Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie I/Chapitre I

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LE COMPTE DES SYLLABES


Changements dans la manière de compter. — En ancien français le compte des syllabes était rigoureusement conforme à la prononciation ; mais à mesure que la prononciation a changé, la question s’est compliquée de jour en jour pour aboutir aux plus incroyables contradictions. Tantôt, en effet, on a conservé la manière de compter originaire et traditionnelle, tantôt on s’est réglé d’après la prononciation contemporaine, tantôt enfin on a adopté une troisième manière de compter qui n’est justiciable que d’analogies fausses et d’erreurs.

1. L’E DIT MUET.

Sa prononciation. — En ancien français l’e dit muet n’était jamais réellement muet ; c’était déjà une voyelle débile, mais elle se prononçait toujours. Avec le temps elle a cessé de se faire entendre à certaines places dans la prononciation courante ; on dit : je n’ sais pas, mais j’ n’en sais rien, un’ fenêtre, mais la f’nêtre ; tout dépend de sa position et de ce qui l’entoure. Or les règles des vers classiques, comme celles des vers anciens, supposent la prononciation de tous les e muets ; c’est donc fausser les vers construits suivant ces règles, qu’ils aient été écrits au xe siècle ou au xxe, que de les dire sans prononcer scrupuleusement tous les e qui comptent dans le nombre des syllabes. Cette faute, il est vrai, est souvent commise aujourd’hui, même dans nos premiers théâtres, où certains acteurs récitent les vers classiques comme si c’était de la prose contemporaine. On doit se garder de les prendre pour modèles, car ils détruisent par leur diction tout l’art que l’auteur a mis dans la forme de son œuvre.

L’e après voyelle. — Tandis qu’en ancien français, sauf à la fin du vers et à la césure, tout e comptait pour une syllabe, aujourd’hui il ne compte plus jamais après une voyelle atone ; tu joueras ne fait que trois syllabes ; il en faisait quatre à l’origine. Cet usage moderne a commencé à s’établir au xive siècle.

Après une voyelle tonique, comme dans prie, pries, prient, il ne compte pas davantage, mais le mot qui le possède n’est pas admis à l’intérieur d’un vers, sauf dans le cas où son e peut s’élider, et s’il est placé à la fin du vers il y constitue une rime féminine. En ancien français cet e ne soulevait aucune difficulté, puisqu’il comptait partout pour une syllabe, conformément à la prononciation. Mais du jour où il a cessé de se faire entendre, on s’est trouvé dans l’alternative embarrassante de le compter pour une syllabe, c’est-à-dire d’en exiger la prononciation dans le débit du vers, ou, d’autre part, de renoncer à l’emploi dans l’intérieur du vers de catégories tout entières de mots et de formes.

Imparfaits, conditionnels et subjonctifs. — Dans certains cas l’orthographe s’est conformée à la nouvelle prononciation ; dès le xiiie siècle on rencontre des imparfaits et conditionnels en -oi, -ois, au lieu de -oie, -oies, plus tard -ais : ge volroi, au lieu de je volroie « je voudrais », tu avois, au lieu de tu avoies « tu avais », et le subjonctif soi, sois, au lieu de soie, soies. Une grande classe de formes pouvait par là retrouver place sans difficulté dans l’intérieur des vers. Les poètes ne tardèrent pas y ajouter les troisièmes personnes du pluriel correspondantes : imparfaits et conditionnels en -oient, plus tard -aient, puis le subjonctif soient qui entraîne à sa suite l’autre subjonctif auxiliaire aient. Dans ces troisièmes personnes du pluriel on écrit généralement l’e, mais on ne le compte pas. C’est de la même manière que le mot eau, que l’on trouve déjà comme monosyllabe au xiiie siècle, a continué longtemps encore à s’écrire eaue.

Leur 3e personne du pluriel. — L’emploi de ces diverses formes, sans en compter l’e pour une syllabe, qu’on l’écrivît ou non, se développa beaucoup au xve siècle ; mais l’autre manière de compter subsista parallèlement jusqu’au milieu du xvie siècle. Enfin, à l’époque classique, l’usage est bien établi de ne jamais compter l’e des imparfaits ou conditionnels en -oient et des subjonctifs soient, aient, si bien que ces formes à la fin des vers font des rimes masculines. Plus tard, quand la finale des imparfaits et conditionnels est devenue -aient, la forme soient reste isolée ; elle ne peut rimer qu’avec des mots comme voient, croient, qui constituent une rime féminine ; sa finale redevient donc féminine à la fin du vers, encore chez V. Hugo, alors qu’elle est masculine, ou plutôt n’existe pas, à l’intérieur.

Les autres catégories de mots. — Les autres mots qui avaient un e après la voyelle tonique se sont montrés plus résistants. Musset, Hugo et d’autres après eux ont osé employer dans l’intérieur de leurs vers croient, voient, aies, fuient, rient comme monosyllabes :

En second lieu nos mœurs qui se croient plus sévères.

(Musset)

Se voient poussés à bout par sa guerre aux Rutules.

(Ponsard)

Avant que tu n’aies mis la main à ta massue.

(Hugo)

Les mondes fuient pareils à des graines vannées.

(Sully Prudhomme)

Rient en dessous, mettant leurs masques de travers.

(Bouchor)

On ne saurait leur reprocher que d’avoir hésité à introduire cette réforme et de ne l’avoir pas généralisée. Ils avaient pourtant d’illustres devanciers dans Ronsard, Marot, Régnier, Baïf au xvie siècle, Malherbe, Corneille, La Fontaine, Molière au xviie :

Et la livrée du capitaine.

(Marot, syll.)

Toy qui levant ta veue trop haute.

(Baïf, syll.)

Lassée d’un repos de douze ans.

(Malherbe, syll.)

Mantoue, tu ne vois point soupirer ta province.

(Corneille)

Bon ! jurer ! ce serment vous lie-t-il davantage ?

(La Fontaine)

À la queue de nos chiens, moi seul avec Drécar.

(Molière)

L’e après consonne. — Enfin quand l’e vient après une consonne, soit dans l’intérieur, soit à la fin d’un mot, il paraît avoir été, dès la fin du xve siècle, muet ou sonore dans le parler ordinaire à peu près dans les mêmes conditions qu’aujourd’hui. On trouve parfois un reflet de cette prononciation chez les poètes du xvie siècle :

Tu te travaille en vain.

(Marguerite de Navarre)

Jupiter, s’il est vrai que tu fusse’ amoureux.

(Desportes)

Mais plus ell’ nous veut plonger
Et plus ell’ nous fait nager.

(Ronsard)

Le xviie siècle n’a pas toléré cette liberté, et, au xixe, si on laisse de côté les chansonniers qui sont à part, on ne la rencontre qu’exceptionnellement :

Que tu ne puisse encor sur ton levier terrible.

(Musset)

Tu l’emporte, il est vrai ; mais lorsque tu m’abats.

(Lamartine)

Pourtant certains poètes du dernier quart du xixe siècle se sont fait comme une règle de supprimer l’e muet. Malheureusement il n’y en a pas qui se soient en cela conformés exactement à l’état réel de la langue ; parfois ils ont supprimé des e qui se sont toujours prononcés et d’autres fois ils en comptent que l’on ne prononce pas.

2. DEUX VOYELLES EN CONTACT, DONT AUCUNE N’EST UN E.

Les règles anciennes. — En ancien français la question est très simple pour qui connaît l’histoire de la langue ; elle est inextricable pour qui l’ignore. On peut distinguer trois cas :

α. — Les deux voyelles françaises constituent une diphtongue qui représente une seule voyelle latine ou une voyelle et une consonne ; elles ne font qu’une syllabe. Tel est le mot pied dont la diphtongue ie sort du premier e de latin pedem ; tel est le mot nuit dont la diphtongue ui sort de l’o et du c de latin noctem.

β. — Les deux voyelles françaises représentent deux voyelles latines, qui étaient séparées en latin par une consonne, comme dans lier de latin ligare, ou y étaient déjà contiguës, comme dans fusion de fusionem. Dans l’une et l’autre condition elles constituent deux syllabes ; mais il est bon de remarquer que les mots de la première catégorie appartiennent à l’ancien fonds de la langue française, tandis que ceux de la seconde font partie d’une couche plus récente. Ce sont des mots calqués sur le latin classique, car le latin vulgaire ne connaissait plus d’i en contact avec une voyelle suivante ; il en avait fait une consonne, y, qui se prononçait comme l’i de notre mot tien et que l’on appelle yod ; le mot fusionem y était donc devenu fusyonem, qui a donné dans le français de la première heure foison.

γ. — Des deux voyelles françaises l’une est la finale d’un mot simple et l’autre l’initiale d’un suffixe qui s’est adjoint au radical pour en tirer un dérivé en français même. C’est le cas de bleuet, dérivé de bleu au moyen du suffixe diminutif -et. Ici encore les deux voyelles appartiennent à deux syllabes différentes.

La finale -ions. — De fort bonne heure ce bel ordre étymologique fut quelque peu troublé par l’analogie. Ainsi l’ancien français avait au subjonctif une désinence de 1re personne du pluriel en -ions, qui correspondait en dernière analyse à latin classique -eamus, -iamus, c’est-à-dire en latin vulgaire -yamus ; naturellement elle ne faisait qu’une syllabe : a-ions « ayons ». Il avait d’autre part pour désinence de la même personne à l’imparfait et au conditionnel une finale -ions correspondant à -e(b)amus, qui comptait pour deux syllabes en vertu de la règle β : a-vi-ons, en latin habebamus. L’unification se fit très tôt d’après le subjonctif. On n’eut plus dès lors de finale -ions dissyllabique que dans les substantifs abstraits tirés par voie savante du latin classique : nous pa-ssions, mais les pa-ssi-ons.

Influence d’un groupe de consonnes. — Mais un peu plus tard la prononciation changea : un i devant une voyelle devint y, sauf quand il était précédé de deux consonnes dont la seconde était r ou l. L’ancien a-vi-ons, qui était devenu a-vions comme on vient de le voir, se prononça alors avyons ; mais l’ancien de-vri-ons, qui était devenu de-vrions, se prononça de nouveau en trois syllabes avec un i voyelle : de-vri-ons. De même l’ancien ou-vrier, de latin operarium, se prononça ou-vri-er ; l’ancien dissyllabe san-glier devint trisyllabique : san-gli-er. Cette nouvelle manière de compter n’est une règle que depuis le commencement du xviie siècle. On la doit surtout à l’influence de Corneille. Nous lisons encore chez Rotrou :

Nous souffrions plus que lui par l’horreur de sa peine,

mais on y trouve déjà dans la même pièce (Saint-Genest) :

Voudri-ez-vous souffrir que dans cet accident.

L’état actuel. — On voit par là quelles modifications considérables ont subies au cours des siècles la langue et l’usage des poètes. Aujourd’hui, sauf le cas de la règle de Corneille qui est strictement observée, l’anarchie est complète ; dans le même mot le même poète compte deux syllabes ou une seule selon qu’il a besoin d’une syllabe de plus ou de moins pour son vers :

De sa vue, hier encor, je faisais mon délice.

(Coppée)

Or, ce fut hi-er soir, quand elle me parla.

(id.)

Marqué du fou-et des Furies.

(Musset)

J’oserais ramasser le fouet de la satire.

(id.)

Sur la terre où tout jette un miasme empoisonneur.

(Hugo)

Mêlé dans leur sépulcre au mi-asme insalubre.

(id.)

L’opi-um, ciel liquide.

(Gautier, syll.)

D’opium usé.

(id., syll.)

Hier monosyllabe et fou-et dissyllabe sont conformes à la prononciation du xie siècle ; fouet n’est que monosyllabe actuellement, mais pour hier les deux prononciations sont correctes. La règle générale demanderait que ce mot ne fût que monosyllabe, comme pied par exemple ; mais on dit le pied, un pied, tandis qu’hier est généralement isolé dans la phrase. Or on n’aime guère qu’un mot important soit trop exigu ; on cherche d’ordinaire à l’étoffer un peu, de crainte qu’il ne passe inaperçu. C’est pourquoi hi-er en deux syllabes est apparu de fort bonne heure même dans la langue courante et a subsisté jusqu’à présent à côté de la forme monosyllabique.

Réformes désirables. — Cet exemple est dans des conditions spéciales, mais la plupart des mots n’ont qu’une seule prononciation. Il est déconcertant d’être obligé de les prononcer en vers tantôt d’une manière, tantôt d’une autre ; et il est particulièrement choquant de leur imposer parfois une prononciation que la langue n’a jamais connue ou dont elle a perdu le souvenir depuis sept à huit siècles. C’est cela surtout qui donne à notre poésie un caractère artificiel et l’éloigne tous les jours davantage de la langue réelle. Il n’y a qu’un principe admissible pour le compte des syllabes : se conformer le plus possible à la prononciation de la langue vivante. La poésie de l’ancien français faisait ainsi ; la poésie d’aujourd’hui doit faire de même et tenir compte des changements qu’a subis la prononciation. Si les écoles poétiques du dernier quart de siècle, qui ont éprouvé avec tant de raison le besoin de rajeunir notre versification, l’avaient étroitement modelée sur la prononciation contemporaine, cette simple réforme les aurait peut-être menées au but qu’elles n’ont pas atteint.