Aller au contenu

Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie II/Chapitre III

La bibliothèque libre.

À QUOI RECONNAÎT-ON UN TRIMÈTRE ?


Tétramètres à césure faible et trimètres. — Il n’y a rien qui ressemble à un trimètre comme un tétramètre à césure faible : dans l’un comme dans l’autre le mot qui contient la septième syllabe est étroitement uni par la syntaxe à celui qui précède. Le trimètre n’a pas d’accent rythmique sur la sixième syllabe, tandis que le tétramètre en possède un à cette place ; mais les poètes se sont gardés, avec grand’raison, de noter le rythme de leurs vers. Il n’y a donc aucun indice matériel qui permette de distinguer entre ces deux types.

Trimètres de Racine. — Lorsque Racine écrivit une comédie, Les Plaideurs, il adopta pour cette circonstance la versification de la comédie qui était plus souple, plus libre et se rapprochait davantage de la prose. Elle comportait le trimètre, comme on l’a rappelé plus haut, et sa pièce en renferme plusieurs :

Et je faisois | claquer mon fouet | tout comme un autre.

C’est dommage : | il avoit le cœur | trop au métier.

Faux trimètres de Racine. — Mais, dans ses tragédies, il n’y a pas un seul trimètre. Ceux qu’on a cru y découvrir ne résistent pas à un examen attentif. Pourtant il en est plusieurs qui semblent au premier abord fournir un moyen d’expression analogue à ceux que présentent les trimètres de V. Hugo, c’est-à-dire qu’ils contiennent une des idées les plus importantes de la scène où ils se trouvent :

Et Mardochée | est-il aussi | de ce festin ?

(Esther)

Roi sans gloi|re j’irois vieillir | dans ma famille.

(Iphigénie)

Ce qu’il y a de particulier dans ces vers. — Il est certain que Racine coupait ces prétendus trimètres après la sixième syllabe ; c’étaient donc des tétramètres. Ils ont une coupe faible à l’hémistiche, tandis que les ternaires n’en ont pas du tout ; ils ont pour but et pour effet de faire ressortir un seul mot, tandis que le changement de rythme met les ternaires en relief d’un bout à l’autre. Lorsqu’Aman dit :

Et Mardochée | est-il | aussi | de ce festin ?

c’est seulement le mot « aussi » sur lequel il appuie et qui exprime toute son inquiétude. Quand Agamemnon dit à Arcas :

De quel front immolant tout l’État à ma fille,
Roi sans gloi|re, j’irois | vieillir | dans ma famille !

c’est sur le mot « vieillir » qu’il insiste et qu’il fait porter tout le poids de son mépris.

Le même type chez les autres poètes du xviie siècle. — Les vers de ce genre, construits de manière à faire particulièrement ressortir les mots contenus dans la mesure qui suit la coupe de l’hémistiche, ne sont pas spéciaux à Racine. On les trouve également chez les autres poètes de son temps :

Et près de vous ce sont | des sots | que tous les hommes.

(Molière, Tartuffe)

Vous ? Mon Dieu ! mêlez-vous | de boi|re, je vous prie.

(Boileau, Satire III)

Et tous font éclater un si puissant courroux,
Qu’ils semblent tous venger | un pè|re comme vous.

(Corneille, Cinna)

Naturellement ils abondent chez V. Hugo :

Virent que le Satan | de pie|rre souriait.

(Ratbert)

Mais faites donc valoir le vice radical
De l’affaire. — Ils n’ont pas | le droit. | — Plaidez la cause.

(Cromwell)

Paroles de Jenkins à Richard Cromwell qui veut empêcher le meurtre de son père. Tout le caractère de Jenkins, « le magistrat intègre », est dans ce mot « le droit ».

Le relief considérable de ces mots qui commencent le second hémistiche est dû particulièrement à ce que la coupe qui les sépare du mot précédent avec lequel ils sont unis grammaticalement oblige à les prononcer avec un changement d’intonation qui attire l’attention sur eux.

Une catégorie spéciale de tétramètres à césure faible. — Parmi ces tétramètres à césure faible, c’est surtout ceux dans lesquels le premier hémistiche se termine par un mot insignifiant, que l’on pourrait être tenté de lire en trimètres. Dans cette catégorie il y a lieu de signaler à part ceux dont le second hémistiche commence par une mesure monosyllabique :

Seigneur, je ne rends point | com|pte de mes desseins.

(Racine, Iphigénie)

Toi, mon maître ? — Oui, coquin, m’oses-tu méconnoître ?
— Je n’en reconnois point | d’au|tre qu’Amphitryon.

(Molière, Amphitryon)

Une reine n’est pas | rei|ne sans la beauté.

(Hugo, Éviradnus)

Je ne vois rien en vous qui soit à dédaigner
Et vous estime enfin | trop | — pour vous épargner.

(id., Cromwell)

L’accentuation de la prose et le rythme des vers. — Dans aucun des vers de ce genre il n’y aurait d’accent tonique sur la sixième syllabe, si c’était de la prose. Ainsi, en prose, dans cette phrase : « elle n’est pas reine », il n’y a pas d’accent tonique sur le mot « pas », pas plus qu’il n’y en a sur les syllabes -vec, -près, -vant, dans « avec lui, après eux, devant toi ». Mais il y en a un sur le mot « pas » dans ce vers :

Une reine n’est pas reine sans la beauté,

et de même sur la sixième syllabe de tous les autres. V. Hugo s’est toujours violemment élevé contre ceux de ses prétendus imitateurs qui faisaient des vers sans accent tonique à cette place. Mais comment les vers peuvent-ils avoir des accents toniques là où la prose n’en a pas ? Parce ce que sont des vers, c’est-à-dire parce qu’ils ont un rythme qui n’est pas celui de la prose. C’est le rythme, et le rythme seulement, qui peut appeler un accent tonique sur une syllabe où la prose n’en admet pas. Il en résulte que ces syllabes ont non seulement un accent tonique, mais aussi un accent rythmique, et par conséquent que les vers qui les contiennent ne sont pas des trimètres.

Quelle est la valeur spéciale de ces vers ? Quel genre d’effet produisent-ils ? À peu près le même que les autres tétramètres à césure faible ; mais, de plus, comme la voix donne un accent à un mot qui en prose n’en aurait pas, à un mot souvent dépourvu de toute importance, elle attire l’attention d’une manière extraordinaire sur le mot ou le groupe de mots qui suit :

Une reine n’est pas | reine sans la beauté !

(Hugo, Éviradnus)

Et la lumière était | faite de vérité.

(id., Le Sacre de la Femme)

C’était pour rire. — Ils t’ont | fait bien peur, je parie.

(id., Le Roi s’amuse)

Les vrais trimètres. — Il reste donc pour les vrais trimètres, parmi les vers où la sixième syllabe est étroitement unie par le sens à la septième, avant tout ceux dans lesquels il y a une énumération à trois termes parallèles :

Il fut héros, il fut géant, il fut génie.

(id., Le Parricide)

Ce type est largement représenté chez V. Hugo. On en trouve déjà des exemples au xviie siècle dans les genres secondaires :

Maudit château ! maudit amour ! maudit voyage !

(La Fontaine, Ragotin)

et même dans les dernières pièces de Corneille, dont le vers a toujours évolué :

Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.

(Suréna)

Détermination délicate. — Les deux autres types de trimètres qui ont été distingués dans le dernier chapitre sont beaucoup moins usités ; il est souvent fort délicat de les reconnaître. Parfois V. Hugo a pris la précaution d’annoncer un trimètre par un contrerejet qui termine le vers précédent, surtout à la fin des périodes :

Je jure de garder ce souvenir, et d’être
Doux au fai|ble, loyal au bon, | terrible au traître.

(Le petit Roi de Galice)

Ayant reçu de Dieu des créneaux où le soir
L’homme peut, d’embrasure en embrasure, voir
Étinceler | le fer de lan|ce des étoiles.

(Le Régiment du Baron Madruce)

Mais, en définitive, leur forme ne se distingue en rien de celle des tétramètres à césure faible, et l’on ne peut se décider que d’après le fond. Il faut, pour chaque cas, examiner de très près le texte et le contexte, voir quel est le genre d’effet qui s’adapte le mieux à l’idée exprimée, et si le poète a voulu mettre en relief un mot, une expression, ou le vers tout entier :

À Toulon, le fourgon les quitte, le ponton
Les prend ; sans vêtements, sans pain, sous le bâton.

(Les Châtiments)

Les deux propositions « le fourgon les quitte » et « le ponton les prend » sont rigoureusement parallèles ; dans la seconde « les prend » est un rejet du premier vers, donc dans la première « les quitte » est un rejet du premier hémistiche et le premier de ces deux vers n’est pas un trimètre.

Mais en tout cas qu’il fût tout ce qu’il pouvait être,
C’était un garnement de dieu fort mal famé.

(Le Satyre)

Ce dernier vers est une conclusion et nous savons qu’un trimètre conviendrait parfaitement ; mais l’expression « un garnement de dieu » en une seule mesure serait vulgaire et passerait inaperçue. Le tétramètre la détaille et, grâce à la faiblesse de la césure, met parfaitement en relief tout ce qu’il y a de pittoresque et de hardi dans cette alliance de mots.

D’autres, d’un vol plus bas croisant leurs noirs réseaux,
Frôlaient le front baisé par les lèvres d’Omphale,
Quand, ajustant au nerf la flèche triomphale,
L’archer superbe fit un pas dans les roseaux.

(Hérédia, Stymphale)

La lecture du dernier vers en tétramètre ferait tellement ressortir « un pas » qu’il semblerait que le poète a voulu insister sur ce fait que l’archer n’a pas fait deux pas, ce qui fausserait le sens. Il faut donc lire en trimètre :

L’archer super|be fit un pas | dans les roseaux.

Hésitation possible. — Parfois l’hésitation est permise et les deux lectures sont à la rigueur possibles :

Un crapaud | regardait le ciel, | bête éblouie.

(Hugo, Le Crapaud)

C’est une idée surprenante, la forme du trimètre lui sied fort bien. Mais celle du tétramètre :

Un crapaud | regardait | le ciel, | bête éblouie

n’ôte rien à l’inattendu de l’idée et annonce beaucoup mieux le sujet de la pièce par le relief qu’elle donne aux mots « le ciel » ; le ciel c’est la pureté, lui c’est l’être immonde, le ciel c’est l’espérance, lui c’est le paria, le ciel c’est la charité, lui c’est le réprouvé qui va être en butte à la haine.