Petit Jap deviendra grand !/08

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Berger-Levrault (p. 229-273).

CHAPITRE VIII

La Mandchourie japonaise


Les oppresseurs sont partis, les libérateurs sont restés. — Les Chinois n’ont fait que changer de maîtres. — L’emprise japonaise dans l’Empire du Milieu. — Son historique. — La triple action commerciale, intellectuelle et militaire. — Pourquoi les Japonais resteront en Mandchourie. — L’envahissement des mousmés. — Ceux qui prennent et ceux qui donnent.


C’en est fini de l’influence russe dans la Mandchourie méridionale. Chassés du Liao-toung, chassés de Niou-chang, chassés de Moukden dont ils étaient les maîtres ; dépouillés de leurs concessions nombreuses, de leurs établissements prospères édifiés à prix d’or ; dépossédés du transmandchourien, cette œuvre aventureuse et gigantesque qui faisait du golfe du Petchili une mer russe ; ayant tout perdu : des milliards, des armées et leur flotte, à coup sûr et pour un temps leur force et leur prestige, les pionniers et soldats du tsar ont regagné sous le lamentable écroulement de leur rêve les rives froides du Soungari.

Heureux Mandchous ! Délivrés de l’oppression des hommes du Nord, ils vont vivre enfin des jours de paix et de liberté ? Grâce à la brillante et généreuse intervention japonaise, ils ont recouvré leur indépendance ; et le « Fils du Ciel » est redevenu le maître de territoires et de sujets qu’il avait crus pour jamais ravis à ses lois.

La Mandchourie aux Mandchous !

C’est ce que l’on a pensé, c’est ce que les événements faisaient présager ; et n’est-ce pas ce que les Japonais proclamaient très haut lors de la déclaration de guerre ? Relisons toutes les feuilles officielles de l’époque, elles disaient ceci ou à peu près : « La Russie poursuit la russification des provinces mandchoues, le Japon, au contraire, n’a en vue que le bien de la nation chinoise, sans nul désir de maîtrise ou d’annexion. Il considère que les trois empires de l’Orient (Japon, Chine, Corée), reliés par des liens géographiques, politiques et commerciaux, doivent former un groupe sympathique dont le devoir impérieux est de se tenir par la main et de se défendre au cas où l’un des trois serait menacé. C’est en vertu de la réalisation de cet idéal que le Japon attaqua en 1893 la Chine qui menaçait l’indépendance de la Corée (sic). C’est pour ce même idéal que le Japon défendra la Chine contre les intrigues du Russe insatiable qui rêve de faire de l’Empire du Milieu une dépendance de l’Empire des Tsars. »

Or, à cette heure, grâce aux succès japonais, l’Empire du Milieu n’a plus à trembler devant l’Empire des Tsars. Mais son indépendance s’est-elle affermie de ce fait, sa force s’est-elle accrue ? Hélas ! non. Si les oppresseurs sont partis, les libérateurs sont restés. Une volonté s’est substituée à la volonté russe à Moukden, et ce n’est pas celle de Tchao-Ehr-Sun, gouverneur de Mandchourie, représentant accrédité du « Fils du Ciel ».

Volontairement oublieux de leur programme altruiste ainsi que de leurs généreuses promesses, les Japonais ont mis, sans scrupules et sans ménagements, la main dans la direction des affaires et il apparaît à tous, clairement, que ces pauvres Mandchous n’ont fait que changer de maîtres.



la chine d’autrefois
L’armée tartare et ses huit bannières. – Marche processionnelle. Chaque fusil, porté par deux hommes, est précédé d’un drapeau.


Et certes, s’ils avaient parfois à se plaindre des anciens, non moins véhémentes sont les plaintes qui de toutes parts éclatent devant les exigences et les empiétements des nouveaux maîtres. La tutelle russe s’est évanouie ; la tutelle japonaise lui a succédé, plus sévère, plus disciplinée, plus tracassière et combien moins large et moins généreuse.



la chine d’aujourd′hui
L’armée nouvelle, instruite et entraînée par des instructeurs japonais.


Autrefois les millions coulaient ; maintenant c’est la perspective du servage sans les compensations d’un salaire suffisamment rémunérateur.

Tchao-Ehr-Sun, japonophile cependant en toute la mesure possible d’un Chinois habile, ne cesse de protester auprès du Wai-Ou-Pou contre les droits que s’arrogent journellement les Nippons, sans nul souci de son autorité ni de son mandat impérial. Ce n’est plus en effet le gouverneur de la Mandchourie le maître de sa capitale. Ce sont les Japonais qui en gardent les portes, ce sont eux qui ont pris la direction de la police, qui lèvent les impôts, régissent les douanes, surveillent les postes et ouvrent les correspondances. Ce sont eux qui administrent et entendent dicter les lois. Sans autorisation préalable ils installent des télégraphes, des téléphones, des voies ferrées, bâtissent, s’organisent dans les centres de leur choix et sur les meilleurs terrains, jetant bas les maisons, éventrant les murs des cités, bousculant les cimetières. Ils paient mal les coolies, les traitent durement, réquisitionnent, mettent en coupe réglée les forêts du Yalou, s’emparent de la batellerie et de la pêche, exploitent les marais salants, ce qui oblige les habitants à acheter leur propre sel. Non contents de fermer rigoureusement la porte à tout commerce étranger, ils paralysent le commerce indigène au profit du leur. Dans les principaux centres l’existence est rendue tellement difficile aux commerçants et banquiers chinois qu’ils ferment boutique et quittent le pays. Voilà ce qui se dit, voilà ce que la plupart des journaux chinois journellement répètent[1], dénonçant les intentions ambitieuses du Japon qui voudrait faire de la Mandchourie une « colonie nipponne ».

En effet, tel est le véritable but des Japonais. Et ils s’installent en Mandchourie comme ils se sont installés en Corée parce que les nécessités de leur vie même le leur imposent. Parce que, pendant qu’à l’intérieur le Japon devient trop petit pour son activité et sa population débordantes, à l’extérieur la méfiance et l’hostilité contre les Nippons s’accroissent. Leurs courants d’émigration se voient entravés, arrêtés ; l’Amérique leur ferme ses portes et leur dispute l’influence dans le Pacifique ; l’Allemagne, l’Angleterre leur alliée, commencent à ressentir les effets de leur trop rapide développement et s’en irritent.

Ils prévoient l’heure plus ou moins lointaine d’une conflagration puissante contre eux : ils s’y préparent. Le Japon ne leur offre plus un champ d’activité suffisant. Il leur faut des terres nouvelles pour donner libre cours à leur développement normal et à leur expansion. Confinés dans la limite étroite de leurs îles, ils ne peuvent plus grandir, or la stagnation serait leur perte. Mais pour grandir en sécurité une condition essentielle s’impose : se suffire à soi-même, n’être au besoin le tributaire d’aucun peuple d’Occident. Dans le domaine de la production industrielle ils atteindront bientôt ce but ; dans le domaine de la production agricole les habitants du Japon dépendront toujours du dehors pour une grande part de leur subsistance.

Donc, possesseurs de la Mandchourie riche et féconde, ils la garderont, car avec la Corée elle constituera le grenier d’abondance qui les libérera à tout jamais de la dépendance étrangère. Ainsi, sûrs de leurs ressources, maîtres de leur vie, ils se consacreront plus activement, plus hardiment au développement commercial et industriel du Japon proprement dit, dont les succès économiques toujours croissants détermineront, dans le Pacifique et en Asie, la banqueroute des peuples de l’Occident.

Ils ne rendront pas la Mandchourie, disent-ils encore, et cela dans le bien de la Chine, pour le maintien de son intégrité et pour la paix de l’Extrême-Orient. Eux partis, les Russes reviendraient, plus exigeants, plus arrogants, imposant des conditions, réclamant des compensations nouvelles. Entraînées par cet exemple, jalouses et non moins avides, toutes les nations d’Occident accourraient à la curée. La Chine, incapable de se défendre contre la ruée des ambitions étrangères, subirait de nouvelles servitudes et des morcellements nouveaux. Les événements du passé constituent la meilleure leçon pour l’avenir. N’est-ce pas, après la guerre sino-japonaise, leur déplorable faiblesse, à eux les vainqueurs, qui détermina l’immixtion internationale dans les affaires de Chine ? À la suite de cette glorieuse, mais chère campagne, qui devait leur assurer la prépondérance en Extrême-Orient, ils rendent, sur le conseil amical de la Russie, de l’Allemagne et de la France, Port-Arthur aux vaincus, l’objectif principal pour lequel ils s’étaient battus. Ils se soumettent à cette perte et à cette humiliation parce que l’Occident en fait la condition essentielle de l’intégrité de la Chine et du maintien de la paix en Extrême-Orient. Mais comment les récompense-t-on de ce sacrifice ? par la plus abominable des traîtrises. Cet acte de politique d’intégrité est violé par ceux mêmes qui l’ont inspiré. En 1897, la Russie se fait céder ce même Port-Arthur qu’une victoire coûteuse avait légalement conquis au Japon ; puis les Allemands s’installent à Kiao-Tchou dont ils font une colonie allemande ; les Français, moins exigeants et pour cela peut-être plus méprisés par la suite, se font céder Kouang-Tcheouan ; l’Angleterre, elle, qui prudemment n’est point entrée dans le concert comminatoire qui fit restituer Port-Arthur[2], ne pousse point cependant le désir de plaire au Japon jusqu’à l’abdication de ses propres intérêts : elle réclame et obtient Waï-Haï-Wéï ; quant à l’Italie, à son tour, elle arrive. Et l’infiltration internationale se propage à l’intérieur de l’empire chinois, grandit, prospère ; les succès faciles en font escompter de plus grands encore, on suppute les ressources de chaque province et d’avance on se les adjuge ; quand la persuasion est impuissante, la menace et la contrainte interviennent.



la chine d’autrefois
En carré. – Deux hommes pour un fusil. L’un soutient le canon avec son épaule, l’autre charge et tire.


Le gouvernement, trop faible, toujours tremblant et toujours épouvanté, distribue des privilèges, cède des exploitations et de vastes territoires. Plus il se montre débonnaire, plus on est exigeant. L’empire lézardé, caduc, menace ruine, le démembrement apparaît aux yeux de tous comme une affaire à brève échéance, les appétits s’aiguisent et déjà les ambitions rivales se querellent au sujet de la dépouille qui doit leur échoir en partage.



la chine d’aujourd′hui
L’armée nouvelle. – Feux de salves ou à volonté sur deux rangs.

Les Japonais, indignés et amèrement déçus, assistent à ce lamentable spectacle qu’ils attribuent à trop de faiblesse ou de sincérité de leur part. Non seulement l’indépendance de la Chine se voit menacée, mais aussi celle du Japon lui-même, dont le prodigieux développement sera fatalement arrêté, dont les intérêts se verront compromis et les rêves de grandeur abandonnés du fait de l’établissement de l’Occident en Asie.

Il lui apparaît très clairement alors que la question d’Orient ne peut être réglée sans lui, qu’elle doit être même réglée par lui seul, selon ses intérêts et non comme l’entendent les Occidentaux agissant à l’égard des vieilles et respectables civilisations d’Orient comme envers les peuplades sauvages d’Afrique ou d’Océanie. Eux seuls Japonais la résoudront et dans le sens de leur rêve depuis longtemps caressé, lequel, de ce jour-là, prendra l’acuité d’un désir tenace et violent : l’Asie aux Asiatiques. Ils mettront tout en œuvre pour sa réalisation et l’on verra les deux ennemis de la veille, Chine et Japon, se réconcilier dans la haine commune des envahisseurs d’Occident. La conduite rapace de ces derniers en sera le prétexte. Alors qu’ils se partagent la Chine, le Japon, lui, le vainqueur, ne réclame rien et reprend de l’influence à Pékin en dénonçant, par son désintéressement habile, la traîtrise des amitiés étrangères.

Ce qu’il veut prouver avant tout, c’est que de lui seul peut venir le salut de l’Asie, et cette façon de voir il ne l’impose pas brutalement, mais il s’efforcera d’y amener insensiblement la Chine. Son action sera discrète, insinuante, presque toujours secrète mais toujours efficace, elle sera aidée surtout par cette parenté de race, par cette similitude de civilisation qui détruit la méfiance et permet au Japonais de se mêler facilement à l’élément chinois et de vivre sa vie.

Dans son intéressante étude sur le panmongolisme japonais[3], le célèbre explorateur et orientaliste Alexandre Ular s’exprime ainsi : « Les Japonais, observateurs par excellence, transportèrent inconsciemment en Chine leur habitude héréditaire de l’espionnage minutieux. Ils fournirent au lieu d’un effort individuel immédiat des renseignements qui devaient tout d’abord servir à la création d’un système théorique de travail en grand. Ils apprirent le chinois et s’habituèrent le plus intimement possible aux usages et à la façon de penser de leurs voisins. Leurs consuls, leurs commis voyageurs, agents politiques plutôt que commerciaux, furent Chinois, s’efforçaient de le devenir afin de tout voir, de tout entendre, d’être reçus ou tolérés partout. Et ce vaste espionnage hiérarchisé, naturel, ne se butant guère contre la défiance chinoise, eut vite pour résultat d’imprimer une direction toute nouvelle aux méthodes du gouvernement japonais. » En effet, celui-ci, sur la foi des renseignements innombrables et merveilleux d’exactitude qui se centralisèrent à Tokio dès 1896, comprit que la réussite dépendait avant tout de l’abandon apparent des procédés européens dont il s’était fait tout d’abord le champion glorieux. « Au lieu de vanter aux Chinois la civilisation d’Occident, au lieu d’insister sur les moyens modernes, ce qui les aurait rangés eux aussi au nombre des ennemis de la Chine, ils basèrent leurs relations sur ce qu’il y avait de commun entre les deux nations jaunes : identité de l’écriture, similitude des costumes et de la physionomie, ressemblance des superstitions populaires, communauté de l’esprit commercial et surtout danger commun d’être asservis ou tout au moins contrôlés par l’une ou l’autre des grandes puissances d’Occident[4]. »

Par cette méthode et par leur compréhension de l’âme chinoise, ils s’attirèrent de nombreuses sympathies et finirent par gagner la confiance du parti réformateur « jeune Chine », qui les avait d’abord dénoncés comme les serviles et méprisables imitateurs des barbares d’Occident. Pour centraliser et coordonner leurs efforts, pour agir avec plus de force et de méthode, un organe clandestin fut créé : « La congrégation de la civilisation de l’Est et dont la présidence fut offerte à l’un des frères du mikado. Cet organisme puissant, agissant sur le modèle des grandes congrégations chinoises et articulé, outillé, subdivisé, avec une science dont aucune association occidentale ne donne un exemple, envisagea son action au triple point de vue commercial, intellectuel et militaire[5]. »

Dans cette triple action les Japonais devaient réussir, parce qu’ils employaient des moyens adéquats à la mentalité chinoise, parce qu’au lieu d’imposer ouvertement leur méthode ils s’identifiaient avec celle des indigènes, quitte à opérer plus tard et d’une façon insensible la transformation qu’ils désiraient.

C’est par l’action commerciale qu’ils débutent et immédiatement on leur voit prendre le contre-pied de la méthode des grandes puissances européennes. Celles-ci inondent les marchés de leurs grosses importations pour créer et développer l’écoulement du détail. Eux, au contraire, débutent par la conquête du consommateur et du petit détaillant. Colporteurs et mercantiles parcourent les villes et les campagnes. Infatigables et patients, ils subissent les marchandages et les atermoiements ; rebutés d’abord, souriants ils se représentent ; ils n’offrent que ce qui a chance de plaire, flattent les goûts, puis, adroitement et sans avoir l’air, les excitent et, petit à petit, créent des besoins nouveaux. Finalement des courants s’établissent, qui ne dévient plus, qu’ils savent entretenir et qui toujours s’augmentent. C’est ainsi que l’infime négoce appelle les grosses importations et en assure par avance le complet écoulement ; c’est ainsi que le Japon a vu s’élever en dix années à 60 millions de taëls par an (200 millions de francs) le chiffre de ses importations en Chine.



la chine d’autrefois
L’armée tartare (ancienne armée) : en position d’attente.

En même temps que s’établissait cette intimité commerciale, le gouvernement japonais travaillait au rapprochement intellectuel des deux peuples, et cela avec d’autant plus d’ardeur que plusieurs nations étrangères avaient manifesté après la guerre sino-japonaise le désir d’une réforme scolaire à leur profit.



la chine d’aujourd′hui
L’armée nouvelle : en position d’attente.


La cour de Pékin un instant hésita, mais les Japonais surent bien vite démontrer l’inanité, l’absurdité d’un pareil projet, que d’ailleurs trop de motifs d’incompatibilité entre les deux races condamnaient d’avance. Ils agirent tant et si bien que le parti réformateur « jeune Chine » plaida leur cause dans plusieurs manifestes sensationnels et que la cour de Pékin publia, en 1898, un édit dans lequel elle n’accordait aucune confiance à l’éducation intellectuelle des écoles d’Occident. C’était faire le jeu des Japonais ; aussitôt s’ouvrit à Tokio une école normale, les étudiants chinois y affluèrent ; parallèlement, des instituteurs japonais se glissèrent en Chine, des écoles secondaires furent dirigées par eux dans plusieurs provinces, une université s’ouvrit à Shanghaï. Plus tard l’université impériale de Pékin fut réorganisée par des Japonais, et pour unifier et étendre l’enseignement dans tout l’empire, des inspecteurs japonais furent désignés par le pouvoir central.

Les mêmes causes qui firent le succès de la mainmise commerciale et intellectuelle sur la Chine firent également le succès de sa japonisation militaire. En 1895, après l’écrasement total de son armée et de sa marine par les forces nipponnes, la Chine, cruellement désillusionnée, comprit enfin que ses archaïques légions mandchoues n’auraient plus désormais sur les fusils et canons modernes le magique pouvoir tant de fois exercé sur les sauvages hordes mongoles, dans le cours des siècles primitifs. Ne voulant pas s’adresser à ses vainqueurs de la veille, c’est vers l’Occident qu’elle se tourna pour apprendre l’art de la guerre moderne.

Les résultats furent piteux, ainsi que le démontrèrent les événements boxers de 1900. Il ne pouvait en être autrement. Les éducateurs étaient, en toutes choses, beaucoup trop loin de leurs élèves. Ignorants de la langue, ignorants de l’écriture et de la civilisation chinoises, convaincus par un vain préjugé de races de leur supériorité propre, et convaincus de l’infériorité de leurs élèves, différant de ceux-ci par les mœurs, la mentalité, les habitudes, sans autres liens moraux avec que ce pacte qui les obligeait, moyennant une belle solde, à se faire les dispensateurs d’une éducation qui ne pouvait être comprise parce qu’ils ne pouvaient la faire comprendre, ces professeurs découragèrent la bonne volonté des élèves. Et de même qu’en 1898, la Chine, reconnaissant l’inanité des efforts intellectuels d’Occident, s’était adressée au Japon pour l’organisation de son enseignement scolaire, de même la Chine après 1900 se tourna vers le Japon pour la réorganisation de son armée.

Le Japon, qui avait habilement et clandestinement préparé ce retour de confiance et cet appel à ses lumières, avait en même temps pris à l’avance des mesures pour que les résultats répondissent dans le plus bref délai aux espérances mises en son savoir. L’académie militaire de Tokio s’ouvrit immédiatement à tous les étudiants que la Chine consentit à y envoyer, et des instructeurs japonais, préparés à leur tâche, se répandirent dans tous les corps de troupe de formation nouvelle. Ces instructeurs, déjà familiers avec cette mentalité et cette civilisation offrant avec la leur tant de points de ressemblance, connaissant à fond la langue parlée et suffisamment les caractères, s’habillant comme leurs hommes et s’astreignant même au port de la queue, vivant constamment au milieu d’eux et comme eux, instruits de leurs faiblesses et de leurs qualités, surent bien vite se rendre sympathiques et s’imposer sans contrainte ni difficultés. Au surplus, conscients de leur tâche, ils mettaient dans son accomplissement toute leur âme et toute la plénitude de leurs facultés. Guidés par un idéal généreux et non par l’appât d’un gain rémunérateur, ils voyaient surtout en ces énergies à former et à pétrir les frères du lendemain qui aideraient à l’avènement glorieux du « plus grand Japon », les compagnons des guerres futures de délivrance, libérant à tout jamais l’Orient de l’emprise des races blanches.

Devant les succès obtenus, le nombre des instructeurs s’accrut, de nouvelles unités se constituèrent, des écoles militaires dirigées par des officiers japonais furent créées dans plusieurs provinces ; enfin, tous ces efforts nombreux aboutirent à cette première manifestation militaire de 1904, où des troupes chinoises, en des manœuvres retentissantes, donnèrent à l’Europe étonnée l’impression d’une force réelle et formidable qui se forme et qui grandit.

Mais cette triple intimité commerciale, intellectuelle et militaire devait fatalement, en livrant chaque jour davantage la Chine aux Japonais, développer chez ceux-ci des ambitions plus grandes.

Cette puissance qu’ils ont progressivement accaparée, dont ils retirent tant de bénéfice et qu’une guerre met à leur discrétion absolue, ils ne l’abandonneront pas ainsi. La Russie, dont les succès inquiétants en Extrême-Asie avaient contre-balancé leurs efforts, est enfin vaincue ; leur influence doit s’accroître de toute l’influence abattue. Aussi n’abandonneront-ils pas la Mandchourie, parce qu’elle est la barrière qui sauvegarde cette influence, et parce que de Moukden ils tiennent le Russe sous leurs menaces et Pékin sous leur dépendance. Parce qu’il importe que leurs succès, obtenus au prix de tant de sacrifices et de labeurs persévérants, ne soient pas compromis par des influences rivales, parce que le plus sûr garant de la fidélité est la crainte que l’on inspire et qu’il est prudent de maintenir le gouvernement chinois sous cette appréhension constante : Tu seras japonophile ou tu ne seras pas ! Et il l’est ; mais, hélas ! avec moins de confiance et d’enthousiasme que jadis, car il s’aperçoit maintenant que ses bons amis de la veille seront les vrais ennemis du lendemain. Il est japonophile à cette heure, mais le plus souvent par timidité ou par crainte, avec résistance, avec effroi.

Quelle que soit la cause qui la détermine, l’autorité des Nippons s’affirme constamment par des faits nouveaux et stupéfiants parfois. Après les avantages et les privilèges obtenus par traités spéciaux, conséquents à l’évacuation russe, ne les a-t-on pas vus s’ingérer dans les arcanes les plus secrets de la politique intérieure, et, pour n’en citer qu’un cas entre mille : ce bouleversement extraordinaire du palais ; la disgrâce du grand eunuque, ce vieil ami et influent conseiller de l’impératrice, agent à la solde des Russes. Ce départ, pour les intérêts japonais, est une victoire non moins avantageuse que celles de Moukden et de Tshushima.

Leur mainmise est partout ; sans parler de l’armée qu’ils instruisent et qui est un peu leur domaine, ne veulent-ils pas mettre la main sur la police en y enrôlant leurs nationaux ? Alors que de toutes parts, sur un mot d’ordre venu d’en haut, les prérogatives des Occidentaux se restreignent, les leurs se multiplient. Ils prospectent, ils exploitent, ils conseillent ; c’est à leurs arsenaux, à leurs manufactures et à leur industrie, à leurs ingénieurs, à leurs professeurs, à leurs spécialistes de toutes branches que l’on s’adresse, même à leurs femmes aussi, qui viennent diriger les écoles de filles tout récemment créées en Chine[6]. Ils s’installent partout ; il n’est pas de ville dans le Petchili où ne s’érige une petite cité japonaise. Ils sont à l’affût de toutes les concessions prometteuses. C’est ainsi qu’ils convoitent, dès l’évacuation des troupes internationales qui l’occupent, le port de Tchin-Wan-Tao, le seul port du Petchili libre de glaces en hiver.

Ce serait là une solide base pour leur pénétration future. Obtiendront-ils l’achat des terrains désirés ? Une puissante compagnie anglaise s’y est déjà installée et l’on se doute que derrière elle surgirait au moment opportun une puissance plus forte, l’Angleterre elle-même, leur alliée. Qu’adviendrait-il alors ?

Une raison encore, et non des moindres, qui milite en faveur du statu quo en Mandchourie, c’est la crainte, pour le gouvernement, du revirement de l’opinion publique au Japon. L’abandon de la Mandchourie aurait une répercussion des plus néfastes, révolutionnaire peut-être, dans l’intérieur du pays. Il faut se rappeler l’exaltation qu’y produisait pendant la campagne la suite ininterrompue des victoires : le Yalou, Port-Arthur, Liao-yang, Moukden, Thiéling, le Soungari. L’armée montant toujours, envahissant le nord sur les talons des Russes, et le peuple confiant dans la force invincible de ses soldats héroïques, ne doutant pas de voir un jour l’étendard au disque rouge flotter sur les remparts de Vladivostok et les rives orientales du Baïkal.

Quand l’Amérique émit une proposition de paix, ce fut une explosion d’indignation. Traiter avec la Russie sur un pied d’égalité, les Japonais ne voulaient l’admettre. Comme vainqueurs, ils entendent dicter leur volonté et, si l’Amérique ne peut leur en donner l’assurance, elle n’a qu’à se retirer et laisser les opérations suivre leur cours. Quant aux conditions à imposer, elles doivent, de l’avis de tout patriote, être au moins celles-ci : indemnité de 3 à 5 milliards. Territoires à céder : Sakhaline, le Kamtchatka, toute la province maritime ; de plus, cession de tous les droits de la Russie sur le Liao-toung, sur les entreprises de Mandchourie, sur les chemins de fer ; interdiction à la Russie d’avoir une flotte dans le Pacifique et la mer du Japon et d’obtenir de la Chine des concessions sans le consentement du Japon.

Ces conditions sont celles proposées par les sept docteurs de l’université de Tokio qui menèrent une campagne si violente en 1903 pour la déclaration de guerre.

À cet avis ou à peu près se rangent la société des journalistes, le grand parti constitutionnel, le parti progressiste dont le chef, le comte Okuma, déclare que c’est là un minimum auquel le Japon doit tenir. Et la presse et certaines revues telles que le Nihongin poussent encore plus loin leurs prétentions, réclament l’occupation de la Transbaïkalie. Le peuple approuve, applaudit, réclame plus encore !

Aussi quelle cruelle désillusion lorsqu’on apprit les clauses bien moins avantageuses de la paix ! Pas d’indemnité ! l’abandon seulement de la moitié de Sakhaline et la cession du Liao-toung. Mais la Mandchourie du Nord, le Soungari, l’Amour, Vladivostok et le chemin de fer, tout cela restait entre les mains des Russes ! Alors pourquoi s’être battus si longtemps ? pourquoi avoir consenti d’aussi héroïques sacrifices de soldats et d’argent pour aboutir à cette humiliante défaite ?

La stupeur et l’abattement des premiers moments eurent une réaction terrible. Le peuple cria à l’ignominie, à la trahison. Des délégations des provinces affluèrent à la capitale, des manifestations violentes furent partout organisées, des troubles s’ensuivirent que le gouvernement eut grand’peine à contenir ou à réprimer. Les adresses à l’empereur se multiplièrent. On parla même d’une levée en masse pour forcer sa volonté. L’opinion publique ne demandait rien de moins que le refus de la ratification de ce honteux traité insultant à l’honneur du pays. À part quelques organes directs du gouvernement, toute la presse partageait et excitait encore l’indignation patriotique du peuple. Professeurs d’université, chefs de parti, membres du Parlement ne dissimulaient point leur irritation. C’est ainsi que le comte Okuma, le chef du parti progressiste, s’écria : « Plus de cent mille vies sacrifiées, plus d’un milliard de yen dépensés, les gloires sans mélange de nos triomphes, tout cela réduit à rien par l’ineptie de nos diplomates[7] ! »

Le calme fut long à se rétablir ; cependant, le peuple, confiant dans la sagesse de son empereur, finit par se rendre aux raisons qu’il exposait par la bouche de ses ministres. Le comte Katsoura, premier ministre, l’amiral Yamamato, ministre de la marine, celui de la guerre le maréchal Yamagata, dans de nombreuses réunions, répétaient ceci : Les considérations qui ont décidé le gouvernement japonais à signer le traité de paix sont l’état actuel des finances de l’empire, la nécessité de ne pas compromettre le futur développement du pays, l’impossibilité de porter à la Russie un coup décisif en Extrême-Orient, enfin l’attitude même des puissances, qui réclamaient la paix. À ces divers points de vue, on a pensé qu’il était plus avantageux de traiter. Ainsi non seulement on épargnait des vies humaines, mais encore on se réservait des ressources pour les entreprises qui s’imposent après la guerre en Corée et en Mandchourie[8]. »

Par ces déclarations, le gouvernement a pris l’engagement de ne point abandonner la Corée et la partie de la Mandchourie occupée pendant la guerre ; le peuple en a pris acte et c’est sur la foi de ces déclarations que tant de gens sont partis pour aller y chercher les moyens d’existence que leur refuse le pays par suite des perturbations économiques et sociales résultant du fait de la guerre.

C’est ainsi que depuis deux années, par Niou-chang, par Dalny, par le Yalou, la Mandchourie se peuple de Nippons. Dans l’intérieur, Liao-yang, Hsimintoun, Thiéling, Moukden et d’autres centres en regorgent.

Ils s’installent partout et partout ne perdent pas leur temps et travaillent en conquérants et en maîtres, ce qui n’est pas absolument leur droit, c’est certain ; mais ils y travaillent si bien que les Russes eux-mêmes n’oseraient protester : leur intelligente activité plaide en faveur de leur audace. Ainsi, en moins d’une année, ils ont fait de Moukden une ville nouvelle et presque propre ; et c’était là une rude et fameuse tâche, vous pouvez m’en croire !

Bourbier immonde au temps du dégel et des pluies, dunes de sable empuanti et aveuglant à l’époque des vents et de la saison sèche, telle était la ville.

Les 3 kilomètres qui la séparaient de la station constituaient pour le voyageur le plus atroce calvaire qu’il fût. C’était une mare presque ininterrompue, aux profondeurs insoupçonnées, inquiétantes, où la voiture par intervalles s’enlisait jusqu’aux moyeux dans un éclaboussement de vase qui l’enveloppait toute. Ou bien encore, sur cette même piste tout à coup desséchée par les vents et le soleil, coupée d’ornières profondes et dures, c’était alors, dans la voiture chinoise aux primitifs et massifs ressorts de bois, un cahotement, un brimbalement à décrocher l’âme, à rompre les os, avec, en plus, l’étouffement de la poussière âcre soulevée par épais nuages.

Quiconque avait vu Moukden jurait de ne plus le revoir. Aussi est-ce un étonnement charmé et presque reconnaissant chez celui qui, l’ayant connu jadis, à nouveau s’y aventure.

Une large avenue relie maintenant la gare à la ville, et sur cette avenue, non encore achevée, plus de mille coolies[9], activement et militairement dirigés, travaillent. Le sol trop friable, creusé jusqu’en ses profondeurs, s’est transformé en une digue souterraine faite de pierres, de rocs, de briques amalgamés de chaux sur laquelle une chaussée solide et proprement pavée se construit.

Courant sur le réseau de rails légers qui enserrent et sillonnent la ville, de petits trucs incessamment amènent à pied d’œuvre les matériaux qui presque aussitôt disparaissent. Et de chaque côté de cette large avenue, que le tramway suivra bientôt, de nombreuses constructions s’élèvent. Constructions japonaises évidemment, surgissant comme des champignons au lendemain d’un orage : maisonnettes basses, sans fondations, posées à même le sol, aux panneaux de bois, rarement de briques, le plus fréquemment en papier. Constructions frêles qui surprennent dans ce pays aux rigueurs excessives, où les habitants grelotteront l’hiver et grilleront l’été. Mais qu’importe ! on avise au plus pressé. Il faut se fixer d’abord, dût-on souffrir un peu ; plus tard, on recherchera le confortable.

D’ailleurs, la colonie japonaise n’est pas là tout entière, elle s’est installée aussi dans le faubourg est et dans les rues principales de la vieille cité, où les éventaires, les boutiques, les magasins de belle apparence même se multiplient de jour en jour.

Là, par exemple, cette invasion mercantile paraît aussi imprudente qu’excessive. De quoi et comment vont vivre ces innombrables marchands aux produits identiques ? Il n’en était pas besoin d’autant pour tuer le petit commerce chinois et il est à craindre qu’ils ne se tuent eux-mêmes. Il leur faut peu pour vivre, il est vrai, et c’est pour cela, peut-être, qu’ils se sauveront, et c’est par cela, surtout, qu’ils battront le commerçant chinois, moins économe, volontiers et naïvement prodigue par ostentation, et que la ridicule question « de face »[10] astreint à des frais inutiles auxquels les Japonais, plus pratiques, sauront se soustraire. Ceux-ci ont encore sur le Chinois l’avantage d’être les intermédiaires directs de la production, la plus grande partie des marchandises vendues ici venant du Japon. Ils ont aussi sur celui-là, pour leurs importations, l’avantage de la franchise. Par Dalny, par Antoung, par Inkéou[11], dont ils régissent les douanes, les Japonais introduisent sans frais d’entrée, ou presque, jusque sur les marchés mêmes, leurs produits et ceux de l’étranger qu’ils n’ont pu imiter ou évincer encore. Les Chinois, au contraire, ont non seulement à acquitter des droits de douane extérieure assez élevés, mais encore leurs marchandises, à mesure qu’elles s’avancent dans l’intérieur, sont surchargées de taxes nouvelles : « likin »[12] de gouvernement, likin de cercle, likin de préfecture et de sous-préfecture, puis, dans chaque ville ou village, droits d’entrée, droits de débarquement, droits de vente, etc., taxes dont quelques-unes sont minimes, mais lesquelles en s’accumulant font une somme. Taxes immuables et qui ne tomberont qu’avec le gouvernement actuel, puisqu’elles constituent l’apanage des mandarins qui les perçoivent.

À la faveur de ce régime d’exception, les Japonais luttent donc avec avantage et monopolisent à leur profit tous les produits d’un usage constant. Ils ont commencé par le trust du pétrole et par celui des cigarettes, dont la consommation est considérable ; ils continueront bientôt, s’ils ont assez d’argent, par celui des denrées de première nécessité. Jusqu’ici les petits boutiquiers chinois seuls s’étaient émus ; la grosse classe commerçante s’alarme à son tour depuis qu’il est question de fonder en Chine une banque de commerce japonaise, au capital de 10 millions de taëls, destinée uniquement au développement des entreprises nipponnes. Et les Mandchouriens s’alarment avec d’autant plus de raison qu’ils savent leur gouverneur, Tchao-Ehr-Sun, incapable de rien faire pour leur défense. Le pauvre homme n’a pu réussir à se défendre lui-même.

C’est en vain qu’il s’est prêté complaisamment à toutes les volontés des Japonais et à l’exécution de tous leurs desseins ; c’est en vain qu’il a subordonné, par crainte, les intérêts de son peuple à ceux d’une politique franchement japonophile ; c’est en vain qu’il a laissé tout faire sans jamais crier : Assez ! Ils trouvent maintenant qu’il a fait trop peu ; et voici qu’en manière de reconnaissance le ministre du Japon à Pékin demande au WaÏ-Wou-Pou son remplacement pour incompétence ; voici qu’ils le lâchent et l’accusent après l’avoir rendu impopulaire[13]. En effet, le peuple est irrité contre lui pour son manque de fermeté, pour toutes les mesures arbitraires qu’il se voit dans l’obligation d’imposer, pour les taxes nouvelles qui naissent chaque jour, et surtout pour cette infiltration japonaise tenace et menaçante contre laquelle il se montre impuissant.

« Oh ! ces Japonais ! me disait un vieux Chinois désespéré, ils nous rongent et bientôt ils nous submergeront. Tout le Japon est en Chine, entendez-vous ? tout le Japon avec ses Japonaises ! » Le vieux Chinois n’avait pas tort : à Moukden en particulier les Japonaises sont en nombre ; tout le long du jour elles emplissent la ville de la gentillesse de leurs façons mignardes et du bruit de leurs chaussures cliquetantes ; elles sont là comme en terre nipponne, ne se doutant même pas du changement et de l’étonnement qu’elles apportent dans ces rues interdites à la femme chinoise, toujours claquemurée et recluse. Mais c’est en somme de l’étonnement bienveillant qu’elles suscitent : elles ne paraissent nullement comprises dans cette animadversion générale ressentie à l’égard de leurs compatriotes du sexe fort ; les Chinois ressentent pour elles de la sympathie curieuse. Ils le prouvent d’ailleurs par la fréquentation assidue des maisons de thé, qui se multiplient et dont les taxes élevées sont d’un excellent appoint au budget de la municipalité. Les mandarins crient à l’immoralité, mais c’est un cri plus intéressé que sincère, l’immoralité n’étant certes pas d’importation japonaise. Ils crient au scandale aussi, à l’occasion des nombreuses maisons de jeu tolérées par l’autorité japonaise, comme si par le passé eux-mêmes ne prélevaient pas leur dîme sur les tripots organisés. Les maisons de jeu comme les maisons de plaisir ont simplement changé de caissiers et de propriétaires, voilà tout et c’est ce qui les désespère. Deux nouvelles fissures graves se sont ouvertes par lesquelles l’argent chinois s’écoule dans les poches japonaises. Ils les aperçoivent, ils en aperçoivent bien d’autres. On les ruine ; cette appréhension devient le cauchemar de tous et derrière les nouvelles mesures qui sont prises, derrière les changements même heureux qui sont opérés ils croient voir ou deviner l’unique raison qui les dicte : le besoin de faire de l’argent.

Certainement, malgré leurs succès apparents, les Japonais n’ont pas retiré de cette campagne les compensations pécuniaires qu’ils étaient en droit d’en attendre et avec lesquelles ils comptaient mettre en exploitation leur conquête. Doivent-ils pour cela renoncer à l’exécution leurs vastes desseins ? Non, ce que les Russes ne leur ont pas donné, ce sera le pays qui le leur fournira ! Les Chinois ne sont pas tous appauvris, l’argent russe a coulé à pleins bords avant et pendant la guerre. Il est entre leurs mains. Jusqu’à ce jour ils s’en croyaient les légitimes et tranquilles possesseurs : les Japonais, amèrement, leur démontrent qu’ils n’en étaient tout au plus que les dépositaires. Aussi se prennent-ils à détester franchement ces nouveaux maîtres, dont les succès leur étaient apparus comme une délivrance.

Les Russes, leurs anciens maîtres, étaient rudes, brutaux parfois, mais prodigues, mais aveugles, mais confiants ; les nouveaux, au contraire, ordonnent, contraignent, exploitent et pressurent.

En somme, ces braves Chinois ont gardé l’oppression d’antan, tout en en perdant les bénéfices.

On leur donnait autrefois, ce sont eux qui donnent maintenant !



  1. Ce fut là le régime que subirent les Chinois durant toute l’année qui suivit la signature du traité de Portsmouth et l’évacuation russe. Il s’est humanisé et radouci depuis l’ouverture de la Mandchourie aux autres puissances.
  2. Et cela pour se faire pardonner l’appui qu’elle avait accordé à la Chine, la croyant plus forte, lors de la guerre sino-japonaise.
  3. La Revue (ancienne Revue des Revues), n° du 15 février 1904 — « Panmongolisme japonais ».
  4. Alexandre Ular.
  5. Alexandre Ular.
  6. Chose plaisante et digne de remarque, il existe en Chine deux éléments japonais féminins très distincts ayant comme article commun d’importation la morale : l’un son enseignement, ce sont les maîtresses d’école ; l’autre sa dissolution, ce sont les mousmés rieuses.
  7. Mélanges japonais (octobre 1905). Extraits des revues et journaux japonais, par C. Lemoine.
  8. Mélanges japonais (octobre 1905). Extraits des revues et journaux japonais, par C. Lemoine.
  9. Manœuvres et terrassiers chinois.
  10. Désir de paraître.
  11. Depuis le printemps 1907, ils ont rendu la gérance douanière d’Inkéou (Niou-chang) au gouvernement chinois, mais ils n’ont cédé ni celle de Dalny ni celle des ports du Yalou.
  12. Douane intérieure.
  13. Les menées japonaises ont abouti. Tchao-Ehr-Sun a été remplacé, au printemps dernier, comme vice-roi de Mandchourie.