Pérégrinations d’une paria/I/III. La vie de bord

La bibliothèque libre.
Arthus Bertrand (Tome 1p. 79-161).


III.

LA VIE DE BORD.


Pendant les huit premiers jours, je fus aussi malade que je l’avais été en sortant de la rivière de Bordeaux. Ma maladie prit ensuite un cours régulier : je vomissais tous les matins ; je me trouvais mieux vers midi ; de deux à quatre heures, j’éprouvais un fort malaise, et de quatre heures du soir au lendemain matin, j’étais tout à fait bien. Cet état journalier continua jusqu’à notre arrivée à Valparaiso. Mais, lorsque la mer devenait mauvaise, j’étais malade jour et nuit sans interruption.

Quatorze jours après notre sortie de la Praya, nous étions sous la ligne, et là commencèrent nos grandes misères.

Notre navire, ayant été réparé avec soin, ne faisait plus eau du tout ; mais il en résulta un grave inconvénient : il nous vint de la cale une forte odeur occasionnée, pensâmes-nous, par la putréfaction de l’eau qui y était restée, et que la mer ne renouvelait plus. Cette odeur était tellement corrosive, que l’argenterie en devenait noire. Le bâtiment en était infecté : il nous fallut déserter nos cabanes, car on ne pouvait rester dans la chambre sans courir le risque d’être asphyxié.

Nous éprouvâmes pendant douze jours les souffrances les plus pénibles. Ne pouvant descendre dans la chambre, il fallut se résoudre à rester jour et nuit sur le pont. Nous avions continuellement, par quarts d’heure d’intervalle, de l’orage et de la pluie ; ensuite le soleil de l’équateur dardait verticalement ses rayons sur nos têtes. La chaleur était intolérable, et nous ne pouvions mettre la tente pour nous en garantir, à cause de la fréquence des changements de vents. Chacun de nous, sur le pont, cherchait à se blottir dans un coin le mieux qu’il pouvait, afin d’avoir un peu d’ombre mais tous nos efforts étaient vains, et nous ne pouvions pas plus réussir à nous mettre à l’abri du soleil que de la pluie. C’était pitié de nous voir aussi mouillés que si la mer nous eût couverts de ses ondes, abattus par la chaleur, la fatigue et le sommeil. Nous éprouvions une soif dévorante, nous n’avions aucun fruit frais dont nous pussions nous rafraîchir. L’eau de rapprovisionment était renfermée dans des tonnes qui, toutes sur le pont, s’échauffaient par l’ardeur du soleil à un tel point que l’eau était plus que tiède. Nous avions la bouche sèche, brûlante : nous ressentions comme une espèce de rage.

Malgré les soins et les complaisances que ces messieurs du Mexicain eurent pour moi dans cette occasion comme pendant tout le voyage, je crus que je succomberais à la fatigue dont je fus accablée au passage de la ligne. M. Chabrié m’avait fait défoncer un tonneau vide, qui me servait d’abri : au moyen de cette maison roulante, j’étais, par exception aux autres personnes du bord, garantie à la fois du soleil et de la pluie.

M. David m’avait prêté des bottes : M. Briet s’était privé de sa grande capote en peau de poisson pour me la prêter. Cette capote, faite en Chine, du plus beau travail, était imperméable et excessivement légère. M. Chabrié m’avait donné un grand chapeau ciré également imperméable. Ainsi affublée, j’étais, nouveau Diogène, logée dans mon tonneau, faisant de tristes réflexions sur la condition humaine. M. David, qui a un secret à lui pour supporter le chaud et le froid avec la même sérénité, était toujours leste, gai et bien mis. Tous ces messieurs n’avaient que leur chemise et leur pantalon. M. David seul avait une cravate, des bas et une veste en toile blanche ; lui et notre cuisinier[1] étaient, chacun dans sa sphère, l’ame du navire. Rien ne pouvait les abattre. M. David avait mille prévenances pour nous : il nous faisait rafraîchir de l’eau dans des bouteilles qu’il tenait dans la mer, il nous préparait de la limonade avec les citrons aigres que le pieux Tappe nous avait vendus pour de bons citrons ; il faisait donner à l’un de la soupe, à l’autre des bananes, à celui-ci du thé, à celui-là du punch ; enfin il était le garde-malade de tous.

Nous restâmes environ dix-sept jours dans les parages de la ligne. Peu à peu l’infection disparut. On nettoya parfaitement la chambre ; on brûla du vétiver, de la vanille ; chacun donnant tout ce qu’il avait d’odeurs, afin de parfumer cette chambre, qui était la capitale de notre empire.

Comme l’équipage du Mexicain se composait d’hommes de progrès, il n’y eut pas de baptême sous la ligne. Le navire, qui était à son premier voyage, avait été lancé du chantier sans être baptisé, et conséquemment n’avait eu ni parrain ni marraine. On était sorti de la rivière un vendredi, et le capitaine ne voulait pas qu’on fît de baptême, trois événements importants qui faisaient dire à Leborgne, le vrai matelot, que ses sœurs pourraient bien voir fleurir les cerisiers deux saisons de suite avant que nous revissions la terre. On n’osa pas aller contre l’ordre du capitaine ; mais il se trama une conspiration sur le gaillard d’avant, à la tête de laquelle était le cuisinier. Celui-ci, au nom de Neptune, dont il s’intitulait le secrétaire, écrivit une lettre au capitaine. Leborgne se chargea de la remettre ; revêtu d’une toile à voiles imbibée d’eau de mer, il avait assez l’apparence du messager du dieu des ondes.

Je suis fâchée de ne plus avoir cette lettre : le style, l’orthographe et la pensée étaient caractéristiques.

Le malin cuisinier exprimait le courroux que le dieu ressentait à voir son empire traversé par des capitaines philosophes. Il menaçait de les engloutir, à moins qu’ils ne voulussent bien se prêter de bonne grâce à payer le tribut qu’ils lui devaient. Notre capitaine comprit très bien l’ingénieux apologue, et afin d’apaiser le courroux de Neptune, il envoya à ses dignes représentants du vin, de l’eau de vie, du pain blanc, un jambon et une bourse dans laquelle chacun de ceux qui passaient la ligne pour la première fois avait mis une pièce de monnaie. Il nous parut que le dieu fut très sensible à tous ces dons, car nous entendîmes, au milieu des chants de ses serviteurs, les voix glapissantes du cuisinier et de Leborgne percer de la manière la plus discordante.

Entre la ligne et le cap Horn nous eûmes d’assez beaux jours. Ce fut alors que j’admirai avec ravissement le lever du soleil dans toute sa magnificence. Quel spectacle imposant sous cette zone ! Toutefois le coucher du soleil me paraissait plus beau encore. Non, l’œil humain ne peut voir rien de plus sublime, d’un grandiose plus divin, d’une plus éblouissante beauté que le coucher du soleil entre les tropiques ! Je n’essaierai pas de décrire les effets magiques de lumière que produisent ses derniers rayons sur les nuages et sur les flots. La parole est sans couleur pour les peindre, le pinceau sans vie pour en animer la peinture ; ces spectacles ravissent, élèvent l’ame vers le créateur ; mais il n’est pas donné à l’homme de reproduire les émotions qu’ils excitent.

Après un beau coucher du soleil, j’aimais à rester une partie de la nuit sur le pont. Je m’asseyais au bout du navire, et là, tout en causant avec M. Chabrié, je regardais avec un vif plaisir les dessins de lumière phosphorique qui jaillissent du mouvement des vagues. Quelle brillante comète notre navire traînait après lui ! Quelle richesse de diamants ces folles vagues soulevaient dans leurs jeux. J’aimais aussi avoir des bandes de gros marsouins venir le long du navire, laissant après eux les traces de leur course en longues fusées de lumière phosphorique qui éclairaient de vastes espaces de la mer : puis arrivait l’heure du lever de la lune ; sa clarté envahissait peu à peu l’empire de la nuit ; les brillants diamants rentraient dans le fond de l’abîme, et, pénétrés des rayons de l’astre, les flots, éblouissants de reflets, scintillaient comme les étoiles au firmament.

Combien de délicieuses soirées n’ai-je pas ainsi passées, plongée dans la plus douce rêverie ! M. Chabrié me parlait des peines dont sa vie avait été traversée, mais surtout de la dernière déception qui lui avait si cruellement brisé le cœur. Il souffrait, et la similitude de souffrance établissait, même à notre insu, un rapport sympathique des plus intimes. Chaque jour M. Chabrié m’aimait davantage, et chaque jour aussi j’éprouvais un bien-être indicible à me sentir aimée de lui.

Vint le cap Horn, avec toutes ses horreurs. Il a été l’objet de trop de descriptions pour que je ne me croie dispensée d’en parler longuement à mes lecteurs. Qu’il leur suffise d’apprendre que la température varie de 7 à 20° de froid, selon la saison et la latitude par laquelle on double le cap. Nous le passâmes par les 58°, et dans les mois de juillet et août, ce qui nous donna de 8 à 12° de froid. Nous eûmes passablement de neige, de grêle et de glace.

Ce fut là que nous éprouvâmes une seconde série de misères. La mer, dans les parages du cap Horn, est constamment épouvantable. Nous y rencontrâmes presque toujours des vents contraires ; le froid paralysait les forces de notre équipage, même de nos hommes les plus forts. Nos matelots étaient tous jeunes et vigoureux ; cependant plusieurs eurent des clous, d’autres se firent beaucoup de mal en tombant sur le pont. Il y en eut un qui se laissa tomber du mât de hune sur le cabestan et se démit l’épaule. Ceux dont la santé résistait étaient écrasés de fatigue, par la nécessité de faire la tâche de ceux qui se trouvaient hors de service. Pour comble de maux, ces malheureux matelots n’avaient pas le quart des vêtements qui leur eussent été nécessaires. L’insouciance que donne aux matelots leur vie aventureuse fait que, lorsqu’ils partent pour un long voyage, ils ne pensent guère à se munir des vêtements indispensables pour se garantir du chaud et du froid ; il arrive quelquefois qu’à la ligne ils manquent de vêtements légers, et qu’au cap Horn ils n’ont souvent que leurs deux chemises de laine pour tout rechange, et le surplus de leurs hardes à l’avenant. Ah ! c’est là que j’ai vu, dans ce qu’ils ont de plus horrible, les maux qui peuvent tomber sur l’homme. J’ai vu des matelots dont la chemise de laine et le pantalon étaient gelés sur eux, ne pouvant faire aucun mouvement sans que leur chair ne fût meurtrie par le frottement de la glace sur leurs membres engourdis par le froid. Les cabanes où ces malheureux avaient leurs lits étaient remplies d’eau (comme d’ordinaire cela arrive dans les gros temps au gaillard d’avant des petits navires), et ils n’avaient pas d’autre lieu pour se reposer. Oh ! quel douloureux spectacle que de voir des hommes réduits à un tel état de souffrance !

Le ministre de la marine pourrait prévenir les malheurs qui résultent du dénuement du matelot, en obligeant les commissaires de marine dans les ports à passer, conjointement avec les capitaines, la revue des hardes avant l’embarquement. Les règlements seront toujours impuissants tant qu’on ne pourvoira pas aux moyens d’en assurer la rigoureuse exécution. À bord des bâtiments de l’État, les hardes du matelot sont l’objet de fréquentes revues : on lui fournit les vêtements que le règlement l’oblige à avoir, et qu’il ne peut représenter, puis on en retient le prix sur sa solde. Pourquoi la même surveillance ne serait-elle pas exercée à bord des navires de la marine marchande ?

L’imprévoyance du matelot, ou son insouciance, même pour les maux contre lesquels il aura à lutter, l’assimile à l’enfance ; il faut prévoir pour lui, notre intérêt, autant que l’humanité, nous y oblige. La souffrance physique, portée à l’extrême, démoralise l’homme à un tel point qu’on ne peut en obtenir aucun service. Ces messieurs m’en ont raconté divers exemples. Il est arrivé, au cap Horn, à plusieurs capitaines, d’être forcés, afin de se faire obéir, de commander avec un pistolet chargé à chaque main, les matelots se refusant à monter dans les hunes. Le froid excessif fait tomber le matelot dans une démoralisation qui le rend absolument inerte ; il résiste à la prière, il supporte les coups sans que rien puisse le faire mouvoir. Quelquefois ces malheureux sont pris par l’onglée ; et, s’ils se trouvent alors dans les hunes, ils se laissent choir au risque de se tuer, tant leurs mains sont douloureuses ou engourdies. Si ces hommes étaient bien couverts, s’ils avaient une capote imperméable qui garantît leurs vêtements de laine de toute humidité, ils pourraient, avec une nourriture convenable, supporter tel degré de froid que ce fût. Ce qui se passa à bord de notre bâtiment me fournit la preuve de ce que j’avance. Cinq de nos hommes étaient bien nippés et quatre dans le plus grand dénuement. Les cinq hommes qui avaient suffisamment de vêtements supportèrent le froid sans en être malades, tandis que les quatre autres furent mis hors de service par les maux dont ils furent atteints. Ils avaient une fièvre continuelle, leurs corps étaient couverts d’abcès ; ils ne pouvaient plus manger et se trouvaient réduits à un tel état de faiblesse, que nous craignions pour leur vie.

Ce fut encore pendant cette terrible crise de douleur et de fatigue que se montra, dans toute son étendue, l’indomptable courage de notre brave capitaine. Toujours sur le pont, il encourageait ses hommes par son exemple et ses douces exhortations. Il donnait une de ses capotes et des gants à l’homme qui était à la barre ; un chapeau à celui-ci, un pantalon à celui-là ; des bottes, des bas, des chemises, enfin tout ce qu’il pouvait donner. Ensuite il allait visiter les malades sur le gaillard d’avant, les pansait, les consolait, les ranimait. – Eh bien ! garçons, leur disait-il en entrant, comment allons-nous aujourd’hui ? ces coquins d’abcès s’en vont-ils ?… Toi, Leborgne, on dit que tu bois la mer et les poissons : tu es peut-être échauffé, mon garçon ?

– Échauffé, capitaine ! oh ben oui ! c’est tout le contraire : je grelotte.

– Mais, bêta, tu grelottes parce que tu as la fièvre.

– Oh ! oui ! et d’une belle force ! Mais capitaine, j’avais toujours entendu dire que l’on avait chaud avec la fièvre, et moi je suis gelé.

– Comment ne serais-tu pas gelé avec ta chemise rose, imbécille ? Mais tu étais donc fou quand tu t’es embarqué pour passer le cap Horn avec cette seule chemise de toile et un mauvais pantalon ?

– Que voulez-vous, capitaine ? je déteste les bagages : je trouve que cela embarrasse à bord ; et puis, le vrai matelot, doit être comme le limaçon qui porte tout sur lui.

– Malheureux ! c’est avec de semblables idées que tu es arrivé à trente-huit ans, n’ayant pour tout bien qu’une chemise rose et un pantalon de toile.

– Eh ! capitaine, cela suffit au vrai matelot, qui fait son état par goût, qui ne vit que pour voir du pays ; et j’en ai vu du pays !

– Et cela t’a rendu bien plus riche.

– Capitaine, est-ce que le vrai matelot pense à devenir riche ?

– Allons, garçons, maintenant que vous voilà pansés et un peu appropriés, je vais vous envoyer de la soupe et un plat de la table : tenez voilà du chocolat et du tabac à chiquer, que mademoiselle Flora m’a donnés pour vous ; elle vous recommande de prendre votre mal en patience, et de lui faire demander ce qu’elle pourrait vous envoyer pour vous faire plaisir.

– Merci ! capitaine, merci ! Dites à cette bonne demoiselle que nous lui sommes bien reconnaissants pour son tabac : le tabac c’est l’ame du matelot. Capitaine, soyez tranquille, avant huit jours nous serons sur le pont.

Chaque fois que M. Chabrié revenait de voir ses malades, il me racontait les conversations qu’il avait eues avec ces hommes d’une nature à part. Il faut avoir vécu parmi les matelots, s’être donné la peine de les étudier pour pouvoir imaginer l’ordre bizarre d’idées qu’il y a dans ces têtes.

Le vrai matelot, comme disait Leborgne, n’a ni patrie ni famille. Son langage n’appartient, en propre, à aucune nation. C’est un amalgame de mots pris à toutes les langues, à celles des nègres et sauvages de l’Amérique comme à celles de Cervantes et de Shakspeare. N’ayant d’autres vêtements que ceux dont il est couvert, il vit au hasard, sans s’inquiéter de l’avenir ; parcourt la vaste étendue des mers ; erre au sein des forêts avec les peuplades sauvages, ou dépense en peu de jours, dans quelque port, avec des filles publiques, l’argent qu’il a rudement gagné pendant une longue traversée. Le vrai matelot déserte, toutes les fois qu’il le peut, et passe successivement à bord des navires de toutes les nations, visite tous les pays, satisfait de voir, sans chercher à rien comprendre de tout ce qu’il voit. C’est un oiseau voyageur qui se repose quelques instants sur les arbres qu’il rencontre sur sa route, mais qui ne se fixe dans aucun bocage. Le vrai matelot ne s’attache à rien, n’a aucune affection, n’aime personne, pas même lui. C’est un être passif, servant à la navigation, mais aussi indifférent que l’ancre quant à la plage où le bâtiment mouillera. Arrivé dans un port, il abandonne son navire et le salaire qui lui est dû, va à terre, y vend jusqu’à sa pipe, pour aller dîner avec une fille, et, le lendemain, s’engage de nouveau à bord du premier bâtiment anglais, suédois ou américain qui a besoin de ses services. Si dans sa périlleuse carrière la mer l’épargne ; si sa santé résiste à tous les excès, à toutes les fatigues ; s’il survit à tous les maux dont il est assailli, parvenu à cet état de vieillesse qui ne lui laisse plus la force de larguer une écoute, il se résigne à rester à terre ; il mendie son pain, dans le port où son dernier voyage l’a laissé, va manger ce pain sur la plage, au soleil, regarde la mer avec amour ; c’est la compagne de sa jeunesse ; elle lui rappelle de nombreux souvenirs ; il gémit de son impuissance, puis va mourir à l’hôpital.

Voilà la vie du vrai matelot. Leborgne m’a servi de modèle ; mais, comme tout dégénère dans notre société, ce type se perd chaque jour. Maintenant les matelots se marient, portent avec eux une malle bien garnie, désertent moins, parce qu’ils ne veulent pas perdre leurs effets et l’argent qui leur est dû, mettent de l’amour-propre à entendre leur profession, ont l’ambition de parvenir ; et, lorsque leurs efforts pour atteindre ce but ont été sans succès, terminent leur vie laborieuse dans les embarcations ou allèges des ports de mer.

Le froid du cap Horn, outre ses funestes effets sur la santé du matelot exerce une fâcheuse influence sur le moral de ceux même qui prennent le plus de précautions pour se préserver de ses atteintes. Les officiers, ayant des cabanes bien sèches, étant pourvus de tout ce que l’industrie humaine a pu inventer pour se garantir du froid et de l’humidité, n’en souffrent pas comme le matelot au point d’en être malades, mais l’âpreté de la température les rend moroses. L’extrême difficulté qu’ils éprouvent à faire exécuter le commandement, la vue des souffrances de leurs hommes, l’énergie qu’exige l’accomplissement de leurs devoirs, les fatigues extrêmes qui en résultent, toutes ces causes réunies les irritent ; leur humeur en devient acariâtre, et les caractères les plus doux au bout d’un mois de séjour dans ces parages, sont insupportables. M. Briet, qui, depuis dix ans, n’avait pas quitté les côtes du Pérou et de la Californie, où le ciel est toujours pur, où la température est tiède ne pouvait se faire aux neiges et aux glaces du cap. M. Miota, très frileux, habitué à toutes les douceurs de la vie de Paris et dont la santé était faible, souffrait horriblement. Cesario et Fernando pleuraient leur beau ciel d’Andalousie. Don José seul supportait le froid sans mot dire. Quant à M. David il se faisait un point d’honneur d’y paraître insensible, mais l’insociabilité de son humeur ne prouvait que trop qu’il en souffrait autant que nous. M. Chabrié était plus brusque et plus bourru que jamais, et moi j’étais devenue si capricieuse, si irritable, que la moindre contrariété excitait mes larmes ou ma colère. Le seul individu qui se montra toujours le même fut le cuisinier : il ne se démentit pas un seul jour, et fut admirable de gaîté et de courage. Il trouvait moyen de faire la cuisine, malgré le temps épouvantable qui renversait ses fourneaux ; soignait les matelots ; aidait notre mousse dans le service de la chambre ; prêtait encore la main à la manœuvre quand il le fallait, et souvent même faisait le quart de nuit. Pendant toute la traversée, il n’eut pas une minute de malaise, quoiqu’à le voir petit, maigre et pâle, on l’eût pris pour un homme très faible. Il était de Bordeaux ; mais ayant fait à Paris son apprentissage de cuisinier, il y avait pris toutes les manières du Parisien. C’était un beau parleur, un grand liseur de romans. Il avait servi comme cuisinier à bord d’une frégate de l’État, et passé le cap de Bonne-Espérance.

Naviguant en juillet et août à l’extrémité méridionale de l’Amérique, nous n’avions que quatre heures de jour, et, lorsque la lune n’éclairait pas, nous étions pendant vingt heures dans une obscurité profonde. Ces longues nuits, augmentant les difficultés et les dangers de la navigation, sont cause de nombreuses avaries ; les mouvements violents du navire, le sifflement affreux des vagues ôtent toute faculté pour s’occuper à chose quelconque. On ne pouvait ni lire, ni se promener, ni même dormir. Que serais-je devenue pendant les six semaines de cruelles souffrances que nous eûmes à endurer dans ces parages, si, abandonnée à mes propres forces, mon âme n’eût été réchauffée par la suave et pure affection de M. Chabrié ?

Avant de monter sur le pont pour y faire son quart, M. Chabrié venait auprès de mon lit et me demandait avec sa voix qu’il faisait douce : — Mademoiselle Flora, je vous en supplie, dites-moi quelques paroles de votre bonne amitié, que je puisse supporter quatre heures de froid, de neige, de glace.

— Serais-je donc assez heureuse, pauvre ami, pour que mon amitié pût alléger vos maux ? Ah ! elle vous est bien acquise mais savez-vous que c’est me faire Dieu de me dire que je puis diminuer vos souffrances ?

— Eh bien ! mademoiselle Flora, vous êtes Dieu, du moins pour moi. Telle est la puissance que vous exercez sur tout mon être, qu’il suffit d’un mot de vous, d’un de vos regards, d’un de vos sourires pour augmenter ma force et soutenir mon courage. Je monte là haut, et pendant quatre heures je pense à vous et ne sens pas le froid.

— Que de femmes à ma place seraient flattées d’entendre de telles paroles ! elles remplissent mon cœur de joie : je vous en remercie, Chabrié, j’en garderai le souvenir toute ma vie. Montez, cher ami, et puisque songer à moi peut vous rendre heureux, persuadez-vous bien que l’amitié que je ressens pour vous dépasse de beaucoup, quoique différant de nature, l’amour dont d’autres femmes vous ont aimé.

En disant ces mots, je lui serrais la main en lui mettant ses gants ; souvent même, en lui arrangeant ses doubles cravates, afin de le garantir du froid, je l’embrassais sur le front. Je me plaisais à l’entourer de ces soins et de ces caresses comme s’il eût été mon frère ou mon fils.

Je sens ici toute la difficulté de la tâche que je me suis imposée, non que rien de ce que j’ai à dire soit pour moi une cause de repentir ; mais je crains que la peinture d’un amour vrai, d’un côté, et d’une amitié pure, de l’autre, ne soit, dans ce siècle matériel, accusée d’invraisemblance ; je crains de ne rencontrer que peu de personnes dont l’ame, en harmonie avec la mienne, croie à mes paroles. Au surplus, avant de commencer ce livre, j’ai examiné attentivement toutes les conséquences possibles de ma narration, et, quelque pénibles que fussent les devoirs que ma conscience m’imposait, ma foi d’apôtre n’a pas chancelé ; je n’ai pas reculé devant leur accomplissement.

M. Chabrié, d’une nature sensible, ne put voir mes douleurs sans en être profondément ému : de l’amitié il passa à l’amour, comme cela serait arrivé à presque tous les hommes de son âge qui auraient eu à vivre avec une jeune femme dans l’intimité de la vie de bord, et cela pendant cinq mois.

Je crois qu’en mer le cœur de l’homme est plus aimant : perdu au milieu de l’Océan, séparé de la mort par une faible planche, il réfléchit sur l’instabilité des choses humaines ; sa vie passée se déroule devant lui, et, parmi les sentiments qui l’ont agité, il n’en voit qu’un seul dont il lui reste quelque chose, qui ait encore pour lui des souvenirs de bonheur : c’est l’amour. L’homme, prêt à quitter la vie, reconnaît tout le vide de l’ambition, toute la stérilité de la gloire ; il sent l’ennui naître des grandeurs et la satiété des richesses. Mais l’impression des amours de sa jeunesse répand des charmes jusque sur les derniers instants de son existence. Il croit instinctivement qu’il retrouvera dans un meilleur monde les êtres qui ont eu ses affections. À bord, les êtres tendres et religieux ont le cœur plus aimant, la foi plus vive : isolé de toutes les sociétés de la terre, en présence de l’éternité, on sent le besoin d’aimer et de croire, et ces deux sentiments s’épurent de tout mondain alliage.

M. Chabrié était un de ces êtres ; il avait pris la résolution de ne m’aimer que d’amitié mais l’amour entra dans son cœur malgré sa volonté. Je dois dire que la bizarrerie de nos positions respectives, le mystère dont j’étais enveloppée à ses yeux et la vive amitié que je lui témoignais concoururent à faire naître en lui un sentiment auquel il n’aurait peut-être pas été accessible dans une autre circonstance.

D’après le plan que je m’étais tracé, j’avais été obligée de mentir à M. Chabrié, et, en lui racontant très succinctement les événements de ma vie, je lui avais caché mon mariage. Cependant il avait fallu lui expliquer la naissance de ma fille. Oh ! que celui qui, pour sortir d’embarras, recourt à un premier mensonge, connaît mal la route sans issue dans laquelle il s’engage ! Il faut qu’il continue à mentir, et il ne peut sortir des inextricables sinuosités du ténébreux labyrinthe qu’en revenant, en définitive, à la vérité. Je m’étais vue forcée de dire à M. Chabrié que j’avais eu un enfant, quoique demoiselle : je lui dis que c’était là le secret motif auquel il fallait attribuer la répugnance que j’affichais pour le mariage.

Cette confidence eut pour résultat de me faire aimer encore davantage par M. Chabrié. Son ame était trop grande et trop délicate pour ne pas comprendre avec une exquise sensibilité tout ce qu’il y a de malheur dans la position d’une jeune fille trompée et abandonnée lâchement par celui qui l’a séduite. Il commença par me plaindre et éprouva pour moi ce respect que commande une douleur vraie et sans remède. Mais, après m’avoir plainte, la passion qu’il ressentit lui fit naître la sublime pensée de faire un de ces actes de dévouement qui ne sont guère compris de nos jours et que même notre stupide société tourne en dérision parce qu’elle n’a de sens que pour ses intérêts matériels, et qu’il est plus facile à son égoïsme de ridiculiser l’abnégation que de l’imiter.

M. Chabrié conçut le projet de me rendre à la société dont il me voyait bannie en m’offrant la protection de son nom. À cette proposition faite avec une générosité au-dessus de tout éloge, je me sentis pénétrée pour lui de la reconnaissance la plus profonde, et en même temps je reculai d’épouvante à l’idée des conséquences que pouvait avoir le mensonge que j’avais été contrainte de faire.

Aussi, lorsque M. Chabrié m’offrit de m’épouser, je cachai ma tête dans mes mains, n’osant lui répondre et craignant de lui laisser lire sur mes traits ce qui se passait au fond de mon ame. Je restai longtemps sans pouvoir trouver une parole. Je me prosternais en pensée devant un tel amour, et puis, songeant que je ne pourrais jamais partager cet amour céleste, j’en versais des larmes de désespoir.

M. Chabrié souffrait de mon silence ; il le rompit et me dit — Mademoiselle Flora, s’il vous est impossible de me répondre un oui ou un non, regardez-moi, vos yeux sont tellement expressifs, que j’y devinerai facilement votre pensée.

— Ah ! pauvre ami, c’est justement afin de vous éviter cette nouvelle peine que je n’ose vous regarder.

— Vous refusez donc l’amour de votre vieil ami ? ah ! il vous aime pourtant bien !

— Chabrié ! lui dis-je, en jetant ma tête sur sa poitrine, votre amour me paraît trop grand, trop généreux. Je crains qu’il ne soit qu’un moment de folie.

— Flora ! en ce moment vous ne pensez pas ce que vous dites ; votre réponse est celle du monde, car c’est ainsi qu’on me jugera dans cette société qui se vante de sa civilisation. Mais, mon enfant, je n’ai pas achevé ma proposition : je ne vous offre pas d’aller vivre à Bordeaux, à Lorient, ou même à Paris. Dans ces villes, si vaines de leurs perfectionnements, on nous montrerait au doigt, vous, parce que vous avez eu le malheur d’être trompée par un homme assez lâche pour vous abandonner, et moi, parce que je me serais mis au-dessus de misérables préjugés, que vous aimant d’un amour vrai, plus puissant que la vaine opinion du monde, je me serais marié avec vous, comme si la première obligation d’un homme d’honneur n’était pas d’épouser la femme qu’il aime, afin d’acquérir le droit de la protéger et de la défendre, ce qu’il ne peut faire à l’égard de sa maîtresse. Chère Flora, nous resterons en Amérique, à Valparaiso, si la ville vous plaît ; à Lima, si vous le préférez ; sur les côtes de la Californie qui sont si belles, aux États-Unis, aux Indes, en Chine, où vous voudrez enfin. J’aime bien la France, plus encore mon vieux père ; mais avec vous, Flora, je ne crains d’éprouver aucun vide. Ah ! mon amie, je vous aime tant que le lieu le plus aride, si vous le choisissiez, me paraîtrait un paradis.

L’amour vrai a langage, son de voix, regard, expression, tout à lui que nul autre ne pourrait imiter. Je regardai M. Chabrié, et je vis que j’étais réellement aimée. Cette découverte produisit sur moi un élan de ravissement, car l’amour comme je le comprends c’est l’esprit de Dieu à nous mortels, attachés à la terre, d’adorer la divine apparition. Mais à cet élan de gratitude succéda l’horrible désespoir qui naissait de ma position. Moi m’unir à un être dont je me sentais aimée, impossible ! Une voix infernale me répétait avec un ricanement affreux « Tu es mariée ! C’est à un être méprisable, il est vrai ; mais enchaînée à lui pour le reste de tes jours, tu ne peux te soustraire à son joug. Pèse la chaîne qui te fait son esclave et vois si plus qu’à Paris, tu peux la rompre ! » Je crus que mon front allait éclater. J’étais assise sur mon lit, M. Chabrié appuyé auprès de moi ; j’attirai sa tête sur mes genoux dans l’intention de lui parler. J’allais lui révéler toute la vérité, mais mes larmes me suffoquèrent ; elles tombèrent en abondance et inondèrent son visage. M. Chabrié ne pouvait me comprendre : il voyait en moi une douleur qui me débordait et sentait en même temps que je l’aimais avec la plus sincère affection. Je le priai de me laisser : j’étais incapable de contenir mes sanglots et craignais d’être entendue par mes voisins. Je le suppliai de m’aimer toujours, tout en le priant de me donner deux jours pour me remettre de l’agitation produite par cette conversation.

D’après l’offre que M. Chabrié venait de me faire, je ne pouvais plus douter qu’il ne m’aimât avec sincérité et véhémence, comme toute ma vie j’avais souhaité de l’être ; mais, hélas ! cet amour si pur, si dévoué, où j’aurais pu encore espérer trouver le bonheur, remplissait mon cœur d’amertume et de désespoir, en me faisant sentir, dans toute son horreur, l’indigne mariage qu’on m’avait forcée de contracter.

Je restai, pendant deux jours, dans une incertitude des plus pénibles. Parfois, j’étais presque décidée à céder à mon penchant, en disant à M. Chabrié toute la vérité sur ma position ; mais la réflexion venait bientôt réprimer ce laisser-aller de ma franchise ; toutes les conséquences possibles s’en présentaient à mon esprit. J’imaginais M. Chabrié me repoussant, comme tous les autres l’avaient fait ; je me voyais seule, délaissée, en proie à mon désespoir. Je reculais, je l’avoue, devant cet accroissement de douleur que je craignais ne pouvoir supporter, et qui eût pu résulter d’une révélation indiscrète. Dans mon inquiétante perplexité, il me vint en pensée de faire causer M. David sur M. Chabrié, afin d’en connaître plus particulièrement le caractère, et aussi pour apprendre de M. David, qui connaissait si bien le monde, beaucoup de choses que j’ignorais, et dont je sentais le besoin d’être informée.

M. David était toujours fort aimable quand je voulais m’entretenir avec lui, quoiqu’il se tînt constamment sur un ton de réserve et de cérémonie qu’il conserva jusqu’aux derniers instants du voyage.

Un soir, M. David étant venu causer avec moi dans ma cabane pendant que M. Chabrié était de quart, j’engageai la conversation sur l’amour, l’amitié, pour, de là, arriver à son ami M. Chabrié. — Vous croyez donc, monsieur David, qu’il n’est pas dans la nature des hommes d’éprouver un amour pur, dégagé entièrement de tout intérêt personnel, et tout à fait d’abnégation ?

— Mademoiselle, j’en suis convaincu. Femmes et hommes, nous recherchons la beauté, la richesse, le talent pour les jouissances que nous en espérons et nous n’aimons qu’en proportion de celles que nous donne l’objet aimé.

— Mon Dieu ! comme vous avez toujours des réponses arides et désolantes !

— Aimeriez-vous mieux que je vous trompasse ?… je vous suis trop sincèrement attaché pour y consentir jamais. Vous êtes la seule femme pour laquelle mon estime a augmenté à mesure que je l’ai connue davantage. Avant de vous avoir rencontrée, je ne me figurais pas qu’il pût exister une personne aussi réellement bonne : vous me réconciliez avec l’espèce humaine, et je conçois qu’on vous aime sans espoir de retour ; mais, chère demoiselle, vous faites exception, et l’exception confirme la règle.

— Eh bien ! j’admets que vous ayez raison, que l’amour soit effectivement un sentiment égoïste, et je crois avec vous qu’il l’est en général ; mais en est-il de même de l’amitié ? cette affection n’existe-t-elle pas indépendamment de tout intérêt ?

— En vérité, je vous admire ! à vingt-six ans, croire encore avec cette candeur d’enfant qu’il existe de l’amitié parmi les hommes !

— Eh quoi ! monsieur, le nieriez-vous ?

— Chère demoiselle, ne rougissez pas ainsi en me regardant avec vos grands yeux pleins de courroux et de dédain. Je vous le répète, je vous aime comme si vous étiez ma sœur, et, dussé-je vous faire de la peine, j’aurai le courage de vous éclairer. Sachez donc, enfant que vous êtes encore, que le mot amitié, qui se rencontre dans tous les livres, dans toutes les bouches, désigne un sentiment idéal qui n’a jamais existé parmi les hommes. Pas un d’eux n’y croit, parce qu’aucun d’eux ne l’a ressenti, et que nul n’en a reconnu l’existence dans autrui. Les femmes ont, entre elles, trop de motifs de rivalité pour pouvoir s’aimer d’une manière désintéressée ; leurs rapports avec l’autre sexe, lorsqu’ils n’ont pas l’amour pour base, sont fondés sur l’intérêt et, au total, leurs affections sont transitoires comme les causes qui les ont fait naître. Quant aux hommes, ils n’ont jamais d’amitié pour les femmes, et ne les aiment que par amour, s’ils ne s’attachent à elles par intérêt ; entre eux, ils se recherchent ou se quittent selon que l’intérêt du moment les détermine, et l’amitié, telle que les poètes et les philosophes nous la désignent est un piège tendu à la crédulité ; c’est un mot dont la société se charge de nous faire connaître le vide.

— Ah ! monsieur ! votre misanthropie vous rend injuste et vous fait calomnier l’espèce humaine : je vous affirme que je crois à l’existence de l’amitié.

— Mademoiselle, l’expression de vos traits, l’accent de votre voix me prouvent qu’elle existe dans votre cœur ; mais, je vous le répète, vous êtes une exception et il me semble que nous parlons de la race humaine.

— Alors, monsieur, cette grande amitié que vous professez pour M. Chabrié n’est donc qu’une vaine illusion ?

— Cette question, mademoiselle, est très délicate. À vous seule j’y répondrai, voulant vous donner, par là, une preuve irrécusable de mon attachement. Chabrié est la personne que j’aime le plus au monde ; cependant le principe de cette amitié repose entièrement sur l’avantage que je trouve dans l’association que j’ai formée avec lui : il en est de même de son côté à mon égard.

Je regardai M. David avec une émotion qui lui fit connaître combien je souffrais ; il me prit la main et me dit avec affection : — Que voulez-vous, chère demoiselle ? il faut prendre le monde comme il est ; mais je désirerais, ainsi que je vous le disais à la Praya, vous voir connaître ce monde au milieu duquel vous êtes destinée à vivre, afin d’éviter d’y être dupe, méconnue, ridiculisée même, et, en définitive malheureuse. Votre candeur sera prise pour de l’hypocrisie, on se servira de vous comme d’un instrument, et vous serez délaissée lorsque vous ne pourrez plus être utile. La douleur entrera alors dans votre cœur bon et sensible, vous vous y laisserez aller avec toute la violence de votre imagination ; le désespoir même s’emparera de vous, et vous userez dans la lutte, et par de continuelles déceptions, cette richesse d’organisation dont la nature vous a douée.

— Je vous remercie, mon cher monsieur, de vos avertissements et de vos conseils. Je crois avec vous que c’est un grand tort de ne pas connaître le monde, et, quelque pénible que me soit cette étude, je vous promets d’y apporter désormais une attention suivie ; c’est une nécessité à laquelle il faut se résoudre ; les raisons que vous venez de me donner, afin de m’y déterminer, me font pressentir combien cette connaissance à acquérir est douloureuse pour le cœur. Mon Dieu ! que la vie doit paraître sèche et insipide aux êtres qui sont arrivés au point de considérer toutes les affections de l’ame comme autant d’illusions !

— Elle le serait en effet, si notre globe n’avait que des hommes pour habitants ; mais il est aussi peuplé d’animaux de toute espèce, couvert d’une immense variété de plantes, et recèle de brillants métaux dans ses entrailles, tandis que les mers dont la terre est entourée, le ciel nuageux ou scintillant d’étoiles offrent encore à notre admiration de plus imposants spectacles. Avec une intelligence comme celle que vous possédez, quel besoin avez-vous de l’affection des hommes pour occuper votre pensée ? Vous aimez à dessiner le paysage ; eh bien ! vous trouverez, dans la satisfaction de ce goût, une source inépuisable de jouissances. Vous animerez vos tableaux en y mettant des animaux que vous choisirez parmi ceux dont vous aurez observé les instincts, et vous aurez ainsi l’occasion de représenter des qualités que vous chercheriez en vain chez les hommes, mais dont les animaux vous offriront des modèles. Vous pourrez encore étudier l’immense règne végétal ; et dans l’organisation des plantes, dans leurs mœurs, leur utilité, vous ferez tous les jours des découvertes nouvelles. Ah ! croyez-le, mademoiselle, la nature renferme assez de trésors pour occuper toutes les facultés de l’être intelligent, pour que son ame en soit ravie sans qu’il éprouve le plus léger besoin de s’intéresser aux misérables petits drames des hommes !

Cette dernière réponse de M. David montrait qu’il y avait eu primitivement, dans le cœur de cet enfant de Dieu du beau et du bon ; mais la méchanceté des hommes avait étouffé en lui les germes des vertus. Tout acte de dévouement lui paraissait une absurdité, et, au lieu d’être utile à ses frères en les aimant, il ne vivait que pour admirer les merveilles de la nature.

Cette conversation nous ayant entraînés plus loin que je ne l’avais pensé, minuit sonna avant que je n’eusse pu en venir à parler de M. Chabrié. Celui-ci descendit de son quart, et, trouvant M. David dans ma cabane, il en montra de l’humeur et lui dit des choses dures. Ce n’est pas que M. Chabrié fût jaloux de M. David, mais il craignait que son ami ne m’eût entretenue d’une certaine madame Aimée, ce que M. David avait déjà fait plusieurs fois. M. Chabrié refusa de venir causer avec moi ; il répondit avec brusquerie et colère à l’invitation toute gracieuse que je lui en fis. Tel est son mauvais caractère que, dans sa colère, il brusque ses meilleurs amis, les fait souffrir et souffre lui-même pendant des jours entiers.

La nuit, je ne pus trouver un instant de sommeil. Je repassais de mémoire la longue conversation que je venais d’avoir avec M. David ; les arguments qu’il m’avait donnés pour prouver que l’amitié n’existe point me glaçaient le cœur. À peine fermais-je les yeux, qu’un hideux spectre, l’impitoyable égoïsme, se présentait devant moi, faisant sa proie de tout ce qu’il pouvait atteindre. L’horrible vision me terrifiait, et, m’éveillant en sursaut, je répétais les paroles de M. David : « L’amitié n’existe point ; les hommes n’aiment les femmes que par amour. » Cette pensée me désespérait, sentant qu’il n’était plus en moi d’éprouver jamais d’amour pour personne. Dans l’exaltation fébrile qui faisait battre mes artères avec violence, je me disais : Si M. David dit vrai, Chabrié ne m’aimera jamais d’amitié ; et si je lui révèle mon mariage, il ne m’aimera plus d’amour. Il veut faire de moi sa femme, non sa maîtresse ; dès le moment où il devra renoncer à l’espoir de m’épouser, je connais sa délicatesse, il me fuira. À cette pensée, je frissonnai d’effroi. Seule au milieu de l’Océan, je n’avais rien à craindre avec son amour. La noblesse de ses sentiments me défendait contre lui-même, et son intrépidité contre toute autre attaque. Notre navire se fût-il brisé contre les rochers du cap, j’étais sûre que Chabrié m’aurait sauvée, protégée, et que son courage m’eût fait respecter. Notre navire eût-il sombré en pleine mer, j’étais assurée encore que Chabrié m’aurait portée dans la chaloupe, m’aurait donné son dernier morceau de biscuit, sa dernière goutte d’eau, m’eût nourrie de sa chair pour conserver mes jours. Enfin, notre navire eût-il pris feu sans que nous eussions eu le temps de nous sauver, Chabrié, tout entier à son amour, m’aurait pris dans ses bras ; et, comme il me l’a dit cent fois avec une expression d’âme, pour me sauver de l’horrible agonie des personnes qui se noient, il m’eût enfoncé son poignard dans le cœur. J’avouerai que je reculais épouvantée devant la crainte, qu’en disant à M. Chabrié toute la vérité je ne perdisse, avec son amour, la puissante protection qu’il m’offrait. L’instinct de leur propre conservation a été donné par Dieu à toutes ses créatures, et quand la vie est en péril, il est permis, je crois, d’user pour la défendre des moyens que la Providence laisse à notre portée. J’eus peur de l’abandon ; de la protection d’autrui pouvait dépendre mes jours, et je me cramponnais à l’amour de M. Chabrié comme le naufragé à la planche qui surnage.

D’ailleurs j’espérais pouvoir faire comprendre à M. Chabrié que mon amitié lui serait aussi douce que l’amour des autres femmes. Ce n’était pas orgueil de ma part ; j’étais de bonne foi mais je me trompais entièrement. Quand je me retrouvai seule avec M. Chabrié, il me demanda ce que j’avais décidé sur son sort.

— J’ai décidé, lui dis-je, que vous serez toute ma vie mon ami, mon bien bon ami, que j’aimerai tendrement. — Et rien de plus !… me demanda-t-il d’une voix émue. Ah ! que je suis malheureux ! continua-t-il en laissant tomber sa tête dans ses mains.

Je restai longtemps à le considérer : les veines de son front se gonflaient ; il tressaillait comme quelqu’un qui a des mouvements convulsifs ; tout en lui annonçait une douleur profonde.

En le voyant ainsi en proie au chagrin, je pensais à ce que m’avait dit la veille M. David : Les hommes n’aiment les femmes que d’amour. C’est ainsi que sont les hommes, me dis-je en soupirant : ils dédaignent l’amitié des femmes, n’en veulent que de l’amour et les accusent de duplicité lorsqu’eux-mêmes les convient à les tromper. Les femmes n’exerçant aucun des emplois de la société, n’ayant même pour elles qu’un très petit nombre de professions, ont, plus que les hommes besoin de rapports d’amitié. Mais qu’une femme aimante soit dans la nécessité d’implorer du dévouement, l’homme auquel elle s’adresse en exige de l’amour, et sans s’inquiéter si elle peut ou veut lui en donner, il met à ce prix les services de son amitié.

Après être resté longtemps absorbé dans ses pensées, M. Chabrié en sortit tout à coup par un mouvement brusque ; son expression était hautaine, son sourire sardonique, sa voix aigre.

— Ainsi, mademoiselle me dit-il, vous ne m’aimez pas ?… En effet, je conçois que l’amour d’un vieux loup de mer comme moi doit vous paraître bien ridicule à vous habituée aux élégantes manières des beaux jeunes gens de Paris, qui savent dire de jolies phrases, mais qui ne sentent rien, ou plutôt, je me trompe, ils sentent la peur, car ne m’avez-vous pas dit un soir, lorsque nous étions en rade de la Praya, qu’un d’eux avait eu peur de votre amour ?

— Chabrié, vous me rappelez des souvenirs qui me déchirent le cœur.

— Pardon, mademoiselle ! je croyais, dans ma bonhomie, que lorsqu’une personne reste insensible à la vue des atroces douleurs qu’elle cause, elle doit être peu touchée d’un souvenir !

— Chabrié, vous me faites du chagrin ; vous êtes injuste envers moi, et vous ne m’aimez pas autant que vous le dites.

— Je ne vous aime pas autant que je le dis !… Mais savez-vous bien, Flora, que je vous aime plus que moi-même je ne le voudrais ?

— Si cela est, donnez-m’en une preuve !

— Laquelle ? demandez ! je suis prêt à vous les donner toutes.

— En bien, aimez-moi d’amitié.

— Il est inutile de me le demander : vous savez bien que je suis votre ami, celui de votre fille, jusqu’à mon dernier souffle de vie.

— Et cette affection n’a donc pas le pouvoir de vous rendre heureux comme je désire si ardemment que vous le soyez ?

— Non.

— Ah ! Chabrié, quelle différence entre nous deux ! Je suis heureuse de l’amitié que je ressens pour vous : mon bonheur serait complet si un sentiment de même nature remplissait également votre cœur ; mais je vois, avec une vive peine, que jamais vous n’en éprouverez aucune joie.

— Écoutez, Flora ! Si je vous aimais moins, je pourrais peut-être chercher à vous tromper comme, malgré ma franchise, cela m’est arrivé plus d’une fois avec d’autres. Dites-moi, croyez-vous qu’un homme de mon âge puisse rester des heures entières assis près de vous, comme cela m’arrive chaque jour depuis trois mois, sans devenir amoureux ? Vous devez sentir que cela est impossible. Vous voyez de ces choses racontées dans les livres, mais ils mentent ; et vous, chère amie, vous avez encore assez de simplicité pour croire aux livres.

— Pourquoi n’y croirais-je pas, puisque je me sens capable d’agir aussi bien qu’on le raconte dans ces livres ?

— Vous, peut-être, ma chérie, parce que vous êtes restée un être d’exception. Vous avez vécu depuis votre enfance dans les larmes, dans les chagrins ; le malheur est un creuset où les âmes nobles s’épurent, tandis que moi j’ai vécu au milieu de la tourbe du monde, moins que David sans doute ; aussi j’ai conservé encore une ame pour aimer, et comment voudriez-vous, chère amie, que je ne fusse pas sensible à tout ce que votre personne a de charmes ? Toute ma vie, j’ai désiré jouir d’un amour que j’appellerai complet, celui d’une belle ame unie à une agréable enveloppe. J’ai aimé des femmes plus belles que vous mais privées de cœur, ces belles statues devenaient bientôt des êtres abjects à mes yeux. Quant à la dernière qui a eu mes affections, elle n’était pas belle, j’avais été fasciné par l’apparence des qualités que je lui supposais. Elle m’a trompé : son ingratitude m’a fait bien mal ; maintenant, grâce à vous, ma bonne Flora, je n’y songe plus.

— Mon ami, cette femme vous a trompé parce qu’elle ne voulait peut-être que votre amitié, et que vous aurez exigé d’elle son amour.

— Chère Flora, vous êtes, en toute circonstance, d’une naïveté qui m’étonne. Sachez donc, mon enfant, qu’il n’y a pas d’amitié dans le monde ; il n’y a que de l’intérêt chez les méchants, et de l’amour chez les bons ; or, vous savez que c’est dans cette dernière classe qu’il faut ranger votre vieil ami Chabrié.

Mon cœur se serra, et je répétai tout bas : M. David, vous avez raison.

Le lendemain et les jours suivants, M. Chabrié revint dans ma cabane où la conversation continua sur le même ton. Il me montra toujours un amour aussi pur que vrai ; mais je vis que je devais renoncer à l’espérance de ne lui inspirer que de l’amitié.

Je ne sais si nos compagnons de voyage s’aperçurent des attentions et des soins affectueux que M. Chabrié avait pour moi ; sa conduite était si digne que, malgré ses longues et fréquentes stations dans ma cabane, ces messieurs me témoignaient tous les jours plus d’amitié, de déférence, tant un amour pur est chose respectable et exerce de l’influence sur ceux qui en sont témoins.

Pendant les rudes journées du cap, j’avais souvent à remplir l’office de conciliatrice entre mes compagnons de voyage, ces huit hommes dont l’âpreté et la rudesse envenimaient les moindres paroles.

M. David avait la grossière et burlesque habitude d’entasser toujours quatre ou cinq jurements ou épithètes lorsqu’il s’exprimait sur les choses, ou qu’il adressait la parole aux gens qui faisaient le service. Il ne parlait non plus des Péruviens qu’avec des kyrielles de termes injurieux. M. Miota, qui s’en irritait, ne trouvait d’autre moyen de s’en venger que d’exciter à son tour la mauvaise humeur des trois Espagnols en leur traduisant les locutions de M. David que, probablement, il amplifiait encore.

La vie de bord est antipathique à notre nature : au tourment perpétuel des secousses plus ou moins violentes du roulis, à la privation d’exercice, de vivres frais, à la continuité de ces souffrances qui aigrissent les humeurs et rendent irascibles les caractères les plus doux, il faut joindre le cruel supplice de vivre dans une petite chambre de dix à douze pieds, en vis-à-vis avec sept ou huit personnes, qu’on voit le soir, le matin, la nuit, à tout instant. C’est une torture qu’il faut avoir éprouvée pour la bien comprendre.

M. David se levait de très grand matin, afin d’avoir à lui toute la table pour faire sa barbe, se peigner, s’habiller. Sa toilette ne se passait pas sans bruit ; il jurait, à faire trembler un athée, contre le pauvre mousse, qui était, à la vérité, aussi sale que paresseux ; mais il n’avait que seize ans et presque toujours malade, son état réclamait un peu d’indulgence. Je l’avais pris sous ma protection immédiate ; M. David n’osait plus le battre depuis un certain jour où ayant manqué l’assommer, j’étais intervenue et avais obtenu de M. Chabrié qu’il défendît expressément qu’on touchât à cet enfant. Sa toilette terminée, M. David allait dans la cambuse vociférer en continuité de colère ses jurements contre le lieutenant Emmanuel, dont la négligence laissait tout en désordre. La chienne Gora devenait ensuite l’objet de ses jurements ; puis, arrivant aux causes générales, M. David donnait carrière à son irritation, en jurant contre la mer et les vents, le commerce et les hommes. Il déblatérait surtout, avec l’accompagnement obligé d’injures, contre le Pérou et ses habitants. La voix de M. David, les pleurnichements du mousse, les réponses d’Emmanuel, les cris de la chienne, tout cela faisait un tel vacarme, que ceux qui sentaient le besoin de sommeil ne pouvaient dormir. Les officiers qui avaient été de quart la nuit se plaignaient amèrement. M. Briet disait qu’à bord d’un navire il n’avait jamais entendu autant de bruit. M. Chabrié apostrophait alors M. David en termes peu mesurés : celui-ci répondait sur le même ton ; la dispute s’engageait et augmentait encore le vacarme qui l’avait fait naître. Neuf heures arrivaient ; on servait le déjeuner ; accusés et plaignants s’y trouvant réunis, la dispute se prolongeait.

Dès le commencement du voyage, je m’étais abstenue de paraître à ce repas, et depuis je m’en fis une règle. Mangeant très peu, étant presque toujours malade le matin, je préférais ne me lever que lorsque le déjeuner était fini et tout le monde sur le pont. Je me trouvais alors plus libre pour ma toilette et mes petits arrangements. Ma cabane n’étant fermée que par des persiennes, j’entendais tout ce qui se disait et voyais tout ce qui se passait dans la chambre sans qu’on pût me voir.

Ces huit hommes en présence à déjeuner, les récriminations se renouvelaient avec plus de force et d’âcreté que jamais. M. Briet se plaignait sur un ton dur sec, et ses plaintes provoquaient la colère de M. Chabrié contre M. David qui tenait tête à tous avec un aplomb imperturbable.

— Il faut convenir, M. David, disait M. Briet, que vous eussiez été un excellent réveille-matin. Vraiment, j’admire, moi vieux marin, avec quelle facilité vous jurez contre la tempête ; cependant je ne pense pas qu’elle vous mouille les cheveux, car si cela était, ils ne seraient pas aussi bien bouclés. Je m’étonne que vos jurements ne corrigent pas l’aimable chienne de Chabrié de faire ses ordures sur le pont, ce qui ne laisse pas que de rendre le service tout à fait attrayant : qu’ils ne rendent pas notre mousse plus soigneux, quoiqu’il passe toute la matinée à vous faire chauffer de l’eau douce pour savonner vos mains blanches ; j’ai été surpris aussi qu’ils n’aient pas plus de puissance sur ce bon Emmanuel. Il paraît, d’après ce que j’ai entendu ce matin, qu’il ne fait pas plus de cas de vos recommandations que des miennes. C’est à merveille, M. David ; certes, vous pouvez vous attribuer une large part des tribulations qu’il nous faut subir à bord de ce cher Mexicain.

— Briet, disait M. Chabrié, je suis fâché que ma chienne te déplaise ou t’incommode. J’ai donné l’ordre à Lebarre de l’amarrer dans son tonneau : pourquoi ne m’a-t-il pas obéi ?

— Mon cher ami, ta chienne ne me déplaît aucunement ; mais je dis qu’à bord d’un petit bâtiment où l’on ne peut faire quatre pas, il n’est pas agréable, pendant la manœuvre de nuit, d’avoir un grand diable de chien comme ta Cora dans les jambes : un de ces jours, elle nous fera casser le cou.

— Mais avant de partir je t’ai demandé si tu la voulais, et tu y as consenti.

— Mon cher ami, tu dois sentir que si chacun de nous avait à bord un animal de son choix, singe, écureuil, perroquet ou autre, tous ces jolis animaux feraient de ton navire un enfer insupportable. Mais c’est fini, n’en parlons plus.

— Je suis content de ce que dit Briet. Vous voyez Chabrié, que je ne suis pas le seul à me plaindre de votre chienne.

— David, vous êtes un imbécile et un égoïste ! Ma chienne peut incommoder Briet, mais vous qui ne venez sur le pont que pour y fumer votre cigare, vous qui êtes mollement et chaudement couché à huit heures, quand vous n’avez pas à causer avec mademoiselle Flora, de quelle incommodité peut vous être Cora ?… Je vois, mon cher David, le fond de votre pensée : vous voulez, au moyen de ma chienne, nous détourner de la conversation qu’avait commencée Briet. Eh bien ! je vous y ramène, et j’interpelle tous ces messieurs de dire si vos perpétuels jurements et votre tapage de tous les matins ne les incommodent pas plus que ne peut le faire Cora ?

— Ho ! quant à cela, répondait M. Briet, Chabrié a raison. Je suis sûr que M. Miota et don José sont du même avis.

— J’avoue, disait M. Miota, qu’il n’est pas fort agréable d’être réveillé dès six heures du matin par le vacarme de M. David, et d’entendre traiter les Péruviens de voleurs, de coquins, de scélérats, de bandits.

— Ah ! ah ! ricanait M. David, voilà M. Miota avec ses susceptibilités péruviennes ! Mais, cher monsieur, vous sentez bien que, lorsque je parle ainsi des Péruviens, j’en excepte d’abord vous, votre famille et toutes les familles honorables ; je parle des Péruviens voleurs, coquins, bandits ; j’espère que vous ne nierez pas qu’il n’y en ait dans votre pays comme il y en a en France, en Angleterre, partout enfin ; car, là où il y a deux hommes, l’un cherche à duper l’autre.

— Monsieur, comme c’est en termes généraux que vous parlez des Péruviens, vous attaquez tous mes compatriotes.

— Mais, mon cher monsieur Miota, vous ne les connaissez pas vos bons compatriotes ; vous avez quitté votre pays à l’âge de seize ans. Je ne nie pas qu’il y ait là, comme ailleurs, des familles très respectables, telles que la vôtre, celle de mademoiselle Tristan et plusieurs autres ; mais, je vous le répète, la plupart des habitants sont des voleurs.

— Savez-vous bien, monsieur David, que, si nous devions vous en croire, nous nous considérerions ici comme autant de voleurs, de gueux, de scélérats, et que ce ne serait pas très rassurant pour l’association que nous avons formée ensemble ?

— Pour Dieu, Briet, ne fais donc pas attention à ce que dit David ; ne vois-tu pas que son plaisir, après s’être bichonné et avoir fumé des masses de cigares, son plus grand plaisir est de crier contre les hommes ? et comme l’ami David, avec tout son esprit, est à mon sens fort bête, il est constamment en contradiction avec son principe… Eh ! mon cher, quand on déteste les hommes, on vit dans les bois avec les animaux et non comme vous, qui ne pouvez rester un instant sans société.

C’était sur ce ton que presque toutes les conversations du déjeuner avaient lieu. À peine étais-je levée que M. Miota venait me faire ses plaintes : il tâchait de me faire partager son indignation en me montrant que M. David m’insultait dans la nation péruvienne. Je le calmais de mon mieux et lui faisais promettre qu’il ne répondrait pas un mot à M. David. Cesario, d’un caractère orgueilleux, violent, était furieux ; il montait la tête de son oncle, ainsi que celle de Fernando, formait des projets de vengeance contre M. David, et il fallait toute mon influence sur lui pour empêcher cet enfant de faire des scènes.

Je causais moins souvent avec M. Briet ; cependant, quand cela arrivait, il se laissait aller à me dire que jamais plus il ne ferait d’association, et que de sa vie il ne mettrait les pieds à bord d’un navire dont le capitaine oublierait, en ne se faisant pas respecter, le premier devoir de son commandement.

Quand arrivaient trois heures, M. David revenait dans ma cabane me demander quels étaient les deux plats de conserve que je choisissais pour dîner. Pendant tout le cours du voyage, il n’a pas manqué un jour à cette déférence, mais le malin avait un tel savoir-faire qu’il me faisait toujours choisir les plats qui lui convenaient, sans s’inquiéter s’ils convenaient aux autres. Je profitais de cette visite pour le gronder sur sa conduite du matin.

— Chère demoiselle, pardonnez-le-moi aujourd’hui. Je vous promets que désormais je jurerai beaucoup moins. Sur ma parole, je croyais que vous dormiez : vous savez que je ne jure jamais devant vous.

— Mais, mon cher David, pourquoi accumulez-vous tant de jurements ? un seul vaut autant mille. Et que signifie cette longue kyrielle d’épithètes que vous débitez ? Si le mousse les méritait toutes, savez-vous que ce serait un être extraordinaire ? Au nom du ciel !! par considération pour nous, contentez-vous d’un seul jurement et d’une seule épithète. Ne criez pas pendant une heure, car tout ce que vous lui dites ne le rend pas plus propre, et cela nous réveille, nous fait mal.

— Mademoiselle, je me permettrai de vous dire que c’est vous, qui perdez ce mousse. Ce maraud se sent soutenu par vous et par Chabrié, qui fait tout ce que vous voulez ; aussi vous voyez comme tout va ici.

— Je trouve, monsieur, que tout ici va aussi bien qu’il est possible à bord d’un petit bâtiment incommode comme est le nôtre. Vous êtes dur envers un enfant toujours malade, d’une constitution faible et qui cependant sert neuf personnes, avec peu d’intelligence, il est vrai, mais avec une grande somme de bonne volonté.

— Avec votre système d’indulgence, on trouve tout bien ; pourtant j’avoue que je ne l’adopte pas ; sans la crainte, on ne peut se faire obéir, et ce polisson de mousse…

— Et vos épithètes contre les Péruviens ! croyez-vous que M. Miota et moi devons être bien satisfaits d’entendre traiter ainsi notre nation ?

— Mais, mademoiselle, vous êtes Française.

— Je suis née en France, mais je suis du pays de mon père. C’est le hasard qui fait que nous naissions dans un lieu plutôt que dans un autre. Regardez mes traits et dites-moi à quelle nation j’appartiens.

— Ah ! coquette ! vous me faites cette question pour que je vous fasse un compliment sur vos beaux yeux et vos beaux cheveux andalous.

— Monsieur David, vous devez savoir actuellement, mieux que personne, que je suis peu sensible aux complimens ; vous cherchez à échapper à mes justes remontrances. Je vous le répète pour la vingtième fois, M. Miota est vivement blessé de la manière dont vous parlez des Péruviens devant lui.

— Vous ne pouvez croire, mademoiselle, que mon intention ait jamais été d’insulter M. Miota, et vous bien moins encore. Quand vous et lui connaîtrez les Péruviens, vous direz : David avait raison… Chère demoiselle, vous savez combien je vous honore ; j’ai entendu beaucoup d’éloges sur votre famille ; votre oncle Pio est un homme très respectable, dit-on, mais je vous assure qu’en masse les Péruviens sont les plus vils coquins qu’on puisse imaginer.

— S’il en est ainsi monsieur, comment êtes-vous resté dix ans dans ce pays, et pourquoi y retournez-vous ?

— Parce qu’il y a de l’argent à gagner.

— Mais il y a de l’ingratitude à parler mal de gens qui vous ont fait faire votre fortune.

— Eh ! le beau mérite qu’ils ont eu ! Je leur ai vendu mes marchandises au prix du cours : s’ils les ont achetées, c’est qu’ils en avaient besoin. Je ne vois pas du tout pour quelle raison je devrais leur avoir de la reconnaissance.

M. David, ne voyant que l’intérêt pour mobile des hommes, ne pouvait guère être accessible à la reconnaissance. Il me semble cependant que nous devons conserver de la bienveillance pour le pays où nous avons rencontré protection pour notre personne, nos biens et notre travail. Si M. David avait été conséquent avec ses principes, il n’aurait pas accusé la probité des Péruviens, et s’il avait eu de la philanthropie, il aurait déploré leur ignorance.

Venait le dîner : chacun avait fait un bout de toilette, et la conversation, pendant ce repas, prenait un tout autre caractère que celle du déjeuner. Gais ou tristes selon le vent, quand nous étions en bonne route, et le roulis pas trop fort, la conversation devenait amusante et pleine de traits.

M. Chabrié sortait de sa chambre en se frottant les mains : — Allons ! allons ! mes amis, patience, notre temps de misère touche à sa fin. Mademoiselle Flora, nous sommes en bonne route, et nous filons huit nœuds ; vous pouvez venir vous mettre à table, sans crainte que votre soupe se renverse sur vous : la mer est douce comme une jeune fille aux yeux bleus. Allons, M. Miota, un peu de courage ! dans huit jours nous serons à Valparaiso ; oh ! quel bonheur ! Messieurs, faisons donc quelques projets de gourmandise, afin que cela nous aide à avaler ce bœuf salé, et les haricots que maître David nous fait mettre chaque jour sur la table… Mademoiselle Flora, que mangerez-vous le premier jour de notre arrivée à Valparaiso ?

— Du café à la crème, des oranges et des glaces.

— Peste, vous allez joliment vous rengraisser avec cette nourriture-là !… Et vous, M. Miota.

— Moi, des artichauts à la poivrade, de la salade et des œufs à la neige.

— Bravo ! Je vous prédis qu’avec ce régime, M. Miota, vous conserverez longtemps votre figure de Christ. Quel singulier goût vous avez, vous autres Péruviens ! Et toi, Briet ?

— Moi, je me régalerai de bon beurre frais et d’un pot de bonne bière.

— Ce Briet a beau aller en Californie, il reste toujours Bas-Breton. Et vous, David ?

— Moi, je me ferai servir un bon gigot, une belle dinde, des rognons au vin de Champagne, une fricassée de poulet aux oignons, puis quelques plats de légumes frais, et des crèmes, des fruits…

— En vérité, David, on croirait qu’on vous a fait jeûner ici pendant trois mois, à la manière dont vous projetez de vous empiffrer… Pour moi je me contenterai d’une tête de veau, d’une bonne perdrix aux choux et de quelques petites pommes d’api.

Au dessert, la conversation s’engageait soit sur la politique, les voyages ou les localités qui étaient l’objet des affections spéciales de ces messieurs.

M. Chabrié était républicain, M. David carliste et M. Briet bonapartiste.

M. David, avec son ton pédant et tranchant, mettait M. Chabrié en fureur en ridiculisant son parti : il adressait à M. Briet les propos les plus bouffons sur son empereur mort.

— Eh bien oui, M. David, disait M. Briet, je maintiens que l’empereur est plus vivant que votre vieux robin des bois. L’esprit de Napoléon vit parmi les Français ; tandis que vos trois rois jésuites, père, fils et petit-fils, qui chassent en Allemagne, sont coulés et enfoncés pour toujours.

— Briet, tu te trompes, reprenait M. Chabrié ; depuis 1816 que tu manques de France, tu ignores les changements qui se sont opérés dans les esprits. La jeunesse, maintenant, n’accepterait plus un empereur, ni rien qui lui ressemblât. Elle ne considère Napoléon, malgré toute sa gloire, que comme un tyran qui opprima la république telle que l’avait établie la constitution de l’an III. Le peuple de 1830 veut la liberté…

— Ah ! est-il étonnant, ce Chabrié avec sa liberté, disait M. David ; il en a plein la bouche quand il prononce le mot chéri liberté. Chabrié, voulez-vous votre bonnet phrygien ? il ferait un bien joli effet par-dessus votre calotte de soie noire et avec votre grosse veste de tricot.

Chabrié. — Monsieur David, ce ne sont pas les plates plaisanteries que répètent depuis quarante ans les vieilles douairières du faubourg Saint-Germain, qui empêcheront la nation de marcher. Lorsque l’opinion se formait dans les salons de Versailles, je conçois l’importance que devaient avoir alors les quolibets qu’adoptaient les grands seigneurs et les prostituées de la cour. Mais ce bon temps est passé. Les fils des anciens courtisans rient entre eux des bons mots de leurs pères, sans que personne autre y fasse attention.

David. — Je conçois qu’en effet les raisonnements des banquiers et des épiciers sur la politique sont beaucoup plus amusants… Les phrases de vos journalistes, de vos orateurs de tribune sont d’un niais à faire pouffer de rire. Paul-Louis Courier avait raison : c’est véritablement un gouvernement récréatif.

Briet. — Ah ! du temps de l’empereur, tous ces bavards n’existaient pas.

Chabrié. — Je ne suis pas plus que vous partisan du gouvernement qui nous régit. Il n’y aura de bonheur pour nous que lorsque nous serons en république.

Briet. — Nous ne serons heureux que lorsque nous aurons pour maître un empereur qui sache se faire obéir comme le grand Napoléon.

David. — Briet, si vous parliez toujours aussi juste, je serais plus souvent de votre avis.

Chabrié. — Mais quel est donc votre système de gouvernement ?

M. David, qui aime assez à voir venir son antagoniste, répondait par la même question :

— Quel est le vôtre, Chabrié ?

M. Chabrié entrait alors dans un grand détail sur l’organisation de sa république ; mais, comme je ne suis pas publiciste, j’avoue que je prêtais peu d’attention à cette partie de sa conversation. Son système consistait, autant que je pus le saisir, à faire nommer à tous les emplois par le peuple, et à rendre tous les individus habiles à les remplir. Il terminait en disant : — Je m’attends, monsieur David, que vous allez dire que mon organisation républicaine est calquée sur celle des États-Unis ; mais les résultats qu’elle a eus dans ce pays ne devraient-ils pas nous engager à l’adopter pour notre patrie ?

David. — Comment est-il possible, mon cher Chabrié, que vous donniez dans ces rêveries ? Ne voyez-vous pas que les dix millions de population des États-Unis occupent un espace de terrain plus étendu que les trente millions de la population française ; que, conséquemment, en France, la propriété a plus d’importance et l’individu moins. Ensuite, le beau pays à habiter, ma foi, que vos États-Unis ! L’ouvrier y est d’une insolence révoltante ; on ne peut, en quelque sorte, s’y faire servir ; la volonté d’une populace sans frein fait loi, à tel point que l’individu qui lui déplaît n’est pas en sûreté. Là on voit incendier les églises catholiques en vertu de la liberté des cultes, assommer les gens de couleur au nom de l’égalité devant la loi, et tenir trois millions de nègres dans l’esclavage par respect pour la liberté individuelle. En vérité, mon cher Chabrié, vous devriez mieux choisir vos modèles. J’habiterais la Turquie plutôt que vos pays de liberté.

Chabrié. — Oh ! Je vois que vous préférez les pays où le peuple est souple, où l’homme qui possède est tout et le prolétaire rien, parce que vous appartenez à la première de ces deux classes et que vous aimez qu’on vous fasse des courbettes ; mais la question est de savoir si le plus grand nombre s’en trouve mieux. Quant à moi, je ne comprendrai jamais qu’il y ait justice à sacrifier le bien-être de vingt-huit millions de prolétaires pour le plus grand bonheur de trois à quatre millions de propriétaires.

David. — Qu’entendez-vous par justice ?

Chabrié. — Je suis étonné de votre question. La justice, telle que je l’entends, est cette règle que Dieu a mise dans nos âmes, et que le sauvage, pas plus que l’homme civilisé, ne peut méconnaître.

David. — Mon ami, on entend partout, par juste ou injuste, ce qui est conforme ou contraire à la loi du pays ou à la volonté de celui qui fait la loi. Le meilleur gouvernement est, pour moi, celui qui m’offre le plus d’avantages.

Chabrié. – C’est la réponse d’un athée et d’un égoïste.

David. – C’est aussi parce que nous sommes, en France plus égoïstes que dans tout autre pays, et que, ne croyant pas aux dogmes religieux, la religion n’est pour nous d’aucun frein, que vos plans de gouvernement, rêvés par d’autres avant vous, n’ont pu et ne pourront jamais réussir.

Briet. – Le meilleur gouvernement est celui qu’avait organisé l’empereur. La France peut être heureuse après les humiliations qu’elle a subies et avec les limites qu’on lui a faites. La gloire est nécessaire à son bonheur.

Chabrié. – Ne vois-tu pas, Briet, que, sous le gouvernement d’un seul, le despotisme s’accroît avec l’étendue du territoire ? Puisque tu as habité la Chine, tu dois avoir vu l’exemple de ce que j’avance.

Briet. – Mais la Chine n’est pas mal gouvernée : les mandarins y sont obéis comme les commandants à bord de nos vaisseaux de guerre. Le pays est bien cultivé ; il y a des canaux dans toutes les directions, et les Chinois font, en industrie, des choses que nous aurions bien de la peine à imiter.

Chabrié. – Briet, nous ne sommes pas Chinois, et nous ne supporterions pas d’être gouvernés comme eux… Il paraît, David, que vous ne croyez pas aux progrès ; mais, en définitive, quel gouvernement désireriez-vous pour la France ?

David. — Je ne crois pas en effet aux progrès dans le sens que vous l’entendez, mais bien à celui des vices de notre nature. Il en est des nations comme des hommes ; en vieillissant, les préceptes de morale ont moins d’influence sur elles ; et voilà pourquoi les peuples sont amenés, à mesure qu’ils vieillissent, à renforcer l’autorité. Le gouvernement qui conviendrait à la France est celui que le temps y avait fondé, et qui n’a point croulé parce que ses institutions étaient vermoulues (comme les gens de votre opinion le répètent sans cesse), mais qui a été démoli, parce que ceux qui obtenaient le plus d’avantages de ce gouvernement ont eu l’inconcevable égarement d’en abandonner la garde et de favoriser les démolisseurs.

Chabrié. – Si vous n’étiez athée, David, vous verriez le doigt de Dieu dans ce grand évènement.

David. — Dieu est pour les gros bataillons. Dieu abandonne les faibles et les imbéciles.

Chabrié. — Vous croyez donc que toutes nos anciennes institutions étaient bonnes, quoiqu’elles soient tombées ; mais, actuellement, que voudriez-vous mettre en place de ce qui existe ?

David. — Si Napoléon eût été légitime, il eût résolu le problème.

Chabrié. — Vous voudriez donc du gouvernement impérial ?

David. — Je veux dire que si Napoléon n’avait pas été lié par ses antécédents, si, pour maitriser les révolutionnaires, il n’avait été forcé de donner carrière à son ambition en faisant des guerres perpétuelles, que si, enfin, il eût été donné à un usurpateur de le faire, il eût rétabli en entier les anciennes institutions dont les siennes, sous des noms différents, se rapprochaient, pour le fond, tous les jours davantage. Il n’eût pas eu l’insigne folie de Louis XVIII qui, trouvant que la pièce finissait trop tôt, a voulu la recommencer, et, sans être instruit par le sort de son malheureux frère, a exhumé la souveraineté du peuple pour la mettre en présence de celle qu’il venait de recouvrer.

Chabrié. — Mais, au fait, quel gouvernement voudriez-vous actuellement ?

David. — Je viens de vous le dire : je désirerais qu’on revînt, avec les améliorations éprouvées par l’expérience, à l’ancienne forme de gouvernement. Je désirerais que des intendants administrassent les provinces, sous le contrôle des assemblées provinciales, qui seraient nommées par les grands propriétaires et les corporations ; que le gouvernement fût décentralisé, et que chaque province restât maîtresse, par l’organe de son assemblée, de régler ses propres affaires. Je voudrais que toutes les places dans l’armée et dans l’administration fussent accordées à la propriété. Je voudrais enfin qu’on en finit avec le gouvernement bavard, et qu’on renvoyât chez eux nos très chers députés, ainsi que cette arlequinade de Chambre des pairs.

Chabrié. — Vous ne voudriez pas de la liberté de la presse ?

David. — Si, mais pour les cartes de visite seulement.

Chabrié. — Et qui voudriez-vous pour roi ? le duc de Bordeaux ou Louis-Philippe ?

David. — Je crois que le principe de la légitimité, consacré dans la personne de Henri V, serait une garantie de tranquillité présente et future.

Briet. — Oui, une garantie de tranquillité comme le fut Louis XVIII, s’enfuyant à Gand à l’approche du grand Napoléon, qui, avec huit cents hommes seulement, avait entrepris de l’expulser ! une garantie de tranquillité comme l’a été Charles X, que cinquante mille hommes n’ont pu maintenir sur le trône en présence du peuple insurgé, et qui, maintenant, chasse dans les forêts d’Allemagne avec le héros du Trocadero et le Henri V de M. David.

David. — Habitarunt dii quoque sylvas.

Chabrié. — La caque sent toujours le hareng ; ce diable de David est toujours pédagogue ; il ne peut oublier qu’il a été maître de langues, et ne saurait perdre l’habitude de cracher du latin à tout propos.

Briet. — Si c’est quelque chose de bon, vous devriez le traduire pour nous autres, pauvres hères, qui n’avons pas eu les moyens d’aller au collège Bonaparte. N’est-ce pas à ce collège que vous avez appris votre brin de latin ?

Chabrié. — Et gratis, encore ! Pourquoi donc, David, votre père ne s’est-il pas fait donner un titre de baron sous l’usurpateur ?

David. — Parce qu’il n’en avait pas besoin.

Chabrié. — Cependant il avait bien besoin, pour rouler carrosse, de la place que l’empereur lui donna. Je suis étonné qu’il n’ait pas profité de l’occasion pour faire ajouter quelque chose à son nom, afin qu’au moins, à la poste, on pût le distinguer de perruquier du coin.

Briet. — Mais M. David ne s’appelait-il pas M. de la Cabusière, et ses frères, de Thiais ?

Chabrié. — Mon Dieu ! oui, Briet ; et si l’innocente fantaisie t’en prend, il ne t’en coûtera pas cher pour la satisfaire : tu n’auras qu’à employer le même procédé. Tu achèteras, en Bretagne, seulement un demi-arpent de bois : tu le baptiseras d’un nom sonore et tu l’uniras, par la noble particule de, au nom honorable que ton père t’a laissé.

Briet. — Que gagnerai-je à cela ?

Chabrié. — Ce que tu gagneras ! Mais est-il simple ce Briet ! Tu gagneras ce qu’y gagne David ; tu seras un imbécile de plus dont nous nous moquerons.

David. — Chabrié, si j’ai tort de parler latin à ceux qui parlent tout au plus français, je doute que vous agissiez plus sagement en répondant à mes raisons par de grosses sottises.

Chabrié. — Et quel est le saint qui aurait la patience de répondre autrement à la vanité et à l’absurdité que vous nous étalez ? Il faut être bête comme un roi légitime détrôné pour venir nous vanter le vieux cafard et la mère dévergondée de votre Henri V. Il faut être extravagant pour venir signer, du ridicule nom de la Cabusière, une lettre dans laquelle il n’est question que de gros de Naples, de stoffs ou de blondes. Ils doivent bien rire, vos marchands, quand ils reçoivent de pareilles épîtres ! Maintenant que notre société a reçu un caractère public, je vous déclare, David, que je ne veux pas que vous signiez nos lettres de commerce de votre grand diable de nom féodal. Je ne veux pas que le ridicule en retombe sur moi.

David. — Chabrié, vous êtes tellement brutal, qu’on ne peut parler de rien avec vous.

Chabrié. — J’ai le courage d’être franc avec mes amis, parce que je voudrais les voir se corriger de leurs défauts ; mais vous avez trop d’amour-propre pour convenir des vôtres, et vous appelez la franchise de la brutalité. Ensuite, si je vous les signale, vos absurdes défauts, c’est que d’autres peuvent s’en apercevoir également, et que je ne veux pas être ridiculisé dans la personne de mon associé. Il est encore temps de vous en défaire ; ils n’ont pas pris racine en vous, car, au fond, vous êtes moins sot que vos grandes et puissantes cousines du faubourg Saint-Germain auraient voulu vous voir.

La moitié du monde rit de l’autre moitié : cet adage est vrai ; mais, comme chacun de nous a ses travers, personne ne peut avoir le droit de s’offenser de ceux d’autrui, et la franchise, pour produire de bons effets, ne doit avoir ni aigreur, ni violence. M. David devait nécessairement se sentir blessé d’une franchise qui s’exprimait avec cette virulence. M. Chabrié avait plus l’air de vouloir le braver que de chercher à le corriger de sa vanité en lui en montrant le ridicule.

Quant au résultat des discussions, le pauvre David, malgré son imperturbable aplomb, ayant à lutter contre ces deux marins, était toujours battu. Chabrié, par ses fougueuses sorties, Briet, par l’âcre vérité de ses observations, terrassaient M. de la Cabusière, et triomphaient de ses mots à effet, de son latin et de tout l’appareil de ses phrases pédantes ou sophistiques. Quand il se voyait dans une position désespérée, il changeait, avec une admirable dextérité, le cours des idées de ses deux interlocuteurs. Il amenait Briet sur ses voyages et Chabrié sur Lorient. Briet était le seul qui pût parler de la Chine ; il avait séjourné quelque temps dans cet immense empire et comme personne autre à bord n’y était allé, il n’avait pas de contradicteurs ; on l’écoutait, et l’irritation se calmait. La conversation sur Lorient était plus orageuse. M. Chabrié avait le défaut d’être un homme de localité. Sa vie de voyages n’avait en rien diminué son amour exclusif pour sa ville natale ; à ses yeux, rien n’était bon et bien qu’à Lorient : il citait son Lorient à tout propos.

— Vous allez nous prouver, disait M. David, que Lorient vaut mieux que Paris, n’est-ce pas ?

— Oui, je vous le prouverai ! D’abord on y mange mieux, ensuite les femmes y sont plus jolies ; elles dansent avec plus de grâce ; enfin ce n’est qu’à Lorient que je chante réellement bien, parce que là, seulement, on sait m’accompagner avec méthode.

— Pauvre bonhomme, êtes-vous farce avec votre Lorient !

— Et votre Paris ! il est propre ! un coquin de pays où l’on ne met pas de sel dans le pain, ni d’épices dans les sauces ; où tous les hommes se traitent d’amis à la première visite, et où les femmes ne connaissent d’autre amour que celui des modes et des spectacles !

— Pour cela, je vous l’accorde ; mais, à part le sel et les épices dont votre cuisine de Lorient est empoisonnée, quelles sont donc les grandes différences dans les mœurs ? Je ne pense pas qu’on y trouve plus de femmes aimantes et d’amis sincères qu’à Paris !

— David, si vous connaissiez la société de Lorient, vous ne parleriez pas ainsi.

— Eh, mon ami, j’y suis resté vingt jours, et ce temps m’a suffi pour connaître la manière d’être de votre ville. Vos femmes m’ont paru moins légères que les Parisiennes ; en revanche, elles sont froides, égoïstes, maniérées à l’excès et sans grâce, quoique vous vouliez en voir dans leur danse. Quant aux hommes, ils m’ont paru très brusques, ce qu’on appelle mauvais coucheurs, et pas plus francs que les Parisiens.

Ces discussions sur Lorient et Paris étaient interminables entre M. Chabrié et son ami. M. Briet y restait indifférent ; il n’aimait pas le séjour des petites villes et son projet était de se retirer à la campagne. Quant à moi, je me mêlais rarement aux conversations générales : ma position m’obligeait à une réserve de tous les instants et je ne me doutais guère, en partant, de la tâche pénible que je m’imposais en prenant le titre de demoiselle. En effet, il me fallait oublier tout mon passé, mes huit ans de mariage, l’existence de mes enfants, enfin le rôle de dame qui est tout à fait différent de celui de demoiselle. Ayant une extrême franchise, beaucoup de naïveté, souvent entraînée, par la chaleur de l’imagination, dans une conversation animée ; parlant alors avec une telle vitesse que je laisse échapper ma pensée à mesure qu’elle naît et n’en vois le sens complet qu’après l’avoir exprimée, je redoutais cette vivacité de mon organisation et n’osais parler. Je craignais qu’oubliant ma position je ne parlasse, par mégarde, de ma fille ; qu’amenée par les écarts imprévus de conversations dans lesquelles tous les sujets étaient agités, je vinsse à ne plus contenir mon indignation contre les lois qui, en France, régissent le mariage. J’appréhendais enfin de me trahir ; cette crainte me mettait dans des transes perpétuelles, me faisait comprimer l’élan de ma pensée, me tenait silencieuse, et je ne répondais que brièvement aux interpellations.

Mon tempérament sanguin augmentait l’embarras de ma situation, et j’ai souvent regretté que notre volonté ne pût s’exercer sur l’ouïe comme sur la voix. À la moindre parole, à l’inflexion qui lui était donnée, à un regard même, je rougissais à un tel point, que j’attirais l’attention de tous ces messieurs. J’étais au supplice, je craignais que ma pensée intime ne se fût dévoilée ou ne fût mal interprétée. M. Chabrié, seul, comprenait parfois ces rougeurs subites : il faisait tout ce qu’il pouvait pour me les éviter ; mais la malice et les taquineries de M. David, la franchise sans frein de M. Briet, les questions un peu indiscrètes de M. Miota, tout cela me torturait de la manière la plus pénible.

Je viens d’exposer la vie que nous passions sur le Mexicain ; cette vie de bord, ordinairement d’une si fatigante monotonie, était variée par la diversité de nos caractères, de nos positions sociales, et par nos efforts pour en supporter l’ennui. Nous célébrions le dimanche en mangeant, à dîner, de la pâtisserie, des conserves de fruits ; en buvant du Champagne ou du Bordeaux. À l’issue de ce dîner, M. Chabrié chantait soit des morceaux d’opéra ou des romances. Ces messieurs étaient remplis d’attention, et me faisaient de fréquentes lectures. Quand M. Miota se portait bien, il venait lire dans ma cabane les auteurs de l’école à laquelle il appartenait, Voltaire, Byron. M. David me lisait le Voyage du Jeune Anacharsis, Chateaubriand ou les fables de La Fontaine : M. Chabrié et moi nous lisions Lamartine, Victor Hugo, Walter Scott et surtout Bernardin de Saint-Pierre.

En partant de Bordeaux on avait dit : dans quatre-vingts ou quatre-vingt-dix jours nous serons à Valparaiso, et cependant M. Briet écrivait sur le journal du bord : « Le cent vingtième jour, en mauvaise route ; » alors le découragement commença à se mettre parmi nous ; on craignit de manquer d’eau ; tout le monde fut mis à la ration : un petit cadenas ferma le tonneau en consommation, afin qu’on ne pût y puiser qu’en présence de l’officier de quart. Cela fit naître de continuelles disputes : les matelots volaient de l’eau quand ils le pouvaient ; le cuisinier buvait celle qu’on lui donnait pour la cuisine, et nous servait la soupe tellement épaisse, qu’on ne pouvait la manger. Don José perdait sa philosophie à mesure que les petits cigaritos diminuaient. M. Miota n’avait plus rien à lire : son impatience et son ennui étaient au comble. Chacun, en un mot, souffrait de la douleur qui lui était la plus sensible. Le vrai matelot, Leborgne, ne cessait de répéter que, tant qu’il resterait un cochon à bord, on aurait des vents contraires.

MM. Chabrié et Briet étaient, comme marins, horriblement fatigués de la longueur du voyage ; mais la peine morale qu’ils en éprouvaient surpassait de beaucoup toute fatigue. Les trois associés ne pouvaient raisonnablement espérer que les deux navires destinés pour le même port, en compagnie desquels nous avions quitté la rivière de Bordeaux, eussent été contrariés dans leur voyage, comme nous l’avions été. Ils concevaient les plus vives inquiétudes pour la vente de leurs marchandises, par la certitude de n’arriver à Valparaiso qu’après que les deux concurrents auraient gorgé les magasins du pays de marchandises semblables à celles dont le Mexicain était chargé. Hommes d’honneur et prévoyant le mauvais succès de leur voyage, la crainte de ne pouvoir remplir les engagements qu’ils avaient contractés les torturait. Leur anxiété dura jusqu’à notre arrivée : des négociants peuvent seuls se faire une juste idée du tourment qu’ils éprouvèrent. M. David jurait contre le vent et se désespérait : M. Briet me disait avec tristesse : « Je ne conçois pas comment j’ai pu m’exposer encore aux chances hasardeuses de la mer, moi qui ai si peu d’ambition ; mais, de retour en France, je ne retrouvai plus un seul ami, je n’avais auprès de moi personne qui me fit cette question : « Pourquoi repartez-vous ? » et par défaut de plan arrêté, par désœuvrement, par habitude, comme cela arrive aux marins, je m’embarquai. » M. Chabrié, seul des trois associés, supportait avec courage le malheur dont il était menacé. Il mettait les choses au pis, payait les fabricants avec tout ce qu’il possédait, et, s’il n’avait pas assez, comptait, pour achever de se libérer, sur son activité, qui était infatigable, sur sa profession de marin et sa connaissance des affaires commerciales.

Je me désespérais à la pensée que mon ami, si malheureux jusqu’alors dans ses entreprises et ses affections, pouvait encore être ruiné par les résultats de ce voyage. À chaque moment je demandais de quel côté soufflait le vent, et la réponse du matelot, l’expression de M. Briet ou celle de M. David me pénétraient de la plus vive douleur.

Je pus me convaincre, dans cette circonstance, jusqu’à quel degré M. Chabrié portait la délicatesse de ses sentiments. J’ai dit comment j’avais accepté son amour, autant pour ne pas le désespérer que pour m’assurer sa puissante protection. Depuis ce moment il faisait sans cesse des projets brillants d’espérance, persuadé qu’il était de trouver le bonheur dans notre union. J’écoutais d’abord ces plans de félicité sans songer à entrer dans leur réalisation ; puis, graduellement, son amour me pénétra d’une telle admiration, que je me fis à l’idée de l’épouser, en restant avec lui en Californie. J’entends des gens confortablement établis dans leur ménage, où ils vivent heureux et honorés, se récrier sur les conséquences de la bigamie, et appeler le mépris et la honte sur l’individu qui s’en rend coupable. Mais qui fait le crime, si ce n’est l’absurde loi qui établit l’indissolubilité du mariage ? Sommes-nous donc tous semblables dans nos affections, nos penchants, lorsque nos personnes sont si diverses, pour que les promesses du cœur, volontaires ou forcées, soient assimilées aux contrats qui ont la propriété pour objet ? Dieu, qui a mis dans le sein de ses créatures des sympathies et des antipathies, en a-t-il condamné aucune à l’esclavage ou à la stérilité ? L’esclave fugitif est-il criminel à ses yeux ? le devient-il lorsqu’il suit les impressions de son cœur, la loi de la création ?…

L’affection que je ressentais pour M. Chabrié n’était pas de l’amour passionné comme j’en avais éprouvé avant de le connaître ; mais c’était un sentiment d’admiration et de reconnaissance. Une fois sa femme, je l’aurais aimé davantage, et je sentais que si, avec lui, je ne rencontrais pas ce suprême bonheur dont, plus jeune, j’avais rêvé la chimère, je trouverais au moins ce repos, ce calme auxquels j’aspirais, cette affection vraie et sûre qu’on apprécie si haut après les déchirantes déceptions d’une vie orageuse. Nous mettions M. David dans nos projets : il aimait M. Chabrié, et celui-ci s’était tellement habitué au caractère original et amusant de son ami, qu’il lui était devenu nécessaire.

M. David m’aimait beaucoup, et, soit qu’il se doutât des intentions secrètes de M. Chabrié, soit qu’il cherchât à les pressentir, il lui répétait souvent : — C’est une bien bonne personne que mademoiselle Flora ! si nous pouvions la décider à résider au centre Amérique, nous serions bien heureux. Je ne sais d’où lui viennent ses préventions contre le mariage, mais elle vous aime beaucoup, et je pense qu’à la fin elle se décidera peut-être à vous épouser. Quant à moi, qui ai juré haine au mariage, je resterais avec vous et vous aiderais à bercer les marmots, que j’aime à la folie jusqu’à l’âge de sept ou huit ans.

De mon côté, je m’habituais aussi à M. David : il était complaisant pour moi, avait de l’instruction, et sa société, dans mon intérieur, ne m’aurait pas déplu. Il ne tenait pas du tout à revenir en Europe, il aimait, au contraire, de préférence le climat de l’Amérique, et s’il avait pu y vivre avec des personnes de son goût, il s’y serait fixé avec joie. Telles étaient les dispositions dans lesquelles je me trouvais à la fin du voyage.

Un soir, je crois que c’était le cent vingt-huitième jour, M. Chabrié me dit : — Ma chère Flora, consolez-moi, car je souffre beaucoup de voir David se désespérer comme il le fait ; Briet est malade, et je me reproche de l’avoir engagé dans cette spéculation.

— Que faire, mon pauvre ami ? il n’est pas en notre pouvoir de changer le vent. Le Charles-Adolphe et le Flétès sont probablement arrivés depuis longtemps à Valparaiso. C’est un voyage perdu ; mais, mon ami, je vous reste.

— Oh ! excellente amie, je ne déplore ce voyage que pour David et Briet ! Il est dans ma vie l’ère de félicité ; c’est dans ce voyage que le bonheur a commencé à poindre pour moi.

— Cher ami, jusqu’ici, dans nos projets d’union ni l’un ni l’autre n’avons songé aux avantages de fortune que nous y pourrions trouver. Permettez-moi, pour la première fois, de vous en dire deux mots. Vous savez que je me rends dans ma famille, avec l’espoir de recueillir, sinon en totalité, du moins en partie, l’héritage de mon père. Si j’obtenais le tout, j’aurais un million ; mais comme mon titre d’enfant légitime pourra m’être contesté, je ne compte pas sur le million ; espérons seulement que, comme enfant naturel, je recevrai le cinquième de cette somme, et, de plus, le présent que pourra me faire ma grand’mère ; eh bien ! mon cher ami, tout ce que je possède est à vous. Avec cette somme, vous pourrez payer vos factures et fournir encore à David les moyens de recommencer sur nouveaux frais.

— Je vous reconnais bien à cette générosité ; mais, chère Flora, je vais vous faire connaître le fond de mon cœur : cette fortune que vous espérez, dont vous êtes si digne de jouir, moi je la redoute ; je frémis à l’idée qu’elle peut vous échoir.

— Eh pourquoi donc ? bon ami !

— Chérie ! je vous le répète, vous ne connaissez pas la turpitude des hommes, leur noire méchanceté et les absurdes préjugés qui gouvernent le monde.

— Mais, Chabrié, je ne comprends pas…

— Écoutez Flora, vous êtes maintenant sans fortune ; si je vous épouse, on dira bien dans le monde que j’ai fait une sottise, un coup de tête ; mais ceux dont l’âme est noble et généreuse, m’approuvant, diront : il a bien fait d’épouser la femme qu’il aime ; si, au contraire, je me marie avec vous lorsque vous serez devenue riche, oh ! alors tous répandront à l’envie que l’intérêt seul m’a guidé, que je n’ai pas balancé à passer par-dessus l’honneur ; car, sous ce mot honneur, le monde comprend aussi les absurdes préjugés dont il est imbu. Flora, cette pensée me fait mal ; plus nous approchons de Valparaiso, plus je sens qu’elle brûle mon cerveau.

— Ah ! Chabrié, cela est horrible ! comme vous, je recule épouvantée devant les suites que pourrait avoir notre union ; dans mon ignorance je n’y avais pas songé.

Je cachai ma tête dans mes mains effrayée des conséquences de mon mensonge !…

— Mon amie, reprit M. Chabrié, ne vous laissez pas aller ainsi au chagrin. Sans doute notre position est fâcheuse car, avec mon caractère, je sens qu’une fois votre mari, le premier faquin (et il n’en manque pas en Amérique) qui se permettrait sur vous un mot ou un sourire équivoque aurait ma vie ou moi la sienne. Mais, chère amie, ne pensons point à des malheurs de ce genre avant qu’ils ne nous frappent. D’ailleurs, peut-être n’aurez-vous pas une piastre de toute cette grande fortune. Mon Dieu, je le souhaite de tout mon cœur !

J’étais restée anéantie. Paria dans mon pays, j’avais cru qu’en mettant entre la France et moi l’immensité des mers je pourrais recouvrer une ombre de liberté. Impossible ! dans le Nouveau-Monde j’étais encore Paria comme dans l’autre. Dès ce moment je renonçai au projet de tranquillité et de douces joies que l’amour de M. Chabrié m’avait fait concevoir. Si l’effroi que mon isolement me causait, si le besoin de protection m’avaient fait accepter cet amour, je ne pouvais plus, arrivée à terre, compromettre la fortune, le bonheur, et même la vie de l’homme d’honneur auquel je devais la plus sincère reconnaissance pour les cinq mois de dévouement qu’il m’avait témoigné.

Enfin le cent trente-troisième jour de notre navigation, nous découvrîmes la Pierre-Blanche, et, six heures après, nous jetâmes l’ancre dans la rade de Valparaiso.

  1. Quand il vint se présenter pour servir dans sa profession pendant le voyage, M. Chabrié lui fit observer que le métier de cuisinier, à bord, était très pénible, il répondit : « Capitaine ! soyez tranquille je connais mon affaire, et d’ailleurs, pour moi, la mer est un élément. »