Petit cours d’histoire de Belgique/p05/ch2

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Maison d'édition Albert De Boeck (p. 96-103).



CHAPITRE II

Philippe le Bon.

(1419-1407)

§ 1. — Participation à la guerre de Cent ans

(1419-1436).


1. Lutte contre la France. — Pour venger son père, assassiné sous les yeux du dauphin de France à Montereau, Philippe le Bon s’unit aux Anglais. Fort de son appui, Henri V d’Angleterre entra à Paris, où il fut couronné, puis il s’empara de presque toute la France. Il ne resta plus au dauphin Charles VII que quelques villes au sud de la Loire. Mais Jeanne d’Arc sauva « le petit roi de Bourges ». Elle dégagea Orléans, défit les Anglais, et conduisit Charles VII à Reims, où les rois de France avaient coutume de recevoir l’onction royale (1439). De son côté Philippe le Bon, qui avait des griefs contre les Anglais, conclut avec la France la paix d’Arras en 1435 : il fut dispensé, à titre personnel, de tout hommage, service et redevance envers le roi de France.

2. Siège de Calais (1436). — Philippe, se tournant alors contre les Anglais, voulut leur enlever la ville de Calais. Mais la longueur du siège rebuta les Flamands : quand leur temps de service fut écoulé, n’écoutant ni supplications ni menaces, ils abandonnèrent le duc et rentrèrent dans leurs foyers.

§ 2. — Réunion des provinces belges.


Possesseur, à son avènement, des deux Bourgognes, de la Flandre et de l’Artois, Philippe le Bon acquit l’une après l’autre la plupart des principautés Belges :

1° En 1429, il acheta pour 132. 000 couronnes[1] d’or le marquisat de Namur, à Jean III, ruiné par les folles dépenses de son père ;

2° En 1430, il hérita de son cousin Philippe de Saint-Pol les duchés de Brabant et de Limbourg ;

3° En 1433, il dépouilla sa cousine Jacqueline de Bavière de ses comtés de Hainaut, de Hollande et de Zélande ;

4° En 1444, Elisabet de Gorlitz lui céda le Luxembourg, moyennant une pension de 8. 000 florins ;

5° Enfin, en 1456, son neveu Louis de Bourbon devint évêque de Liége et lui-même, en 1465, fut nommé mambour de la principauté.

§ 3. — Luttes contre les communes.


1. Bruges (1437). — Quand les Flamands eurent levé le siège de Calais, une flotte anglaise vint désoler les côtes de Flandre : partout les moissons furent détruites, les vieillards et les enfants traînés en captivité. Ces pirateries provoquèrent des querelles entre les Brugeois et les officiers du duc. Bientôt, l’irritation populaire se traduisit par des troubles graves à Bruges : plusieurs magistrats périrent, et la duchesse de Bourgogne elle-même fut insultée.

Philippe le Bon, bien décidé à punir les rebelles, usa de dissimulation. Une expédition contre la Hollande lui servit de prétexte pour amener une forte armée dans le voisinage de la ville. On lui permit, à sa demande, de traverser celle-ci avec une simple escorte. Mais le duc, au mépris des conventions, s’empara de la porte de la Bouverie, et voulut pénétrer dans la ville avec toutes ses forces. Mal lui en prit. À peine fut-il entré avec une partie de ses archers que des rixes éclatèrent. Deux bourgeois furent mis à mort comme ils s’approchaient du prince pour lui faire hommage. À cette vue, la fureur de la multitude éclate : des cris de mort retentissent, l’escorte du duc est assaillie, la porte de la Bouverie est refermée, et les archers sont massacrés jusqu’au dernier ; le duc lui-même eût péri, si deux bourgeois, aussitôt mis à mort par la foule, ne lui eussent rouvert la porte de la Bouverie.

Le duc reparut peu après devant la ville avec des forces imposantes. Les Gantois, gagnés par ses artifices, avaient pris les armes contre leurs frères ! Le duc bloqua la ville, barrant les rivières et les canaux. Alors des milliers de marchands étrangers annoncèrent leur prochain départ de la ville, si la suspension du commerce se prolongeait. Cette perspective de ruine, la famine, la peste qui les décimait, décidèrent les Brugeois à solliciter leur pardon. Philippe y mit les conditions suivantes : les magistrats et les métiers iront au devant du duc, nu-tête, pieds nus, jusqu’à une lieue de la ville ; celle-ci payera une amende de deux cent mille pièces d’or. — Des fêtes éblouissantes célébrèrent à Bruges le rétablissement de la paix.

2. Gand (1453). — Les Gantois avaient commis une lourde faute en prêtant main-forte au duc de Bourgogne contre les Brugeois : ils en eurent la preuve quelques années plus tard. Au milieu de sa prospérité, le Grand Duc d’Occident — ainsi nommait-on Philippe le Bon — manquait souvent d’argent : ses guerres, la splendeur de sa cour, ses fêtes brillantes absorbaient des sommes énormes ! À plusieurs reprises, il altéra les monnaies ; cet expédient n’ayant pas suffi, il décréta en 1448 l’impôt de la gabelle, qui frappait le sel, et peu après celui de la cueillotte, sur la mouture. Il violait en cela les privilèges communaux, car les seuls magistrats des villes pouvaient y établir des taxes. Les Gantois répondirent par un refus formel de les payer, et de cette querelle sortit la guerre civile en 1452.

Mais les métiers depuis longtemps n’avaient plus pris les armes, tandis que les troupes mercenaires du duc étaient parfaitement aguerries. Aussi les Gantois, après une série d’échecs, se bornèrent-ils à la défensive, évitant de s’aventurer hors de leurs murs, et laissant le duc épuiser ses ressources sans lui fournir l’occasion d’obtenir des résultats décisifs. Philippe recourut à la ruse : il assiégeait la forteresse de Gavre, occupée par une garnison gantoise, or, le misérable commandant de ce château, gagné par l’or du duc, alla dire aux Gantois : « Voici le moment d’avoir vengeance de Monseigneur de Bourgogne. Ses troupes l’ont abandonné faute de solde : allons l’attaquer ! » Tous les hommes de 20 à 60 ans sortirent de la ville. Arrivés à Gavre, ils se trouvèrent en présence du duc de Bourgogne avec toutes ses forces. Les Gantois durent livrer bataille : ils affrontèrent ces troupes redoutables avec intrépidité. Le duc même faillit périr sous leurs coups. Reconnaissable à son armure étincelante d’or, il s’était jeté avec témérité sur un petit corps de 2.000 Gantois, qui, adossés à l’Escaut, vendaient chèrement leur vie. Son cheval fut blessé, et lui-même ne fut dégagé qu’à grand’peine par ses archers picards. Les Gantois néanmoins furent défaits, et les vainqueurs en firent un horrible carnage : 20.000 jonchèrent la plaine ou périrent dans l’Escaut. Des regrets dit-on, s’élevèrent à leur vue dans l’âme du duc : « Qu’ai-je gagné, s’écria-t-il, c’étaient mes sujets ! »

Il n’en punit pus moins la ville avec rigueur : les magistrats, en chemise[2] et nu-pieds, allèrent au-devant de lui jusqu’à une demi-lieue de la ville. Là, ils tombèrent à genoux en s’écriant : « Miséricorde aux gens de Gand ! » Le duc supprima l’autorité qu’exerçait la ville sur le pays voisin ou quartier de Gand ; elle perdit le droit de nommer ses échevins, et paya une amende de trois dent cinquante mille pièces d’or.

3. Liège (1465). — Seule, au milieu de nos provinces, la principauté de Liège était restée indépendante de la maison de Bourgogne. Mais Philippe le Bon voulut y étendre sun influence, car sa politique ambitieuse était insatiable. Il fit donc reconnaître son neveu comme élu en 1456. Ce prince, âgé de dix-huit ans, n’avait aucune des qualités indispensables à un prélat. Il aimait le luxe et les plaisirs. De folles prodigalités le firent tomber dans le dénuement, et les moyens coupables dont il usa pour se procurer de l’argent lui valurent le mépris des Liégeois : « C’est le premier mendiant du pays ! » déclaraient les gens des métiers. Aussi, en 1465, le clergé, la noblesse et le peuple déposèrent ce prince indigne, et conclurent une alliance avec le roi de France, Louis XI. Aussitôt Philippe le bon pénétra dans la principauté avec des forces considérables. Quatre mille fantassins liégeois vinrent s’établir à Montenaeken, dans une position inexpugnable. Les bourguignons les y attaquèrent sans succès. Simulant alors une retraite, ils attirèrent les Liégeois à leur poursuite ; mais soudain, faisant volte-face, ils les mirent aisément en déroute et leur tuèrent deux mille hommes. La ville sollicita le secours de Louis XI. Ce roi perfide engagea « ses chers amis de Liège » à se réconcilier avec le duc de Bourgogne ; et les Liégeois durent accepter la Paix piteuse qui rétablissait Louis de Bourbon, et conférait au duc Philippe l’avouerie de la principauté.

4. Dinant (1466). — Ces arrangements défavorables provoquèrent la formation à Liège d’un puissant parti de mécontents, les couleuvriers. Une troupe de ces gens déterminés se jeta dans Dinant, et excita les habitants à la révolte. Les Dinantais adressèrent de sanglants outrages à la famille de Bourgogne. Un mannequin représentant Charles de Charolais, fils de Philippe le Bon, fut pendu à une potence et criblé de flèches. Le comte de Charolais amena aussitôt 30.000 hommes devant la ville. Le vieux duc lui-même, quoique infirme, s’y fit transporter en litière. La puissante artillerie des Bourguignons eut bien vite ouvert une brèche dans les murailles, et la ville fut prise. Alors se passèrent des scènes affreuses : la ville fut d’abord pillée pendant quatre jours, puis elle fut incendiée, et 800 habitants, liés deux à deux, furent noyés dans la Meuse. Enfin les ruines à leur tour furent démolies : plus de cent ouvriers y travaillèrent pendant 7 mois. Le duc avait voulu qu’on se demandât plus tard : où donc fut Dinant ? — Les habitants qui survécurent allèrent porter leur industrie en

France et en Angleterre.

1. Bruges (1437). — À la suite du siège infructueux de Calais, les Anglais vinrent dévaster les côtes de Flandre. Ce fut la cause de troubles graves qui éclatèrent à Bruges. Philippe le Bon se rendit dans cette ville avec une escorte ; mais bientôt des querelles entre les archers et les bourgeois dégénérèrent en une mêlée terrible. Les archers furent massacrés, et le duc lui-même eût péri si deux bourgeois ne lui eussent ouvert une issue pour fuir. Peu après cependant, avec l’aide des Gantois, il soumit la ville, et lui infligea une forte amende.

2. Gand (1453). — La bonne harmonie entre les Gantois et le duc fut détruite par la prétention de celui-ci d’établir un impôt sur le sel et la mouture. Devant une violation aussi audacieuse de leurs privilèges, les Gantois prirent les armes. Ils se tinrent d’abord sur la défensive ; mais ensuite, attirés à Gavre par trahison, ils éprouvèrent une sanglante défaite (1452). Le duc les punit d’une amende de 350.000 pièces d’or, et s’attribua la nomination de leurs échevins.

3. Liège (1465). — L’ambitieux duc de Bourgogne fit alors reconnaître son neveu, Louis de Bourbon, comme élu de Liège. Ce prince indigne lut déposé en 1465. Philippe le Bon, prenant aussitôt les armes, battit les Liégeois à Montenaeken, rétablit Louis de Bourbon et se fit conférer l’avouerie de la principauté.

4. Dinant (1466). — Bientôt la révolte se ralluma dans la ville de Dinant, dont les habitants proférèrent de sanglantes injures à l’adresse du comte Charles de Charolais. Celui-ci accourut avec 30.000 hommes, prit la ville, et la détruisit de fond en comble. Huit cents Dinantais, liés deux à deux, furent noyés dans la Meuse. Philippe le Bon mourut l’année suivante, à Bruges (1467).

§ 4. — Importance du règne de Philippe-le-Bon.


Aucun règne n’exerça sur les destinées de notre pays une influence aussi décisive que celui de Philippe le Bon : « Ce prince fut en réalité le premier roi de Belgique[3] ».

1. Unification des Pays-Bas. — Nos provinces, étrangères jusque là l’une à l’autre, furent réunies pour ne plus être désormais disjointes. Charles-Quint les fit solennellement proclamer une masse indivisible, en 1548. Cette union sauva leur indépendance contre l’ambition menaçante de la France, et prépara l’érection du royaume actuel de Belgique.

Il faut bien remarquer toutefois que chaque province conserva son organisation particulière et ses lois spéciales. Mais Philippe le Bon établit une première institution commune : ce sont les États généraux, qu’il créa en 1465.

2. Indépendance extérieure. — Philippe le Bon rendit les Pays-Bas indépendants en fait de toute suzeraineté étrangère.

Depuis longtemps, les fiefs qui relevaient de l’Allemagne ne connaissaient plus guère que de nom l’autorité des empereurs.

Pour la Flandre, Philippe le Bon se fit dispenser, par la paix d’Arras, de tout hommage, service et redevance envers le roi de France. — Dans la même intention, il supprima, en 1445, la juridiction qu’exerçait le parlement de Paris[4] sur la Flandre. Cette mesure nécessita la création d’une Haute Cour de justice, ayant pouvoir de réviser les sentences de tous les juges du comté. Sous Charles le Téméraire, cette Haute Cour devint le Grand Conseil de Malines, et sa juridiction s’étendit sur tous les Pays-Bas.

Accroissement du pouvoir souverain. — Philippe le Bon renforça notablement le pouvoir du prince. En présence de l’aristocratie puissante et des villes populeuses, les souverains s’étaient trouvés longtemps presque sans autorité.

Mais Philippe le Bon sut exploiter habilement la rivalité des grandes villes et les vainquit tour à tour. Il laissa les milices communales à l’écart pour les déshabituer du maniement des armes et affaiblir ainsi les villes. À l’exemple du roi de France Charles VII, il se créa une armée permanente formée de mercenaires français, italiens ou espagnols, payés par le prince. Ces compagnies de mercenaires, soumises à une discipline sévère, constituèrent une arme puissante pour faire respecter par tous le pouvoir du souverain.

Quant aux fiers seigneurs féodaux, les princes se les attachèrent en leur accordant des grades dans l’armée permanente et des distinctions honorifiques, telles que l’ordre si envié de la Toison d’or, créé par Philippe le Bon en 1429.

Ainsi, le pouvoir princier, paré d’un éclat tout nouveau, s’éleva au-dessus des deux grandes puissances du moyen âge. Le même phénomène se produisit à la même époque dans les pays voisins ; en France, sous Louis XI ; en Angleterre, à la suite de la guerre des Deux-Roses, qui décima l’aristocratie ; et en Espagne, grâce au génie politique de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille.

Ce triomphe du pouvoir central constitue l’un des caractères saillants de la période historique qui s’ouvre en 1453, sous le nom de temps modernes.

  1. Environ 1, 500, 000 francs.
  2. Chemise : longue robe noire.
  3. Hymans.
  4. Cour souveraine de justice.