Peter McLeod/14

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(p. 153-166).


— XIV —


Le mariage de Fred Dufour et de Mary Gauthier avait été fixé aux jours gras. Leurs amours avaient bien marché. Le voyage forcé du Lac St-Jean durant l’hiver avait comme aplani le chemin maintenant plus facile. Mais le projet ne s’exécuta pas si tôt. Il fut déjoué par plusieurs de ces petites divinités, ou diablotins, qui se faufilent partout avec indiscrétion pour arranger ou déranger les différentes pièces de ce jeu de patience en désordre qu’est la vie.

D’abord il y eut surcroît de travail aux moulins où la présence de Fred Dufour était toujours indispensable. Au début d’avril, les hommes commencèrent à descendre des chantiers et, comme le printemps s’annonçait hâtif, il fallut préparer les travaux du flottage du bois. Puis, des provisions de toute nature qu’on avait commandées à Québec et qui devaient être transportées par le vieux « Chemin des Marais », par suite d’épouvantables tempêtes de neige qui soufflèrent en janvier et en février, subirent de gros retards. Enfin, une épidémie d’influenza s’abattit sur le bourg et tout le monde y passa, ce qui fit perdre du temps aux hommes et occupa constamment les femmes.

Il n’y avait pas à penser aux noces devant ces contretemps.

Mais quand les diablotins eurent mis fin à leurs espiègleries de mauvais goût, le missionnaire qui venait chaque printemps à la Grand’Baie, fut averti qu’on demanderait ses services pour un mariage à Chicoutimi au mois de juin. Alors la « drave » serait terminée et les hommes seraient plus aptes à la détente… Alors, on entrerait dans tous-les-jours… D’ailleurs, c’est ce qu’avait décidé le “boss”. Le mariage ne se ferait pas avant l’été ; et, contre une décision de Peter McLeod, même dans les affaires les plus intimes, il n’y avait pas à berlander. Et toutes ces raisons de retard qui s’accumulèrent durant l’hiver étaient tout simplement des motifs que dans leur intérieur alléguaient les habitants du bourg pour s’imaginer une indépendance personnelle que l’esprit de domination de Peter McLeod ne cessait d’atténuer dans tous les actes de leur vie…

Dans la dévallée des clairières en conques, en bosses, les derniers crans de neige disparurent vite. La glace du Saguenay se perçait de mille trous, comme un rayon de miel : puis elle se désagrégea sur les bords et, finalement, un jour de grand vent chaud, elle s’en alla en morceaux… L’hiver, emportant son bagage, s’en allait aussi. Vite, les saules se mirent à jaunir et l’herbe verdit autour des sources qui fluaient de partout. De minuscules boutons rouges flamboyaient aux branches des arbres et sur la forêt s’étendit comme un brouillard de jeunes feuilles. Des germes éclatèrent dans les arbustes en une splendeur de minuscules fleurs blanches. Des oiseaux bleus étaient revenus qui filaient des chants d’amour. Des rouges-gorges chantaient des ballades et des merles sifflaient des airs de joie. Le vent, plus doux, moins colère, poussait le parfum poivré des sapins qui montaient la garde ici et là autour des hameaux, et, dans les sous-bois tout proches, maintenant découverts, l’humus apparaissait jonché d’aiguilles de pin. Des canards noirs arrivaient du nord et s’abattaient par troupes compactes sur les mares d’eau glacée. Croassantes et braillardes, les corneilles voletaient pesamment de souche en souche…

Enfin, aux derniers jours de mai, la féerie coutumière des fécondes floraisons de la rénovation printanière apparut pour de bon. L’herbe partout, en quelques jours, fut longue d’un pouce. Les arbres, à droite, à gauche, là, en face, sur les hauteurs dentelées de l’autre côté de la rivière, dressaient des touffes de bourgeons lustrés, lourds. Dans les panaches des bouleaux et des pins, se déployant chaque jour, plus larges, le jeune soleil, plus brillant et plus fort, accrochait des diamants. Les clairières étalaient leurs tapis jaunes de pissenlits…

On arriva en juin. L’herbe et la mousse prirent des teintes foncées. Partout la terre reluisait de promesses… Alors, des concerts tous les matins et tous les soirs ! Dans les boquetaux du bourg, on assistait à des batailles où les bestioles acharnées ne formaient plus, des fois, à travers les jeunes feuilles, que de petites boules de plumules grises et rosées d’où s’échappaient des pépiements confus. Autour des maisons de bois blanc, les moineaux, toujours goinfres, les ailes mi-ouvertes, un œil à la ronde, mangeaient tout ce qui leur tombait sous le bec. De temps en temps un escadron de bergeronnettes s’abattait, un instant, sur un défriché, prestes et légères comme des papillons, ou bien des escouades d’ortolans, venant d’on ne sait où, passaient au-dessus du hameau, traversaient en flèche le Saguenay, s’abattaient de l’autre côté, dans la montagne verte où ces oiseaux se cachaient…

C’était le temps des amours…

Le mariage fut célébré dans la vieille chapelle des Jésuites par le Père Honorât qu’on était allé chercher en goélette à la Baie des Ha ! Ha ! C’était un Oblat de Marie-Immaculée qui portait allègrement ses ans et son ample soutane ceinturée d’une bande de calicot avec, autour du cou, un rabat bordé d’une nervure blanche. Tous les yeux étaient fixés sur le gros crucifix de bois noir avec Christ en cuivre jaune, brillant, usé par le frottement des mailles rudes du tissus de la ceinture qui le soutenait dans ses plis… Le Père Honorât desservait alors, avec deux autres oblats, toute la région saguenayenne. Il était vénéré de toute la population des postes de ce territoire…

La cérémonie fut simple. On avait orné l’intérieur de la chapelle de rameaux de sapin, de branchilles de pin et de tout ce qu’on avait pu trouver, aux alentours, de fleurs de savane, déjà mauves. Mary Gauthier fit bonne figure dans sa robe de satin noir qui la guindait assez naïvement…

Durant la journée, en guise de voyage de noces, on fit une excursion au Grand-Brûlé, jeune paroisse de colonisation qui venait de surgir dans la plaine, entre la Grand’Baie et Chicoutimi. Trois chevaux avaient été attelés à une longue charrette sur laquelle on avait disposé des bancs de fortune, et ce fut miracle que ce primitif véhicule put résister aux ornières et aux dos d’âne dont était criblé le mauvais chemin de colonisation qui conduisait, depuis quelques mois seulement, au Grand-Brûlé. Le matin brumeux s’égouttait en brume. Au départ on avait craint, un instant, la pluie. Le ciel était sombre. Mais le père Morin, une autorité en cette matière de temps, rassura tout le monde. « Le temps s’arrange, les enfants, les Monts Ste-Marguerite se dégagent. Il va faire beau… » Le temps s’arrangea. Durant tout le voyage, le soleil tapait et les oiseaux criaillaient tout le long du chemin.

On revint le soir, affamé, heureux.

Pendant ce temps on avait organisé le souper des noces et la veillée qui devait suivre dans la maison du moulin que Peter McLeod avait mise à la disposition des mariés et de leurs gens. Toutes sortes de bonnes choses frillaient encore sur le poêle et les femmes appropriaient la vaisselle quand les excursionnistes arrivèrent. Le soleil se couchait mais il faisait encore clair. Le ciel, plein d’une tendre langueur, s’étendait sur toute la terre. Un peu de brise s’était élevée du Saguenay apportant une odeur de montagnes et de grande eau.

Les hommes du moulin avaient fini leur travail. Ils s’étaient lavés. Les visages, semblait-il, étaient huilés de bise et de soleil. Ils avaient mis leur chemise nette et le chandail du dimanche. Tous avaient été invités au souper… Aussi s’était-on promis une monumentale ripampaille !… Ne va-t-on pas bientôt se mettre à table ?… Il y a peut-être des gens qui se sont rançonnés depuis la veille en vue du balthazar. On a des boyaux neufs.

Au milieu de la longue table recouverte de toile bise, il y a un gros bouquet rond, pommé comme un chou-fleur. Il marque la place des mariés. Toutes sortes de bonnes odeurs dilatent les narines et les derniers rayons du soleil couchant clarifient les liqueurs dans les bouteilles… On sent que le repas sera chahuteur et chaleureux.

Enfin, tout le monde s’assoit, se cale, s’installe, enfonce la serviette entre la chemise et le cou, arrange le verre, le couteau, la fourchette, la cuiller, bien à portée de la main. Maintenant, ce n’est plus pour rire. Un silence plane, précurseur de grandes choses.

Les femmes, rebondies dans leur toilette de fête qui froufroutent, apportent des soupières… Aussitôt monte un cliquetis de cuillers entremêlé des chuintements qu’ont les lèvres en cul de poule pour humer la soupe aux choux trop chaude. Après, le vrai repas commence : canards sauvages rôtis, porc frais rutilant, tourtière à la perdrix et aux lièvres, beignets noyés dans du sirop de cassonade, tartes aux petites fraises de l’année dernière… Tout cela fond et disparaît, balayé par de larges lampées de sirop de vinaigre, de vin de bleuets et d’autres bonnes choses qui moussent dans les gros verres à facettes.

Les hommes guettent les plats, préoccupés de vider leurs assiettes le plus tôt possible. Il y en a qui semblent avoir constamment deux aunes de boyaux vides.

D’un bout de la salle à l’autre on s’interpelle. Jean Gauthier, hôte généreux et pas regardant, incite les invités à ne pas manger du bout des dents. S’il restait quelque chose sur la table, ce serait lui faire affront… D’être venu au monde cela crée des devoirs. On opine du bonnet et on s’en lèche les doigts et le pouce. Alors on veut en reprendre : morceau avalé n’a plus de goût. Et l’on redouble d’efforts. Les faces, pourtant cuites et recuites au soleil, se congestionnent et deviennent plus rouges encore… Mais, n’importe, il doit y avoir place pour ce morceau de pâté aux pommes séchées…

Le soir maintenant entrait dans la pièce comme chez lui, avec ses étoiles, avec son odeur de bois mouillé fraîchement scié…

Peter McLeod est à la place d’honneur à côté des mariés. Lui aussi a un bon coup de fourchette. Il cause néanmoins et plaisante avec les femmes, houspille les hommes, les injurie au besoin… Il fait remarquer à sa voisine que la figure du père Joe Morin semble reliée en peau de cochon mangée par les souris mais que ça doit résister quand même à tous les temps. Et le père Morin, indifférent, avale comme une mécanique, ne faisant de pauses que pour attirer un plat vers lui, le pencher, et d’un coup de cuillère expert, envoyer le contenu dans son assiette.

Pit Tremblay se lève et sort… Il revient au bout de deux minutes et continue d’avaler… Il n’est pas allé voir ses huskies.

La lumière de la suspension de fer au-dessus de la table s’amuse avec les verres qui sont constamment vides. Le vin de bleuets, qui a fermenté depuis l’automne dernier, commence à échauffer les têtes d’autant que Jean Gauthier a servi comme apéritifs des tombleurs remplis ras bords de whisky blanc… Aussi y a-t-il comme de la fièvre chez les plus jeunes. On s’agite. Des boulettes de pain rayent l’air chargé et on se lance même des os d’un bout de la table à l’autre. On se jette toutes sortes de choses dans les verres. Maintenant, quand un convive veut se lever, il entraîne avec lui sa chaise qui tombe avec un grand bruit. On suffoque, on se tient les côtes… Ah ! la sacrée bonne vie des vivants !…

« Jean… quand tu aveindras ton maudit cornant-cul… tu nous avertiras, hein ?… » C’est Peter McLeod qui n’a que faire de cette « picerine » qu’est le vin de bleuets et qui hurle cet opportun avertissement… Jean Gauthier ne se fait pas tirer l’oreille. Il s’empresse de remplir de son whisky domestique, dont il a un plein baril, les verres où stagne un reste de vin rouge…

« Voyez, ce sacré salaud de Jean qui nous faisait boire du jus de gadelle !… gardais-tu ça pour tes cochons, Jean ?…

On tape du pied, on frappe des mains ; on glousse, on hurle… On ne s’entend plus. Il y a toujours à manger et on n’ose encore se lever. Les voix s’enrouent. On déboutonne les gilets, on se libère des chandails. Des cols sont arrachés. On avait quand même en mangeant allumé les pipes et la salle était déjà engloutie dans un épais nuage de fumée.

La voix de Peter McLeod gueula de nouveau :

« Hé ! Bill Flanigan… Tu avais moins de façon autrefois dans les Rocheuses avec mon oncle Sam… hein ? espèce de sacrée poule mouillée !…

Dans cette réunion de rustres, Peter McLeod se plait à parler de haut, en homme qui sait les choses, s’adressant à des gens qui ne peuvent les savoir. Il parle avec gaillardise. Mais, sous les rasades infinies qu’il ne cesse de se verser à même la cruche de Jean Gauthier, il a déjà la langue pâteuse. Aussi mieux vaut-il raconter pour lui l’aventure dont Bill Flanigan fut le héros avec « mon oncle » Sam McLeod, dans les Rocheuses, voilà déjà passablement d’années.

Bill Flanigan est un petit homme au teint rose, à la face déformée en longueur, comme vue dans un miroir concave, sans âge, avec de longues dents ressemblant aux grains jaunets du blé d’inde à vache. Pour l’instant, il exulte et est tout à sa goinfrerie d’Irlandais. Il était venu, voilà deux ans, à Chicoutimi où Peter McLeod lui avait tout de suite donné du travail par considération pour la mémoire de son défunt oncle Sam dont Bill Flanigan venait de lui rappeler avec à-propos le souvenir. Et ce souvenir, encore en ce moment, grâce surtout aux vertus généreuses de la bagosse de Jean Gauthier, faisait couler des yeux de Peter McLeod des larmes d’attendrissement.

« Les Rocheuses !… les Rocheuses !… clament les convives en frappant leurs verres de leurs couteaux…

Donc, un jour, dans les Montagnes Rocheuses, au fin fond de l’ouest canadien, Sam McLeod, grand chasseur devant l’Éternel, chassait la chèvre de montagnes en compagnie de Bill Flanigan qu’il avait rencontré quelque part sur les bords du lac Supérieur. Mais depuis près de dix jours, pas plus de chèvres de montagnes que sur la main !… Toujours est-il que voilà bientôt nos chasseurs avec absolument rien à se mettre sous la dent…

« Ça ne fit pas grand chose à mon oncle » racontait Peter McLeod « vu qu’il avait une résistance de trois bœufs de labour. Mais ajoutait-il, Bill Flanigan, un avorton, ne valait pas une chique ; une femelle toujours sur le point de perdre connaissance »…

On rit, on plaisante l’Irlandais qui rit, lui aussi, mais plutôt jaune, sous les lazzis du boss. Il garde un visage en terre trop cuite pour que la tristesse ou la peine y taille de nouvelles crevasses.

« Pas besoin de rire de Bill !… hic !… gueule Peter McLeod… vous autres aussi vous êtes de maudites vaches !…

Les hommes protestent lâchement. Les rires sont comme des gloussements et, pour se donner une contenance on se fait servir encore de la bagosse. La cruche de Jean Gauthier va y passer…

Voilà donc nos chasseurs des Rocheuses depuis plusieurs jours sans provisions. On zigzague les montagnes dans tous les sens, pas le moindre gibier. Les chèvres ont émigré dans une autre zone… Un soir, un peu avant le coucher de soleil, voilà Bill Flanigan qui n’en peut plus… Il va mourir. Il appelle Sam McLeod qui en a vu bien d’autres de Macai à Macao… Et il lui dit : « M. Sam, je vais mourir ; je ne peux plus faire un pas. Je vous prie de me laisser seul… Courez votre chance, M. McLeod. Mais avant de nous séparer, je veux vous confier un message… Lorsque vous passerez par chez nous, à Québec… allez dans la rue Champlain au No. 12 et… vous direz à Susy…

Bill Flanigan s’arrêta tout à coup… À ce moment, les deux malheureux se trouvaient sur la pente d’une légère colline d’où la vue plongeait dans une belle vallée où coulait un ruisseau…

« …et vous direz à Susy… » et, comme un automate, Bill, qui était à demi couché sur la mousse, se soulève, saisit sa carabine qui était à côté de lui, l’épaule tant bien que mal, vise en bas dans la direction du ruisseau… Pan !…

Surpris, Sam McLeod regarde dans la direction où son compagnon a tiré et que voit-il ?… Une magnifique chèvre de montagne toute blanche, qui gigotait sur le sol, faisant voltiger la terre dans ses ruades d’agonie… Du gibier qui tombait du ciel !… de la viande pour atteindre les prochaines villes !…

« Est-ce vrai, ça Bill ? interrogea Peter McLeod.

— Oui, boss… c’est tout vrai !… Un coup chanceux ça ! Hi ! Hi ! Hi !…

— Et Susy ? demanda la mariée.

— C’est Bill qui est allé lui faire le message qu’il avait oublié de confier à mon oncle Sam, répondit Peter McLeod.

Le visage davantage allongé par l’ivresse, Bill compléta l’aventure.

« Susy Corrigan est devenue ma femme… Hic !… Mais elle est morte au bout d’un an… hic !… que le Bon Dieu ait… son âme… Hi ! Hi ! Hi !…

Et Bill Flanigan versa un pleur dans un verre poisseux sur lequel il piqua, hébété, un regard qui y resta longtemps planté, droit comme un grand clou…

Il y eut un court instant de silence… c’était l’heure de l’indulgence, l’heure sublime où l’on ne voit pas très clair… l’heure où l’on est brave et riche, où l’on est parfaitement heureux… et bientôt, ce sera l’heure où, dehors, va paraître le petit jour gris…

Mais pour l’instant, autour du bourg, la nuit, tombée de quelque étrange et tranquille région… se promène sur la pointe des pieds…

À table, on a tenu bon longtemps, puis, tous les meubles rangés le long des murs, au milieu de la place, on dansa tant que les jambes purent tenir, les hommes continuant de faire les fous, de se talocher, de se bousculer au milieu des danses carrées.

Assise bien sagement dans un coin de la salle, ainsi qu’il sied à une vierge qui va franchir le rubicond du conjungo, Mary — Madame Fred Dufour — d’un regard indulgent, et avec une tête penchée, comme celle d’un Boticelli, observe toutes ces caduques gamineries. Elle est ronde, rose, proprette à côté des autres femmes, concaves et livides de fatigue. Elle a les yeux pleins d’amour pour son mâle. Celui-ci, à côté, se tient assis, sage comme une image, lui fait remarquer sa femme… Pitro est à ses pieds et pose sa tête bossuée sur ses genoux ; de ses yeux mouillés d’affection infinie, la bête regarde de temps en temps son maître… On vit heureuse la minute qui s’offre.

Les maisons du bourg et le moulin, se terrant encore dans le noir, Peter McLeod avait franchi le point où dans le processus de l’ivresse, le moindre mot sur un sujet puéril, le changeait en catapulte, ou plutôt en projectile de catapulte qui se lance sur tout ce qui l’entoure… Il était maintenant inoffensif. Froidement, il dégustait son ivresse ainsi qu’un œuf à la neige… Dans la cruche, plus que des raclures !…

Aussi, Jean Gauthier eut assez peu de mérite à profiter de cet état d’euphorie où se trouvait le boss pour risquer une petite leçon… La fatigue maintenant sur la face des invités forme comme une croûte. Ce serait grandement l’heure pour tous de regagner les “bunks” et Peter McLeod, son “office” où généralement il s’étend tout habillé sur son coffre-bureau… Dehors, par la porte ouverte à cause de la chaleur, on entend les oiseaux de nuit hululer. Les montagnes, de l’autre côté de la rivière, au lieu de descendre, comme le soir, quand la nature s’endort, commencent à monter, à prendre possession du paysage qui s’estompe dans la brume du petit matin. En effet, la nuit tire vers l’aurore et une très légère bande de clarté là-bas, à l’est, apparaît…

« Écoutez, M. McLeod » dit en s’approchant du boss Jean Gauthier… « écoutez-moi, faut aller vous coucher ; il est tard ou plutôt il est matin… Vous avez besoin de vous faire des forces… Vous avez pas mal pris de boisson, vous savez… C’est-ti possible !… Sûr, ça finira par vous jouer des mauvais tours, ça… ça vous tuera… M. McLeod, de c’train-là, vous ruinez votre corps, vous vous brûlez… ça a pas de bon sens, ça !… Voulez-vous que j’vous dise, M. McLeod… J’ai vu, l’autre jour dans un journal, qu’des savants, d’l’autr’côté d’là mer, ont fait une expérience. Ils ont donné du whisky à un cochon, et savez-vous c’qu’est arrivé, M. McLeod ? Non ?… Eh ! ben, l’cochon est mort au bout de deux heures… vous voyez…

— Mon vieux Jean… hic ! ça prouve que le whisky… hic !… c’est pas fait pour les cochons…