, irrévocablement, involontairement, aussi involontairement que l’irruption d’un fleuve par dessus ses rives. Mais parce qu’on doit beaucoup à de tels explosifs, on leur a, en retour, accordé de nombreux dons, entre autres une sorte de morale ordinaire… Telle est la reconnaissance de l’humanité ; elle comprend à conte-sens ses bienfaiteurs.




Le criminel et ses analogues. — Le type du criminel est le type de l’homme fort placé dans des conditions défavorables, un homme fort devenu malade. Il lui manque de vivre dans une certaine nature plus sauvage, il lui manque une certaine forme d’existence plus libre et plus périlleuse en laquelle subsiste de droit tout ce qui, dans l’instinct de l’homme fort, constitue ses armes.

Ses vertus sont mises au ban de la Société ; ses instincts les plus vivaces, qu’il apporte avec lui en naissant, sont déviés aussitôt sous l’action des passions dépressives, le soupçon, la crainte, et marquées d’infamie. Mais voilà presque la formule de la dégénérescence physiologique. Celui qui veut faire de préférence ce qu’il peut le mieux faire, doit agir secrètement avec une lente contrainte, avec précaution, avec ruse ; il se fait anémique, et parce qu’il ne récolte de ses instincts que danger, persécution, catastrophe, sa sensibilité se retourne contre ces instincts et il se sent la proie de la fatalité. Dans notre société apprivoisée, médiocre, châtrée, un homme qui s’est développé par lui-même, qui vient de la montagne ou des aventures de la mer, dégénère fatalement en criminel, ou presque fatalement. Car il est des cas où un tel homme apparaît plus fort que la Société : le Corse Napoléon en est l’exemple le plus fameux. Pour le problème qui se présente ici, le témoignage de Dostoievsky est d’importance, de Dostoievsky, le seul psychologue dont, par parenthèse, j’ai eu quelque chose à apprendre : il appartient aux événements les plus heureux de ma vie, plus même que la découverte de Stendhal. Cet homme profond, qui a eu dix fois raison de faire peu de cas de la superficialité allemande, a vécu longtemps parmi les forçats de Sibérie, francs criminels pour lesquels il n’y avait pas de retour possible dans la Société, et il en a reçu une impression toute différente de celle qu’il attendait ; — il les a trouvés taillés dans le bois le meilleur, le plus dur et le plus précieux que porte la terre russe. Généralisons le cas du criminel ; imaginons des natures qui, pour une raison quelconque, ne sont pas acceptées, qui savent qu’elles ne sont ressenties ni comme bienfaisantes, ni comme utiles, — sentiment du Tschandala, qui ne se sent pas jugé en égal, mais comme un rebut, comme une indignité, comme une souillure. Chez, toutes ces natures, les pensées et les actes sont éclairés d’une lumière souterraine ; chez eux toute chose prend une coloration plus pâle que pour ceux qu’éclaire la lumière du jour.

Mais presque toutes les formes d’existence que nous traitons aujourd’hui avec honneur ont autrefois vécu dans cette atmosphère à moitié sépulcrale : l’homme de science, l’artiste, le génie, le libre-penseur, le comédien, le négociant, le grand inventeur… Aussi longtemps que le prêtre a prévalu comme type supérieur, toute espèce d’homme ayant une valeur a été dépréciée. — Le temps vient — je le promets — où le prêtre sera jugé comme l’être le plus inférieur de la Société, comme l’espèce d’homme la plus menteuse et la plus indécente ; ce sera notre Tschandala… Remarquez combien maintenant encore, avec les mœurs les plus douces qui aient jamais existé sur terre, du moins en Europe, tout ce qui existe à l’écart, tout ce qui est depuis longtemps, depuis trop longtemps, en dessous, toute forme d’existence sortant de l’ordinaire, impénétrable, se rapproche de ce type que le criminel achève. Tous les novateurs de l’esprit ont pendant un temps le signe pâle et fatal du Tschandala au front : non parce qu’ils ont été jugés ainsi, mais parce qu’ils sentent le terrible gouffre qui les sépare de tout ce qui est traditionnel et tenu en honneur. Presque tout génie connaît comme une phase de son développement « l’existence catilinaire », sentiment de haine, de vengeance, de révolte contre tout ce qui existe, contre tout ce qui a déjà cessé d’exister… Catilina — la forme préexistante de tout César.




La beauté n’est pas un accident. — La beauté d’une race, d’une famille, sa grâce, sa perfection dans tous les gestes est acquise par le travail ; elle est, comme le génie, le résultat final du travail accumulé des générations ; il faut avoir fait de grands sacrifices au bon goût, il faut avoir abandonné bien des choses ; — le dix-septième siècle, en France, mérite d’être admiré sous ce rapport, — on doit avoir eu, à cette époque, un principe d’élection pour la société, l’habitation, le vêtement, les satisfactions sexuelles ; il a fallu que l’on préférât la beauté à l’utilité, à l’habitude, à l’opinion, à la paresse.

La règle supérieure, c’est qu’on ne doit pas « se laisser aller ». — Les bonnes choses coûtent toujours très cher, et toujours prévaut la loi que celui qui les a est autre que celui qui les acquiert. Tout bien est héritage, ce qui n’est pas hérité est imparfait, n’est qu’un commencement… À Athènes, au temps de Cicéron qui en exprime son étonnement, les hommes et les jeunes gens étaient de beaucoup supérieurs en beauté aux femmes : mais aussi quel travail et quel effort au service de la beauté le sexe mâle avait exigé de lui-même depuis des siècles ! — Il ne faut pas ici se faire illusion sur la méthode employée : une simple discipline de sentiments et de pensées vaut à peu près zéro (voilà la grande méprise de l’éducation allemande qui est absolument illusoire), c’est le corps que l’on doit tout d’abord persuader. L’observation étroite des attitudes distinguées et choisies, l’obligation de ne vivre qu’avec des hommes qui « ne se laissent pas aller » suffit absolument pour être distingué et élu ; en deux ou trois générations l’œuvre a déjà jeté des racines profondes. Cela est décisif du sort des peuples et de l’humanité que l’on commence la culture à l’endroit juste ; — ce n’est pas l’âme (comme ce fut la superstition funeste des prêtres et des demi-prêtres) qui est la vraie place à cultiver, mais le corps, les attitudes, le régime physique, la physiologie : le reste suit… Les Grecs sont restés en cela le premier cas de culture de l’histoire ; — ils surent, ils firent ce qui était nécessaire ; le christianisme, qui méprisait le corps, a été jusqu’ici la plus grande calamité de l’humanité.




Le Progrès à mon sens. — Moi aussi, je parle d’un « retour à la nature », quoique ce ne soit pas proprement un retour en arrière, mais une marche en avant vers elle, vers la nature et le naturel élevé, libre et même redoutable, qui joue, qui peut jouer avec les grandes tâches…

Pour parler par comparaison, Napoléon fut un exemple de ce « retour à la nature » comme je le comprends (ainsi in refus tacticis, et plus encore, comme le savent les soldats, en matière stratégique). Mais Rousseau, — où vraiment voulait-il revenir ? Rousseau le premier homme moderne, — l’idéaliste et la canaille en une seule personne. Rousseau, qui avait besoin de « la dignité morale » pour soutenir son propre aspect ; malade d’un dégoût effréné, d’un mépris effréné de lui-même. Rousseau, cette monstruosité qui s’est campée au seuil des temps nouveaux, où voulait-il revenir avec son retour à la nature ? Je le demande encore. Je hais encore Rousseau dans la Révolution ; elle est l’expression historique universelle de cet être en partie double, idéaliste et canaille. La farce sanglante qui se joua alors, « l’immoralité » de la Révolution, tout cela m’est égal ; ce que je hais, c’est sa moralité à la Rousseau ; — les soi-disant « vérités » de la Révolution par lesquelles elle exerce encore son action et sa persuasion sur tout ce qui est plat et médiocre. La doctrine de l’égalité ! — Mais il n’y a pas de poison plus vénéneux, car elle paraît prêchée par la justice même, alors qu’elle est la fin de toute justice... « Aux égaux, égalité, aux inégaux, inégalité. » — Tel devrait être le vrai langage de toute justice ; et ce qui s’ensuit nécessairement, « ne jamais égaliser des inégalités ». — Cette doctrine de l’égalité entraîna tant d’horreurs et de scènes sanglantes, qu’il lui en est resté, à cette « idée moderne », une sorte de gloire et d’auréole, au point que la Révolution, par son spectacle, a égaré jusqu’aux esprits les plus nobles. Ce n’est pas une raison pour l’en estimer plus. Je n’en vois qu’un qui la sentit comme elle devait être sentie, avec dégoût — Gœthe…




Gœthe. — Événement, non pas allemand, mais européen : tentative grandiose de vaincre le xviiie siècle par un retour à l’état de nature, par un effort pour s’élever au naturel de la Renaissance, par une sorte de contrainte exercée sur lui-même dans le sens de cette époque.

Il en portait en lui les instincts les plus forts, les facultés affectives, l’idolâtrie de la nature, l’antihistorique, l’idéalisme, l’irréel et le côté révolutionnaire (ce côté révolutionnaire n’est qu’une des formes de l’irréel). Il eut recours à l’histoire, aux sciences naturelles, à l’antique, ainsi qu’à Spinoza, et avant tout à l’activité pratique ; il s’entoura d’horizons bien définis ; loin de se détacher de la vie, il s’y plongea ; il ne fut pas pusillanime et, autant que possible, accepta toutes les responsabilités. Ce qu’il voulait, c’était faire de l’homme un tout ; il combattit la séparation de la raison et de la sensualité, du sentiment et de la volonté, — prêchée dans la plus repoussante des scolastiques par Kant, l’antipode de Gœthe ; — il se disciplina pour atteindre à l’être intégral ; il se fit lui-même… Gœthe, au milieu d’une époque aux sentiments irréels, était un réalistes convaincu ; il reconnaissait tout ce qui avait sur ce point une parenté avec lui ; — il n’y eut pas pour lui de plus grand événement que cette ens realissimum nommée Napoléon. Gœthe concevait un homme fort, hautement cultivé, habile à toutes les choses de la vie physique, s’ayant lui-même bien en main, ayant le respect de sa propre individualité, pouvant se risquer à jouir pleinement du naturel dans toute sa richesse et toute son étendue, tolérant, non par faiblesse, mais par force, parce qu’il sait encore tirer avantage de ce qui serait la perte des natures moyennes, homme pour qui il n’y a plus rien de défendu, sauf du moins la faiblesse, qu’elle s’appelle vice ou vertu… Un tel esprit, débarrassé de toute entrave, apparaît au centre de l’univers dans un fatalisme heureux et confiant, avec la foi qu’il n’y a de condamnable que ce qui existe isolément, et que, dans l’ensemble, tout se résout et s’affirme. Il ne nie plus… Mais une telle foi est la plus haute de toutes les fois possibles. Je l’ai baptisée du nom de Dyonisos.


On pourrait dire que, dans un certain sens, le dix-neuvième siècle s’est efforcé vers tout ce que Gœthe avait tenté personnellement d’atteindre, une universalité qui comprend et qui admet tout, une tendance à donner accès à tous, un réalisme hardi, un respect du fait.

D’où vient que le résultat total n’est pas un Gœthe, mais un chaos, une aspiration nihilistique, une confusion où l’on ne sait où donner de la tête, un instinct d’épuisement qui, continuellement, dans la pratique, pousse à un retour au dix-huitième siècle ? (par exemple, le sentiment romantique, l’altruisme et l’hypersentimentalité, le féminisme dans le goût, le socialisme dans la politique) ; le dix-neuvième même, à son issue, n’est-il donc qu’un dix-huitième siècle renforcé et endurci, autrement dit un siècle de décadence ? De sorte que, non seulement pour l’Allemagne, mais pour toute l’Europe, Gœthe n’aurait été qu’un incident, une apparition inutile ? Mais on méconnaît les grands hommes si on les considère sous la perspective misérable d’une utilité publique. Qu’on n’en puisse tirer aucune utilité, c’est peut-être le propre même de la grandeur.


Gœthe est le dernier Allemand pour qui j’ai du respect : il aurait ressenti trois choses[2] comme je les ressens moi-même, nous nous entendons aussi sur « la Croix ». — On me demande souvent pourquoi j’écris en allemand, car nulle part je ne serai plus mal lu qu’en Allemagne. Mais enfin qui sait si seulement je désire être lu aujourd’hui : créer des choses sur lesquelles le temps essaie en vain ses dents, tendre par la forme et par la substance à une petite immoralité, — je n’ai jamais été assez modeste pour exiger moins de moi. L’aphorisme, le genre sentence dans lequel le premier je suis passé maître, sont les formes de « l’Éternité » mon orgueil est de dire en dix phrases, ce que tout autre dit en un volume, — ce que tout autre ne dit pas en un volume…

J’ai donné à l’humanité le livre le plus profond qu’elle possède, mon Zarathoustra.

Je lui donnerai bientôt son livre le plus indépendant…


Traduit du Crépuscule des Idoles <ref>Note wikisource. — Voir aussi la traduction d’Henri Albert, chapitre Flâneries inactuelles, no 33 à 51. par H. Lavignes.

  1. En français dans le texte.
  2. Allusion à l’épigramme fameuse où Gœthe déclare détester quatre choses : le tabac, l’ail, les punaises et †.