Pérégrinations d’une paria/II/III. Les couvents d’Aréquipa

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Arthus Bertrand (Tome 2p. 136-195).


III.

LES COUVENTS D’ARÉQUIPA.


Ainsi que je l’ai déjà dit, Aréquipa est une des villes du Pérou qui renferme le plus de couvents d’hommes et de femmes. L’aspect de la plupart de ces monastères, le calme constant qui les enveloppe, l’air religieux qui s’en exhale, reportant la pensée sur les agitations de la société, on pourrait se laisser aller à croire que, si la paix et le bonheur habitent sur la terre, c’est dans ces asiles du Seigneur qu’ils résident. Mais, hélas ! ce n’est pas dans les cloîtres que ce besoin de repos qu’éprouve le cœur détrompé des illusions du monde peut être satisfait. Dans l’enceinte de ces immenses monuments, au lieu de cette paix des tombeaux que leur extérieur sombre et froid avait fait supposer, on ne trouve qu’agitations fiévreuses que la règle captive, mais n’étouffe pas ; sourdes, voilées, elles bouillonnent comme la lave dans les flancs du volcan qui la recèle.

Avant même d’avoir pénétré dans l’intérieur d’un seul de ces couvents, chaque fois que je passais devant leurs porches, toujours ouverts, ou le long de leurs grands murs noirs, de trente à quarante pieds d’élévation, mon cœur se serrait ; j’éprouvais, pour les malheureuses victimes ensevelies vivantes dans ces amas de pierres, une compassion si profonde, que mes yeux se remplissaient de larmes. Pendant mon séjour à Aréquipa, j’allais souvent m’asseoir sur le dôme de notre maison ; de cette position, j’aimais à promener ma vue du volcan à la jolie rivière qui coule au bas, et du riant vallon qu’elle arrose sur les deux magnifiques couvents de Santa-Cathalina et de Santa-Rosa. Ce dernier surtout attirait ma pensée et captivait mon attention : c’était dans son triste cloître que s’était passé un drame plein d’intérêt, dont l’héroïne était une jeune fille belle, aimante, malheureuse, oh ! bien malheureuse ! Cette jeune fille était ma parente ; je l’aimais par sympathie, et, forcée d’obéir aux fanatiques préjugés du monde qui m’entourait, je ne pouvais la voir qu’en cachette. Quoiqu’il y eût deux ans, lors de mon arrivée à Aréquipa, qu’elle s’était évadée du couvent, l’impression que cet événement avait produite était encore toute récente ; je devais donc user de beaucoup de ménagements dans l’intérêt que je montrais à cette victime de la superstition ; je n’eusse pu la servir par une autre conduite, et j’aurais couru le danger d’exciter davantage le fanatisme de ses persécuteurs. Tout ce que Dominga (c’était le nom de la jeune religieuse) m’avait raconté de son étrange histoire me donnait le plus vif désir de connaître l’intérieur du couvent où la malheureuse avait langui durant onze années ! Aussi, le soir, lorsque je montais sur la maison pour admirer les teintes gracieuses et mélancoliques que les derniers rayons du soleil répandent sur la charmante vallée d’Aréquipa, alors qu’il disparaît derrière les trois volcans, dont il colore de pourpre les neiges éternelles, mes yeux se portaient involontairement sur le couvent de Santa-Rosa. Mon imagination me représentait ma pauvre cousine Dominga revêtue de l’ample et lourd habit des religieuses de l’ordre des carmélites : je voyais son long voile noir, ses souliers en cuir, à boucles de cuivre ; sa discipline, en cuir noir, pendant jusqu’à terre ; son énorme rosaire que la malheureuse fille, par instants, pressait avec ferveur en demandant à Dieu qu’il l’aidât dans l’exécution de son projet, et qu’ensuite elle broyait entre ses mains crispées par la colère et le désespoir. Elle m’apparaissait dans le haut du clocher de la belle église de Santa-Rosa. C’était dans ce clocher qu’allait tous les soirs la jeune religieuse, sous le prétexte de voir s’il ne manquait rien aux cloches et à l’horloge dont le soin était commis à sa surveillance. Du haut de cette tour, la jeune fille pouvait contempler à loisir l’étroit, mais joli petit vallon où les heureux jours de son enfance s’étaient écoulés si joyeusement : elle voyait la maison de sa mère, ses sœurs et ses frères courir et folâtrer dans le jardin.… Oh ! qu’elles lui paraissaient heureuses ses sœurs de pouvoir ainsi courir et jouer en liberté ! Comme elle admirait leurs robes de toutes couleurs, et leurs beaux cheveux ornés de fleurs et de perles ! comme elle aimait leur élégante chaussure, leur grand châle de soie et leur légère écharpe de gaze ! A cette vue, la malheureuse se sentait étouffer sous le poids de ses lourds vêtements ; cette chemise, ces bas, cette longue et large robe, tous en grossier tissu de laine, lui étaient en horreur ! la dureté de sa chaussure blessait ses pieds, et son long voile noir de laine aussi, que l’ordre exigeait avec rigueur de tenir toujours baissé, était pour elle la planche qui a renfermé vivant le léthargique dans le cercueil. L’infortunée Dominga repoussait ce voile affreux avec un mouvement convulsif ; de sourds gémissements sortaient de sa poitrine ; elle essayait de passer ses bras entre les barreaux qui ferment les ouvertures du clocher. La pauvre recluse ne désirait qu’un peu de grand air que Dieu a donné à toutes ses créatures, qu’un petit espace dans le vallon où elle pût mouvoir ses membres engourdis : elle ne demandait qu’à chanter les airs de ses montagnes, qu’à danser avec ses sœurs, qu’à mettre comme elles de petits souliers roses, une légère écharpe blanche et quelques fleurs des champs dans ses cheveux. Hélas ! c’était bien peu de chose que les désirs de la jeune fille ; mais un vœu terrible, solennel, qu’aucune puissance humaine ne pouvait rompre, la privait à jamais d’air pur et de chants joyeux, d’habits de son âge, appropriés aux changements de saison et d’exercices nécessaires à sa santé. L’infortunée, à seize ans, entraînée par un mouvement de dépit et d’amour-propre blessé, avait voulu renoncer au monde. L’ignorante enfant avait coupé elle-même ses longs cheveux, et, les jetant au pied de la croix, avait juré, sur le Christ, qu’elle prenait Dieu pour époux. L’histoire de la monja[1] fit grand bruit à Aréquipa et dans tout le Pérou ; je l’ai jugée assez remarquable pour qu’elle dût trouver place dans ma relation. Mais, avant d’instruire mes lecteurs de tous les faits et dires de ma cousine Dominga, je les prie de vouloir bien me suivre dans l’intérieur de Santa-Rosa.

Dans les temps ordinaires, ces couvents sont inaccessibles ; on n’y peut entrer sans la permission de l’évêque d’Aréquipa, permission que, depuis l’évasion de la monja, il refusait inflexiblement. Mais dans les circonstances imminentes où la ville se trouvait, tous les couvents offrirent l’asile du sanctuaire à la population alarmée. Ma tante et Manuela jugèrent prudent d’y prendre refuge, et je profitai de cette circonstance pour m’instruire des détails de la vie monastique. Santa-Rosa était toujours présent à ma pensée ; je m’efforçais de décider ces dames à lui donner la préférence sur Santa-Cathalina, où elles inclinaient à aller. Les supérieures de ces deux couvents étaient nos cousines ; l’une et l’autre nous avaient fait les invitations les plus affectueuses : chacune d’elles désirait nous avoir, et cherchait à déterminer notre choix en faveur de la bonne hospitalité qu’elle nous préparait. Santa-Rosa, par sa beauté, devait plus vivement exciter notre curiosité ; mais ces dames redoutaient l’extrême sévérité de l’ordre des carmélites dont les religieuses de ce couvent ne se relâchent en aucune circonstance. J’eus beaucoup de peine à vaincre toutes leurs répugnances ; cependant je parvins à en triompher. Vers sept heures du soir, nous nous rendîmes au couvent après avoir eu le soin d’envoyer devant nous une négresse pour nous annoncer.

Je ne crois pas qu’il ait jamais existé, dans l’état le plus monarchique, une aristocratie plus hautaine et plus choquante dans ses distinctions que celle dont le spectacle me frappa d’étonnement en entrant à Santa-Rosa. Là règnent, dans toute leur puissance, les hiérarchies de la naissance, des titres, des couleurs de la peau et des fortunes ; et ce ne sont pas de vaines classifications. À voir dans le couvent marcher en procession les membres de cette nombreuse communauté, vêtus du même uniforme, on croirait que la même égalité subsiste en tout ; mais entre-t-on dans l’une des cours, on est surpris de l’orgueil qu’apporte la femme titrée dans ses relations avec la femme de sang plébéien ; du ton de mépris qu’affectent les blanches envers celles de couleur, et les riches à l’égard de celles qui ne le sont pas. C’est en voyant ce contraste, d’une humilité apparente et de l’orgueil le plus indomptable, qu’on est tenté de répéter ces paroles du sage : « Vanité des vanités. »

Nous fûmes reçues à la porte par des religieuses que la supérieure envoyait pour nous recevoir. Cette grave députation nous conduisit, avec tout le cérémonial voulu par l’étiquette, jusqu’à la cellule de la supérieure, qui était malade et couchée. Son lit était supporté par une estrade sur les marches de laquelle un grand nombre de religieuses étaient hiérarchiquement placées. L’estrade, couverte d’un tapis en grosse laine blanche, donnait à ce lit l’air d’un trône. Nous restâmes assez longtemps auprès de la vénérable supérieure. Les draps de lit étaient en toile, et une de ses dames de compagnie nous expliqua, à voix basse, que la supérieure était excessivement affligée de se voir contrainte, pas la nature de sa maladie, à enfreindre la règle du saint ordre des carmélites, en remplaçant la laine par de la toile. Après que les bonnes religieuses eurent satisfait leur curiosité sur les affaires du jour, et qu’avec retenue elles m’eurent, en hésitant, adressé quelques questions sur les usages d’Europe, nous nous retirâmes dans les cellules qu’elles nous avaient fait préparer. Je demandai à une des jeunes religieuses qui m’accompagnait si elle pourrait me faire voir la cellule de Dominga.

— « Oui, me répondit-elle ; demain, je vous donnerai la clef pour que vous y entriez ; mais n’en dites rien, car ici cette pauvre Dominga est maudite : nous sommes trois seulement qui osions la plaindre. »

Santa-Rosa est un des plus vastes et des plus riches couvents d’Aréquipa. La distribution intérieure est commode : elle présente quatre cloîtres qui enferment chacun une cour spacieuse. De larges piliers en pierre supportent la voûte assez basse de ces cloîtres ; les cellules des religieuses règnent à l’entour ; on y entre par une petite porte basse : elles sont grandes et les murs y sont tenus très blancs ; elles sont éclairées par une croisée à quatre vitraux, qui, ainsi que la porte, donne sur le cloître. L’ameublement de ces cellules consiste en une table en chêne, un escabeau de même bois, une cruche en terre et un gobelet d’étain ; au dessus de la table, il y a un grand crucifix ; le Christ est en os jauni et noirci par le temps, et la croix est en bois noir. Sur la table, sont une tête de mort, un petit sablier, des heures et parfois quelques autres livres de prières ; à côté, accrochée à un gros clou, pend une discipline en cuir noir. Excepté la supérieure, pas une religieuse ne peut coucher dans sa cellule. Elles n’ont leur cellule que pour méditer dans l’isolement et le silence, se recueillir ou se reposer. Elles mangent en commun dans un immense réfectoire, dînent à midi et soupent à six heures. Pendant qu’elles prennent leur repas, une d’entre elles fait la lecture de quelques passages des livres saints, et toutes couchent dans les dortoirs, qui sont au nombre de trois dans le couvent de Santa-Rosa.

Ces dortoirs sont voûtés, construits en forme d’équerre, et sans aucune fenêtre qui laisse pénétrer le jour. Une lampe sépulcrale, placée dans l’angle, jette à peine assez de lueur pour éclairer l’espace à six pieds autour d’elle, en sorte que les deux côtés du dortoir restent dans une obscurité profonde. L’entrée de ces dortoirs est interdite, non seulement aux personnes étrangères, mais même aux filles de service de la communauté, et si furtivement on s’introduit le soir sous les voûtes sombres et froides de leurs longues salles, aux objets dont on se sent environné, on se croirait descendu aux catacombes, et ces lieux sont tellement lugubres, qu’il est difficile de se défendre d’un mouvement d’effroi. Les tombeaux[2] sont disposés de chaque côté du dortoir, à douze ou quinze pieds de distance les uns des autres ; élevés sur une estrade, ils ressemblent entièrement, par leur forme et l’ordre dans lequel ils sont rangés, aux tombeaux que l’on voit dans les caveaux des églises. Ils sont recouverts d’une étoffe noire, en laine, semblable à celle qu’on emploie pour tenture dans les cérémonies funéraires. L’intérieur de ces tombeaux a dix à douze pieds de long sur cinq à six de large et autant de hauteur. Ils sont meublés d’un lit fait avec deux grosses planches de chêne placées sur quatre pieux en fer. Dessus ces planches est un gros sac de toile, qui est rempli, selon le degré de sainteté de celle qui y repose, de cendres, de cailloux, d’épines même, de paille ou de laine. Je dois dire que je suis entrée dans trois de ces tombeaux, et que j’en ai trouvé les sacs remplis de paille. À l’extrémité du lit, est un petit meuble en bois noir qui sert tout ensemble de table, de prie-dieu et d’armoire. De même que dans la cellule, il y a au dessus de ce meuble un grand Christ faisant face à la tête du lit : au dessous du Christ sont rangés une tête de mort, un livre de prières, un rosaire et une discipline. Il est expressément défendu, dans aucune circonstance, d’avoir de la lumière dans les tombeaux. Quand une religieuse est malade, elle va à l’infirmerie ; c’est dans un de ces tombeaux que ma pauvre cousine Dominga avait couché pendant onze ans !

La vie que mènent ces religieuses est des plus pénibles : le matin, elles se lèvent à quatre heures pour aller aux matines ; puis se succèdent, presque sans interruption, une suite de pratiques religieuses auxquelles elles sont tenues d’assister : cela dure jusqu’à l’heure de midi qui les appelle au réfectoire. De midi à trois heures, elles jouissent de quelque repos ; alors recommencent pour elles des prières qui se prolongent jusqu’au soir. De nombreuses fêtes viennent encore ajouter à ces devoirs par les processions et autres cérémonies qu’elles imposent à la communauté : tel est l’aperçu des austérités et des exigences de la vie religieuse dans les cloîtres de Santa-Rosa. La seule récréation de ces recluses est la promenade dans leurs magnifiques jardins, elles en ont trois dans lesquels elles cultivent de belles fleurs qu’elles entretiennent avec un grand soin.

En prenant le voile dans l’ordre des carmélites, les religieuses de Santa-Rosa font vœu de pauvreté et de silence. Quand elles se rencontrent, l’une doit dire : « Sœur nous devons mourir ; « et l’autre répondre : « Sœur, la mort est notre délivrance, » et ne jamais prononcer une parole de plus. Toutefois ces dames parlent, et beaucoup ; mais c’est seulement pendant le travail du jardin, ou dans la cuisine lorsqu’elles y vont pour surveiller les femmes de service, ou sur le haut des tours et des clochers quand leur devoir les y appelle ; elles parlent encore dans leurs cellules, lorsqu’à la dérobée, elles vont s’y faire de longues visites. Enfin les bonnes dames parlent partout où elles croient pouvoir le faire sans violer leur vœu, et, pour se mettre en paix avec leur conscience, elles observent un silence de mort dans les cours, au réfectoire, à l’église et surtout dans les dortoirs où jamais voix humaine n’a retenti. Ce n’est certes pas moi qui leur imputerais à crime leurs légères transgressions à la règle du saint ordre des carmélites. Je trouve tout naturel qu’elles recherchent l’occasion d’échanger quelques paroles après de longues heures de silence ; mais je désirerais, pour leur bonheur, qu’elles se bornassent à parler des belles fleurs qu’elles cultivent ; des bonnes confitures et des excellents gâteaux qu’elles font si bien ; de leurs magnifiques processions et des riches pierreries de leur Vierge, ou même encore de leur confesseur. Malheureusement, ces dames ne se bornent point à ces sujets de conversation. La critique, la médisance, la calomnie même règnent dans leurs entretiens   ; il est difficile de se faire une juste idée de toutes les petites jalousies, des basses envies qu’elles nourrissent les unes contre les autres et des cruelles méchancetés qu’elles ne cessent de se faire. Rien de moins onctueux que les rapports qu’ont entre elles ces religieuses ; tout, au contraire, dans ces rapports, annonce la sécheresse, l’âpreté, la haine. Ces dames ne sont pas plus rigoureuses dans l’observation de leur vœu de pauvreté. Aucune d’elles ne devrait avoir, d’après le règlement, m’a-t-on dit, plus d’une fille pour la servir ; cependant plusieurs de ces dames possèdent trois ou quatre femmes esclaves, logées dans l’intérieur. Chacune entretient, en outre, une esclave au dehors pour faire ses commissions, acheter ce qu’elle désire, communiquer enfin avec sa famille et le monde. Il se trouve même, dans cette communauté, des religieuses dont la fortune est très considérable, qui font de très riches présents au monastère et à son église ; envoient fréquemment à leurs connaissances de la ville, des cadeaux consistant en fruits, friandises de toute sorte, petits ouvrages faits dans le couvent, et parfois les personnes qu’elles affectionnent reçoivent d’elles des dons d’une plus haute valeur.

Santa-Rosa d’Aréquipa est considéré comme un des plus riches monastères du Pérou ; néanmoins les religieuses m’en ont paru plus malheureuses que celles d’aucun des couvents que j’ai eu l’occasion de visiter. L’exactitude de mon observation m’a été confirmée, en Amérique, par les personnes familières avec l’intérieur des communautés, qui m’ont toutes assuré que les austérités des nonnes de Santa-Rosa surpassaient de beaucoup celles auxquelles s’astreignent les religieuses de tout autre couvent. J’eus plusieurs entretiens avec la supérieure, pendant les trois jours que j’habitai Santa-Rosa ; je vais en citer quelques passages pour faire connaître l’esprit qui dirige cette communauté.

Je dois d’abord dire que la supérieure me reçut avec beaucoup de distinction ; elle avait alors soixante-huit ans, et, depuis dix-huit ans dirigeait la communauté. Elle a dû être belle, sa physionomie est noble, et tout en elle annonce une grande force de volonté. Née à Séville, elle vint à Aréquipa à l’âge de sept ans. Son père la mit à Santa-Rosa pour y faire son éducation, et, depuis lors, elle n’en est plus sortie. Cette dame parle l’espagnol avec une pureté et une élégance remarquables ; elle est aussi instruite qu’une religieuse peut l’être. Toutes les questions qu’elle m’adressa sur l’Europe me prouvèrent que la supérieure de Santa-Rosa s’était beaucoup occupée des événements politiques qui ont agité l’Espagne et le Pérou depuis vingt ans. Ses opinions en politique sont aussi exaltées qu’en religion, et son fanatisme religieux dépasse toutes les limites de la raison. Je rapporterai une de ses phrases qui, à elle seule, résume l’ordre d’idées de cette vieille religieuse. « Hélas ! ma chère enfant, me dit-elle, maintenant je suis trop vieille pour rien entreprendre, mon temps est fini ; mais, si je n’avais que trente ans, je partirais avec vous : j’irais à Madrid, et là, j’y perdrais ma fortune, mon illustre nom et ma vie, ou, par la mort de Jésus-Christ, là, en croix, je vous jure que je rétablirais la sainte inquisition. » Il est impossible d’avoir plus de feu dans le regard, d’énergie dans la voix et d’expression dans le geste, qu’elle n’en mit en étendant la main vers le Christ qui était au pied de son lit : sa conversation était toujours montée au même diapason. En parlant de Dominga, elle me dit : « Cette fille était possédée du démon ; je suis contente que le diable ait choisi mon couvent de préférence : cet exemple y fera revivre la foi ; car, ma chère Flora, à vous je confierai une partie de mes peines ; chaque jour, je vois chanceler, dans le cœur des jeunes nonnes, cette foi puissante qui seule peut faire croire aux miracles. » L’évasion de Dominga ne me paraissait pas devoir produire l’effet qu’en attendait la supérieure et me semblait, au contraire, de nature à provoquer l’imitation. Je doute même qu’elle se fît illusion à cet égard ; mais, parlant de Dominga, en présence de quelques religieuses, elle crut peut-être de son devoir de faire cette réflexion. Cette femme, d’une austérité rigoureuse, a su se faire obéir et respecter des religieuses tout en les gouvernant avec une main de fer ; mais, depuis tant d’années qu’elle leur commande, elle n’a pu obtenir la sincère affection d’aucune d’elles. Les trois jours passés dans l’intérieur de ce couvent avaient tellement fatigué ma tante et mes cousines, que, n’importe le risque qu’elles pouvaient courir en sortant, ces dames ne voulurent pas y demeurer plus longtemps. Quant à moi, j’avais, pendant un aussi court séjour, recueilli beaucoup d’observations et ne m’étais nullement ennuyée. Ces graves religieuses nous accompagnèrent avec le même cérémonial et la même étiquette qu’elles avaient mis à nous recevoir ; enfin nous passâmes le seuil de cette énorme porte en chêne, verrouillée et bardée de fer comme celle d’une citadelle : à peine la portière l’eut-elle refermée, que nous nous mîmes toutes à courir dans la longue et large rue de Santa-Rosa, en criant : « Dieu ! quel bonheur d’être en liberté ! » Toutes ces dames pleuraient ; les enfants et les négresses gambadaient dans la rue ; et moi j’avoue que je respirais plus facilement. Liberté, oh ! chère liberté, il n’est pour ta perte aucune compensation : la sécurité même n’en est pas une ; rien au monde ne saurait te remplacer.

Dès le lendemain de notre entrée à Santa-Rosa, Althaus nous avait fait dire que la nouvelle était fausse, que l’Indien de qui on la tenait était vendu à San-Roman, et que celui-ci n’arriverait pas avant quinze jours. Nous crûmes donc pouvoir revenir chez nous ; mais, le soir même de notre sortie, il y eut une autre alerte, et, cette fois, mes parentes se retirèrent à Santa-Cathalina. Il paraissait positif que San-Roman était à Cangallo. Son arrivée à une si courte distance d’Aréquipa (quatre lieues) rendait le danger imminent ; aussitôt que la nouvelle s’en répandit, le désordre dans la ville et dans le camp ne fut guère moindre qu’à la première alarme donnée par l’espion ; on battit la générale, on sonna le tocsin ; des masses de monde se réfugièrent dans les couvents ; ce furent une confusion, une terreur qui ne me donnèrent pas une haute idée de la bravoure de cette population fanfaronne, qui devait défendre la ville jusqu’au dernier souffle de vie. Les couvents et les églises étaient devenus les garde-meubles des habitants ; depuis quinze jours, ils y cachaient tout ce qu’ils possédaient d’objets transportables, et leurs maisons entièrement dégarnies avaient l’air d’avoir été pillées ; moi-même je fis porter mes malles à Santo-Domingo avec les effets de mon oncle. C’était à midi qu’on avait appris l’arrivée de l’ennemi à Cangallo, et l’on s’attendait à la voir paraître vers six ou sept heures. Les dômes des maisons étaient couverts d’une foule de monde qui regardait dans toutes les directions ; mais l’attente générale fut déçue. L’ennemi avait fait une halte.

Althaus revint du camp, et me dit : — Cousine, il est très vrai, cette fois, que San-Roman est à Cangallo ; mais ses soldats sont harassés de fatigue, et je suis bien sûr qu’ils resteront là trois ou quatre jours pour se refaire.

— Vous croyez donc qu’ils ne viendront pas aujourd’hui ?

— Je ne pense pas qu’ils soient ici avant quatre ou cinq jours ; ainsi, vous pouvez aller retrouver Manuela. Au surplus, vous verrez la mêlée du haut des tours du monastère, aussi bien que de dessus la maison de votre oncle.

Je suivis son conseil, et j’allai à Santa-Cathalina rejoindre mes parentes.

— Me voilà donc encore dans l’intérieur d’un couvent ; mais quel contraste avec celui que je venais de quitter ! quel bruit assourdissant, quels houras quand j’entrai ! La Francesita ! la Francesita ! criait-on de toutes parts. À peine la porte fut-elle ouverte, que je fus entourée par une douzaine de religieuses qui me parlaient toutes à la fois, criant, riant et sautant de joie. L’une m’ôtait mon chapeau, parce que, disait-elle, un chapeau était un vêtement indécent ; mon peigne fut également ôté sous le même prétexte qu’il était indécent ; une autre voulait me retirer mes gigots, toujours sur la même accusation d’être très indécents. Celle-là écartait ma robe par derrière, parce qu’elle voulait voir comment était fait mon corset. Une religieuse me défaisait les cheveux pour voir comme ils étaient longs ; une autre me levait le pied pour examiner mes brodequins de Paris ; mais ce qui excita surtout leur étonnement, ce fut la découverte de mon pantalon. Ces bonnes filles sont naïves, et il y avait sans doute plus d’indécence dans leurs questions que n’en présentaient mon chapeau, mon peigne et mes vêtements. En un mot, ces dames me tournèrent en tous sens, et en agirent envers moi comme fait un enfant avec la poupée qu’on vient de lui donner.

Je restai, sans nulle exagération, un grand quart d’heure à la porte d’entrée, qui sert de tour, craignant à chaque instant d’être suffoquée par la chaleur dans le peu d’espace que me laissaient ces turbulentes religieuses et la multitude de négresses ou de sambas qui m’entouraient. Mes parentes, qui avaient vu l’embarras de ma position et qui sentaient tout ce que je devais en souffrir, faisaient tous leurs efforts pour tâcher de percer jusqu’au lieu où j’étais, tandis que ma samba, entrée en même temps que moi, criait de toutes ses forces qu’on m’étouffait, qu’on me faisait mal, et appelait à mon secours. Mais ses cris et ceux de mes cousines étaient couverts par plus de cent voix à la fois : Ha ! la Francesita   ; que bonita es ! viene aqui a vivir con nosotros.

Je commençais sérieusement à désespérer de sortir de là autrement qu’évanouie. Je sentais mes jambes défaillir sous moi ; j’étais baignée de sueur, et le vacarme que tout ce monde faisait à mes oreilles m’étourdissait tellement, que je ne savais plus où j’en étais, lorsque enfin la supérieure arriva pour me recevoir. Elle était cousine de celle de Santa-Rosa, et notre parente au même degré. À son approche, le bruit se calma un peu, et la foule s’ouvrit pour la laisser arriver jusqu’à moi. Je me sentais réellement très mal. La bonne dame, qui s’en aperçut, gronda sévèrement les religieuses, et donna ordre qu’on fit retirer toutes les négresses. Elle m’emmena ensuite dans sa grande et belle cellule, et là, après m’avoir fait asseoir sur de riches tapis et de moelleux coussins, elle me fit apporter, sur un des plus beaux plateaux de l’industrie parisienne, diverses sortes d’excellents gâteaux faits dans le couvent, des vins d’Espagne dans de beaux flacons de cristal, et un superbe verre doré, élégamment taillé et gravé aux armes d’Espagne.

Quand je fus un peu remise, la bonne dame voulut absolument m’accompagner à la cellule qu’elle me destinait. Oh ! quel amour de cellule ! et combien de nos petites-maîtresses la voudraient pour boudoir. Qu’on imagine une petite chambre voûtée, large de dix à douze pieds et longue de quatorze à seize, couverte en entier d’un beau tapis anglais avec des dessins turcs, ayant au milieu une petite porte en ogive, et sur deux des côtés une petite croisée du même style, et ces deux croisées garnies de rideaux en soie couleur cerise avec des franges noires et bleues ; sur un côté de la chambre un petit lit en fer verni avec un matelas en coutil anglais et des draps en batiste garnis en dentelle d’Espagne. En face, un divan aussi en coutil anglais, recouvert d’un riche tapis venant de Cuzco. Auprès du divan, des coussins pour asseoir les visiteurs et de jolis tabourets en tapisserie. Dans le fond était pratiquée une niche occupée par une belle console à dessus de marbre blanc qui figurait assez bien un petit autel. Il y avait sur la console plusieurs jolis vases remplis de fleurs naturelles et artificielles ; des chandeliers en argent avec des bougies bleues ; un petit livre de messe relié en velours violet et fermé avec un petit cadenas en or. Au dessus de la console, étaient placés un petit Christ en chêne d’un beau travail, au dessus du Christ une Vierge dans un cadre d’argent, et à ses côtés, dans de riches bordures, sainte Catherine et sainte Thérèse. Un petit rosaire à grains fins et des plus mignons avait été passé autour de la tête du Christ. Enfin, pour que rien ne manquât à cet élégant ameublement, il y avait au milieu de la chambre une table couverte d’un grand tapis, et sur cette table un grand plateau qui contenait un thé de quatre tasses ; une carafe en cristal taillé, un verre et tout ce qui était nécessaire pour se rafraîchir. Cette charmante retraite était le retiro de la supérieure. Cette dame s’était prise pour moi d’une amitié enthousiaste par le seul motif que je venais du pays où vivait Rossini. Malgré mes instances pour ne pas accepter cet agréable gîte, elle voulut à toute force que je m’installasse dans son retiro. L’aimable religieuse me tint compagnie assez tard, et nous causâmes de musique principalement, ensuite des affaires de l’Europe auxquelles ces dames prennent un vif intérêt ; puis elle se retira entourée d’une foule de religieuses, car toutes l’aiment comme leur mère et leur amie.

J’ai dû, pendant dix ans de voyages, changer fréquemment d’habitation et de lit ; mais je ne me souviens pas d’avoir jamais éprouvé une sensation aussi délicieuse que celle que je ressentis en me couchant dans le charmant petit lit de la supérieure de Santa-Cathalina. J’eus l’enfantillage d’allumer les deux bougies bleues qui étaient sur l’autel, je pris le petit rosaire, le joli livre de prières, et je restai longtemps à lire, m’interrompant souvent pour admirer l’ensemble des objets qui m’entouraient, ou pour respirer avec volupté le doux parfum qui s’exhalait de mes draps garnis de dentelle. Cette nuit-là, j’eus presque le désir de me faire religieuse. Le lendemain, je me levai très tard, l’indulgente supérieure m’ayant prévenue qu’il était inutile que je me levasse à six heures (comme on l’avait exigé de nous à Santa-Rosa), pour me rendre à la messe : Il suffit que vous paraissiez à celle de onze heures, m’avait dit la bonne dame, et si votre santé ne vous le permet pas, je vous dispense d’y paraître. La première journée fut employée à faire des visites à toutes les religieuses : c’était à qui me verrait, me toucherait, me parlerait ; ces dames me questionnaient sur tout. Comment s’habille-t-on à Paris ? qu’y mange-t-on ? y a-t-il des couvents ? mais surtout qu’y fait-on en musique ? Dans chaque cellule nous trouvions nombreuse société : tout le monde y parlait à la fois au milieu des rires et des saillies ; partout on nous offrait des gâteaux de toute espèce, des fruits, des confitures, des crèmes, des sucres candis, des sirops, des vins d’Espagne. C’était une suite continuelle de banquets. La supérieure avait fait arranger, pour le soir, un concert dans sa petite chapelle, et là j’entendis une très bonne musique composée des plus beaux passages de Rossini. Elle fut exécutée par trois jeunes et jolies religieuses non moins dilettanti que leur supérieure. Le piano sortait des mains du plus habile facteur de Londres, et la supérieure l’avait payé 4,000 fr.

Santa-Cathalina est aussi de l’ordre des carmélites ; mais, ainsi que me le fit observer la supérieure, avec beaucoup de modifications. Oh oui ! pensais-je, avec d’immenses modifications.…

Ces dames ne portent pas le même habit que celles de Santa-Rosa. Leur robe est blanche, très ample et traînante à terre : leur voile, carmélite ordinairement, est noir les jours de grandes solennités. Je ne sais si leur règle exige qu’elles n’usent que d’étoffes de laine ; mais ce que je puis assurer, c’est que leur robe est le seul de leurs vêtements qui soit en laine. Elle est d’un tissu très fin, soyeux et d’une blancheur éclatante. Leur bonnet est en crêpe noir, et si joliment plissé que j’avais envie d’en emporter un comme objet de curiosité ; sa forme gracieuse leur donne une physionomie charmante. Le voile est aussi en crêpe ; elles ne le portent jamais baissé qu’à l’église ou en cérémonie. Il faut croire aussi que ces pieuses dames ne font vœu ni de silence, ni de pauvreté ; car elles parlent passablement et font presque toutes beaucoup de dépenses. L’église du couvent est grande ; les ornements en sont riches, mais mal entretenus. L’orgue est très beau, les chœurs et tout ce qui est relatif à la musique de l’église sont l’objet, de la part des religieuses, de soins tout spéciaux. La distribution intérieure du couvent est d’une grande bizarrerie ; il est composé de deux corps de bâtiment dont l’un s’appelle le vieux couvent et l’autre le neuf. Ce dernier se compose de trois petits cloîtres très élégamment construits ; les cellules en sont petites, mais aérées et très claires. Dans le milieu de la cour, il y a une corbeille de fleurs et deux belles fontaines qui entretiennent partout la fraîcheur et la propreté. L’extérieur des cloîtres est tapissé de vignes. On communique par une rue escarpée avec le vieux couvent. Celui-là est un véritable labyrinthe, composé de quantité de rues et ruelles dans toutes les directions, et traversé par une rue principale qu’on monte presque comme un escalier. Ces rues et ruelles sont fermées par les cellules qui sont autant de petits corps-de-logis d’une construction originale. Les religieuses qui les habitent y sont comme dans de petites maisons de campagne. J’ai vu de ces cellules qui avaient une cour d’entrée assez spacieuse pour y élever de la volaille, et où se trouvaient établis la cuisine et le logement des esclaves ; puis une seconde cour sur laquelle deux ou trois chambres étaient construites ; ensuite un jardin et un petit retiro dont le toit formait terrasse. Depuis plus de vingt ans, ces dames ne vivent plus en commun : le réfectoire est abandonné, le dortoir l’est également, quoique, pour la forme, chacune des religieuses y tienne encore un lit, qui est blanc, selon que la règle l’exige. Elles ne sont pas non plus astreintes, comme les carmélites de Santa-Rosa, à cette foule de pratiques religieuses qui emploient tout le temps de ces dernières. Il leur reste au contraire, après l’accomplissement de leurs devoirs conventuels, beaucoup de loisir qu’elles consacrent au soin de leur ménage, à l’entretien de leurs vêtements, à des occupations de charité, enfin à leurs amusements. La communauté a trois vastes jardins qui ne sont cultivés qu’en légumes et maïs, parce que chaque religieuse cultive des fleurs dans le jardin de sa cellule. Au surplus, la vie que mènent ces dames est très laborieuse ; elles travaillent à toute sorte de petits ouvrages d’aiguille, prennent des pensionnaires qu’elles instruisent, et ont, en outre, une école gratuite où elles font l’enseignement des filles pauvres. Leur charité s’étend à tout : elles donnent du linge aux hôpitaux, dotent de jeunes filles, et journellement distribuent du pain, du maïs et des vêtements aux pauvres. Les revenus de cette communauté s’élèvent à une somme énorme ; mais ces dames dépensent en proportion de ces mêmes revenus. La supérieure avait alors soixante-douze ans ; nommée et destituée à plusieurs reprises, son extrême bonté la faisait toujours rejeter par les prêtres qui ont autorité sur le couvent, mais cette même bonté la faisait nommer de nouveau par les religieuses qui ont le droit d’élire leur supérieure au scrutin.

Cette aimable femme, en tout point l’inverse de sa cousine de Santa-Rosa, est si maigre, si délicate, qu’elle disparaît presque entièrement sous sa longue et large robe. Toute sa vie elle a été malade, et la seule chose qui apporte quelque soulagement à ses maux, c’est d’entendre de la bonne musique. Elle ne paraît vieille, cette chère dame, que par sa figure et ses mains décrépites. Je n’aurais jamais cru qu’on pût rencontrer, dans une femme de cet âge et d’une aussi faible organisation, autant de vivacité et d’activité qu’en montrait la supérieure. Sa conversation, extrêmement gaie, était toujours brillante de saillies et piquante d’originalité ; pas une de ses jeunes religieuses ne l’aurait surpassée dans le feu qu’elle y mettait. Je lui rapportai le propos que m’avait tenu la supérieure de Santa-Rosa ; elle haussa les épaules avec un sourire de pitié, et me dit avec une expression tout à fait artistique : « Et moi, ma chère enfant, si je n’avais que trente ans, j’irais avec vous à Paris voir jouer, au grand Opéra, les sublimes chefs-d’œuvre de l’immortel Rossini ; une note de cet homme de génie est plus utile à la santé morale et physique des peuples que ne le furent jamais à la religion les hideux spectacles des auto-da-fé de la sainte Inquisition. »

A Santa-Cathalina, chacune de ces dames fait à peu près ce qu’elle veut ; la supérieure est trop bonne pour gêner ou même contrarier aucune de ses religieuses. L’aristocratie des richesses, celle qui règne partout, même au sein des démocraties, est la seule dont j’aie remarqué l’existence dans ce couvent. Les religieuses de Santa-Cathalina sont réellement en progrès. Parmi ces dames, il y en a trois qui sont considérées comme les reines du lieu. La première, placée dans le couvent à l’âge de deux ans, pouvait en avoir, lorsque j’y étais, trente-deux à trente-trois ; elle appartient à une des plus riches familles de la Bolivia, et avait huit négresses ou sambas pour la servir. La seconde est une jeune fille de vingt-huit ans, grande et svelte, belle de cette beauté vive et hardie des femmes de Barcelonne ; aussi est-elle d’origine catalane. Cette charmante fille, orpheline avec 40,000 livres de rente, habite le monastère depuis cinq ans. Enfin la troisième, aimable personne de vingt-quatre ans, bonne, gaie, rieuse, est religieuse depuis sept ans. La plus âgée, qui se nomme Margarita, est pharmacienne du couvent ; Rosita, la seconde, en est la portière ; quant à la plus jeune, Manuelita, elle est trop folle et trop légère pour qu’on lui confie la moindre fonction.

Ces trois religieuses, par le besoin incessant d’activité qui les tourmente, par les bizarreries de leur esprit, furent cause d’une de ces destitutions auxquelles son excessive bonté a exposé la supérieure. La sœur Manuelita, que trop de force et trop d’embonpoint rendent toujours malade, eut une petite querelle avec le vieux docteur du couvent, parce qu’il voulait lui imposer des diètes auxquelles la jeune fille, un peu gourmande, refusait de s’astreindre. Le père de Manuelita est un vieillard octogénaire, non moins extraordinaire dans son genre que ma cousine la supérieure l’est dans le sien. L’un et l’autre sympathisent très bien ensemble et sont aussi bons amis qu’on peut l’être. Ce vieillard, qui allait souvent au couvent, où il avait la permission d’entrer quand il voulait, aime sa fille la religieuse avec une passion toute particulière. Manuelita, qui en mésuse ainsi que le font tous les enfants gâtés, se plaignit à lui du traitement auquel voulait la contraindre le vieux docteur, et se fit beaucoup plus malade qu’elle ne l’était réellement. Don Hurtado, le vieux sage que mon lecteur connaît déjà, a la prétention d’être philosophe, médecin, chimiste et astrologue, et, de plus, est porté d’une grande vénération pour tous les Européens. Il se montra sensiblement affecté de l’état de sa fille chérie et indigné contre le vieux docteur Bagras, qui voulait mettre sa fille à la diète.

— Chère enfant, lui dit-il, je ne veux plus que cet ignorant te prescrive le moindre remède ; je t’amènerai demain un docteur anglais, jeune homme charmant, plein de science, et qui a déjà fait, à vingt-six ans, deux fois le tour du monde ; juge, ma fille, quel médecin cela doit faire. » Le père Hurtado, exact à sa promesse, vint le lendemain au couvent, accompagné d’un élégant et aimable dandy, qui parlait l’espagnol avec un accent très agréable, qu’on était surpris d’entendre de la bouche d’un étranger. Cet infatigable voyageur, dont l’organe avait été assoupli par l’usage des langues française et italienne, qu’il parlait également bien, était en même temps le plus fashionable des médecins. Il joignait, à des manières distinguées, une originalité spéciale à sa nation, et une gaîté qu’il est très rare d’y rencontrer.

Après avoir vu et questionné Manuelita, il jugea que toute sa maladie provenait du défaut d’exercice, et réellement la tendance de cette jeune fille à l’obésité en dénotait l’urgent besoin. Le jeune docteur anglais prescrivit l’exercice du cheval à la religieuse, qui reçut l’ordonnance avec joie ; elle y vit une occasion de se distraire de la vie monotone dont le poids l’accablait, et dit aussitôt à son père qu’elle sentait que ce remède seul pourrait la soulager. Le vieil Hurtado proposa d’amener, dans le couvent, sa jument, qui était très douce. L’aimable docteur offrit la selle anglaise dont se servait sa femme, et il ne manquait plus, pour suivre l’ordonnance, que l’assentiment de la supérieure. La sœur Rosita, qui était l’enfant de prédilection de la bonne dame, se chargea de l’obtenir ; en effet, elle lui fit comprendre que Manuelita avait une maladie de nerfs d’une nature telle, que l’exercice du cheval était aussi nécessaire à sa guérison que la mélodie d’une bonne musique à la santé de leur vénérable supérieure. La comparaison de la rusée Rosita réussit parfaitement ; la permission fut accordée sans la moindre difficulté, et la supérieure ajouta qu’assurément ce jeune docteur anglais devait connaître la musique, et qu’elle désirait qu’il lui fût présenté.

Le jour attendu avec impatience étant enfin arrivé, don Hurtado entra de grand matin dans le couvent, suivi de la jument ; elle était complètement harnachée, et elle avait une magnifique selle de velours vert. La vue de cette jolie bête produisit d’universelles acclamations ; les pauvres recluses accouraient de toutes parts, avides de contempler un objet aussi nouveau pour elles. Quand toute la communauté se fut bien rassasiée du plaisir de voir et de toucher la jument, la selle, la bride et la cravache, le vieil Hurtado aida sa fille à monter ; et, lorsqu’elle fut en selle, il conduisit la jument par la bride et fit deux fois le tour des cours. Après que Manuelita fut descendue, son amie Rosita, qui avait aussi des maux de nerfs, voulut monter sur la jument ; plus hardie que la première cavalière, elle conduisit seule sa monture, et, au troisième tour, la mit au trot. Ce trait de bravoure extasia ces timides religieuses ; toutes, même les vieilles, voulaient aussi monter sur la jument, il fut convenu que cette charmante bête resterait dans le couvent, et que don Hurtado reviendrait le lendemain pour présider à la promenade. Le jour suivant, Manuelita conduisit son cheval elle-même et le fit aller au trot. Rosita monta ensuite, et dès lors il fut arrêté qu’à l’avenir on se passerait du père Hurtado. La señora dona Margarita, qui, depuis longtemps, souffrait horriblement de ses nerfs, voulut aussi essayer de l’exercice dont ses deux compagnes se trouvaient si bien. La chère dame étant un peu lourde et très poltronne, la Rosita fut sa conductrice les premiers jours. Il y avait près de quinze jours que les promenades à cheval divertissaient le couvent, alimentaient toutes les conversations et guérissaient merveilleusement de tous les maux, quand un événement, qui faillit devenir funeste, fit cesser la joie générale, excita la plus vive inquiétude et mit le trouble au sein de la communauté. La sœur Margarita, qui était loin d’être aussi agile que ses deux belles compagnes, et qui n’avait pu devenir aussi bonne cavalière, voulut cependant les imiter en faisant courir son cheval au galop ; il lui en arriva mal : au détour d’une des ruelles du vieux couvent, sa longue robe venant à s’accrocher à un buisson, Margarita, dans le mouvement qu’elle fit pour la dégager, perdit l’équilibre et tomba lourdement sur la borne, à l’angle de la ruelle ; dans sa chute, la malheureuse se fracassa l’épaule d’une manière horrible.

Dona Margarita fut portée sur son lit dans un cruel état de souffrance : on courut chercher le médecin anglais, qui se hâta de venir, remit l’épaule fracassée, et rassura les amies de la malade, en leur affirmant que la blessure ne présentait aucun danger, quoiqu’il craignît que la guérison ne fût un peu longue.

Cependant le vieux docteur Bagras, qui venait comme de coutume au couvent, ne voyant plus la sœur Margarita paraître dans sa pharmacie, demanda si elle était malade. — Non, répondit-on d’abord ; mais elle s’est fait remplacer dans la pharmacie, ayant ailleurs des occupations qui, pour quelques jours, l’empêcheront d’y venir. Quatre semaines s’écoulèrent sans que la pauvre pharmacienne fût en état de se lever pour aller elle-même distribuer au docteur Bagras les médicaments dont il avait besoin pour les malades du couvent ; et tandis que la curiosité du vieux docteur à son sujet lui faisait naître des inquiétudes, elle était contrainte de rester dans son lit, souffrant d’atroces douleurs.

Bagras enfin commença à suspecter qu’on lui cachait quelque chose sur la sœur Margarita. Il épia les négresses de cette religieuse, questionna plusieurs d’entre elles, et l’air embarrassé avec lequel on répondit à ses questions le convainquit que Margarita était malade. Le soupçonneux docteur fut intrigué du mystère que tout le couvent lui avait fait de cette maladie ; mille suppositions s’élevèrent dans son esprit, et il n’eût plus qu’une pensée, celle de découvrir le mot de l’énigme.

Il avait, comme médecin de la communauté, le droit de pénétrer dans l’intérieur des cloîtres : un jour, il guetta l’instant où les cours étaient désertes, et en profita pour aller se présenter à la cellule de Margarita. Il trouva la religieuse couchée, et méconnaissable, tant elle était pâle et amaigrie par la souffrance. À la vue du docteur, toutes les personnes présentes jetèrent un cri d’effroi ; la malade s’évanouit. Le vieil Esculape ne savait plus où il en était ; il ne pouvait s’expliquer comment lui, médecin du couvent depuis vingt-cinq ans, connu de toutes les dames de la communauté, qui, toutes, le traitaient avec familiarité, il ne pouvait concevoir comment il venait à produire sur celles qui étaient dans la cellule de la malade un si terrible effet. Il voulut s’approcher du lit de Margarita, pour lui offrir ses soins, mais toutes ces religieuses se précipitèrent sur lui pour le repousser. L’alarme qu’il avait causée, le mystère dont ces dames s’enveloppaient, firent naître dans la pensée du vieux docteur les plus étranges soupçons : il en était abasourdi. Plein de respect pour le couvent de Santa-Cathalina, que, depuis si longtemps, il servait avec zèle, et jaloux de la sainteté de ses religieuses, il se persuada qu’il était de son devoir et de sa religion de prévenir la supérieure de tout ce qui se passait. Néanmoins, ce qui au fond de son ame le peinait davantage, c’était de voir que la sœur Margarita n’eut pas eu assez de confiance en lui pour réclamer ses soins ! Arrivé en présence de la supérieure, Bagras, qui en connaissait l’extrême vivacité, n’osait faire un long préambule, et cependant ne savait comment s’y prendre pour aborder clairement le sujet ; la vénérable dame, dont l’intelligence est vraiment extraordinaire, comprit la pensée du vieux docteur, avant qu’il n’eût pu trouver des mots pour l’exprimer. Cette vieille religieuse, avec toute la bizarrerie et la gaîté de son esprit, a toujours été d’une sévérité de principes et d’une vertu exemplaires ; elle souffrait, dans son ame, et fut horriblement scandalisée à l’idée qu’on pût soupçonner une de ses religieuses de s’être écartée des règles de cette vertu qu’elle croit exister dans le cœur de toutes les sœurs avec la même pureté que dans le sien. D’un geste elle imposa silence au vieillard, et, d’une voix pleine de noblesse et d’indulgence, elle lui dit : — Docteur Bagras, j’ai consenti qu’on vous cachât le malheureux événement qui est arrivé à la sœur Margarita ; je l’ai voulu purement par considération pour vous ; vos longs services méritent des égards que je ne saurais méconnaître ; mais vous le sentez docteur, je ne dois pas porter la complaisance au point de compromettre la santé des saintes filles que Dieu a confiées à mes soins. J’ai jugé convenable d’appeler dans mon couvent un jeune docteur étranger qui, désormais, vous aidera dans vos fonctions, beaucoup trop pénibles pour un homme de votre âge. Notre nouveau docteur a prescrit à plusieurs de ces dames de monter à cheval. Cet exercice leur fait beaucoup de bien ; mais la Providence a permis que notre chère fille Margarita fit une chute et se cassât l’épaule. Elle souffre depuis deux mois, et le docteur anglais qui la soigne répond de la guérir. Telles sont, docteur Bagras, les causes bien simples de la maladie de la sœur Margarita. Maintenant que vous êtes instruit de ce que vous vouliez savoir, vous pouvez vous retirer. — Je raconte ce trait de ma vieille cousine avec une satisfaction intérieure que je ne puis taire ; sa conduite, en cette occasion, me paraît admirable de générosité et de dignité.

Le docteur Bagras fut tellement furieux de se voir chassé par le fashionable anglais, qu’il rentra chez lui bouillant de colère, et adressa aussitôt à l’évêque un rapport sur ce qui venait de se passer au couvent.

J’ai lu la copie de ce rapport : c’est vraiment une pièce curieuse. Il y est dit : « Horreur, trois fois horreur ! il est entré, dans le saint couvent de Santa-Cathalina, un mécréant, un chien d’Anglais[3] ! Enfin, monseigneur, pourriez-vous jamais le croire ! le chien a fait galoper les saintes religieuses sur une jument qui était vêtue d’une selle anglaise… » Tout le rapport est de cette force.

Cet événement fit grand bruit dans la ville. La jeune génération était toute contre l’évêque et pour l’élégant docteur anglais et la généreuse supérieure. Celle-ci n’en fut pas moins destituée à cause du fait que je viens de raconter ; mais les religieuses furent tellement indignées de cette injustice, qu’elles la réélurent immédiatement.

Les aimables cavalières de Santa-Cathalina m’ont détourné un peu de mon sujet. Ce couvent offre un champ si vaste à l’observation, qu’il est difficile, en omettant même beaucoup de choses, de n’être pas plus long qu’on n’en avait l’intention. Il faut cependant ajouter, pour terminer cette digression, que, depuis ce malheureux évènement, ces dames durent renoncer au beau projet qu’elles avaient conçu de faire bâtir dans un coin du jardin une écurie pour y tenir trois chevaux, afin que chacune d’elles pût avoir le sien. Don Hurtado fut même obligé de reprendre sa jument et reçut une verte semonce de la part de l’évêque. Enfin l’aimable docteur anglais fut consigné à la porte du couvent ; mais il s’en dédommagea à la grille du parloir, où il continua de donner de pernicieux conseils aux saintes filles, qui toutes avaient mal aux nerfs depuis que le sévère docteur Bagras les traitait par ordre de l’évêque.

Dès le lendemain de notre arrivée, chacune des trois amies avait laissé voir, en causant, un vif désir d’entendre de nous le récit exact de l’histoire de la pauvre Dominga ; le bruit courait dans le couvent que ces trois dames, depuis l’aventure de Dominga, en méditaient de concert, pour chacune d’elles, une non moins abominable. Rosita était de l’âge de Dominga et lui portait un vif intérêt, l’ayant beaucoup connue lorsque toutes deux n’étaient encore qu’enfants. Ma cousine Althaus, qui ne demandait pas mieux que de raconter cette histoire, pour la vingtième fois peut-être, s’offrit avec gaité à satisfaire la curiosité de ces dames. Il fut convenu que la bonne Manuelita engagerait ma cousine et moi à dîner en petit comité avec ses deux amies, afin de pouvoir causer tout à notre aise et aussi longtemps que nous le voudrions. Ce fut la veille de notre sortie du couvent que ce dîner eut lieu ; c’était terminer d’une manière assez piquante les six agréables journées que nous avions passées dans ce monastère.

Manuelita nous reçut dans sa jolie petite habitation du vieux couvent. Le dîner fut un des plus splendides et surtout des mieux servis de tous ceux où je fus invitée pendant mon séjour à Aréquipa. Nous eûmes de la belle porcelaine de Sèvres, du linge damassé, une argenterie élégante, et, au dessert, des couteaux en vermeil. Quand le repas fut terminé, la gracieuse Manuelita nous engagea à passer dans son retiro. Elle ferma la porte de son jardin et donna des ordres à sa première négresse, pour que nous ne fussions point dérangées, sous quelque prétexte que ce fût.

Ce petit retiro n’était pas aussi joli que celui de la supérieure, mais il était plus original. Comme j’étais étrangère, ces dames m’en firent les honneurs. On voulut que je prisse le divan à moi toute seule, et je m’y couchai mollement, appuyée sur des coussins de soie. Les trois religieuses, tout à fait élégantes avec leur robe à larges plis, prirent place autour de moi ; Rosita, assise sur un carreau, les jambes croisées à la mode du pays, se penchait sur le pied du divan ; la bonne Manuelita, assise à côté de moi, jouait avec mes cheveux, qu’elle dénattait et renattait de mille manières ; et la grave Margarita, au milieu de nous, montrait avec complaisance sa belle main grasse et blanche qui courait sur son gros rosaire d’ébène. Ma cousine, l’actrice principale, était assise, en face de son auditoire, sur un grand fauteuil bien à l’antique et avec un bon carreau sous ses pieds.

Ma cousine commença par nous faire connaître les motifs qui avaient déterminé Dominga à se faire religieuse. Dominga était plus belle qu’aucune de ses trois sœurs : à quatorze ans, sa beauté était déjà assez développée pour qu’elle inspirât de l’amour. Elle plut à un jeune médecin espagnol qui, apprenant qu’elle était riche, chercha à s’en faire aimer : ce lui fut chose facile ; Dominga naissait au monde ; elle était tendre et elle l’aima comme on aime à son âge, avec sincérité et sans défiance, croyant, dans sa naïveté, la pauvre enfant, que l’amour qu’elle inspirait égalait celui qu’elle éprouvait elle-même. L’Espagnol la demanda en mariage : la mère accueillit sa demande ; mais, craignant que sa fille ne fût trop jeune encore, elle voulut que le mariage ne se fit que dans un an. Cet Espagnol, comme presque tous les Européens qui abordent dans ces contrées était dominé par la cupidité ; il voulait arriver à de grandes richesses, et la possession de Dominga lui ayant paru un moyen d’y parvenir, il avait spéculé sur la crédule innocence d’une enfant. Il s’était à peine écoulé quelques mois, depuis que cet étranger avait demandé sa main, que, pour une femme veuve, sans nulle qualité, mais beaucoup plus riche que Dominga, il renonça à l’amour vrai de cette enfant, sans montrer le plus léger souci du profond chagrin qu’il allait lui causer en l’abandonnant. Le manque de foi de l’Espagnol blessa cruellement le cœur de Dominga : son mariage projeté avait été annoncé publiquement à toute sa famille, et sa fierté ne put supporter cet outrage. Cette jeune fille se sentait humiliée, et les consolations qu’on cherchait à lui donner ne faisaient qu’irriter une douleur qui aurait voulu se cacher à elle-même. Dans son désespoir, elle ne vit d’autre refuge que dans la vie conventuelle ; elle déclara à sa famille que Dieu l’appelait à lui, et qu’elle était résolue à entrer dans un monastère. Tous les parents de Dominga unirent leurs efforts pour ébranler sa résolution ; mais elle avait la tête exaltée, et les souffrances de son cœur ne lui permirent d’écouter aucune prière. Tout fut inutilement tenté : la jeune fille se montra aussi indifférente aux remontrances et aux conseils qu’elle avait été sourde aux sollicitations. La résistance qu’elle rencontra dans sa famille n’eut d’autre résultat que de porter son opiniâtre témérité à vouloir entrer dans le couvent le plus rigide de l’ordre des carmélites. Après un an de noviciat, Dominga prit le voile à Santa-Rosa.

Il paraît, continua ma cousine, que Dominga, dans la ferveur de son zèle, fut heureuse les deux premières années de son séjour à Santa-Rosa. Au bout de ce temps, elle commença à se fatiguer de la sévérité de la règle. Les souffrances physiques avaient calmé l’exaltation morale, et de tardives réflexions lui firent verser des larmes sur le sort qu’elle s’était fait. Elle n’osa parler de son chagrin et de son ennui à sa famille, qui s’était si fortement opposée au parti qu’elle avait pris, et d’ailleurs à quoi cela aurait-il pu lui servir ? — Vous le savez, mesdames, ajouta ma cousine, tout regret est inutile : une fois entré dans une de vos retraites, on n’en sort plus.

Ici les trois religieuses se regardèrent, et il y eut un accord dans ces regards échangés à la dérobée, qui n’échappa à aucune de nous deux.

La malheureuse Dominga renferma ses chagrins dans son cœur, et, n’espérant de soulagement de personne, elle se résigna à souffrir, attendant de la mort la fin de ses maux. Chaque jour passé dans le couvent, que la religieuse ne considérait plus que comme sa prison, affaiblissait sa santé jadis si brillante ; une pâleur mortelle avait remplacé sur ses joues le vermillon qui donnait tant d’éclat à sa beauté, lorsqu’elle vivait dans le monde. Ses beaux yeux, devenus ternes, étaient enfoncés dans leurs orbites, comme ceux des pénitents épuisés par les austérités du cloître. Un jour, vers la fin de la troisième année, le tour de faire la lecture dans le réfectoire étant venu à lui échoir, Dominga trouva, dans un passage de sainte Thérèse, l’espoir de sa délivrance. Il est raconté dans ce passage que fréquemment le démon a recours à mille moyens ingénieux pour tenter les nonnes. La sainte rapporte, en exemple, l’histoire d’une religieuse de Salamanque, qui succomba à la tentation de s’évader du couvent, et à qui le démon avait suggéré la pensée de mettre, dans le lit de sa cellule, le cadavre d’une femme morte, destiné à faire croire, à toute la communauté, que la religieuse avait cessé de vivre, afin qu’elle eût le temps, aidée d’un messager du diable, sous la forme d’un beau jeune homme, de se mettre à couvert des alguazils de la sainte inquisition.

Quel trait de lumière pour la jeune fille ! Elle aussi pourra sortir de sa prison, de son tombeau, par le même moyen que la religieuse de Salamanque. Dès ce moment, l’espérance rentre dans son ame, et, dès lors, plus d’ennui : à peine a-t-elle assez de temps pour employer toute l’activité de son imagination à songer aux moyens de réaliser son projet. Plus de pratiques austères, de devoirs pénibles qui lui coûtent à remplir, parce qu’elle voit un terme à sa captivité. Elle changea graduellement de manière d’être avec les religieuses, recherchant les occasions de leur parler, afin de parvenir à connaître à fond chacune d’elles. Dominga tâchait surtout de se lier avec les sœurs portières. Les fonctions de ces sœurs ne durent que deux ans au couvent de Santa-Rosa. À chaque changement, elle s’efforçait, par ses attentions et ses assiduités, de se faire bien venir de la nouvelle portière. Elle se montra très généreuse et très bonne envers la négresse qui lui servait de commissionnaire au dehors du couvent, afin de s’assurer un dévouement sans bornes. La prudente et persévérante jeune fille n’oublia en somme rien de ce qui pouvait faciliter l’exécution de son projet. Huit années s’écoulèrent cependant avant qu’elle pût le réaliser, Hélas ! combien de fois, durant cette longue attente, la malheureuse ne passa-t-elle pas, de la joie délirante qu’éprouve le prisonnier près de quitter son cachot, par un effort de courage et d’adresse, au découragement profond, au désespoir de l’esclave qui, surpris au moment de sa fuite, va retomber sous la main d’un maître cruel ! Il serait trop long de vous raconter toutes ses anxiétés, toutes ses alternatives d’espoir et de crainte. Quelquefois, après avoir passé près de deux années à flatter une vieille sœur portière, dure et revêche, au moment où Dominga se croyait sûre de la sympathie et de la discrétion de la vieille, une circonstance lui faisait voir que, si elle avait eu l’imprudence de se confier à cette femme, elle eût été perdue. À cette pensée, Dominga, épouvantée du danger qu’elle venait de courir, frissonnait de terreur ; il se passait alors plusieurs mois sans qu’elle osât faire la moindre tentative. Il arrivait encore qu’au moment de se confier à une portière qui lui paraissait bonne et digne du terrible secret qu’elle avait à lui dire, celle-ci était changée et remplacée par une espèce de cerbère dont la voix seule glaçait la pauvre Dominga. C’est au milieu de ces cruelles anxiétés que vécut, pendant huit ans, la jeune religieuse. On ne conçoit pas comment sa santé put résister à une aussi longue agonie. À la fin, sentant qu’elle était au bout de ses forces, elle se décida et s’ouvrit à une de ses compagnes qu’elle aimait plus que les autres et qui venait d’être nommée portière. Sa confiance se trouva heureusement bien placée, et Dominga, assurée qu’elle fut de l’aide et du silence de la portière, ne songea plus qu’aux moyens de se procurer ce dont elle avait besoin pour l’exécution de son projet. Il lui fallait se confier à la négresse, sa commissionnaire ; car, sans le concours de cette esclave, il était impossible de réussir. Cette confidence était entourée de dangers, et, dans cette circonstance, comme dans toutes celles qui se rattachent à l’exécution de son plan d’évasion, Dominga fut admirable de courage et de persévérance. Elle ne pouvait communiquer avec sa négresse qu’au parloir, et à travers une grille. Les paroles de Dominga pouvaient être entendues par une des silencieuses religieuses qui allaient et venaient sans cesse au parloir, et qui, sans cesse aussi, avaient l’oreille au guet. Voici le plan qu’avait conçu Dominga et qu’elle eut la hardiesse d’exposer à sa négresse, en lui offrant une large récompense pour dédommager cette esclave des périls qu’elle avait à courir.

Il fallait que la négresse se procurât une femme morte ; qu’elle l’apportât, le soir, à la nuit tombante, au couvent : la portière devait lui ouvrir et lui montrer l’endroit où elle cacherait le cadavre : ensuite Dominga devait, dans la nuit, le venir chercher, le porter sur son lit, y mettre le feu, puis s’échapper pendant que les flammes brûleraient le cadavre et le tombeau. Ce ne fut que très longtemps après être entrée dans l’entreprise de sa maîtresse que la négresse put apporter le cadavre. Il eût été dangereux d’en demander à l’hôpital qui, au surplus, n’en eût donné qu’à des chirurgiens, et pour un usage indiqué, attendu qu’il n’y a pas d’école de médecine à Aréquipa. Il était presque impossible d’obtenir le corps d’une femme morte chez elle : aussi assure-t-on que, sans les bons offices d’un jeune chirurgien qui fut mis dans la confidence, la bonne amie de Dominga aurait achevé ses deux années de sœur portière avant que l’esclave eût pu se procurer le cadavre qui devait, dans le couvent, faire croire à la mort de sa maîtresse. Par une nuit sombre, la négresse surmonta ses terreurs en songeant à la récompense promise, et chargea, sur ses épaules, le cadavre d’une femme indienne, morte depuis trois jours. Arrivée à la porte du couvent, elle fit le signal convenu ; la portière, toute tremblante, ouvrit, et la négresse, en silence, déposa son fardeau dans le lieu que, du doigt, lui montrait la portière. L’esclave alla ensuite se poster au détour de la rue de Santa-Rosa, pour y attendre sa maîtresse.

Dominga était, depuis plusieurs jours, en proie aux plus vives inquiétudes par les obstacles sans cesse renaissants qui entravaient l’exécution de son projet. Elle attendait, dans une anxiété inimaginable, le résultat des dernières démarches qu’on avait dû tenter pour se procurer un cadavre de femme, lorsque son amie portière vint la prévenir que sa négresse en avait introduit un dans le couvent. À cette nouvelle, Dominga tomba à genoux, baisa la terre, puis, portant les yeux sur son Christ, resta longtemps dans cette position, comme abîmée dans un sentiment ineffable d’amour et de reconnaissance.

Le soir, la portière verrouilla la porte sans la fermer à la clef ; ensuite elle alla, selon que la règle l’exigeait, porter la clef à la supérieure et se retira dans son tombeau. Dominga, vers minuit, lorsqu’elle jugea que toutes Les religieuses étaient profondément endormies, sortit de son tombeau, où elle laissa sa petite lanterne sourde, et alla, à l’endroit que lui avait indiqué la portière, prendre le cadavre. C’était une charge bien lourde pour les membres délicats de la jeune religieuse ; mais que ne peut l’amour de la liberté ? Dominga enleva l’horrible fardeau avec autant de facilité que si c’eût été une corbeille de fleurs. Elle le déposa sur son lit, le revêtit de ses habits de religieuse, et, s’étant revêtue elle-même d’un habillement complet dont elle avait pris le soin de se pourvoir, elle mit le feu à son lit et prit la fuite, laissant grande ouverte la porte du couvent.

Ma cousine se tut, et les trois religieuses de Santa-Cathalina se regardèrent encore cette fois avec un air d’intelligence qui me fit pressentir leurs pensées. Après quelques instants de silence, la sœur Margarita demanda ce qui s’était passé au couvent, par suite de l’évasion de Dominga, et ce qu’on en avait pensé. — Personne, reprit ma cousine, ne se douta de la vérité. La sœur portière, qui ne dormait pas, comme vous devez bien le présumer, courut sur les pas de Dominga fermer sa porte au verrou ; et, dans la confusion occasionnée par l’incendie du tombeau, l’adroite portière sut reprendre sa clef chez la supérieure et ferma sa porte comme de coutume. Tout le monde fut convaincu que Dominga s’était brûlée. Les restes du cadavre que l’on trouva étaient méconnaissables, et ils furent enterrés avec les cérémonies en usage pour l’enterrement des religieuses. Deux mois après, la vérité sur cet événement commença à se répandre ; mais les religieuses de Santa-Rosa ne voulurent pas y ajouter foi ; et quand l’existence de Dominga avait cessé d’être un doute pour tout le monde, les bonnes sœurs soutenaient encore qu’elle était bien morte, et que ce qu’on racontait sur sa prétendue sortie du couvent était une calomnie. Elles ne furent convaincues que lorsque Dominga elle-même prit soin de les convaincre en attaquant la supérieure, pour qu’elle eût à lui restituer sa dot, qui était de 10,000 piastres (50,000 francs).

Pendant tout le temps qu’avait duré le récit de ma cousine, je m’étais occupée attentivement à remarquer l’effet produit par sa narration sur les trois charmantes religieuses. La plus ancienne des trois, la sœur Margarita, s’était à peu près constamment tenue dans sa réserve conventuelle. Il était échappé à la vive et impétueuse Rosita plusieurs exclamations qui dénotaient avec quelle sincérité cette aimable fille compatissait aux souffrances qu’avait éprouvées Dominga pendant ses onze années d’agonie. Quant à la douce Manuelita, elle pleurait et répétait souvent avec une naïve compassion : « Pauvre Dominga ! comme elle a dû souffrir ; mais aussi comme elle est heureuse d’être enfin délivrée ! » Et la gracieuse fille jetait sa tête sur mon épaule avec un mouvement d’enfant, et pleurait.

Nous nous retirâmes, laissant ces dames plongées dans une rêverie que nous ne crûmes pas discret de troubler. Je gagerais bien, dis-je alors à ma cousine, qu’avant deux ans ces trois religieuses ne seront plus ici. — Je le pense comme vous, me répondit-elle, et j’en serais bien contente : ces trois femmes sont trop belles et trop aimables pour vivre dans un couvent.

Le lendemain, nous sortîmes de Santa-Cathalina : nous y avions demeuré six jours, pendant lesquels ces dames mirent tous leurs soins à nous faire passer le temps le plus agréablement possible. Dîners magnifiques, petits goûters délicieux, promenades dans les jardins et dans tous les endroits curieux du couvent ; ces aimables religieuses n’omirent rien pour nous plaire et pour nous faire jouir des récréations que le couvent leur permettait de nous offrir. Nous fûmes reconduites jusqu’à la porte par toute la communauté, pêle-mêle, sans cérémonie et sans la moindre étiquette ; mais avec une affection si vraie et si touchante, que nous pleurâmes avec les bonnes religieuses de la peine réelle que nous éprouvions à nous séparer. Nos impressions étaient bien différentes de celles que nous ressentîmes à notre sortie de Santa-Rosa. Cette fois, nous ne sortions qu’à regret du couvent, et nous nous arrêtâmes à plusieurs reprises dans la rue pour porter nos regards sur les tours de l’asile hospitalier que nous venions de quitter. Nos enfants et les esclaves étaient tristes, et ces dames ne tarissaient pas en éloges sur la bonté de ces aimables religieuses.

Il n’y eut pas de jour, dans la semaine qui suivit notre sortie, que ces religieuses ne nous aient envoyé des cadeaux de toute espèce. Il serait difficile de se faire une idée de la générosité de ces excellentes dames. J’avais gardé un si agréable souvenir de l’accueil amical que j’avais reçu dans le couvent de Santa-Cathalina, qu’avant mon départ d’Aréquipa, j’allai plusieurs fois causer au parloir avec mes anciennes amies. Dans cette circonstance, ces dames me comblèrent encore de petits cadeaux et me donnèrent la commission de leur envoyer de France de la musique de Rossini.

  1. nonne
  2. On nomme tombeau l’endroit où chaque religieuse se retire pour dormir.
  3. Au Pérou on croit généralement que tous les Anglais sont protestants, et la tolérance y a encore fait si peu de progrès, que l’épithète de chien est communément usitée à leur égard. J’ai entendu dire, en parlant d’une fille qui s’était mariée à un Anglais, qu’elle avait épousé un chien.