Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie I/Chapitre II

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LA CÉSURE, LES COUPES,
L’ENJAMBEMENT


Définition de la césure. — Dans les plus anciens vers français, la césure est une pause dans l’intérieur du vers, venant à place fixe après une syllabe obligatoirement accentuée. Cette pause ne doit pas être purement artificielle ; la syntaxe doit la demander ou tout au moins la permettre. Elle divise le vers en deux parties, que l’on nomme hémistiches, mais qui n’ont pas nécessairement le même nombre de syllabes. Elle sépare ces deux parties comme la pause qui vient après le vers le sépare du suivant. Elle est généralement un peu plus faible que cette dernière, qui seule admet la reprise de la respiration ; néanmoins elle est assez forte à l’origine pour contenir, comme on l’a vu plus haut, p. 2, une syllabe féminine atone, qui se prononce, mais ne compte pas.

Affaiblissement de la pause. — Mais cette pause intérieure s’affaiblit de très bonne heure, surtout dans les vers de dix syllabes. Dès le xiie siècle on trouve des vers comme les suivants, dans lesquels la syntaxe ne permet pas de pause :

Por tant porrai perdre tote ma voie[1].

(Le châtelain de Coucy)

En sa destre main tint chascuns s’espee nue[2].

(Garnier de Pont-Sainte-Maxence)

C’est à la même époque, et précisément parce que les divisions du vers étaient devenues moins nettes, que l’on remplaça l’assonance par la rime.

Les destinées de la césure féminine. — Malgré cette faiblesse de la pause, l’usage de la césure féminine persista jusqu’au milieu du xvie siècle. C’est que la versification est peut-être de tous les domaines celui où les anciennes règles se maintiennent à l’état d’observances le plus longtemps après qu’elles ont perdu toute raison d’être. Il n’est pas besoin d’un long examen pour comprendre que, dans un vers comme celui-ci, qui est du xiiie siècle, on aura beau essayer de faire violence à la syntaxe, elle ne permettra jamais une pause suffisante pour absorber la syllabe me :

Si n’avez o|me | nesun, si com je croi[3].

(Aimeri de Narbonne)

Aux xve et xvie siècles, souvent on ne sait plus à quelle place trouver une césure dans le vers de dix syllabes :

La pluye nous a buez et lavez[4].

(Villon)

et celle du vers de douze fait hurler la syntaxe :

Hastive ores ne peut la mort siller mes yeux[5].

(Garnier, Cornélie)

Et qu’on ne fait sinon aux richesses la cour[6].

(id., Bradamante)

Mon chef blanchit dessous les neiges entassées[7].

(D’Aubigné)

La césure féminine devait sembler alors particulièrement choquante ; c’est pourquoi on l’abolit définitivement au milieu du xvie siècle.

Réaction contre la faiblesse de la césure. — Mais quand la césure fut affaiblie à ce point, les vers un peu longs, comme celui de douze syllabes, ne se distinguaient plus guère de la prose que par la rime. Aussi Ronsard trouve que « les alexandrins sentent trop la prose très facile, sont trop énervés et flasques ». Il protesta donc, et la Pléiade avec lui, contre les césures qui n’étaient pas marquées par le sens ; mais eux-mêmes ne se conformèrent pas toujours à cette exigence. Malherbe, et après lui Boileau, en firent une règle absolue, à laquelle leurs contemporains avec eux s’astreignirent assez scrupuleusement.

Mais ces protestations et ces réglementations n’empêchèrent pas le changement fondamental qui s’était produit dans les vers français depuis quatre siècles. La césure des vers du xviie siècle n’est plus une pause, c’est une simple coupe.

Les accents et les coupes. — Dans les anciens vers français les hémistiches de quatre syllabes avaient quelquefois et ceux de six syllabes avaient toujours d’autres syllabes accentuées que la dernière ; mais leur accent était moins intense que celui des syllabes obligatoirement accentuées et elles n’étaient pas mises en relief par une pause venant après. À mesure que la pause de la césure diminua, l’accent de la syllabe précédente perdit sa force particulière, si bien que des accents placés dans l’intérieur des hémistiches purent être aussi intenses que celui-là, quelquefois même davantage. Ainsi dans le second des deux vers suivants, la quatrième syllabe est plus fortement accentuée que la sixième :

Se feit impudemment eslever une image
Entre les Roys ; aussi il a eu le loyer[8].

(Grévin, César)

En somme, quand le xvie siècle transmit sa versification au xvii, le vers de dix syllabes avait généralement trois syllabes nettement accentuées et celui de douze en avait quatre, comme dans cet exemple de d’Aubigné :

Toi Seigneur, qui abats, qui blesses, qui guéris.

Le décasyllabe était par là divisé en trois tranches et l’alexandrin en quatre ; chaque tranche finissait avec une syllabe tonique et était suivie d’une coupe. Par coupe il faut entendre simplement l’endroit où une tranche finit et où une autre commence. La coupe qui termine le premier hémistiche et qui tient lieu de l’ancienne césure ne se distingue des autres que parce qu’elle est à place fixe, tandis que la place des autres est variable. N’importe quelle coupe peut permettre une très légère pause, mais il est rare qu’on en fasse une dans l’intérieur du vers, même à la coupe fixe, même quand la syntaxe s’y prêterait de bonne grâce. Il est évident qu’il n’y a pas la moindre pause au milieu du vers suivant de Boileau :

Derrière elle faisoit dire Argumentabor.

(Satire X)

Il n’y en a pas davantage dans celui-ci de Racine :

Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups.

(Andromaque)

puisqu’on prononce per/dr et, avec le groupe dr appartenant à la même syllabe que et. Enfin il peut y en avoir une extrêmement légère dans cet autre :

Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi.

(Ibid.)

Mais, le plus souvent, même dans ce dernier cas, un débit correct n’en admettra aucune. Les coupes sont simplement marquées par le passage d’une tonique à une atone, ou, en outre, quand le sens le demande, par un changement d’intonation. Tel est l’instrument dont le xviie siècle disposait au début ; on verra plus loin ce qu’il en a fait et ce qu’en ont fait les siècles suivants.

L’enjambement. — En même temps que la pause de la césure s’affaiblissait, le repos de la fin du vers était observé avec moins de rigueur. Quelquefois la syntaxe rompait en visière au repos de la fin du vers comme à celui de la césure. Quand une proposition, commencée dans un vers, se termine dans le suivant sans le remplir tout entier, on dit qu’il y a enjambement, et la fin de proposition qui figure dans le second le rejet. En ancien français, les pauses étant l’élément essentiel de la versification et devant par suite être très nettes, l’enjambement est exceptionnel. Lorsqu’on le rencontre, et c’est très rare dans les vers de dix et de douze syllabes, on doit le considérer en général comme une négligence. Parfois il semble que l’auteur l’a fait avec intention, comme dans l’exemple suivant, mais peut-être a-t-il été simplement servi par le hasard :

Ma grand onor aveie retenude
Empor tei, filz, | mais n’en aveies cure[9].

(Vie de Saint Alexis)

Dans les vers de huit syllabes l’enjambement a dès le début été plus fréquent que dans les vers plus longs ; employés en général dans des genres plus familiers, ils ont disposé d’une réglementation moins sévère. La difficulté de faire tenir chaque proposition exactement en huit syllabes d’un bout à l’autre d’un poème, et peut-être aussi la monotonie qui en serait résultée, n’ont sans doute pas été étrangères à cette liberté.

Aux xve et xvie siècles, la versification s’émancipe des anciens usages, cherche une voie nouvelle et imite un peu à tort et à travers les versifications latine et grecque, bien qu’elles soient fondées sur de tout autres principes ; aussi à cette époque emploie-t-on l’enjambement dans tous les types de vers presque sans y prendre garde. Pourtant Ronsard et la Pléiade ne le firent d’ordinaire que d’une manière assez judicieuse ; mais Malherbe vint, puis Boileau, qui le proscrivirent absolument. Leurs contemporains ne se soumirent pas toujours à cette règle inflexible, et les modernes s’en affranchirent pour obtenir des effets, que l’on étudiera dans un autre chapitre, p. 93.


  1. « Par là je pourrai perdre tout mon voyage. »
  2. « En sa main droite chacun tenait son épée nue. »
  3. « Vous n’avez aucun homme, à ce que je crois. »
  4. « La pluie nous a lessivés et lavés. »
  5. « La mort ne peut maintenant fermer trop tôt mes yeux. »
  6. « Et qu’on ne fait la cour qu’aux richesses. »
  7. « Ma tête blanchit sous les neiges entassées. »
  8. « Il se fit impudemment élever une statue au milieu des rois ; aussi il a eu le salaire. »
  9. « C’est pour toi, mon fils, que j’avais conservé ma vaste seigneurie, mais tu n’en avais cure. »