Pernette/La Veuve

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ÉPILOGUE


LA VEUVE




Parmi tes souvenirs si doux à la mémoire,
Cher pays de Forez, j’ai glané cette histoire ;
J’en aimais la tristesse et les mâles couleurs ;
Elle me souriait entre toutes tes fleurs.
Que de fois, aux genoux de Pernette elle-même,
J’ai de mes pleurs d’enfant baigné ce cher poème !
Il fut le plus constant de mes rêves divers
Et j’en voudrais garder une image en mes vers.
 
L’âge, en m’interdisant toute longue espérance,
Chaque jour me rattache au lieu de ma naissance ;
Mon berceau me rappelle, et, par le temps blessé,
Chaque jour, j’aime à fuir plus loin dans le passé.
Par tes sentiers bordés d’églantine et de ronce,

C’est dans tes horizons que mon esprit s’enfonce,
Cher pays, et je vais, autour des mêmes bois,
Écouter tes vieux airs entendus mille fois.

Je dois à tes leçons, qu’il m’est si doux de suivre,
Mon vrai savoir, celui que n’enseigne aucun livre,
Celui qu’on sent germer d’un sol plein de vigueur,
Qu’on respire dans l’air, qui prend sa source au cœur,
Qui passe, avec le sang, de l’aïeul à sa race,
Et qu’aux pages de l’âme aucune encre n’efface.
 
Ton grand air m’a sauvé la vie et la raison,
Chez toi, pâle écolier échappé de prison,
Libre pendant deux mois des pédants de la ville,
Je secouais du front leur sagesse imbécile,
Et, parmi tes bouviers chantant, grimpant, rêvant,
J’allais refaire en moi l’œuvre du Dieu vivant.
Là, d’un souffle emportant l’amas des lettres mortes,
Les choses à mon cœur parlaient de leurs voix fortes ;
Dans leurs mâles sillons exempts de nos erreurs,
Je suivais, pas à pas, l’esprit des laboureurs.
À mes doutes, partout, la réponse était prête ;
L’âme des vieux parents me servait d’interprète ;
Muni de leurs clartés, je n’hésitais sur rien,
Et j’avais leur bon sens pour seul historien.

Maints rhéteurs, depuis lors, m’ont prêché sans relâche
Les vertus, les bienfaits du sabre ou de la hache,
Le crime nécessaire et le progrès fatal ;
On m’a dit que le bien a pour auteur le mal.
J’ai regardé de près ces hideuses chimères,
Et j’ai donné raison aux haines de nos mères :

Tout grand nom de tribun, de peuple, d’empereur,
Taché du moindre sang, me soulève d’horreur.
L’histoire en a menti ! moi, sur nos temps d’épreuves,
J’accepte sans appel l’arrêt des pauvres veuves.

Celle qui m’a conté sa vie et ses amours
A ses ressentiments m’a conquis pour toujours ;
Il ne reste à mes yeux, de toute cette gloire,
Rien qu’une femme en pleurs, sans fils, en robe noire.

Je la retrouve encor telle qu’à mes dix ans
Je la suivais, épris de ses traits imposants.
J’obéissais près d’elle à ce charme sévère
Des êtres que l’on craint parce qu’on les révère.
Dès qu’elle avait parlé, je quittais tous les jeux.
Frissonnant au récit de ces jours orageux,
Je me serrais contre elle au bruit de la bataille.
Je la voyais géante en sa petite taille ;
Tant sous sa coiffe blanche elle avait de grands airs,
Quand ses yeux noirs brillaient de larmes et d’éclairs.

J’étais pour elle, aimé d’une intime tendresse,
L’auditeur entre tous à qui l’âme s’adresse ;
Car elle avait senti, de son tact souverain,
Chez cet enfant débile un souvenir d’airain
En qui, malgré l’effort du temps et du vulgaire,
Tous les cultes premiers ne s’effaceraient guère.
Lorsque j’avais pris place entre les écoutants,
L’histoire était plus vive et durait plus longtemps ;
Puis, le soir, pour moi seul, dans nos longs tête-à-téte,
Les reliques sortaient de l’armoire secrète.

Ses récits, à mon cœur, terribles et touchants,
Faisaient comme une part des beautés de nos champs,
Quand j’allais, écolier libre, jusqu’aux vendanges,
Me livrer, chaque automne, à leurs pouvoirs étranges.
Autour des vieux enclos, près d’elle, il me semblait
Que tout mon cher pays dans sa voix me parlait.

Jeune encore, à se faire envier par plus d’une,
C’était, pour nous enfants, une aïeule commune.
Et son portrait, toujours présent à mes regards,
S’unit dans ma mémoire à ceux des grands vieillards.
Si j’avais le pinceau vif comme la mémoire,
Pernette serait là, brune aux tempes d’ivoire,
Longs cils noirs abaissés, clair et profond coup d’œil,
Droite, leste et parée en simple habit de deuil,
Glissant d’un pied cambré sur l’herbe ou sur les dalles,
Avec je ne sais quoi des fiertés féodales.
À ce portrait vivant que je rêve, il faudrait
Du soleil, de l’azur, un recoin de forêt,
Un des arbres connus de notre paysage,
Et la montagne, enfin, pour cadre à son visage.
Auprès d’elle, attachés à sa voix, à ses yeux,
Marchent quelques enfants dociles et joyeux,
Qu’elle entraîne, à travers les bruyères des landes,
Par les sentiers fleuris de nos vieilles légendes.

Plus tard et dans l’automne et près de son manoir,
Je la peindrais encor, dans la brume du soir,
Marchant d’un ferme pas sous une cape grise,
Lorsque j’allais l’attendre au sortir de l’église,
Ou, dans son grand fauteuil, lorsqu’à ses pieds assis,
Devant l’âtre flambant, j’écoutais ses récits.

C’était le bon moment ! celui des confidences ;
Son âme y répandait toutes ses abondances ;
L’histoire où nous pleurions y revenait toujours,
Et nos longs soirs d’octobre étaient pour moi trop courts.
Affranchis une fois de leurs pudeurs suprêmes,
Les sacrés souvenirs se déroulaient d’eux-mêmes :
Oubliant à ses pieds, l’enfant qui l’écoutait,
C’est à son propre cœur qu’elle se racontait,
Et la veuve, acharnée à son deuil sans mesure,
Pour la savourer mieux rouvrait chaque blessure.

Quand Pierre et le bonheur partirent d’ici-bas,
Le devoir survivait ; elle ne mourut pas.
Il fallait, vierge et veuve, être chef de famille,
Avoir le bras du fils et le cœur de la fille,
Veiller, jusqu’au moment de les voir endormis,
Et la mère et le père et les deux vieux amis.
À toutes ces douleurs elle eut de quoi suffire,
Sans dérober une heure à son propre martyre ;
Et ces quatre linceuls, en face de la croix,
Ils furent filés tous et cousus de ses doigts.

La première entre tous, sa mesure étant pleine,
Dieu vers le fils absent rappela Madeleine.

Puis, le gai médecin qui n’avait plus souri,
Plus visité les fleurs du désert favori,
Dans l’éternel jardin qui là-haut se déploie,
Près du disciple aimé reprit sa douce joie.

De sa maison sans fils quittant le long chagrin,
Le laboureur s’en fut récolter le bon grain,


Chez le maître qui sert, nous mesurant l’épreuve,
De père à l’orphelin et d’époux à la veuve.

Le prêtre survécut, quoiqu’il fût le plus vieux.
Ce sol avait besoin d’un ouvrier pieux.
Dans le commun labeur ayant eu plus à faire,
Il alla le dernier recevoir son salaire.
Enfant, je l’ai connu ; j’ai le vif souvenir
D’un grand vieillard penché sur moi pour me bénir ;
La douce majesté dans tout cet homme empreinte
Me frappait de respect sans m’inspirer de crainte.
La bonté souriait dans ses graves discours.
Lorsqu’il m’avait parlé, je comprenais toujours.
Pernette me plaçait souvent sur son passage ;
J’en revenais, dit-on, plus docile et plus sage.
Je ne sais quoi de fort m’en demeure aujourd’hui ;
J’aspire à des hauteurs quand je rêve de lui.
Le meilleur de mon œuvre aura germé, peut-être,
Des endroits de mon front baisés par ce saint prêtre.

Il mourut. Son esprit nous resta tout entier ;
Le grand cœur de Pernette était son héritier.
Partout, dans le pays, à trente ans, libre et seule,
La vierge avait conquis les honneurs d’une aïeule.
Son pas était connu, son nom était béni
Sous les chaumes obscurs où le pauvre a son nid ;
Providence attentive, avant qu’on ne l’appelle,
Sa main s’ouvre en tous lieux et son cœur avec elle.
Chez tous les indigents que visitait son or
Sa tendre sympathie entrait, plus prompte encor.
Elle savait franchir, dans sa pitié discrète,
Cet endroit des douleurs où l’aumône s’arrête,

Et, puissante à guérir où l’or ne pouvait rien,
C’est à l’âme surtout qu’elle faisait du bien.
Elle était le travail chez la pauvreté fière,
Au lit des moribonds elle était la prière ;
Et, chez tous, apportant le rayon de soleil,
Elle était le sourire, elle était le conseil.
C’est ainsi qu’en forçant leurs bienfaits à survivre,
Elle honorait ses morts avant que de les suivre ;
Ainsi l’immense amour qu’elle avait eu pour eux
Se partageait dans l’ombre à tous les malheureux.
Pierre adoré là-haut, son Pierre en toute chose,
Était le but de l’œuvre et la voie et la cause !
Pierre, vivant toujours dans cette âme sa sœur,
Agissait par ses mains, aimait avec son cœur.
C’est pour lui dans le ciel, pour que sa gloire y brille,
Qu’on lui forme, ici-bas, cette immense famille,
Qu’on recrute le faible et le déshérité
Pour donner à ce mort une postérité.

Elle aimait entre tous, de son amour de mère,
Ceux dont l’âme innocente attend une lumière.
Les petits révoltés, les rôdeurs de buissons
Préféraient à leurs jeux ses charmantes leçons.
Ces marmots hérissés ayant horreur du livre,
Quand elle ouvrait le sien, quittaient tout pour la suivre.
Dans nos rudes hameaux, faits pour la liberté,
Où jamais magister ne s’était implanté,
Son foyer souriant fut la première école ;
Elle y prenait l’enfance au miel de sa parole,
Et, par elle, aujourd’hui, du maître à l’ouvrier,
Tous, en ces champs heureux, savent lire et prier.


Elle excitait d’un mot, chez ses petits convives,
Les curiosités de leurs âmes naïves :
Et son heureux savoir, saine et douce liqueur,
Nourrissait la raison en égayant le cœur.
C’était là son grand art : la lettre inanimée
Vivait, riait, chantait sous son aiguille aimée ;
Et, tout à coup, l’image, offerte aux jeunes yeux,
Répandait sa clarté sur le livre ennuyeux.

Elle égayait ainsi la lecture morose ;
L’épine sous ses doigts s’envolait de la rose.
C’était près d’elle à qui se ferait écolier ;
Tout enfant chérissait son toit hospitalier.
Plus de grossiers ébats, de rixes, de maraude.
Oh ! les bons jours d’hiver, dans la salle bien chaude,
À chanter doucement les antiques noëls,
À se faire conter des contes éternels,
À s’empresser autour du vieux livre d’images,
À changer mille fois de plaisirs et d’ouvrages,
À mêler la prière entre les jeux divers
Et même à réciter des fables et des vers !
Puis on posait cahier, tricot, livre au plus vite :
Les châtaignes fumaient dans l’immense marmite ;
Les branches de raisins s’abaissaient du plafond,
La corbeille de noix se vidait jusqu’au fond,
Et les pomme d’api, fraîches comme l’aurore,
Roulaient et bondissaient sur la table sonore.

Mais que tout valait mieux, les jeux et les leçons,
Quand l’école en pleins champs errait sous les buissons,
Et que le cher soleil avait mis tout en joie,
Du marmot qui brunit au chêne qui verdoie !

 
Quand, aux longs jours d’été, partis de grand matin,
D’insectes et de fleurs faisant large butin,
Nous voyions, heureux gain des pages bien apprises,
Les paniers se garnir des premières cerises !
Là, parmi les grands blés, autour des pampres verts »
Le maître parlait mieux à des cœurs plus ouverts.
Pernette avait ce don, comme un rosier des roses,
De traduire aux enfants la voix qui sort des choses,
Et d’être bien comprise en leur lisant un peu
Des splendides feuillets du grand livre de Dieu.

Parfois, ayant choisi — c’étaient de rares fêtes —
Les cœurs les plus ardents parmi ces blondes têtes,
Ceux qui, déjà plus mûrs, savaient mieux admirer
Et qu’aux nobles récits elle avait vus pleurer,
Loin des sentiers connus, vers les lieux sans culture,
Elle nous conduisait, dans la haute nature,
Sur un de ces rochers d’où les yeux incertains
Sondent l’immensité des horizons lointains ;
Et parmi les détours des forêts tant aimées
Des débris de son cœur encor toutes semées.
Puis, de rameaux cueillis en de secrets endroits
On venait couronner les deux bras d’une croix.
C’était sous les sapins, à l’extrême lisière
Du bois noir qui surplombe un coteau de bruyère ;
On dominait de là des sites merveilleux,
Et tout le cher pays se déroulait aux yeux.

Là cessaient tout à coup le bruit, le jeu frivole ;
C’était comme une église où se tiendrait l’école.
Alors se déployait, gardé pour ce soleil,
Quelque récit fécond en vigoureux conseil.

 
Je ne sais quoi soufflait dans l’esprit de la veuve ;
Sa parole plus vive abondait comme un fleuve.
Nous, à sa voix, debout, irrités, triomphants,
Nous sentions une force et n’étions plus enfants.
De Dieu, des grands devoirs, de la liberté fière
Pernette nous parlait sur la tombe de Pierre !
Nos yeux ardents brillaient d’orgueil et de courroux ;
L’âme de son héros semblait passer en nous ;
Nous prenions à témoin le ciel, les monts, la plaine,
Et nous épousions tous son amour et sa haine.

Elle nous racontait, dans ce lieu solennel,
Ce règne qui vécut d’un carnage éternel :
Les peuples écrasés comme sous une meule,
Les noirs canons broyant la chair à pleine gueule,
La terre sans moissons, les cités en débris,
Et les mères pleurant de mettre au jour un fils !
Elle disait comment, à l’abri du silence,
Parlaient et s’imposaient la fourbe et l’insolence,
Comment on adorait les horribles exploits
De ce sanglant orgueil qui remplaçait les lois ;
Comment, plus vils encor qu’aux derniers jours de Rome,
Tous les hommes léchaient les talons de cet homme.

Elle disait, enfin, Dieu lui-même insulté,
D’hypocrites respects couvrant l’impiété,
Les prêtres, subjugués par ce fatal génie,
Faisant aux livres saints prêcher sa tyrannie,
Un catéchisme impur aidant les recruteurs,
Le boucher célébré par la voix des pasteurs,
L’homme de paix captif d’un soldat qui s’en joue,
Et Jésus-Christ frappé de nouveau sur la joue.


Elle savait mêler à son histoire en pleurs
Tout ce qui m’enivrait, les bois, les cieux, les fleurs.
Tous ces ardents récits, faits en pleine lumière,
Me semblaient attestés par la nature entière…
J’ai changé vainement de maître et d’horizon,
J’en reviens à Pernette, elle a toujours raison.

Aussi bien que les fils elle enseignait les pères :
Vantant la douce paix et ses travaux prospères,
De pieux souvenirs le trône environné
Et la loi succédant au caprice effréné.
Quand les longs soirs d’hiver peuplaient la chaude étable,
Quand veillaient ses voisins assis contre sa table,
Aux discours de la vierge, éplorés et ravis,
Tous, même les vieillards, jugeaient sur ses avis ;
Tant la sagesse, ornant son austère veuvage,
Imprimait de respect et d’orgueil au village.

Quand, groupés vers la crèche ou devant le brasier
Ils découpaient l’érable ou qu’ils tressaient l’osier,
Que chaque outil luisait nettoyé de sa rouille,
Que l’agile fuseau tournait sous la quenouille,
Les récits commençaient, sombres, légers, touchants ;
Les plus graves leçons s’entremêlaient de chants ;
Et, comme aux anciens jours, l’auditoire immobile
Écoutait ardemment la rustique sibylle.

Mais ses récits toujours s’achevaient par des pleurs,
Car tous la ramenaient à ses propres douleurs :
Et les voisins émus ne se séparaient guères
Sans maudire le temps de ces horribles guerres,
Et ce fléau de Dieu dont l’exécrable orgueil !


Couvrit le monde entier de carnage et de deuil.

Jamais ce nom sanglant n’éblouit la contrée
Où Pernette vécut et mourut adorée.
En vain, là comme ailleurs, de vieux prétoriens
Hâblaient, grondaient, chantaient, grossiers historiens,
Et, dans chaque taverne, avec force lampées,
A d’obscènes refrains mêlaient leurs épopées.
Nos sages laboureurs se souvenaient alors
De leur maison déserte et de leurs enfants morts…
Et chers, aujourd’hui même, à tous ceux de mon âge,
Pernette et ses récits font foi dans le village.

Elle vécut assez pour nous voir grandir tous,
Et son cœur maternel se consolait en nous ;
Chaque enfant du pays prenant la bonne voie
Et gagnant quelque honneur lui causait une joie.
Ses avis respectés nous suivaient tous au loin,
Et j’aimais à l’avoir pour juge et pour témoin.
Déjà mûr, et parfois hésitant sur ma route,
J’allais chercher près d’elle appui contre le doute ;
Sûr que mon cher pays, mes modestes aïeux
Me parlaient dans sa voix, me jugeaient par ses yeux ;
Que notre ciel aimé, notre douce nature,
M’éclairaient à travers cette âme forte et pure.

Chaque automne, en goûtant à ses raisins vermeils,
J’allais dans l’air natal aspirer ses conseils ;
A tous nos lieux sacrés nous refaisions visite ;
Près d’elle une leçon était partout écrite ;
Et le sol maternel me rendait ma vigueur,
Quand j’y touchais ainsi du regard et du cœur,

 
L’âge vint sans courber ni son corps ni son âme ;
Elle abondait toujours en paroles de flamme,
Et, quand nous attisions les souvenirs brûlants,
Ses grands yeux noirs brillaient sous de beaux cheveux blancs.
 
Un jour inscrit, hélas ! dans mes dates funèbres,
Jour de ce mois fertile en œuvres de ténèbres,
D’épais brouillards couvrant notre humide cité,
Mon esprit languissait dans mon corps attristé,
Le feu clair et flambant n’échauffait pas ma veine ;
Je ne pouvais penser et je rêvais à peine ;
Je portais lourdement le froid de la saison
Et les choses du temps écrasaient ma raison.
Une lettre était là : je l’ouvre avec paresse,
Et d’un rude aiguillon la douleur me redresse !
C’était un coup suprême, il fallait être fort :
Pernette me voulait près de son lit de mort !

Je partis. Le chemin fut bien long et bien morne ;
Le même où je riais enfant, à chaque borne,
Je le fis, consterné, sous un ciel ténébreux.
La neige couvrait tout, la plaine et les hauts lieux.
Les bois, se détachant sur la blancheur des landes.
Tenaient les vastes monts rayés de noires bandes.
Le cher pays, tandis qu’on clouait le cercueil,
Semblait s’être vêtu pour un immense deuil.

Elle vivait, forçant à vivre un corps inerte.
Sur l’antique fauteuil drapé de serge verte,
Elle attendait l’ami qu’elle avait appelé ;
Mon retour, son départ, tout était calculé,


Et, belle dans la mort comme dans la vieillesse,
Elle me vit entrer d’un œil plein d’allégresse.
Comme autrefois, ma chambre et l’abondant manoir
Tout était ordonné pour me bien recevoir ;
Tant l’esprit qui régnait dans la vieille demeure
Réglait tout fermement jusqu’à la dernière heure.

Nous avions une nuit pour nous entretenir,
Le matin seulement la mort devait venir.

Le prêtre était parti, l’œuvre sainte était faite,
Nul ne se mêla plus à notre tête-à-tête ;
Nous priâmes à deux. Je reçus en pleurant
Les suprêmes conseils, ces ordres du mourant.
Après bien des retours sur les choses anciennes,
Sur mes affections autant que sur les siennes,
Elle ajouta :

« Mon fils, voici des jours mauvais ;

J’en gémirai pour toi, même aux lieux où je vais.
Ce siècle aveuglément s’est remis à la chaîne :
La carrière est ouverte à la bassesse humaine.
Toi, qui goûtas l’air libre et les clartés des monts,
Tu resteras fidèle à ce que nous aimons.
Puisque Dieu t’a donné le vers, arme tranchante
Qui frappe encor mille ans après celui qui chante,
Sers-t’en pour la justice et pour la liberté ;
On sort de ce combat meurtri, mais écouté.
Fais donc vivre en tes vers le meilleur de nos âmes,
Le souffle des hauteurs où tous deux nous montâmes,
La foi des grands parents, ces cœurs mâles et droits,
L’amour des souvenirs, le curte des vieux droits,


L’esprit religieux que la nature exhale
Et les saines leçons de la terre natale.
Note pour tes enfants quelqu’un de nos vieux airs,
Exprime le parfum des fleurs de nos déserts ;
Dis ces âmes cachant, au fond de nos retraites,
Tant de vigueur paisible et de beautés secrètes.
Arrache de l’oubli quelque héros obscur
Qui puisse être un exemple et qui soit resté pur ;
Montre-le simple et fort sous sa libre bannière…
Sur ta plus noble page écris le nom de Pierre. »

Elle avait dit ce mot de son plus ferme accent,
Et son âme partit en me le prononçant,

Jamais aucune mort, dans toute la contrée,
Ne retentit plus vite et ne fut tant pleurée.
Adieu l’exemple offert aux fidèles amours
Et la tradition vivante des vieux jours !
Il me semblait, à voir l’angoisse universelle,
Que l’âme du pays s’éteignait avec elle.

Des bourgs les plus lointains, et de chaque maison,
Une foule accourut malgré l’âpre saison.
Tout ce peuple savait, aussi bien que moi-même,
Le lieu marqué par elle à son repos suprême.
Partis devant le jour, afin que tout fût prêt,
Là-haut, des laboureurs, au bord de la forêt,
À grands efforts creusant la terre glaciale,
Ouvraient sous les sapins la fosse nuptiale.

Le clocher tant aimé sonnait le dernier glas.
Nous montions ; sous nos pieds craquait le dur verglas,

 
Au loin, sur les coteaux tapissés par la neige,
Lentement serpentait le funèbre cortège.
Les bois, ainsi que nous, restaient silencieux.
Un crêpe de brouillards s’étendait sur les cieux.
De l’endroit solennel nous étions déjà proche ;
On entendait encore un peu la triste cloche,
Quoique sur les hauteurs, l’air s’était attiédi
Et le vent préludait au calme de midi.
Voilà qu’autour de nous, sans qu’il soufflât de brise,
Reprit à gros flocons une neige indécise :
On doutait, à les voir incertains de leur vol,
S’ils descendaient du ciel ou s’ils montaient du sol.
C’était comme un essaim d’âmes ou de colombes
Qui venaient chastement voltiger sur ces tombes.

Et, pour bénir nos morts de son divin regard,
Le soleil un instant perça l’épais brouillard.

Le prêtre seul parla durant la sépulture ;
Tout se taisait, la foule et la pâle nature.
Et la terre natale, enfin, selon leur vœu,
Se ferma sur leurs corps pour les garder à Dieu.

Leur humble monument, dressé sur la bruyère,
Ne manquera jamais de fleurs ni de prière ;
Il reçoit, chaque été, nombre de pèlerins,
Il entend leurs secrets, il guérit leurs chagrins.

Une antique légende ici se renouvelle :
Pierre et Pernette auront leur mémoire immortelle
Nos fils pourront choisir, dans la vieille chanson,


Ou la leçon rêveuse ou la forte leçon…
Et, si j’ai su la dire avec ta grâce austère,
On t’aimera peut-être, ô Forez, douce terre,
Où ce couple charmant, à l’ombre de nos bois,
Dort sous les mêmes rieurs et sous la même croix.


1868.