Petit cours d’histoire de Belgique/p07/ch1

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Maison d'édition Albert De Boeck (p. 120-136).



CHAPITRE I

Philippe II. — Révolution du XVIe siècle.


§ 1. — Cause de la Révolution.


Le développement de la Réforme fut suivi de luttes atroces entre les partisans de l’ancienne religion orthodoxe et les adeptes des nouvelles doctrines. Ces luttes déplorables font du XVIe siècle une des plus douloureuses périodes de l’humanité. Elles ensanglantèrent une grande partie de l’Europe, et anéantirent la prospérité jusque-là si brillante de notre malheureux pays. La guerre religieuse s’appelle dans les Pays-Bas la Révolution du XVIe siècle. Mais des causes particulières se joignirent ici à la question de religion, puisque les catholiques eux-mêmes s’armèrent contre Philippe II. Ces causes se résument toutes dans l’éducation exclusivement espagnole que ce prince avait reçue. Quoique appelé à régir tant de peuples divers, il avait en effet, par une imprévoyance bizarre de Charles-Quint, passé toute sa jeunesse en Espagne. Il s’était laissé pénétrer de tous les préjugés de ce pays, et il fut entraîné par là dans des fautes irréparables.

1. Impopularité du roi. — Philippe II était rempli d’un orgueil immense, démesuré, de cette morgue proverbiale qui caractérise les Espagnols, même de nos jours. Drapé dans une dignité froide et méprisante, dans une gravité hautaine, il parlait peu, s’exprimait brièvement et toujours en espagnol. Il s’entourait d’un cérémonial régi par une étiquette minutieuse. Dès l’abord, il produisit une impression désastreuse sur nos populations familières, expansives, dont tous les sentiments se traduisent au dehors en manifestations bruyantes, amies de la simplicité, de la rondeur bourgeoises. « Philippe, dit un contemporain, parut désagréable aux Italiens, détestable aux Belges, odieux aux Allemands. » Au contraire, un air de bonhomie et de franchise, une affabilité calculée, avaient valu à Charles-Quint le pardon de sa rigueur excessive à l’égard des réformés ; et il est curieux d’observer que l’on toléra chez lui des actes qui furent amèrement reprochés à son fils. C’est que « la nation belge, inégale dans sa conduite envers ses princes, accordait tout à ceux dont elle se croyait aimée, et qu’elle affectionnait à son tour. Mais ceux qui ne lui inspiraient pas confiance, l’avaient toujours trouvée ombrageuse et indocile[1].

2. Prédominance de l’élément espagnol. — À cette défiance réciproque, qui sépara immédiatement les sujets et le prince, se joignirent bientôt des griefs précis. L’aristocratie belge avait joué sous Charles-Quint un rôle brillant : elle avait occupé avec honneur les plus hautes dignités de l’empire ; beaucoup de seigneurs s’étaient même ruinés au service de l’empereur. Cette situation changea radicalement sous Philippe II. Il s’entoura de conseillers et de courtisans espagnols, et les introduisit partout dans les emplois. Granvelle, le vrai chef du gouvernement des Pays-Bas, était un étranger. Ce célèbre cardinal était doué d’un rare mérite sans doute, mais une incurable vanité déparait ses talents. Il se plaisait à étaler une magnificence extravagante, qui humiliait la noblesse endettée, et il réussit à soulever contre lui une tempête formidable.

Le roi eut le grand tort, d’un autre côté de loger dans nos forteresses 4.000 vétérans espagnols. Les Pays-Bas étaient-ils donc pays conquis ? On l’eut pu croire en voyant ces mercenaires se livrer impunément à la maraude, à la rapine, et provoquer contre eux les plus vives récriminations. Aussi, en 1559, quand Philippe II partant pour l’Espagne fit à Gand ses adieux aux États généraux, des réclamations s’élevèrent. Les députés sollicitèrent du roi le renvoi des soldats espagnols et l’attribution des emplois aux nationaux. Philippe II irrité s’écria, dit-on : « Et moi, ne voudra-t-on pas aussi me chasser du pays comme étranger ? » Il en conserva un vif ressentiment contre le prince d’Orange, qu’il supposait être l’inspirateur de ces demandes, et il lui fit d’amers reproches à Flessingue, au moment de s’embarquer. Le prince rejeta la faute sur les États, mais Philippe l’interrompit : « Ce ne sont pas les États, dit-il, mais vous, vous, vous seul ! »

Enfin après les premiers troubles, ce fut encore à des Espagnols qu’il confia la répression. Il envoya dans nos provinces une armée espagnole sous le duc d’Albe, et cet homme, d’une cruauté insensée, fit planer la terreur sur le pays. Cent mille Belges avaient abandonné leur patrie au seul bruit de son approche ! De ces émigrés sortirent bientôt les héroïques vengeurs du sang versé.

3. Exécution rigoureuse des placards. — Mais la cause initiale de la révolution du XVIe siècle, ce fut l’introduction de la Réforme dans les Pays-Bas. Elle s’y infiltrait de partout, en-dépit des édits de Charles-Quint ; et les idées nouvelles se propageaient rapidement dans un pays « où l’instruction, dit Guichardin, était répandue dans les moindres villages ». Anvers renfermait des milliers de luthériens par suite de son commerce avec les villes protestantes de la Baltique : le calvinisme pénétrait par la frontière de France ; les jeunes nobles d’ailleurs allaient faire leurs études à Genève, le foyer du calvinisme.

Si l’Inquisition, sous Charles-Quint, avait durement poursuivi les hérétiques, on avait usé pourtant d’une large tolérance à Anvers, pour ne pas éloigner les marchands allemands et ruiner le commerce de la ville. Sous Philippe II, aucune considération ne put fléchir la rigueur des placards. Élevé en Espagne, ce prince y avait puisé des convictions religieuses profondes, qui n’admettaient nulle transaction. Dans ce pays, en effet, le dévouement au catholicisme s’était exalté au plus haut point, sous l’influence d’une lutte de sept siècles contre les infidèles, pour la défense de la foi chrétienne. Cette exaltation religieuse avait conduit à une intolérance farouche. Le tribunal de l’Inquisition, sous le nom de Saint-Office, y fonctionnait avec une rigueur effroyable contre les Juifs, les Maures et les réformés. La procédure était secrète ; les accusés étaient envoyés en grand nombre au bûcher, et c’était en grande pompe, au son des cloches, les dimanches et jours de grande fête, qu’avaient lieu les supplices — les auto-da-fé ou actes de foi.

Or, Philippe II approuvait pleinement le zèle affreux des inquisiteurs : « Si mon fils, disait-il un jour, avait encouru une condamnation du Saint-Office, je mettrais moi-même le feu aux fagots. » — « Je préfère ne plus régner, disait-il encore, que de régner sur des hérétiques. » Aussi exigea-t-il dans les Pays-Bas l’exécution impitoyable des placards. Mais la multiplication des supplices provoqua bientôt une agitation tumultueuse dans les villes où les dissidents affluaient. À Anvers et à Valenciennes, des victimes furent arrachées au bourreau. En même temps, les réformés répandaient le bruit que Philippe II voulait introduire dans les Puys-Bas l’Inquisition espagnole, dont le seul nom faisait frémir. Ce bruit était sans fondement, mais il trouvait aisément créance, vu la prédilection du roi pour toutes les coutumes d’Espagne. On crut voir, d’ailleurs, un acheminement vers l’établissement du Saint-Office, dans la création de treize nouveaux évêchés, là où cinq seulement avaient existé jusqu’alors. Cette mesure excita un mécontentement universel, aussi bien chez les catholiques que parmi les protestants. Devant ces perspectives menaçantes, se produisit l’union de tous les nobles au célèbre Compromis de 1565, qui fut le premier acte de résistance.

La révolution du XVIe siècle fut amenée par les causes suivantes :

1. Impopularité du roi. — Philippe II, élevé en Espagne, se rendit impopulaire par sa gravité hautaine, sa morgue espagnole, et son profond mépris pour les institutions des Belges.

2. Prédominance des Espagnols. — Il voulut asservir les Pays-Bas. Il écarta les seigneurs belges des charges importantes qu’ils occupaient sous Charles-Quint ; il introduisit les étrangers dans les plus hauts emplois, et logea dans nos forteresses 1000 fantassins espagnols, qui se livrèrent insolemment à toutes sortes d’excès.

3. Exécution rigoureuse des placards. — Enfin, il fit exécuter avec une rigueur impitoyable les édits de Charles-Quint contre les réformés. Et par la création de treize nouveaux évêchés, il fit craindre l’établissement du Saint-Office dans notre pays.

Aussi vit-il s’unir contre lui catholiques et réformés.

§ 2. — Gouvernement personnel de Philippe II
1555-1559.


1. Guerre avec la France. — Le roi de France rompit, en 1557, la trêve de Vaucelles, conclue avec Charles-Quint. Mais le comte d’Egmont remporta deux victoires éclatantes, devant Saint-Quentin, en 1557, et à Gravelines, en 1558, et la paix fut signée à Cateau-Cambrésis en 1559.

2. Organisation du gouvernement. — Philippe II, se disposant alors à regagner l’Espagne, pourvut à l’administration du pays. Sa sœur Marguerite de Parme fut nommée gouvernante. Le conseil d’État, dont les membres appartenaient à la haute noblesse d’épée[2], fut formé de trois zélés serviteurs du roi et de trois grands seigneurs des Pays-Bas. Les premiers étaient : l’évêque Perrenot de Granvelle, homme d’État éminent, mais vaniteux ; le comte de Berlaymont, président du conseil des Finances, et le jurisconsulte Viglius d’Aytta, président du conseil privé. Les intérêts de nos provinces trouvaient de dignes défenseurs dans le brillant comte d’Egmont, dans le comte de Hornes et Guillaume de Nassau, prince d’Orange. Ce dernier joignait à un remarquable génie une persévérance que rien ne pouvait lasser. Son éternel honneur sera d’avoir défendu, l’un des premiers, le grand principe moderne de la tolérance religieuse.

Philippe II, ayant ainsi réglé les affaires des Pays-Bas, s’embarqua pour l’Espagne en 1559.

§ 3. — Marguerite de Parme (1559-1567).


1. Troubles. — Le gouvernement de cette princesse fut tout d’abord troublé par les violences des soldats espagnols qui occupaient nos forteresses. Ils soulevèrent des plaintes si vives que la gouvernante les renvoya en Espagne, en 1561, malgré l’avis de Grauvelle.

D’un autre côté, le pape avait, à la demande du roi, créé treize évêchés nouveaux dans les Pays-Bas, en 1559. Cette mesure fut mat accueillie : le peuple crut y voir un acheminement vers l’Inquisition espagnole. Le mécontentement fut porté à son comble par l’élévation de Granvelle à la dignité d’archevêque de Malines, et bientôt de cardinal. Les revenus considérables dont ce prélat jouit alors lui permirent d’étaler une magnificence qui excita la jalousie de la noblesse. Et dans le conseil d’État, il s’arrogea un pouvoir exorbitant. Le prince d’Orange et les comtes d’Egmont et de Hornes s’en plaignirent par écrit à Philippe II : n’obtenant pas satisfaction ils se retirèrent au conseil. Mais le vaniteux ministre finit par porter ombrage à la gouvernante elle-même, qui sollicita le rappel du cardinal. Celui-ci quitta les Pays-Bas en 1554.

Pendant ce temps, le nombre des réformés croissait d’une façon inquiétante. Les supplices commençaient à provoquer du tumulte dans les villes. Les dissidents essayaient de s’opposer par la force à la mort de leurs frères. L’exécution stricte des placards eût fait couler des flots de sang. Aussi la gouvernante indécise envoya d’Egmont en Espagne, pour solliciter du roi quelques adoucissements aux édits (1565). Le roi fit grand accueil au glorieux général et le berça de fallacieuses promesses. Mais dès le mois d’octobre, il envoyait à la princesse de Parme les fameuses dépêches de Ségovie, qui ordonnaient le maintien rigoureux des édits. « Nous allons voir une belle tragédie ! » dit le prince d’Orange.

2. Compromis des Nobles. — Alors Marnix de Sainte-Aldegonde rédigea le célèbre Compromis des Nobles, auquel adhérèrent bientôt 2.000 gentilhommes. Les confédérés prenaient l’engagement solennel d’empêcher, par leur fortune et leur épée, l’établissement de l’inquisition espagnole dans les Pays-Bas. Le 3 avril 1566, trois cents d’entre eux firent leur entrée à Bruxelles, en appareil de guerre, ils se réunirent à l’hôtel de Culembourg ; puis ayant à leur tête Henri de Bréderode et Louis de Nassau, ils se rendirent en bon ordre au palais de la gouvernante. Dans une requête remise à la princesse, ils demandaient la suspension des édits contre les réformés et même la suppression des nouveaux évêques. Marguerite ne put cacher son inquiétude en voyant défiler devant elle cette élite d’une fière et illustre noblesse. Mais le comte de Berlaymont lui dit : « Ne craignez rien, Madame, ce ne sont que des gueux. » Le soir, un grand banquet réunit les confédérés à l’hôtel de Culembourg. Bréderode rapporta le propos de Berlaymont. Les nobles relevèrent ce terme de mépris, et s’en parèrent avec orgueil : « Soyons gueux, s’écrièrent-ils, pour le service du roi et la prospérité de la patrie ! » Désormais ils s’attachèrent au cou une médaille en or ou en argent, portant d’un côté l’effigie du roi avec ces mots : En tout fidèles au roi » et de l’autre un sac de mendiant tenu par deux mains entrelacées avec la fin de l’exergue : » Jusques à la besace ! »

Cependant la gouvernante avait promis son appui à la requête des nobles. Elle députa vers Philippe II, le marquis de Berghes et le comte de Montigny avec un projet de modération des édits. Les deux seigneurs furent retenus en Espagne. Le marquis de Berghes y mourut de mort naturelle, et son infortuné collègue enfermé dans la sombre tour de Sunancas, y subit secrètement l’affreux supplice de la garotte.

3. Excès des Iconoclastes. — Malheureusement des troubles regrettables désolèrent bientôt nos provinces. Des sectaires fanatiques animés d’un véritable délire de destruction, se mirent à saccager les églises et les monastères, aux environs de Menin et de Courtrai, puis au sein des villes elles-mêmes, à Tournay, à Ypres, à Gand et à Anvers. Dans cette dernière ville, l’église de Notre-Dame fut envahie par quelques centaines de misérables et cette magnifique cathédrale, toute remplie de chefs-d’œuvre et l’une des plus riches de la chrétienté, fut l’objet d’une affreuse dévastation. Rien n’y fut épargné : les tableaux des grands maîtres furent lacérés, et les statues brisées à coups de hache ; les ornements des prêtres, les hosties et les vases sacrés furent profanés.

Ce vandalisme des iconoclastes excita une indignation générale. La plupart des signataires du Compromis étaient sincèrement catholiques. Ils se rangèrent autour de la gouvernante, et l’aidèrent à réprimer rigoureusement ces désordres. D’Egmont, en Flandre, fut le plus ardent à sévir. Quand la nouvelle de ces déplorables excès parvint à Philippe II, il s’écria : « Par l’âme de mon père, ces crimes leur coûteront cher ! » Aussitôt il envoya au duc d’Albe, en Italie, l’ordre de se rendre avec une armée dans les Pays-Bas. À l’approche de cet homme redouté, la terreur se répandit partout : cent mille Belges s’expatrièrent. Le prince d’Orange se retira en Allemagne. D’Egmont refusa de l’y suivre : le noble comte avait la conscience en repos ; son exil d’ailleurs eût ruiné sa nombreuse famille. Les deux amis se virent pour la dernière fois à Willebroeck : « Adieu, prince sans terre, » dit d’Egmont au moment de la séparation. — « Adieu, comte sans tête, » répondit le prince.

1. Troubles. — Le gouvernement de Marguerite de Parme fut une longue suite de troubles, provoqués par les violences des soldats espagnols, que la princesse dut renvoyer en 1561 : par la création de treize nouveaux évêchés, et par la rigueur extrême qui fut déployée contre les réformés.

2. Compromis des nobles (1585). — D’Egmont ayant fait sans succès un voyage en Espagne pour obtenir du roi l’adoucissement des placards, Philippe de Marnix rédigea le célèbre Compromis des nobles, qui fut bientôt signé par 2.000 gentilshommes. Ils prenaient l’engagement solennel de s’opposer, par leur fortune et leur épée, à l’introduction de l’Inquisition espagnole. Au mois d’avril 1566, trois cents d’entre eux, réunis à Bruxelles, remirent à la gouvernante une requête demandant la suspension des édits contre les réformés. Ils reçurent à cette occasion le nom de gueux, qu’ils

portèrent depuis avec fierté.

3. Excès des iconoclastes. — Malheureusement dés sectaires fanatiques se mirent alors à saccager les monastères et les églises. La magnifique cathédrale de Notre-Dame, à Anvers, fut complètement dévastée. La plupart des signataires du Compromis aidèrent la gouvernante à châtier sévèrement les coupables, et l’ordre était rétabli quand Philippe II envoya dans les Pays-Bas le duc d’Albe avec une armée.

§ 4. — Le Duc d’Albe (1567-1573).


1. Arrivée du duc d’Albe. — Ferdinand Alvarez de Tolède, duc d’Albe, conduisit d’Italie en bourgogne dix mille vétérans espagnols, s’adjoignit dans le Luxembourg 10.000 mercenaires allemands, et arriva à Bruxelles le 22 août 1567. Marguerite de Parme quitta le pays peu après. Le duc d’Albe était un général d’expérience et de talent, mais cruel et inflexible. « Un aspect sombre et hautain, une dureté froide, un orgueil démesuré, le rendaient aussi odieux que terrible[3]. »

Il dissimula d’abord ses sinistres desseins sous des dehors de bienveillance : des fêtes magnifiques furent données à l’hôtel de Culembourg, afin de rassurer les nobles et de les attirer à Bruxelles. Mais, le 9 septembre, il jeta brusquement le masque, et fit arrêter les comtes d’Egmont et de Hornes après une séance du conseil d’État. Un officier des gardes, s’approchant du comte d’Egmont, lui demanda son épée au nom du roi. Le comte un instant troublé, s’exécuta sans colère : « Cette lame, dit-il, a servi plus d’une fois Sa Majesté ». Le soir même les deux prisonniers étaient conduits sous bonne escorte à la citadelle de Gand.

Cet événement imprévu produisit une véritable stupeur ; toutes les illusions s’évanouirent à l’instant, et vingt mille personnes prirent encore le chemin de l’exil. Mais un décret du gouverneur défendit l’émigration sous peine de mort et de confiscation des biens. Un second décret, porté au mépris des lois, créa un tribunal extraordinaire sous le nom de conseil des troubles : il eut mission de punir ceux qui avaient trempé dans les désordres. Le duc en avait la présidence. Parmi les membres, un hideux personnage, du nom de Vargas, se distingua bientôt par sa férocité. Le peuple décerna à ce tribunal inique le nom de tribunal de sang, et cette flétrissure lui sera conservée à jamais dans l’histoire.

2. Exécution des comtes d’Egmont et de Hornes (5 juin 1568). — Les bourreaux commencèrent aussitôt leur œuvre. La procédure était secrète, et affreusement expéditive : une seule séance suffisait pour porter la peine de mort contre cent personnes ! En trois mois, 1800 victimes périrent par la corde ou la hache. Alors on instruisit le procès des comtes d’Egmont et de Hornes. Mais leur mort était décidée depuis longtemps : c’était la volonté expresse du roi. Déclarés coupables de haute trahison, coupables d’avoir favorisé les progrès de la réforme, ils furent condamnés à avoir la tête tranchée. Les deux seigneurs furent amenés de Gand à Bruxelles et enfermés dans la Maison du Roi, située sur la grand’place, vis-à-vis de l’hôtel de ville. On dressa l’échafaud, tendu de velours noir, au milieu de la place, et 3.000 Espagnols furent chargés de contenir la foule immense et silencieuse qui l’entourait. Le noble comte d’Egmont subit sa peine le premier. « À dix heures du matin, les gens d’armes entrèrent dans sa cellule ; il les suivit d’un pas assuré. Le vainqueur de Gravelines, sous son manteau de velours frangé d’or et sa toque aux plumes ondoyantes, semblait marcher au triomphe, plutôt qu’au martyr[4]. » Il gravit fièrement, l’échafaud, s’agenouilla, posa le front sur un coussin, et attendit le coup fatal. Le comte de Hornes montra devant la mort la même fermeté héroïque. Les deux têtes, fichées sur un pieu, y restèrent exposées jusqu’à quatre heures de l’après-midi.

3. Campagne de 1568. — Pendant ce temps, le prince d’Orange, réfugié en Allemagne, y levait des troupes pour envahir les Pays-Bas. Son frère, Louis de Nassau, remporta un succès marquant à Heyligerlée. Mais son armée fut ensuite taillée en pièces à Gemmingen par le duc, et Louis de Nassau se sauva lui-même à grand peine en traversant l’Ems à la nage. Alors le prince d’Orange, Passant la Meuse, s’avança jusqu’à Saint-Trond sans pouvoir amener le duc d’Albe à lui livrer bataille. Comme il manquait d’argent pour payer ses troupes, que nulle part le peuple terrifié n’osait se joindre à lui, il dut, au bout de six semaines évacuer le pays. La guerre ainsi terminée à son avantage, le duc d’Albe se fit ériger une statue dans la citadelle d’Anvers avec les canons pris à Gemmingen.

4. Impôts odieux. — Mais la situation financière du vainqueur n’était pas non plus bien brillante. Philippe II se lassait de lui envoyer sans cesse des sommes énormes. Il médita la création d’impôts exorbitants, et voulut prélever un droit du centième de leur valeur sur toutes les propriétés, une taxe du vingtième sur toute vente d’immeubles, et du dixième sur la vente des marchandises. Évidemment, la ruine complète du commerce allait s’ensuivre. Aussi, l’opposition des États fut si vive, que le duc se contenta momentanément d’un subside annuel de 2. 000. 000 de florins. Mais en 1571, il remit sur le tapis ses premières propositions, et les États les ayant repoussées de nouveau, il donna ordre de percevoir quand même les impôts du vingtième et du dixième denier. Les marchands préférèrent fermer leurs magasins plutôt que de payer. Le duc, dans sa colère, fit arrêter à Bruxelles, dix-huit des principaux d’entre eux. Déjà on avait dressé des potences devant leurs portes, et le bourreau se disposait à remplir son œuvre, quand éclata la nouvelle que les Gueux de mer s’étaient emparés de la Brielle.

5. Révolte (1572). — Un grand nombre de nobles émigrés, rangés sous les ordres du redoutable Guillaume de La Mark, s’étaient faits corsaires, et ils étaient bientôt devenus fumeux sous le nom de Gueux de mer. Le 1er  avril 1572, ils se rendirent maîtres par surprise du port de la Brielle :

Den eersten dag van April
Verloor Alva zljnen bril

« Le premier jour d’avril, d’Albe perdit ses lunettes[5] » dit encore un vieux dicton hollandais. À ce signal, toute la Hollande et la Zélande se soulevèrent en un seul jour. Deux mois plus tard, le 24 mai, Louis de Nassau entrait dans Mons et en chassait les Espagnols, au cri de : « Vivent les Gueux ! À bas le boucher d’Albe ! » Cette nouvelle mit le duc d’Albe en telle fureur, qu’il déchira ses vêtements et foula aux pieds son chapeau. Il courut assiéger Mons. Alors le prince d’Orange, avec trente mille hommes, envahit à son tour les Pays-Bas, et l’illustre amiral de Coligny se prépara à le rejoindre avec les calvinistes français. Le duc d’Albe était inévitablement perdu !

Mais, pendant lu nuit du 23 au 24 août 1572, par les ordres du roi Charles IX, et sous l’inspiration de la reine-mère, Catherine de Médicis, eut lieu cet effroyable égorgement des calvinistes qui s’appelle la Saint-Barthélemy. Ce fut un immense carnage par toute la France, et Coligny tomba l’un des premiers. Ce grand crime sauva le duc. Le prince d’Orange dut se retirer vers l’Allemagne, et Mons succomba.

Le duc d’Albe se dirigea ensuite vers le nord. Il livra Malines à ses soldats, parce que le prince d’Orange y avait pénétré : ce fut pendant trois jours un pillage effréné qui ne respecta pas même les églises ! Celles-ci furent odieusement profanées, et les excès des iconoclastes furent dépassés. Puis le fils du duc d’Albe, Frédéric de Tolède, assiégea Zutphen : « Ne laissez pas un homme en vie ; brûlez toute maison jusque dans ses fondements ! » tel était l’ordre affreux du duc. La ville, en effet, après une vigoureuse défense, fut détruite. La population de Naarden épouvantée se soumit sans résistance, sur la promesse des Espagnols de respecter la vie et les biens. Entrés dans la ville, les Espagnols assemblèrent les habitants sous prétexte de prêter serment de fidélité ; mais, soudain, ils les assaillirent avec fureur et les égorgèrent ; puis, à la lueur de l’incendie, ils poursuivirent par toute lu ville leur œuvre de pillage et de meurtre. Ils se tournèrent alors contre Harlem. La ville se défendit avec l’énergie du désespoir. Pendant sept mois, elle tint les bandits en échec. À la fin, elle capitula à des conditions favorables. Mais les Espagnols, violant de nouveau la foi jurée, vengèrent dans le sang les maux d’un long siège. Enfin, ils se présentèrent devant Alkmaar, et cette misérable petite ville de pêcheurs osa leur fermer ses portes. Le duc d’Albe indigné écrivit à son maître : « Si nous prenons Alkmaar, je ne laisserai pas une créature en vie ; chaque gorge servira de gaine à un couteau ! » Ce fou furieux ne put heureusement réaliser ses menaces. L’armée espagnole dut lever le siège, et les Gueux remportèrent, sur le Zuiderzée, une brillante victoire navale où la flotte espagnole fut détruite.

À ce moment, arrivait dans les Pays-Bas, comme gouverneur, don Luis de Requesens, grand commandeur de Castille. Le duc d’Albe avait lui-même demandé son rappel. Il laissa dévasté un pays qu’il avait trouvé le plus florissant du monde. À son propre témoignage, il avait fait condamner à mort 18.000 personnes.

1. Arrivée du duc d’Albe. — Le duc d’Albe arriva à Bruxelles, avec 20.000 hommes, le 22 août 1567. Il fit arrêter les comtes d’Egmont et de Hornes, défendit l’émigration sous peine de mort, et institua le Conseil des troubles, appelé bientôt Tribunal de sang.

2. Exécution des comtes d’Egmont et de Hornes. — Le Conseil des troubles déclara les comtes d’Egmont et de Hornes coupables de haute trahison, et ces deux illustres martyrs furent décapités à Bruxelles, le 5 juin 1568.

3. Campagne de 1568. — Le prince d’Orange envahit alors les Pays-Bas avec une armée allemande ; le duc d’Albe n’osa pas lui livrer bataille. Mais le prince manquant d’argent dut bientôt se retirer.

4. Impôts odieux. — Le gouverneur, qui était lui-même embarassé d’argent, provoqua l’irritation la plus vive dans le peuple, en voulant établir les impôts exorbitants du centième, du vingtième et du dixième denier.

4. Révolte. — Aussi, les Gueux de mer s’étant rendus maîtres de la Brielle en 1572, un soulèvement général éclata le même jour en Hollande et en Zélande. Bientôt après, un heureux coup de main livra la ville de Mons à Louis de Nassau. Le duc d’Albe courut l’y assiéger. Mais le prince d’Orange amena une armée allemande, et les calvinistes français se disposaient à le rejoindre, quand l’affreux massacre de la Saint-Barthélemy sauva le duc d’Albe. Les Espagnols reprirent Mons, pillèrent Malines, et s’emparèrent de Zutphen, de Naarden et de Harlem, où leurs excès dépassèrent en horreur tout ce qui peut se concevoir. Mais ils échouèrent devant Alkmaar, et le féroce gouverneur fut enfin rappelé en Espagne, en 1573.

§ 5. Requesens (1573-1576).


Requesens dut continuer la guerre malgré les mesures conciliantes qu’il prit d’abord. Il remporta la victoire de Mook, où péril Louis de Nassau ; mais le prince d’Orange le contraignit fi lever le siège de Leyde en rompant les digues de la Meuse.

Des négociations s’ouvrirent alors à Bréda. Elles ne purent aboutir, car les révoltés exigeaient la liberté de consciente, que Philippe II s’obstinait à leur refuser.

La guerre avait repris, quand Requesens mourut inopinément à Bruxelles, en 1576.

Le Conseil des troubles fonctionna tout le temps de son gouvernement, mais ne prononça plus la peine de mort, ni la confiscation des biens.

§ 6. — Intérim du Conseil d’État (1576)


1. Furie Espagnole. — À la mort de Requesens, le conseil d’État dirigea les affaires, mais sans fermeté. Les soldats espagnols, privés de solde depuis 22 mois, se rendirent maîtres d’Alost et la pillèrent. Puis ils se jetèrent sur Anvers, et la grande métropole commerciale fut effroyablement dévastée du 4 au 7 novembre : 500 maisons furent incendiées et 8000 personnes égorgées. Ces terribles excès portent le nom de Furie espagnole.

2. Pacification de Gand. — Cependant Guillaume d’Orange avait provoqué des négociations à Gand, en vue d’amener l’union intime des provinces du nord et du midi. Le désastre d’Anvers fit adopter, dès le 8 novembre, la Pacification de Gand. Ce traité proclamait l’alliance des dix-sept provinces dans le but d’expulser la soldatesque étrangère. Il admettait l’exercice exclusif du culte réformé en Hollande et en Zélande.

{{T|La question religieuse, en somme, était réservée ; elle ne devait être réglée que plus tord, par les États généraux.|90

§ 7. — Don Juan d’Autriche (1576-1578).


1. Édit perpétuel. — Pendant ce temps, Philippe II avait choisi, comme gouverneur des Pays-Bas, son frère don Juan, le glorieux vainqueur de Lépante. Celui-ci fut reconnu par les États, après avoir publié l’Édit perpétuel de Marche qui contenait trois articles principaux : 1° l’armée espagnole sera renvoyée ; 2° la Pacification de Gand sera maintenue ; 3° seul le culte catholique sera toléré. Cette dernière restriction empêcha la Hollande et la Zélande de se soumettre.

2. Bataille de Gembloux. — Mais bientôt des dissensions surgirent entre le gouverneur et les États. Voyant son autorité méconnue, don Juan s’empare à l’improviste de la citadelle de Namur, et rappelle les Espagnols, qui se dirigeaient vers l’Italie. Il remporta une victoire décisive à Gembloux, sur le prince d’Orange ; mais il mourut presque subitement à Namur, en 1578.

§ 8. — Alexandre Farnèse (1578-1592).


1. Scission entre les provinces. — Don Juan fut remplacé par Alexandre Farnèse, fils de Marguerite de Parme, aussi grand capitaine qu’habile politique. À ce moment, la question religieuse divisait profondément les Belges. Les gentilshommes du Hainaut et de l’Artois, qui voulaient le maintien exclusif du culte catholique, formèrent entre eux la ligue des Malcontents, resserrèrent leur union par la Confédération d’Arras (7 janvier 1579), et se réconcilièrent bientôt avec Farnèse.

Ils se plaignaient des excès des protestants, maîtres de Gand. Farnèse les ramena aisément à lui par la promesse d’une amnistie et du maintien des privilèges nationaux.

De leur côté, les provinces du nord, inspirées par Guillaume de Nassau, signèrent l’Union d’Utrecht, qui fonda en réalité la république des Provinces-Unies (23 janvier 1579).

Dès lors, la séparation fut définitive entre les provinces calvinistes du nord et les provinces catholiques du sud.

2. Succès de Farnèse. — L’appui des Malcontents valut à Farnèse de raides succès. Il prit successivement Tournai, Gand et Bruxelles. Anvers elle-même succomba, après un siège célèbre par la valeur et l’habileté des assaillants et des assaillis (1585).

Sur l’ordre de Philippe II. Farnèse alors se disposa à rejoindre l’invincible Armada, qui devait conquérir l’Angleterre.

Après la destruction de cette flotte formidable, il dirigea deux brillantes expéditions contre Henri IV de Navarre.

Farnèse mourut à Arras en 1592. Quant au prince d’Orange, il était tombé à Delft en 1584 sous la balle d’un assassin nommé Balthasar Gérard : Philippe II avait promis 25.000 écus d’or et des lettres de noblesse à celui qui le ferait périr.


§ 9. — Albert d’Autriche (1595-1598).


Nommé gouverneur en 1595, Albert d’Autriche combattit victorieusement Henri IV et Maurice de Nassau, grâce aux puissants renforts que lui avait fournis Philippe II.

Il retourna en Espagne en 1598. pour épouser l’infante Isabelle. Cette princesse devait avoir pour dot les Pays-Bas. Philippe II mourut avant l’arrivée d’Albert, en 1598. Mais Philippe III confirma ces arrangements, et le mariage eut lieu en 1599.

  1. Moke.
  2. À l’exception du président qui était un noble de robe.

    Le Conseil d’État, créé en 1531 par Charles-Quint, avait dans ses attributions les questions de paix et de guerre, les relations diplomatiques et la collation des hauts emplois civils et ecclésiastiques.

  3. Moke.
  4. Hymans.
  5. Bril signifie lunettes.