Petite pervertie/Texte entier

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Éditions Georges du Cayla (p. 7-148).

EN GUISE DE PRÉFACE


« Petite Pervertie » pouvait se passer d’une préface. Je pouvais également me dissimuler derrière un incognito plus impénétrable. Je n’ai pas le courage de ne pas avoir de courage.

Des esprits timorés vont crier au scandale. Je me voue à la vindicte de l’opinion publique. Je m’attache moi-même au pilori. D’autres anges vont rire, d’autres démons vont pleurer. Lorsque les démons rient, alors les anges commencent à pleurer.

J’éprouve une certaine jouissance à sentir le pipi de chat. À me faire courser par les puritains, ces concierges de l’immeuble où demeurent les gens sérieux. Il y a dans la société des masochistes qui s’ignorent. Il y a aussi tant d’imbéciles.

J’arrive à un âge où l’opinion n’est plus qu’une monnaie qui a autant de métal précieux qu’une Bedoucette. La valeur en est fictive.

Dans la vie tout homme capable de sentir, de vibrer lorsqu’il possède encore, même avec ses derniers rayons, cette jeunesse du cœur qui ne vieillit jamais, peut suffisamment comprendre pour beaucoup pardonner.

Il en est qui commençant par cette haine si naturelle contre une société stupide et mal faite, trouvent leurs théories premières dans l’anarchie. Puis finissent dans la peau d’un conservateur, défendant alors l’église, la pensée soi-disant bonne, parce qu’elle est la leur, comme tous les travailleurs doivent être communistes pour ces derniers et enfin se font les champions des bonnes mœurs.

Je me suis créé une telle originalité que pour ma part c’est tout le contraire. Je débute par la fin. Je termine par le commencement. Je me crée une anarchie si ordonnée, qu’elle se passe de bombes, qu’elle regarde avec scepticisme les Ravachols quels qu’ils soient.

Je ne bâtis pas une chapelle comme Auguste Comte à l’humanité. En bloc elle ne m’intéresse pas… Je préfère l’observer en détail. Contrairement à la conception du vieux philosophe dont la fin fut la chute d’un ange. Je déclare que prise individuellement elle peut être refaite. La beauté ne se découvre qu’en brassant beaucoup de fumier.

On dit que les anges étant descendus sur la terre trouvèrent belles les femmes des hommes. Ils s’accouplèrent.

Il naquit des anges. Ceux-là nous voulons les découvrir. Ils vivent au milieu de nous. Tout autour, s’ébattent les Juifs dissimulant dans leur pantalon une petite queue de cochon. Les rois en firent brûler quelques-uns. Je ne ferai brûler personne. La graisse surchauffée, à mon avis, ne sentant pas bon.

J’aime la beauté sans voile. La parfaite nudité. Une vieille coquette trop fardée mérite qu’on lui passe un linge humide sur la figure. À moi la peau nature. Seules les vierges ont le droit de rougir.

Je veux faire jaillir les seins en toute liberté, du corsage. Caresser la peau douce comme du satin, de belles cuisses qui s’offrent et qui s’entr’ouvrent. Enfin las d’avoir trop aimé m’écrouler sur cette poitrine. Sous l’enveloppe entendre battre son cœur et pouvoir l’ausculter librement.

L’homme ne doit-il admirer que la femme et vice-versa et versa-vice ?

Toute la création mérite notre attention. Je ne veux plus de pagne sur ces parties « dites honteuses ». Celles que Mme Bovary tremblante et émue ne consentait à voir que dans un fiacre, les rideaux soigneusement tirés.

La lumière, le grand soleil. Ne confondons pas autour et alentour. Amour et rigolade.

Ne détruisons rien. Tout mérite d’être conservé.

Ne conservons rien. Tout mérite d’être détruit.

Le corps éprouve un besoin naturel, celui de s’unir à un autre corps.

L’homme comme la femme ont besoin de caresses. La jouissance est-elle un jeu ? L’amour une plaisanterie ? Est-il absolument nécessaire de spolier, d’avilir, de détruire ?

Est-ce une honte de ne rien refuser à celui ou à celle à qui l’on a déjà tout donné ?

Faut-il comme des chats chercher les goûttières ? Ou comme les oiseaux de nuit des vieux troncs d’arbre pourris.

L’ombre, toujours l’ombre. La belle hypocrisie !

Un père jésuite me déclarait que l’époque était admirable. Retour vers la pudeur, retour vers la chapelle. La jeunesse brûlant ce qu’elle a adoré fait marche-arrière vers la sacristie.

L’époque est admirable ?…

Il n’y eut jamais tant d’escrocs, de scandales, de satyres, de vampires, etc.

Crise de moralité. Non crise d’hypocrisie.

Les livres interdis à l’étalage, se vendent à l’intérieur.

On parle de liberté. Allons donc !

Fausse liberté, voulez-vous dire. Puritanisme imbécile. Cachant le mal. Par suite ne pouvant le guérir.

Ou alors faussement nous trafiquons du cochon qui sommeille. Nous vendons de la chair malade. La viande en est de mauvaise qualité.

J’ai trouvé, cela arrive, paraît-il, un éditeur intelligent. Il se nomme Georges du Cayla.

J’ai suffisamment étudié toute cette littérature que l’on nomme légère. Celle qui ne se soucie pas des barrières. Celle qui a la prétention de franchir les frontières des zones interdites. De tout voir, de tout écrire.

De l’imagination, pas même. Il est si facile de trouver l’invraisemblable. Il est beaucoup plus difficile de le faire avaler à des lecteurs. De se renouveler. De ne pas les prendre pour plus bêtes qu’ils ne sont.

En ai-je lu de ces élucubrations qui se disent osées. Qui sont pornographiques sans être intéressantes. Peut-on ainsi se moquer du public impunément ?

Oui, paraît-il ! On fouette les « Sonias ». Leurs fesses ne sont que plaies. On y passe de l’huile et on recommence. Et les esclaves qu’un trafiquant a ramassées parmi de pauvres petites girls sans défense, puis a cloîtrées sur une île déserte, puis obligées à servir de paillasson à toutes les passions possibles et impossibles. Il y plante sa canne où vous devinez, il leur arrache des lambeaux de chair pour s’en repaître à son dîner.

Et comme dans Maya, ça continue, ça continue. Au fou ! Au fou !

Georges du Cayla m’a dit :

« Chassons les vendeurs du temple. Faites quelque chose de nouveau. Du vraisemblable.

Du vécu !

— Tout s’est fait, tout se refait. Que puis-je dire encore ? !

— Cherchez dans vos souvenirs. Votre réputation n’est plus à faire. Peut-être même pourriez-vous écrire vos mémoires. Votre expérience pourra servir à mes lecteurs.

Hélas ! mes mémoires, pauvres mémoires, alors ! Tourbillon de souvenirs où des images fugitives sourient et pleurent.

On n’écrit ses mémoires qu’à l’heure où comme un glas a sonné le gong de la vieillesse.

À cette époque, je serai probablement trop impotent pour pouvoir tenir une plume.

Je me suis regardé dans ma glace.

J’ai quelques cheveux blancs. Puis-je encore aspirer aux folies ? Puis-je attendre encore quelque temps avant de me décider à prendre une retraite amoureuse honorable ?

Je suis romancier et journaliste. L’un n’exclut pas l’autre. Je ne puis que difficilement en sortir. Les autres métiers ne me sont pas permis.

Il aurait été préférable pour moi que je sois garçon épicier, charcutier, ouvrier à la chaîne chez Citroën, bedeau, employé des pompes funèbres, etc., etc.

Je suis, hélas, un intellectuel. Donc, à notre époque, un bon à rien.

Il me faut également expier, ma naissance, mon honnêteté, mon patriotisme.

Que de choses inutiles.

J’ai été assez stupide pour donner à des femmes en échange de leurs faveurs et soi-disant de leur amour, le peu qu’il me restait encore. Au lieu de vivre d’elles. D’avoir répondu à l’appel de mon pays. D’avoir fait trois années de guerre. De n’avoir pas osé tirer d’importants subsides de maladies, de dommages de guerre, etc. De n’avoir pas trempé dans des affaires plus ou moins louches. D’avoir versé l’or que je possédais pour que le coq finisse de crever les yeux du soldat allemand. Sur le conseil de mon gouvernement, d’avoir acheté des fonds russes pour aider nos chers alliés. J’appartiens à la catégorie des poires, et aussi des noceurs, parce que j’ai aimé, j’ai vécu, j’ai cru devoir user de tout ce que la nature avait mis à ma disposition. Lumière soit honnie par les oiseaux des ténèbres ! !

Pourtant je continue. Et alors, un soir, comme un serin malade, faisant le gros dos, je saurai me cacher pour mourir, car mon seul espoir c’est d’expirer en beauté, si je n’ai pas toujours vécu ainsi. C’est-à-dire loin du monde.

J’écris sur la demande de mon ami du Cayla ce roman, je prends mes responsabilités, j’ai soif de franchise.

À propos, savez-vous faire une bonne crème fouettée ?

Voilà la recette :

Prenez une grande bassine. Versez dedans un grand pot de crème. Mettez beaucoup de sucre.

Battez alors, battez bien fort, sur la glace.

Prenez bien garde qu’elle ne tourne en beurre. Arrêtez-vous à temps ! Stop !

À joutez-y une gousse de vanille.

Puis goûtez, mangez, offrez-en à vos amis. C’est excellent. Vous en avez déjà mangé ? Moi aussi.

Vous en mangerez encore.

« Honni soit qui mal y pense. »

Comte de M…



CHAPITRE PREMIER

C’est parmi ce cimetière de la pensée que j’aime à promener mon rêve. Lorsque la tristesse d’un automne malade m’étreint le cœur.

Tout le long des quais, parmi les boîtes des bouquinistes, là où dans une même promiscuité les modernes voisinent les humanistes. Là ils peuvent s’entendre, se comprendre, s’aimer. Pauvre pensée morte recouverte de poussière et d’oubli. Travail qui donna tant d’espoirs déçus, où tout un monde renaît dans l’estompe du passé.

Le rabais, l’occasion, puis les rayons du casier où un beau jour on se dit : si je pouvais en tirer quelques sous…

Professeurs de la vie, initiateurs, asile des vieillards, tel est votre lot. L’équarrisseur vous réclame.

Il m’arrive souvent d’en feuilleter un. Je le fais revivre en le bougeant de place. Tout bas il semble me dire merci, et je m’enfuis presque honteux, sans l’avoir acheté.

Poèmes, que des lèvres jolies ont murmurés, sur lesquels des yeux émus se sont penchés. Puis que l’oubli emporte.

La poésie repose-t-elle toute entière dans ces feuillets que personne ne lira plus ?

Autour de moi la vie, poème toujours renouvelé, continue. Sur le fleuve tranquille les bateaux passent. Les sirènes lugubres retentissent. Les cheminées se penchent au passage du pont. Les pigeons se mêlent aux mouettes venues de loin. Le grand Paris vibre, respire, s’agite, marchant, monstre jamais assouvi, vers son destin. Peut-être le néant.

Ce vieux bouquiniste à la barbe rousse, au grand chapeau romantique, je l’ai toujours connu. Je le connaîtrai toujours, son érudition est certaine. Il en a tant vu passer. Il a pu feuilleter tant de livres. Il connaît le cours des éditions en vogue. Il sait dénicher l’occasion.

Il fait de l’argent de tout. Dans sa boîte, c’est la vraie démocratie des choses. Des photographies, autrefois d’actualité, à cinquante centimes. Des timbres-poste de toutes les parties du monde. D’autres lots composés de manuscrits les plus disparates. De cahiers remplis de notes les plus curieuses, quelquefois illisibles. Des paperasses la plupart sans valeur.

J’ai fouillé dans cette boîte aux souvenirs. Un manuscrit a retenu mon attention. Il était soigneusement relié dans une couverture en cuir repoussé. Elle voulait le dissimuler aux vandales. Je l’ouvris, j’en ai lu quelques pages. Elles me laissèrent rêveur. Une femme, une jeune fille l’avait écrit. Pour quelques sous je m’en rendis acquéreur, je l’emportai.

Toute une nuit, j’ai parcouru cet étrange cahier, en essayant de déchiffrer ces grands jambages qu’une main disparue a tracés, j’ai vécu ces mêmes heures troublantes, j’ai évoqué cette silhouette ardente que je voulais belle. Que je ne rencontrerai jamais…

Puis j’en ai recopié les pages. Je vous les livre telles qu’Irène les avait écrites dans sa fièvre de franchise.

L’ange a regagné le ciel. L’astral appartient à ceux qui surent aimer.

Chaque tombe contient une croyance morte.

D’autres amants contempleront aux cieux l’astre d’amour sur cette mer de ténèbres qui sombre.




CHAPITRE II

Mon entrée dans le monde ! Quel événement d’importance dans la vie d’une jeune fille. Le premier bal, son premier contact avec cette société dont elle espère tant. Dont elle a tant rêvé.

J’avais dix-huit ans alors. Je savais que j’étais jolie. On me l’avait murmuré, quelquefois avec une pointe de jalousie, souvent mon miroir me l’avait confirmé. Alors pourquoi ne pas aspirer au succès. Que redouter dans la vie. Qu’elle doit être belle !

Hélas !

Mes parents étaient très fiers de moi. Ils ne me refusaient rien. Mon père trouvait peut-être que j’étais d’une vanité exagérée. J’avais beau protester, son opinion restait la même. Au fond, je crois qu’il avait raison.

Mon père, d’ailleurs, gagnait bien sa vie. Il devait beaucoup travailler, car il ne venait à la maison qu’aux heures des repas. Nous pouvions tenir notre rang. Être suffisamment heureux. J’avais une petite sœur, Lily, un petit retardataire. C’était ma poupée vivante. Elle m’admirait. Je m’amusais à la taquiner. Elle était si douce.

Mon enfance était presque terminée.

L’année prochaine, je devais passer mon brevet. Il fallait une occasion comme ce bal de la baronne de X… pour décider mes parents à me faire débuter avant la fin de mes études.

Ma première robe de bal. Comme j’étais anxieuse. Serait-elle bien réussie ? J’allais apparaître les épaules nues. Le corps moulé dans cette gaine de satin blanc. Après bien des essayages, elle fut terminée. C’était une merveille.

Le soir du bal on me fit mille et mille recommandations. Ne marche pas sur ta traîne. Prends garde à ne pas trop danser. Ne mange pas de glaces. Le champagne fait du mal, n’en abuse pas. Évite les courants d’air. Puis chacun vint m’admirer. Mon père avec son éternel sourire, si triste et si tendre. Ma mère toujours perdue en recommandations et en conseils. Ma petite sœur extasiée, enfin mon meilleur ami, Lou, notre beau berger allemand qui, couché à mes pieds, la langue pendante, les oreilles dressées, lui, ne disait rien, mais n’en pensait pas moins.

Enfin ma mère et moi nous nous décidâmes à partir. Bientôt je faisais mon entrée dans les salons resplendissants de lumières. Toutes mes petites amies s’y trouvaient, Gisèle, Rolande, Camille m’entouraient. La baronne de V…, notre aimable hôtesse, nous accueillit avec force compliments.

— Irène, je vais vous présenter quelques jeunes gens, me dit-elle.

J’étais un peu émue. Je suivis la baronne.

Une jeune fille, entourée de jeunes messieurs très élégants, riait et discutait avec eux. Lorsque nous les rejoignîmes, ils se turent aussitôt. La jeune personne me lança un regard dépourvu de sympathie.

La baronne me présentait aux chevaliers servants.

— Monsieur de Saivre mon neveu, Monsieur Pierre Saulnois, Monsieur Louis Lemercier. Tous s’inclinèrent.

Par politesse, ils ne pouvaient que m’inviter de danser.

J’inscrivis une valse pour Monsieur de Saivre, un fox-trott au nom de Monsieur Saulnois et Monsieur Lemercier accepta un tango.

Une valse préludait. Monsieur de Saivre m’ouvrit ses bras. Je le suivis. Il me portait. La valse tournoyait, langoureuse. J’aimais m’abandonner à cette tendresse, les yeux clos, bercée par cette musique qui se fondait en moi comme un sourire.

Tout en valsant, Monsieur de Saivre ne m’avait pas adressé la parole. J’avais entr’ouvert mes yeux. Nous étions presque joue contre joue. Je le regardais. Il était beau, si élégant et comme il sentait bon. Ses cheveux noirs étaient bien collés par la gomina. Rasé de près. Je remarquais qu’il s’était bien poudré, la poudre ocre soulignait son teint. Elle lui donnait une apparence presque féminine, malgré son nez aquilin, son regard mâle et énergique.

Nous tournions sans nous occuper de notre entourage. Il savait me conduire et me diriger.

Voyant que je l’examinais curieusement, il se décida à m’adresser la parole.

— Vous aimez danser… Vous aimez le théâtre… Vous aimez…

Je lui répondis le mieux possible, un peu rougissante.

Lorsque la valse fut terminée, il me ramena galamment à ma place.

Je dus m’acquitter de mes obligations envers mes autres danseurs. Mais dès que je fus libre, j’acceptai avec plaisir l’invitation de mon valseur.

Il ne me quitta plus durant toute la soirée.

C’était un charmant cavalier. Bientôt nous arrivâmes aux confidences. Il venait de terminer ses études. Je crois qu’il n’avait pas l’intention de se fatiguer désormais. Son père pouvait lui offrir l’existence toute mondaine qu’il avait l’air de tant aimer. Je ne fis aucune difficulté pour lui avouer mes goûts, mes espoirs dans la vie qui s’ouvrait pour moi.

Notre entretien fut interrompu par l’arrivée d’une jeune fille que j’avais connue au collège. Judith, une petite juive assez turbulente dont le père était un gros marchand du Sentier. J’en avais fait une amie intime malgré les reproches de mes parents, qui la trouvait un peu turbulente et assez mal élevée. Je la retrouvais au bal de la baronne.

Judith, ou Juju, profita de la discrétion de mon charmant danseur, qui s’était écarté, pour m’interpeller.

— Il est gentil, ton cavalier. Il ne danse qu’avec toi. Il a le béguin, c’est sûr !

— Oh ! Juju, m’écriai-je indignée.

Qu’elle était mal élevée cette Juju, quel démon ! Qu’elle devait en savoir des choses. J’en avais appris par elle, dont je ne pouvais songer sans rougir.

Ses lèvres épaisses s’écartaient, découvrant ses dents pointues toujours prêtes à mordre.

Elle continuait à me taquiner. Je ne pouvais lui imposer silence.

Ma mère me tira d’embarras. Elle était accompagnée par un Monsieur d’un certain âge aux cheveux blancs, mais portant beau. Ayant un certain souci d’élégance, il avait une orchidée à la boutonnière de son habit.

Il s’inclina devant ma petite personne.

— Je désirais vivement être présenté à la reine du bal, à la charmante parmi les charmantes. Je suis, Mademoiselle Irène, votre plus fervent admirateur.

J’étais un peu confuse.

Juju me poussa le coude.

— L’arbitre des élégances. Ma chère, tu te mets bien.

— Qui est-ce ? lui demandai-je tout bas.

— Maxwell, ex-sénateur, sportman et personnalité bien parisienne.

J’éprouvai, je dois l’avouer, un certain orgueil.

— Il est fort aimable.

— J’te crois, répliqua ce petit démon, un vieux beau et un vieux marcheur !

Elle s’enfuit en riant.

Je dansai jusqu’à la fin du bal avec Guy de Saivre. Je remarquai que Monsieur Maxwell ne me quittait pas des yeux. Je lui adressai quelques sourires. Il s’inclinait chaque fois très cérémonieusement.

Entre un fox-trott et une valse il s’approcha de moi, m’emmena au buffet. Par politesse, je le suivis. Il me parla comme à une enfant. Il essaya de me confesser. Je me laissais faire.

Après m’avoir demandé si j’aimais le monde, il me parla de mon danseur, dont il vantait les mérites, puis il m’interrogea lui aussi sur mes goûts et poussa assez loin son enquête, me demandant si j’avais des flirts ou des connaissances assez intimes.

Devant mon innocence, il ne poussa pas plus loin son interrogatoire. Je lui avais avoué d’ailleurs qu’à part quelques intimes de ma famille et mes amies de pension, je ne connaissais pas grand monde. Cette réponse eut le don de lui faire plaisir. Je déclarai sur sa demande que je serai toujours très heureuse de le rencontrer.

Il promit de venir avant peu rendre visite à ma mère. Il possédait, m’a-t-il dit, une fort belle écurie. Si je le désirais, il solliciterait l’honneur de m’apprendre à conduire. Comme il supposait que mon éducation devait être assez moderne, il espérait que mes parents m’autoriseraient à sortir au bois en sa compagnie. Je deviendrais, grâce à lui, un cocher remarquable.

Séduite par cette perspective, j’acceptais de bonne grâce. Nous nous quittâmes très bons amis.

Dans le taxi qui nous ramenait, ma mère me vanta le charme et l’amabilité de Monsieur Maxwell. Je vis qu’il avait fait sa conquête.

Il y avait aussi un petit peu de snobisme dans son cas.

Par lâcheté incompréhensible, je n’osai lui parler de Guy de Saivre.




CHAPITRE III

Décidément, ainsi que le déclarait Juju, j’avais un fameux béguin.

Guy de Saivre ! Comme j’avais pensé à lui depuis la soirée de la baronne. Comme je désirais le rencontrer de nouveau.

Juju profita de mon trouble, de mon sentiment trop tendre envers ce Guy, hier encore un inconnu, pour entrer plus avant dans mon intimité.

J’enviais sa liberté. Juju savait s’introduire partout. Elle avait toutes les audaces.

Un jour je vis qu’elle me guettait à la porte du cours où j’allais préparer mon brevet.

Elle m’entraîna vivement.

— J’ai beaucoup de choses à t’apprendre, me dit-elle. Viens vite !…

Nous nous éloignâmes. J’étais surprise de toutes ces précautions.

— J’ai rencontré Guy de Saivre, me dit-elle. Il m’a parlé de toi avec un enthousiasme ! Ah, ma chère, si tu savais comme il désire te rencontrer. Tu en serais émue. Il… enfin, il m’a obligé de te communiquer son désir.

Juju était donc son intermédiaire. J’étais certes étonnée. Mais pas furieuse contre elle. Tout au contraire.

Je déclarai en toute sincérité :

— Mais il pourra me rencontrer dans une autre soirée. Je serai toujours heureuse de danser avec lui.

— Tu es bête, Irène, il veut te rencontrer seule. Tu ne comprends donc pas qu’il est amoureux, le pauvre jeune homme.

Cette fois elle exagérait. Cette audace m’indignait.

— Non, Juju. Je ne puis me permettre pareille incorrection. Ce serait mal. Que dirait mon père s’il l’apprenait. Qu’il vienne chez moi. Qu’il se présente. Là seulement il me sera possible de le voir.

Juju en restait abasourdie.

L’amour. Guy de Saivre m’aimait ! J’avais produit sur lui une grande impression. Comme j’étais heureuse. Il voulait me revoir !

Je formais déjà des projets d’avenir.

Mais le rencontrer en dehors de chez moi !

Je savais déjà bien des choses en théorie ; j’avais surpris certaines conversations entre jeunes filles. Je n’arrivais pas à chasser de mon esprit certaines images pas trop innocentes. L’anatomie du corps humain. Le sexe différent du mien, je l’avais entrevu par des photographies assez licencieuses. Visions de statues, de tableaux.

Un jour j’avais éprouvé une grande terreur, mon sang avait coulé. Ma mère me rassura. J’appris que j’avais payé mon premier impôt à la nature.

Juju, dans son désir d’être agréable à Guy de Saivre, peut-être aussi un peu par perversité, ne devait pas s’avouer vaincue par mon refus.

Elle revint à la charge. Elle se moqua de ma résistance. Développa les arguments les plus fantastiques. Finit par arracher mon consentement à une rencontre privée. À condition, bien entendu, qu’elle veuille bien m’y accompagner.

À la sortie d’une station de métro, nous rencontrâmes Guy de Saivre, en avance sur l’heure fixée.

Je rougis vivement, lui se montra tout d’abord fort timide ; seule Juju était très à l’aise.

Nous allâmes tous trois, suivant le boulevard, causant entre nous. Guy essayait d’être gai, je me tenais sur une certaine réserve. Tout à coup je tressaillis. Juju au coin d’une rue avait trouvé le moyen de nous fausser compagnie sans que je m’en sois aperçue. J’étais furieuse. Monsieur de Saivre se conduisit fort galamment. Lorsque nous nous quittâmes, il n’y avait pas de raison que je lui refuse un nouveau rendez-vous.

Je le revis le lendemain. Bientôt je pris goût à cette promenade de chaque soir.

Je persuadais à ma mère que je prenais, en prévision de mon brevet, des leçons particulières.

Nos entrevues, tout d’abord banales, prirent un tour plus intime. Il était tendre, ses regards parlaient pour lui. Ce ne fut qu’à la cinquième rencontre qu’il osa sortir de sa réserve, trop correcte à mon gré.

Depuis le bal de la baronne, il n’avait jamais cessé de penser à moi. Il m’aimait. Il était si reconnaissant envers moi que j’aie eu le courage d’aller vers lui. Il me demandait d’avoir pour lui un peu plus que de la sympathie. Il demandait et même mendiait mon amour.

Je me laissais prendre la main. J’éprouvais un certain plaisir à sentir ses lèvres s’y poser.

Je lui dis alors :

— Qu’attendez-vous, Monsieur Guy, pour venir présenter vos hommages à ma mère et faire connaissance avec mon père ?

— Vous croyez que ?…

— Vous serez très bien reçu. Je n’ai rien à leur cacher. Je me charge de leur parler. Vous pourrez les entretenir de vos projets concernant notre avenir.

— De notre avenir !

J’eus l’impression qu’il était étonné par cette proposition. J’étais si naïve que je ne croyais pas qu’il puisse être question d’autre chose.

Monsieur de Saivre avait promis, je savais qu’il était un homme de parole.

J’en parlais à mon père.

— Comment ! s’écria-t-il, tu songes à te marier, à nous quitter déjà ? Tu as bien le temps d’y songer.

Il me gronda très fort. Ces rendez-vous n’étaient pas corrects. Il consentit, cependant, à recevoir Monsieur de Saivre. Ce dernier vint, en effet ; il fut accueilli très cordialement. Il se montra aimable, mais resta sur une certaine réserve.

Ayant été invité à prendre le thé, il crut devoir m’apporter une gerbe de fleurs. Mais depuis ses visites à la maison, nous ne nous rencontrions plus en ville. Cela m’étonnait fort. Il ne tentait même pas de faire une allusion à nos rendez-vous, d’essayer de me trouver en dehors de ces réunions en famille.

S’il avait voulu, je crois bien que, malgré la défense de mon père, j’aurais encore accepté et même trouvé facilement le moyen de désobéir aux ordres paternels.




CHAPITRE IV

Juju, cette dévergondée de Juju, était d’une étrange curiosité. Je lui devais une certaine reconnaissance. Elle était anxieuse de connaître le résultat de mes rencontres avec Guy. Elle me guettait à la sortie du cours. Elle savait avec tact trouver le moyen de me séparer d’avec mes autres amies, de se trouver seule avec moi.

— Alors, ces amours où en sont-elles ?

— Guy de Saivre est un galant homme, un homme du monde. Je l’ai présenté à mon père.

— Non, pas possible, cette Irène elle est impayable. Alors, c’est sérieux ?

— Mais naturellement, Juju, peut-être pourrai-je bientôt épouser Monsieur de Saivre.

Juju eut l’air fort désappointée.

— S’il est question de mariage, alors ! !

— De quoi pouvait-il être question entre nous, lui demandais-je, un peu surprise.

— Je ne sais pas. D’amour, probablement.

— Mais le mariage ce n’est donc pas l’amour ?

Juju éclata de rire, puis, sérieuse, osa se déclarer.

— L’amour sans le mariage c’est bien meilleur.

Je dus lui raconter en détail nos pauvres rendez-vous.

— Il ne t’a même pas embrassée, s’exclama-t-elle. Pauvre petite, comme tu es naïve ! C’est pour cela qu’il n’insiste pas.

— Mais il me demandera en mariage un de ces jours.

Juju eut un geste canaille.

— Compte là-dessus, ma poulette. Les hommes, il ne faut guère s’y fier. Ils promettent toujours plus de beurre que de pain. Si tu avais su le retenir, le rendre heureux, peut-être…

— Mais comment pouvais-je retenir Monsieur de Saivre ?

Juju restait énigmatique ; j’insistai. Elle m’apprit alors des choses qui me rendirent toute songeuse. J’essayais plusieurs fois de lui imposer silence. Elle continuait de plus belle.

L’amour, ce contact de deux corps, ce geste bizarre. Cette réunion de deux parties cachées.

J’avais pourtant conscience de ma naïveté lorsque je lui demandais :

— Mais cette volupté, l’homme peut seul nous l’offrir ?

Juju eut un sourire, elle me donna d’autres précisions. Je la quittai fort troublée.

Certaines idées passaient dans ma tête. J’étais émue. Je me trouvais d’une innocence ridicule. Je comprenais maintenant certaines émotions, certains frissons que je n’avais pu alors m’expliquer. Mes sens s’éveillaient. Ma curiosité et mon imagination s’imposaient. Cette conversation m’avait fait mal. Pourtant il me semblait qu’un voile s’était déchiré. J’étais presque heureuse de découvrir ce que je croyais l’existence et l’amour. Puis l’image de Guy m’apparaissait. Peut-être par mon ignorance l’avais-je perdu ? Il était temps de le reconquérir. J’allais tout essayer dans ce but. Je croyais au succès en cherchant à acquérir un peu plus d’expérience.

Ce soir-là, seule dans ma petite chambre, sachant que tout dormait, je me levais sans bruit. J’allumais. Puis, me dirigeant vers mon miroir, je laissais glisser ma chemise. J’étais nue. Je contemplais mon corps dans la glace. Je me trouvais jolie. Mes petits seins commençaient à poindre, mon ventre était bien cambré, mes jambes longues et minces. Mes regards se portèrent sur une partie intime. Malgré moi, je la caressais, je passais mes doigts sur une toison blonde et soyeuse. Une douce langueur m’envahit. Je poussais plus loin mes recherches. J’eus comme une sorte de vertige. Une multitude de désirs nouveaux dansaient autour de moi.

Mon imagination inventait, s’exhalait :

— Guy, mon Guy, m’écriai-je.

Il me sembla entendre du bruit. J’avais troublé le silence de la nuit. J’eus peur. J’avais honte. Je me blottis sous mes draps, puis j’éclatais en sanglots.

J’espérais le lendemain rencontrer Guy de Saivre. Hélas ! il restait invisible. Peut-être aurai-je été capable de toutes les audaces.

J’évitais Juju ; elle me semblait jouer un double jeu. Quel était son intérêt. Je me méfiais d’elle. Je rentrai vivement à la maison.

— Comme tu es pâle, me dit mon père. Tu n’es pas malade ?

Je prétendis avoir une violente migraine. Il me tardait d’être seule. Je refusai de dîner. Je montais aussitôt dans ma chambre. Je m’y enfermais à double tour. J’essayais tout d’abord de parcourir un livre que j’avais acheté en cachette. Un grognement me fit sursauter sur la descente de lit. Lou, qui m’avait suivi, était étendu. Il me regardait avec ses bons yeux candides.

Je l’embrassais sur le museau.

— Maintenant sois sage, lui ordonnai-je.

J’essayais de lire, mais ma pensée ne pouvait se fixer. Des désirs étranges revenaient avec le calme de la nuit. Il me semblait que Guy était là près de moi, qu’il me tendait les bras. Je me blottissais contre lui. Alors, doucement, il me déshabillait. Je le laissais faire. Pour lui, je dévoilais mon corps. Ce corps qui lui appartenait déjà, même avant le mariage, qui toujours serait à lui.

J’enlevais en effet ma robe, puis le reste suivit. Je restais étendue sur mon lit, les jambes écartées.

Lou me regardait. Il suivait mes mouvements, les oreilles dressées. Lou, lui, ne pouvait parler. Avec une certaine perversion, j’éprouvais un désir mauvais à voir ce témoin muet me contempler ainsi. L’animal se leva lentement, ses deux pattes appuyées sur mon lit ; il tendit sa tête vers moi. Je la lui caressais. Alors, chose étrange, il dirigea son museau vers mon ventre. Je le laissais faire. Cette caresse humide et chaude me semblait étrange. Je fermais les yeux. Je mordais mon oreiller. Mes sens s’ouvrirent pour la première fois à cette volupté nouvelle que je venais de découvrir.

Je chassais toute pudeur de ma vie. J’allais vivre désormais. Hélas, comme je confondais alors perversité et amour !




CHAPITRE V

Une après-midi que je rentrais à la maison, après une courte promenade, j’entendis au salon des rires et des conversations animées.

Par discrétion, je restais dans ma chambre ; lorsque ma mère vint m’y chercher, elle me demanda de mettre ma plus jolie robe et de la rejoindre aussitôt ; j’obéis.

Je me trouvais tout à coup en présence de Monsieur Maxwell.

Je n’avais plus, je l’avoue, songé à lui. Lui, par contre, n’avait pourtant pas oublié ses promesses. Il manifesta une joie très vive de me rencontrer. Il me fit de nombreux compliments sur ma beauté et sur celle de ma toilette. Je lui répondis avec respect et amabilité. Il demanda à ma mère l’autorisation de m’emmener au bois avec lui. Il m’apprendrait à conduire. Elle accepta sa proposition avec un empressement qui m’étonna.

Le jour suivant, en effet, Monsieur Maxwell vint me prendre. Sous sa direction, je conduisais un joli petit cheval bai attelé à un ravissant tonneau. Sur notre passage, on se retournait. On prenait Monsieur Maxwell certainement pour mon père. J’étais très fière.

Il se contentait de me donner des avis, des conseils. Il me parlait comme à une petite fille. Je voyais qu’il me regardait avec plaisir. J’y mettais un peu de coquetterie. Je devais le troubler. Je remarquais son émotion. Je trouvais un peu curieux que ce Monsieur, dont l’âge dépassait celui de mon père, puisse ainsi s’intéresser à une jeune fille comme moi.

Au fond, j’étais très flattée. Ma modestie n’était pas exagérée.

Plusieurs jours, il vint ainsi me chercher. Un matin que nous avions ainsi parcouru le bois dans tous les sens, il m’offrit de prendre un porto au pavillon, rendez-vous des promeneurs.

Nous fîmes une entrée sensationnelle. Il y avait foule. Maxwell était connu. Nous nous installâmes à une table. Un jeune homme portant monocle, très élégant, se détacha d’un groupe, s’approcha de nous. Et familièrement tapa sur l’épaule de Maxwell, clignant de l’œil dans ma direction.

— Bonjour, mon oncle, quelle bonne surprise !

Monsieur Maxwell sursauta. La rencontre n’avait pas l’air de lui plaire. Il manifesta sa gêne par quelques grognements.

Le beau jeune homme se pencha à son oreille, lui murmura quelques paroles. Je compris qu’il lui disait :

— Une nouvelle conquête ? Puis, devant les dénégations de mon hôte, il insista pour m’être présenté.

Je rougis. Maxwell n’osa refuser, maudissant, j’en étais sûre, cette mauvaise rencontre.

— Monsieur Guy Dimier, mon neveu.

Encore un Guy, pensai-je, cela me fit sourire.

Un Guy numéro deux. Je n’en sortirai jamais.

Le nouveau venu s’installa naturellement à notre table. Il me déclara, malgré les grognements de son oncle, qu’il était artiste, peintre amateur, qu’il avait son atelier à Montparnasse. Que j’étais délicieuse et si mon oncle le permettait, il serait heureux de m’avoir comme modèle et bien d’autres choses qui me le rendirent fort sympathique.

M. Maxwell brusqua le départ, je m’amusais énormément. Comme son oncle avait le dos tourné il me glissa dans la main sa carte, me disant tout bas : « Venez, je vous attends ».

Je la dissimulais dans mon sac.

— C’est un bon à rien, un mauvais sujet me déclarait ce bon Maxwell, comme nous revenions.

C’était peut-être un bien mauvais sujet, mais il m’amusait, il m’intriguait. J’étais surprise du dépit de ce vieux fou de Maxwell.

Je commençais à comprendre que son intérêt à mon égard n’était pas tout à fait innocent.

Je n’avais pas l’intention d’aller chez son artiste de neveu. Mais ce dernier me plaisait, sûrement, bien davantage.

Ce soir-là, malheureusement, Lou coucha encore dans ma chambre. Je crois bien que je dus encore m’abandonner à ses caresses.




CHAPITRE VI

Le lendemain une idée diabolique traversa ma tête. Pourquoi n’irai-je pas chez ce Guy numéro deux ? Si Guy numéro un l’apprenait comme il serait jaloux ! Le dépit le ferait peut-être revenir vers moi. Il se déciderait alors à m’épouser.

Comme j’étais folle ! Mais je ne pouvais aller seule. Pourquoi ne pas emmener Juju avec moi ? Elle me servirait de chaperon et grâce à elle, Guy de Saivre ne tarderait pas à tout savoir.

Je prétextais une course urgente. Je partis au devant de Juju.

Je lui racontais mon aventure de la veille. Je lui proposais la fameuse visite. Elle refusa tout d’abord. Puis devant mes raisons elle voulut bien accepter, pour me rendre service disait-elle.

Comme nous étions imprudentes.

Nous hésitâmes avant d’entrer dans l’immeuble. Ce fut Juju qui dut alors m’encourager.

Nous sonnâmes à la porte de l’artiste. Un domestique très cérémonieux vint nous ouvrir.

Il nous dit que son maître était absent, mais qu’il n’allait pas tarder à rentrer. Il nous pria de l’attendre.

Nous fûmes introduites dans un vaste atelier. De larges fenêtres répandaient une clarté joyeuse. Nous marchions sur de riches et d’épais tapis. Il y avait toutes sortes de bibelots, venant des quatre parties du monde, la plupart fort curieux. Une petite estrade devait servir aux modèles. Ce qui nous frappa furent les quelques toiles disséminées dans tous les coins. Que de nudités et quelles nudités ! Ce Guy Dimier avait une drôle de conception de l’art et du corps féminin.

Nous étions en contemplation et je crois même que nous nous amusions beaucoup, lorsque la voix du grand artiste nous fit sursauter.

Il s’était précipité à ma rencontre en apprenant que j’étais chez lui. Son regard étonné me prouva qu’il n’attendait pas Juju. Il se montra cependant très homme du monde. Nous fit admirer de nouveau ses œuvres, puis visiter en détail son atelier. Enfin fabriqua pour nous deux cocktails. Nous ne regrettions pas notre visite.

J’écoutais les dissertations de Juju qui l’entreprit sur ce qu’elle nommait avec des airs d’importance, une méconnaissance de la beauté du corps féminin.

Il protestait. Prétendant que l’artiste avait une vision spéciale, qu’il devait suivre sa tendance, chercher les nouvelles conceptions.

— Vous avez pourtant des modèles ? lui demandait Juju.

— Hélas, des modèles professionnels ! Il me faut bien en passer par là. Si je pouvais trouver une jeune fille comme je la rêve. Peut-être alors pourrai-je tenter le chef-d’œuvre. Mais celle qui serait capable de m’inspirer, y consentirait-elle ? Ses regards se portèrent vers moi. Je baissais les yeux. Juju heureusement ne s’en était pas aperçue. Lorsque nous quittâmes M. Dimier, je laissais passer Juju la première. Il eut alors le temps de me glisser une demande de rendez-vous pour le jour suivant. Je promis du bout des lèvres.

Mon intuition commençait à s’éveiller. Je savais que ce n’était pas très correct, peut-être même dangereux. Mais je parvins à me persuader. À me tromper moi-même. Le soir ce fut ma glace qui me renvoya mon image.

— Suis-je plus belle que celles qui posèrent pour Guy ? lui demandai-je.

Il me sembla qu’elle me répondit oui.




CHAPITRE VII

Guy de Saivre m’avait-il oubliée ? Pas tout à fait cependant, car ce matin-là je reçus une boîte de chocolat. C’était ma fête. Une aimable attention de sa part. Il y avait sa carte et c’était tout. Pas un mot. J’exagérais certainement mon inquiétude concernant ses sentiments à mon égard. Il pouvait si bien s’il l’avait voulu me faire patienter. Comme j’étais éprise. Comme je l’aimais. Que n’aurai-je pas fait pour qu’il se décidât à m’aimer. Je doutais maintenant ! Voulait-il vraiment m’épouser ? S’il savait… Un seul espoir, un mot gentil, une toute petite promesse et je n’allais pas chez ce Dimier.

Il n’avait pas compris ma tendresse. J’étais furieuse. Rien ne pouvait maintenant me faire changer de décision. Je partis retrouver le disciple du modernisme.

Il m’attendait. Il me dit qu’il savait que je viendrais. S’il avait supposé qu’il ne devait ma visite qu’à ma désillusion. Pour me remettre j’acceptai plusieurs cocktails. Il me demanda si j’avais l’intention d’être gentille envers lui. D’accepter d’être son modèle, en camarade ajoutait-il…

Devant la réalité je refusai, cela me choquait.

— Je ne puis me mettre nue devant vous ! C’est impossible. Je n’oserai jamais.

Il essayait de me rassurer.

— Nous, les artistes, dans la nudité nous ne voyons que l’art. Soyez gentille, charmante Irène, soyez charitable pour un pauvre artiste qui n’aspire qu’au chef-d’œuvre !

Le bon apôtre. Comme il savait me griser de paroles et de cocktails. Peu à peu je me laissai convaincre.

Il me conduisit derrière un paravent. Puis retourna à son chevalet pour préparer sa toile.

J’hésitais. Il me restait encore un sentiment de pudeur. Je crus qu’il était trop tard pour reculer. Je me déshabillai. Nue, je m’enveloppai dans un peignoir. Je rentrai dans l’atelier, je montai sur l’estrade.

Dimier dut encore supplier pour me faire retirer le châle qui me dissimulait. Alors vaincue je fermai les yeux. Je le laissai tomber. Je me montrai telle que j’étais.

J’entendais les compliments qu’il m’adressait sur ma beauté. Il semblait travailler, J’ouvris les yeux.

Il s’approchait souvent, trop souvent. Sous prétexte de me donner la pose il me frôlait. Ses mains s’attardaient sur mes jambes, sur mon ventre. Je me reculais. Tout était à recommencer. Il se lassa vite de son barbouillage.

— Reposons-nous, me dit-il. Venez vous asseoir sur ce canapé.

Je pris mon peignoir, je le remis et j’allais prendre place à ses côtés.

Il m’interrogea lui aussi sur mes goûts, sur mes aspirations, se faisant insinuant, cherchant visiblement à me plaire. Il se rapprochait de moi. Être nue sous ce peignoir près d’un homme me produisait un effet étrange. J’étais émue. Lui-même semblait en proie à une étrange émotion. Son bras se posa sur le dossier du canapé, puis vint encercler mes épaules. Tout d’abord je voulus me dégager. Il me serra plus fort. Je poussais un cri. Sa bouche se posa sur ma bouche. J’essayais de le repousser. Il prolongea son baiser. Je n’eus plus la force de l’écarter. Sa main ouvrit mon peignoir. Frôla ma poitrine, la caressa, puis descendit le long de mon corps et s’introduisit entre mes jambes. Je poussais des gémissements. Je suppliais. Je me défendais sans conviction. Alors il me renversa sur le canapé, se pencha sur mon ventre. Je sentis un baiser brûlant. Rassurée je fermais les yeux en proie à l’extase de chaque soir. C’était la caresse de Lou. J’adorais cette volupté toujours nouvelle. Plus encore peut-être, sous le baiser de l’homme. Je m’y abandonnai.

Guy Dimier était un galant homme, il avait respecté ma jeunesse. Je n’aurais pas osé lui refuser davantage. Il savait que j’étais une vierge. Qu’il serait coupable d’en abuser. J’avais confiance en lui désormais.

J’aimais Guy de Saivre d’un véritable amour. Mon cœur lui appartenait. J’abandonnais mon corps à Guy Dimier. Je l’aimais d’un autre amour.

Je revins durant toute une semaine chez mon peintre. Il termina son tableau qui était loin d’être un chef-d’œuvre.

Mais j’étais la première à solliciter la caresse avec une impudeur frisant l’inconscience.

Je m’étendais alors de moi-même. Comme mon Lou, fidèlement il se rendait à mon désir. Puis sur sa demande j’acceptai moi-même de le caresser. La première fois je fus surprise et effrayée. Bientôt j’éprouvais une certaine volupté à baiser cette chair en feu. Doucement je la caressais en activant le désir par une pression savante jusqu’à ce que, violent, le désir s’épanche entre mes doigts, laissant mourir la volupté.




CHAPITRE VIII

Monsieur Maxwell continuait à me combler de ses prévenances au point que même mon père en fut intrigué. Il ignorait mes visites et mes séances de pose chez son beau neveu.

Bientôt j’en arrivais à le fuir. Ma mère qui ne voyait de mal nulle part, trouvait que je ne devais pas refuser ses avances. Elle me blâmait de refuser ce qu’elle nommait l’intérêt que me portait le sénateur. Je me sentais encouragée par mon père. Pourtant je dus accepter quelques promenades en voiture.

Ce fut au cours d’une randonnée que je rencontrai Guy de Saivre. J’eus une émotion très vive en l’apercevant. Je vis alors qu’il n’était pas seul. Une jeune femme l’accompagnait. Elle était très élégante. Très maquillée aussi.

Voilà ma rivale, pensai-je avec dépit. Une grue naturellement !

M’avait-il vue ? je le suppose. J’aurais voulu pouvoir repasser devant lui afin qu’il remarque que moi aussi je n’étais pas seule. Tout d’abord aux interrogations de Maxwell, inquiet de me voir tout à coup si troublée, je répondis avec brusquerie. Puis je me calmai. Je fus même assez gentille avec lui. C’était ma réaction à la trahison de mon cher Guy. Maxwell tout d’abord étonné fut enchanté de mes bons sentiments à son égard. Il continua à me combler de prévenances.

Le soir j’éclatais en sanglots lorsque je me retrouvais dans ma petite chambre. Je me livrais enfin à mon désespoir. Puis prise d’une rage intense je brisais la boîte de chocolats qu’il m’avait offerte. Elle était d’ailleurs vide. Enfin comme pour le punir ou pour apaiser mes nerfs je saisis Lou par son collier, je l’attirai vers moi. La bonne bête bien dressée, m’obéit immédiatement. J’exhalais dans un gémissement voluptueux toute ma douleur, tous mes regrets.

 

Une catastrophe allait changer mes projets, détruire mes rêves. Après ma désillusion avec Guy de Saivre la malchance devait s’appesantir sur moi et sur mon foyer.

Je savais que mon père s’occupait d’affaires de bourse. Je ne m’y intéressais guère. Nous avions remarqué depuis quelque temps son air soucieux et préoccupé. Un matin il nous quitta. Nous ne devions plus le revoir. Nous apprîmes le soir que par suite d’une panique boursière, les affaires de mon père s’étaient écroulées. Il avait perdu la tête. Il avait lutté. Il n’avait pas eu la force de réagir. D’affronter la ruine. Il aurait pu penser à nous ! Eut-il un moment de démence ? On le trouva mort dans son bureau. Il s’était suicidé.

Je dus dissimuler ma détresse pour essayer de donner un peu de courage à ma pauvre maman.

Les jours qui suivirent furent épouvantables. Après les obsèques de mon père je dus surmonter ma souffrance pour essayer de régler le mieux possible notre situation désastreuse. Maxwell fut très bon. Il me donna de sages conseils. Nous parvînmes à obtenir une liquidation possible.

Nous avions quelques petites rentes. Mais si modeste ! Qu’allions-nous devenir ?

Après avoir pris un appartement plus en rapport avec nos revenus je songeais à travailler. Cela me semblait difficile.

J’eus la tentation de m’adresser à Maxwell.

Puis le souvenir de Guy de Saivre s’imposa entre nous. Je voulais savoir quels étaient ses sentiments à mon égard. Il m’avait écrit une lettre de condoléances tendre et affectueuse. Songeait-il encore à notre union ? Il ne pouvait être question d’âge entre nous. Ma triste situation l’inciterait à agir en homme loyal.

Comme je me trompais !

Il vint à mon rendez-vous. Il déclara compatir à ma douleur. Il m’assura de sa tendresse et de son amour. Je lui rappelai ses intentions d’autrefois. Rien ne s’opposait désormais à notre union.

Il ne répondit pas tout de suite. Puis se lança dans des explications aussi embrouillées qu’hypocrites. Considérations de famille, situation difficile. Enfin me déclara qu’il pouvait faire beaucoup pour moi si je consentais à devenir sa maîtresse.

Ce fut pour moi un déchirement. Il ne pouvait soupçonner tout le mal qu’il venait de me faire. Le lâche. Il avait tout détruit.

Comme il s’était moqué de mon amour, de mon espoir.

Le cœur d’une jeune fille est fragile. Il peut côtoyer des abîmes. Il évite les heurts. Il croit à la franchise. À la justice.

Un misérable peut jongler avec. Un maladroit le laisser échapper. Il se brise. Comme il est difficile de le réparer. Poussières, ruines, désillusions. Chute. Désormais ballotté par les éléments trompeurs et méchants que peut-il devenir ?

Je quittais brusquement Guy de Saivre. Je pensais ne plus jamais le revoir.

Nos rapports avaient été coupables. J’avais pourtant un idéal. Comme tous les hommes se ressemblaient !

Jouir, posséder, avilir, détruire.

Moi aussi désormais je voulais être cruelle. Je voulais briser. Anéantir. Hélas ! en aurais-je la force ?

J’allais mélancoliquement à travers les allées du champ des morts porter quelques fleurs sur la tombe de mon cher papa. Lou marchait à mon côté. Il baissait la tête. Unissant sa tristesse à la mienne. Mes voiles noirs flottaient au vent. La brume froide et lourde pesait sur les acacias. Leurs petites feuilles tombaient lentement comme des larmes. La tristesse de cet automne malade était à l’unisson de mon cœur. Je m’agenouillais devant cette morne tombe. Mon père dormait là indifférent aux bruits du monde. Lou reniflait inquiet. Il sentait la mort.

Un désespoir immense m’envahit. Je pleurai d’abord silencieusement. Puis mes nerfs me firent mal. J’éclatai en sanglots convulsifs. Je m’écroulai. J’étreignis la pierre. Tout tourbillonnait. J’avais mal, très mal. Je voulais mourir. Me coucher sur cette pierre. Rejoindre celui qui dormait sous la dalle.

Je me frappais le front contre la croix. J’étais folle.

Quelqu’un tout à coup s’approcha de moi. Voulut m’entraîner.

J’écumais.

— Laissez-moi, lui criai-je, que me voulez-vous ? Qui vous a permis ?

— Irène, soyez raisonnable. Venez. Je vous veux du bien. Pardonnez-moi de vous avoir suivie. Dieu merci, j’arrive à temps !

— Laissez-moi !

— Venez, mon petit, je vous en prie.

— De quel droit vous mêlez-vous de ce qui ne peut en rien vous regarder ?

— J’ai le droit de veiller sur vous, Irène.

— Pourquoi ?

— Parce que je vous aime.

Je levais les yeux. Cet homme c’était M. Maxwell. Alors résignée, je le suivis.




CHAPITRE IX

J’avais accepté sans difficulté d’unir ma destinée à celle de Monsieur Maxwell. J’étais bien seule. Grâce à lui, j’allais être riche, considérée, peut-être heureuse. Je pourrais aider ma mère, ma petite sœur.

Je payais ma dette de reconnaissance. Il avait été si bon.

Il avait trente-cinq ans de plus que moi. Après tout, que pouvais-je désirer de mieux ?

Je devais l’aimer. Il le méritait bien.

L’annonce de notre mariage produisit une certaine sensation. Comme mon fiancé me comblait d’attentions, je fermais mes oreilles aux propos méchants colportés autour de nous. J’allais avoir mon hôtel particulier, ma voiture, des bijoux, je pourrais alors faire du bien.

Quelle vengeance serait la mienne, j’allais pouvoir faire payer à Guy de Saivre sa muflerie à mon égard. Juju venait souvent admirer les nouvelles merveilles dont Maxwell voulait chaque jour m’entourer. Je l’interrogeais à ce sujet. Elle m’avoua qu’il avait déclaré :

— J’irai présenter mes compliments à cette chère Irène.

Qu’il vienne, je me chargerai alors de le recevoir.

Nous décidâmes que le mariage aurait lieu dans la plus stricte intimité. Monsieur Maxwell m’accompagnait dans les magasins. Il me conduisait chez les couturiers, m’offrant tout ce qui pouvait me faire plaisir. Avec ma mère, nous visitâmes son hôtel particulier, y admirant le luxe où j’allais vivre, où j’espérais bien être heureuse.

Enfin, le jour du mariage finit par arriver. Nous devions partir en voyage de noces sur la côte d’Azur, le soir même. La veille, ma pauvre maman me fit toutes les recommandations nécessaires. J’en savais assez long sur ce sujet. Si en pratique j’avais ma virginité, en théorie, j’en savais assez long.

J’étais paraît-il très jolie, un peu rougissante lorsque, au bras de mon mari, je sortis de l’église. J’avais une robe qui m’allait à ravir. Je portais pour la première fois un manteau de petit-gris que m’avait offert celui qui était désormais devant Dieu et les hommes mon époux.

Quelques amis étaient venus nous saluer, je pâlis en voyant celui qui était désormais mon neveu, Guy Dimier ; ses félicitations furent respectueuses. Il se contenta de m’adresser un petit sourire narquois. J’y opposai un visage impénétrable. Et quoique n’ayant plus beaucoup d’illusions sur la galanterie des jeunes gens, j’avais pourtant confiance en sa discrétion. Plus tard, je saurais aviser et m’assurer de son silence.

Ma pauvre mère m’accompagna à la gare. Elle pleura bien fort lorsqu’il me fallut la quitter. Mon mari me fit signe de monter, car on fermait les portières. Je le rejoignis dans le wagon-couchette.

J’étais un peu inquiète. Comment allait se passer notre première nuit ? Je jouais la comédie essayant de paraître très calme.

Ouvrant ma valise, je commençais à en sortir mes objets de toilette.

Jean, je le nommerai désormais ainsi, je tâcherai du moins, me regardait. Il souriait. Il me demanda l’autorisation d’allumer une cigarette.

Le train roulait dans la nuit noire. J’attendais tremblante et émue. Devant son silence, je ne savais quelle décision prendre. Alors je commençais lentement à me dévêtir. J’allais dans le lavabo, je mis un pyjama et je revins dans le compartiment.

Jean m’attira dans ses bras. Je fermais les yeux. Il m’embrassa sur le cou. Puis sur le front.

— Allez vous coucher petite fille, me dit-il, vous devez être bien fatiguée.

Il me porta sur la couchette. Rabattit les draps. Me borda avec des gestes presque maternels. Il voila la lumière.

Je l’entendis qui se déshabillait. Il enjamba lestement, faisant un rétablissement par la force des poignets au-dessus de ma couche. Gagnant ainsi le lit au-dessus du mien. Puis je n’entendis plus rien, que la vapeur du train et les quelques bruits étouffés venant du couloir. Alors je restai longtemps les yeux fixés dans l’obscurité, je songeais.

Peut-être étais-je un peu déçue ? C’est possible. Mais je devais pourtant apprécier sa délicatesse envers moi. Il pouvait tout exiger. Il s’était montré d’une exquise générosité. Je devais lui donner en échange tout mon amour, toute ma gratitude.

Il avait trente-cinq années de plus que moi. Pourquoi ne ressemblait-il pas à Guy de Saivre ? Pourquoi n’avait-il pas sa jeunesse ?




CHAPITRE X

Les jours que nous passâmes à Monte-Carle furent délicieux. Mon mari cherchait par tous les moyens à me rendre le séjour agréable. Promenades, théâtre, casino, sports divers.

Maxwell avait l’habitude de descendre dans un des palaces où se retrouve toute cette clientèle si cosmopolite de la Côte d’Azur.

— Nous ferons chambre à part, me dit-il.

Il prétextait que la fatigue de nos journées si bien remplies rendait cette formalité indispensable.

— Curieuse lune de miel, pensais-je.

Effectivement, chaque soir il me conduisait à ma chambre. Puis me quittait après m’avoir souhaité tendrement une bonne nuit.

Je ne comprenais rien à son attitude.

Il m’aimait pourtant, puisqu’il n’avait pas hésité à me donner son nom. Craignait-il de froisser mes sentiments ? Attendait-il une preuve d’amour de ma part ? Je savais qu’il me faudrait jouer la comédie.

Pour le rendre heureux, je croyais devoir user de coquetterie. Il restait tendre, mais distant.

Je prenais mon bain chaque jour. Mon corps moulé dans un maillot très collant où mes formes se dessinaient à travers le tissu était suffisamment insolent et provocateur. Il se contentait pourtant de me tendre le peignoir, de me raccompagner à ma cabine.

La nuit, les désirs revenaient. Je m’agitais dans mon vaste lit. Je regrettais de ne pas avoir emmené Lou avec moi.

Une après-midi, je crus avoir remporté une victoire. Avant d’aller prendre mon bain j’avais résolu d’essayer un nouveau maillot que mon mari m’avait offert le matin.

Je me déshabillais. J’entendis mon mari qui venait me chercher. Je ne fis aucun bruit. Me croyant endormie, il pénétra dans l’appartement. Me voyant nue, il fut sur le point de se retirer. Je lui fis signe d’approcher. J’étais dans ses bras. Il m’emporta sur le lit. Il se pencha sur moi. Ses mains me caressèrent tout le long du corps. Je l’attirai. Il eut un brusque sursaut. Ses lèvres se posèrent sur les miennes. Puis il se leva. Me tapota la joue comme à une enfant trop gâtée à qui on doit refuser un caprice.

— Habillez-vous. La marée est haute, c’est l’heure du bain !

Je restais abasourdie. Presque honteuse.

Il me laissa de nouveau seule.

Nous revînmes bientôt à Paris. Une vie nouvelle s’offrait à moi.

Avec fièvre, je m’y adonnais.

J’essayais de ne plus rien désirer.

Chaque jour j’allais voir ma mère. Ma petite sœur était si jolie. Que la vie ne lui soit pas trop cruelle. Je dus manifester le désir d’emmener Lou avec moi, et on me le donna aussitôt.

Juju était toujours mon amie intime. Sous prétexte de faire son droit, elle avait quitté son foyer. Elle habitait au Quartier Latin.

C’est elle qui un jour m’apprit une nouvelle stupéfiante. Pour une femme, Guy de Saivre avait fait des dettes, puis des bêtises. Son père l’avait chassé, lui avait coupé les vivres. Je m’inquiétai de son sort. Par elle aussi j’appris que chassé de partout, il était maintenant danseur mondain dans une boîte de nuit.

Danseur mondain, lui, Guy Il recevait des pourboires. Il tendait la main.

J’hésitai longtemps, puis un soir je décidai mon mari à m’emmener au « Poisson Rouge », la boîte où, d’après Juju, Guy devait travailler.

C’était un de ces endroits cosmopolites où se retrouvent les désœuvrés, les noceurs de la capitale.

Il y avait de tout. Des Américaines débarquées du dernier paquebot côtoyaient des Scandinaves, des aventuriers, des noceurs fatigués. Toutes les races s’y mélangeaient dans une vaste salle tendue de rouge que des poissons dorés parsemaient. Tous les poissons d’ailleurs n’étaient pas en carton doré. Il y en avait de bien vivants et d’humains dans l’assistance. Mon mari semblait un peu gêné de se trouver là. Il ne comprenait pas quelle fantaisie m’y avait poussé. D’un geste autoritaire, il demanda une table au maître d’hôtel empressé. Au son d’un jazz endiablé, des couples tourbillonnaient. On paraissait s’amuser, gaieté factice, toute de snobisme.

Je jetais des regards autour de moi. Quelques jeunes gens au teint olivâtre, au smoking impeccable, aux cheveux savamment collés faisaient tourner des dames de tout âge, avec un air grave. Les danseurs mondains aux yeux de gazelle. Pauvres marionnettes en location.

— Tu aimes cette atmosphère viciée où tout est faux même la joie ? me demanda Maxwell.

Je me contentai de sourire et je continuai mon inspection. Tout à coup, je sursautai. Portant dans ses bras une grosse dame pâmée, Guy de Saivre passait près de notre table. Malgré moi, j’avais baissé la tête. Il était pareil aux autres avec plus de distinction. Il me reconnut certainement, car à la danse suivante, il s’avança vers notre table. Je rougis violemment. Il s’inclina devant nous. Demanda à mon mari la permission de m’inviter. Maxwell eut un air étonné. Il me lança un regard interrogatif. J’avais accepté. Nous rejoignîmes les danseurs.

Tout d’abord nous restâmes silencieux, puis il me murmura :

— Je ne m’attendais guère à vous rencontrer ici…

S’il avait su que c’était pour lui que j’étais venue !

— Vous avez appris mes aventures. Il essaya de sourire. Vous voyez je gagne ma vie comme je peux.

Je hochai la tête, il continua :

— Je ne me suis pas bien conduit envers vous, Irène. Je m’en repens, maintenant. Vous êtes toujours aussi jolie. Vous m’en voulez ? Ah ! si vous saviez ! Je suis un pauvre diable. J’ai besoin de votre indulgence.

Mon silence continuait, je me contentais de régler mon pas sur le sien. Il fut un peu vexé. Il me ramena respectueusement à ma place.

— Pourrai-je encore vous inviter ? me demanda-t-il.

— Naturellement ! C’est d’ailleurs votre travail.

Mon mari fouillait dans son gousset. Il devait lui tendre le pourboire d’usage.

Il fut sur le point de refuser. Je lui fis un signe. Il l’empocha et tourna vivement les talons.

Je dansai encore avec lui. Nous pûmes échanger quelques paroles. Je me montrai plus gentille. Il était heureux et daigna sourire.

Le lendemain, je devais retourner sans mon mari « Au poisson rouge », j’avais pris comme prétexte une réunion d’un club féminin. Mais j’avais entraîné Juju avec moi. Elle se montra surprise de ce caprice. Elle fut alors édifiée lorsqu’elle en découvrit le motif.

Nous retrouvâmes Guy. Il me fit souvent danser. Sur notre invitation, il accepta de prendre place à notre table.

— Je suis un des poissons rouges de ce vaste aquarium, me déclara-t-il.

— Pauvre Guy. Vous êtes plus à plaindre qu’à blâmer. Comment vivez-vous ?

— Je fais de bonnes soirées. Je suis assez demandé. Quelquefois des Américaines ou autres dames seules m’emmènent avec elles, à la fermeture de la boîte.

— Et alors ?…

— Nous dansons chez elles jusqu’au matin. D’autre fois si elles sont vicieuses, il me faut consentir à ce qu’elles me demandent. Après m’avoir payé, elles me congédient.

— Pourquoi n’essayez-vous pas de faire autre chose ?

— Que puis-je faire ?

— Votre tante accepterait de vous aider. Je puis intercéder pour vous, je la connais suffisamment.

Il refusa avec indignation.

J’avais pitié de lui. J’admirais son orgueil.

Hélas je ne l’avais pas oublié. Ma présence au « Poisson rouge » en était la preuve.

J’étais si seule. Il savait être éloquent.

Il savait jouer de la corde sensible. Il comprenait ma solitude. Mon mari ne pouvait me satisfaire, j’avais soif d’être aimée, j’aspirais à connaître cette volupté d’amour. Que pouvais-je être pour Maxwell ? Un bibelot. Une poupée d’amour capable de flatter son orgueil. Je ne l’aimais pas assez pour apaiser mes sens. Me sacrifier. Mon amour pour Guy avait été plus fort que le temps et l’épreuve.

Il m’avait tant fait souffrir. Quoique toujours presque vierge. Il avait pourtant été mon premier amant. Mon premier véritable amour.

Celui qu’on oublie jamais tout à fait.

Il n’eut pas beaucoup de peine à m’arracher un rendez-vous en dehors de cette maudite boîte où tous les vices étaient permis.

— Vous êtes un ange, Irène, me dit-il en guise de remerciements.

— Oui, un ange. Puis songeuse, j’ajoutai : … il y a même des anges pervertis ! Je peux décidément me ranger parmi eux…

Nous nous rencontrâmes l’après-midi au jardin du Luxembourg, perdus tous les deux parmi la foule de ce dimanche parisien.

Que me dit-il ? Que puis-je lui avoir dit ? Toujours est-il que je ne fis aucune difficulté pour le suivre jusqu’à l’hôtel meublé où il habitait.

Il me fit passer bien vite devant le bureau où une dame écrivait insouciante aux allées et venues de ses clients. Je me trouvais dans cette chambre de garçon où régnait le plus grand désordre. Les serviettes traînant sur le plancher. Le smoking du soir posé sur le lit.

Je trahissais ce pauvre Maxwell, j’avais une conscience pourtant, elle essayait de se faire entendre, je bouchais mes oreilles, j’ouvrais mon cœur. Mes sens réclamaient cet amant tant désiré.

Je lui abandonnais mes lèvres, je me serrais sur sa poitrine, je me laissais doucement glisser vers cette ivresse voluptueuse de la jeunesse et de l’amour.

Avec tendresse il m’enleva ma robe. Il me dévêtit entièrement. Il baisait chaque partie de mon corps et j’expirais sous sa caresse. Ses mains, si mâles, si belles, pressaient mes seins. Je fis mine de lui retirer son veston. Alors à son tour il enleva tous ses vêtements. Nous étions nus, orgueilleusement nus.

Sa poitrine forte, son corps souple, légèrement brun, bien musclé m’attirait. Ses hanches larges, bien découplées se tendaient brûlantes de volupté, son désir le poussait vers moi. Il exigeait. Il commandait. J’eus l’exquise émotion de l’appréhension vers l’inconnu. J’entendais l’appel faunesque. Je dirigeais la route. Ma folie érotique s’exhalait dans cette fusion de nos deux corps. Je souffris d’abord. Le mouvement sensuel faisait vibrer mes nerfs. Changeait en sacrifice, la douleur, en joie, la souffrance. Autour de moi dansaient les anges et les démons. Les prêtresses du dieu Phallus, les bourreaux du harem. La plainte voluptueuse se mêlait à l’ardeur du mâle. Puis tout à coup au suprême du plaisir, ce fut le spasme de la mort. La chaleur qui éteint nous laissant écroulés, anéantis, comblés.

J’étais femme. Le ciel avait daigné exaucer mes vœux. Mon rêve était devenu une réalité.




CHAPITRE XI

Mon mari fut très étonné en constatant le changement qui s’opérait en moi. J’étais moins mélancolique, j’avais des accès de gaieté, j’étais plus tendre avec lui. Il s’en montrait satisfait. Ma vie désormais avait un but, j’aimais intensément. Tout s’était si bien arrangé, j’avais été aussi patiente que la mule du Pape. Si je n’avais pu l’épouser, il était à moi cependant. Tout à moi.

J’abusais de la confiance de Maxwell.

Ma conscience me le reprochait, je faisais taire cette voix intérieure. Je volais vers lui. Il calmait mes remords. J’inventais mille prétextes pour le rejoindre. Pour aimer chaque jour. Je me moquais de la prudence. Je finissais par avoir toutes les audaces. Il m’initiait à toutes les caresses, je les provoquais, je les réclamais. Nous étions insatiables.

Je rentrais tard à mon domicile. Maxwell quelquefois m’attendait. Il avait l’air soucieux. Je prenais mon visage le plus innocent, croyant ainsi calmer son inquiétude. Une visite qui s’était prolongée, un essayage pénible chez le couturier.

— Dépêchons-nous de dîner, me disait-il alors, ce soir nous allons au théâtre ou en soirée.

Souvent j’annonçais une réunion quelconque afin d’être libre. Je me précipitais alors au « Poisson rouge ». Quelquefois pour me donner une contenance je téléphonais à Juju, j’évitais ainsi une mauvaise rencontre.

Lorsque la boîte fermait ses portes, nous partions Guy et moi, bras dessus, bras dessous, à travers les rues solitaires. Nous grisant de baisers, de promesses toujours les mêmes. Nous nous quittions avec regret, sachant pourtant que nous nous reverrions le lendemain.

Pauvre Guy, conséquence de notre amour, sa situation pécunière s’en ressentait. Lorsque je venais au dancing, la plupart de ses danses il me les donnait. Il déclinait les invitations des Américaines. Je compris sa gêne : Si mon égoïsme se trouvait comblé, sachant que je ne le partageais avec personne, j’eus du chagrin en comprenant que pour moi, il devait se priver. J’étais riche. Mon mari ne me refusait rien. Je proposais à Guy mon aide désintéressée. Ce fut avec indignation qu’il la repoussa. J’eus beau insister, tout fut d’abord inutile. Mais à un début de mois j’appris qu’il n’avait pas assez pour acquitter sa note d’hôtel. Discrètement je lui glissai une petite somme d’argent. Comme il l’avait acceptée, je lui fis quelques petits cadeaux. Un soir qu’il était libre, nous allâmes au spectacle, je pris les places, ce fut lui enfin qui sollicita mon aide : une vieille dette qu’un de ses camarades de dancing réclamait avec des menaces. Je lui avançai la somme. Bientôt il me demanda encore de l’argent.

Que ces mesquines questions m’étaient indifférentes ! J’étais folle, j’étais heureuse, je ne pouvais rien lui refuser, j’excusais tout de lui, je le plaignais, j’étais enfin sa débitrice. Je l’avais arraché aux Américaines, aux clientes d’une nuit. Il était tout à moi.

Devant ses appels pressants, je dus à mon tour solliciter de mon mari quelques sommes supplémentaires, je lui avouai que j’avais quelques dettes. Il me donna sans m’interroger davantage, ce que je lui demandais.

Guy avait retrouvé son élégance d’autrefois, j’aimais à le voir toujours impeccable, je me disais bien que c’était un peu grâce à moi et j’en étais presque heureuse.

J’appris également, par hasard, qu’il était membre d’un cercle. C’était donc là, qu’il se rendait les jours où nous ne pouvions nous rencontrer. D’ailleurs il dut m’avouer que les cartes ne lui étaient pas favorables, je devais de nouveau aller à son secours.

Trouvant qu’il était dangereux de toujours réclamer de nouveaux fonds à Maxwell, je choisis parmi mes bijoux ceux, que sans crainte je pouvais vendre. Puis je dus me décider à échanger contre quelques billets d’autres auxquels je tenais.

Certains m’avaient même été donnés par mon mari. Craignant qu’il ne s’en aperçoive, je prétendais tantôt une perte et je jouais alors la comédie du désespoir, ce qui m’en valait un nouveau le lendemain, tantôt une réparation ou un nettoyage chez le bijoutier.

La vie continuait ainsi. Un secret de plus nous liait l’un à l’autre.

Le châtiment hélas, n’était guère loin.

Une après-midi comme je traversais l’île de la Cité, allant retrouver mon amant, il me sembla que j’étais suivie. Cette poursuite m’ennuyait. Encore un désœuvré ! pensais-je. J’avais conscience qu’il était dangereux que même un inconnu, puisse ainsi apprendre et surprendre mon rendez-vous, je me retournai afin de le dévisager.

— Bonjour, ma tante ! Comme vous êtes jolie par cette belle journée de printemps. Où ce pas délibéré, comparable au vol d’une sylphide, peut-il vous conduire ?

Guy Dimier, mon neveu maintenant, le Guy numéro deux était à mes côtés.

— Mon oncle est impardonnable, continuait-il, d’abandonner ainsi sa jeune femme au hasard des mauvaises rencontres. Si j’étais à sa place, je ne la quitterais jamais. Une femme doit suivre son mari. Quelquefois un mari doit suivre sa femme.

Dans mes yeux il dut lire un profond étonnement. Que voulait-il insinuer ? J’interrogeais sa figure toujours impassible. Il se contentait de me détailler avec une certaine insolence.

Puis, sans que je daigne le lui demander, il me déclara :

— Je continue ma route vers mon idéal artistique. Peindre pour découvrir la beauté sensuelle et si féminine. En distiller toute la substance, pouvoir en composer la femme de rêve, issue de la pensée d’un artiste et d’un poète.

Et il ajouta :

— Hélas, je n’ai plus de modèle !

J’allais me séparer de sa charmante compagnie lorsqu’il m’attrapa par le bras.

— Irène, vous souvenez-vous de cet atelier. De nos belles ivresses. De notre passion. Ne voulez-vous plus y revenir ?

— Je ne me souviens de rien. Je suis maintenant Madame Maxwell, la femme de votre oncle. Je crois que mon neveu est un galant homme !

Il sursauta. Je surpris une hésitation. Deux sentiments contraires se disputaient sa pensée. Le plus mauvais l’emporta.

— N’essayez pas de jouer avec moi. Irène, depuis votre mariage, je vous ai observée. J’ai appris et j’ai vu bien des choses. Je ne peux pas être un galant homme, car je vous aime. Je vous aime comme un fou. J’aime votre corps, j’aime votre perversité. J’avais rêvé de vous modeler suivant mes conceptions sensuelles. Je vous veux encore ! ! ! Vous reviendrez.

— Vous êtes fou !

— Oui, fou de vous. Vous n’aimez pas Maxwell. Vous ne pouvez l’aimer. Vous l’avez épousé par intérêt. C’était votre droit, je sais que vous avez un amant. Ce Guy de Saivre. Homme du monde dans la débine. Donnant pour donnant. Vous reviendrez chez moi. Vous poserez pour moi. Ou…

— Ou quoi ?

— Je saurai éveiller la méfiance de mon cher oncle.

— Vous êtes un misérable.

— Peut-être. Un misérable qui ne reculera devant rien pour vous avoir encore.

La menace était grave. Maxwell apprenant la vérité, c’était ou ma séparation avec Guy ou avec lui. Je ne songeais qu’à mon amant d’abord. Pour lui, Maxwell devait tout ignorer. Guy également. Il était capable de se livrer contre Dimier aux pires extrémités. Je devais alors tromper doublement mon mari, tromper aussi mon amant.

Le lendemain je retournais dans l’atelier de mon misérable neveu.




CHAPITRE XII

Par chantage d’abord, puis par habitude, ensuite par plaisir je dus céder à tous les caprices de Guy Dimier.

J’arrivais à mieux le connaître. Il se croyait un grand artiste. Il adaptait l’art à sa recherche de sensations nouvelles. À son désir de voluptés neuves, de sadisme.

Bientôt je rencontrai dans son atelier d’autres chercheurs des deux sexes. Des sympathies se nouaient. Les disciples du vice savent se retrouver.

Le tableau me représentait nue, faisant l’objet de toutes les convoitises. Quoiqu’il soit d’une ressemblance douteuse. On demandait à comparer le modèle à l’œuvre. Tout d’abord je fis en sorte de ne pas comprendre les allusions. Puis un soir, sur la demande de Dimier, devant quelques intimes, je pris la pose. Un projecteur m’entourait d’une lumière bleue. Je voyais des désirs s’affirmer. Des bras se tendre vers moi. Je fermais les yeux. L’obscurité subite me sauva. Je m’enfuis derrière le paravent. Dimier par la suite m’informa que je devais venir à la soirée d’art qu’il donnait dans son atelier. Par curiosité et aussi par crainte des menaces de celui à qui désormais je ne pouvais rien refuser, je fus une des habituées de ces nuits d’orgies.

Une soirée, particulièrement, resta dans mes souvenirs.

Nous étions allongés sur les divans, hommes et femmes en pyjamas et pieds nus. Les sexes mélangés.

Un piano et un violon préludèrent, puis entonnèrent un chant plaintif, lointain.

Le paravent s’entr’ouvrit, une femme nue, le corps peint, traversa la salle, monta sur l’estrade. Le projecteur l’inondait d’une lumière étrange et irréelle. Elle commença à danser, faisant onduler ses bras comme deux serpents, puis les ramenait sur sa poitrine, semblant appeler le désir dans une prière à l’amour.

Un homme surgit de l’ombre et se joignit à la danseuse. Une tunique grecque moulait son corps musclé. Il s’agenouilla devant la femme. Celle-ci, se penchant vers lui, le baisa sur les lèvres, puis d’un geste lent défit sa tunique.

Nu, il l’attira vers lui. Sa main frôla son sexe et remonta le long de son corps.

Il se dressa lentement. La femme mit ses mains sur l’épaule de son partenaire, ils commencèrent à tourner, se tenant ventre contre ventre. Alors au plus fort de la danse, d’un brusque mouvement de reins, ils se possédèrent.

Ce geste fut un signal. Il y eut des petits cris étouffés dans l’assistance. Des bruits de baisers. Des frôlements, quelques gémissements. Deuxième tableau. — Le berger Pâris et les déesses, annonçait notre hôte.

Sur l’estrade, trois femmes aussi nues que la première prirent alors place. Un jeune homme beau, au corps délicat et sensuel, se mêla à leur groupe, il y eut une poursuite à travers l’atelier. Je vis le jeune homme s’emparer d’une des déesses. Il la traîna par les cheveux sur le tapis. Elle simulait une vive frayeur. Il la frappa avec violence. Alors elle s’agenouilla devant lui, comme domptée. Elle éleva dans ses deux mains le sexe du jeune homme comme en adoration muette, simulant une offrande aux dieux. Il la renversa. Ce fut dans un rut bestial, sauvage, qu’ils s’accouplèrent.

L’assistance ne s’occupait plus de ce spectacle d’art. Les uns s’étaient précipités derrière les paravents, d’autres s’aimaient sur le plancher, sur les coussins, sur les divans. Les cris, les hurlements conduisaient cette ronde infernale.

Près de moi un jeune homme, presque un enfant, était couché. Une jeune femme, une jeune fille paraît-il, dont j’avais admiré la réserve, ne la croyant pas dans son élément, était agenouillée au pied du divan. Une curieuse probablement, pensais-je… Elle n’avait rien perdu du spectacle. J’avais remarqué que ses yeux étaient brillants, avaient des lueurs inquiétantes.

Le jeune homme avait rampé vers moi.

Il me tendait ses lèvres. Je pris sa tête entre mes mains. Il était blond. Il était si délicat, si fin. Des yeux bleus où se lisait l’infini du ciel. Figure d’ange. Mais d’un ange tombé en enfer.

Ses bras cherchaient à m’enlacer, sa main pénétrait à travers ma veste… Je lui laissais prendre mes seins. Puis je sentis ses doigts monter le long de mes cuisses. Je comprenais son désir. Ce spectacle, ces lumières étranges, cette musique sensuelle. Sa main fouaillait dans le plus secret de mon corps. Elle se plaisait à picorer, comme un oiseau, dans la mousse. À mon tour, je rabattis le pantalon de son pyjama, ses cuisses m’apparurent tendres et dorées, sa virilité fine, juvénile, si fragile. Je la pris. Je m’amusais à la caresser. La jeune femme nous regardait.

Elle poussa un cri de rage. Comme prise soudain d’une crise de démence, elle se jeta sur nous. Arracha le vêtement du chérubin, le renversa et goulûment colla ses lèvres entre ses cuisses. Elle aspirait sa vie. Elle buvait aux sources de sa virilité. L’ange, sous le baiser, se tordait de douleur et de jouissance.

C’était bestial, infernal, odieux. La volupté m’emportait dans son tourbillon.




CHAPITRE XIII

Petit à petit, j’en arrivais à déserter entièrement mon foyer. Ma pauvre maman elle-même ne me voyait que très rarement.

Mon mari finissait par s’en inquiéter.

J’inventais de nouvelles œuvres. Des comités de réception entre femmes, des clubs, etc.

Je partageais mes après-midi entre Guy numéro un et Guy numéro deux.

Le soir, il m’arrivait de quitter Guy Dimier pour attendre Guy de Saivre à la sortie de sa boîte de nuit.

À ce dernier, je devais toujours fournir quelques subsides. Il se montrait de plus en plus exigeant. J’avais beau économiser, engager des bijoux, prétexter des cotisations, cela ne suffisait plus. Il m’arriva même d’emprunter à Guy Dimier pour lui remettre ensuite. Mon neveu ne me demandait aucune explication. Il marchandait un peu, ergotait et s’acquittait loyalement. Mais en échange je devais être son esclave pour ses recherches de sensations étranges.

Il imagina de m’attacher, puis s’étant emparé d’un fouet il me frappa. Je pleurais de rage et de douleur. Bientôt je pris un certain plaisir à souffrir ainsi.

Me tordant sous les coups, je constatais l’excitement sensuel de Guy. Il jetait alors son fouet, se précipitait sur moi. Souvent il n’avait pas le temps de me prendre, sa volupté expirait sur mon corps meurtri, inondant mes blessures.

Je devais dissimuler le mieux possible les cicatrices que me causait cette nouvelle passion.

Un jour avec terreur je m’aperçus que j’étais enceinte. Je pleurai. Je devais tout cacher à mon mari. Il savait bien qu’il ne pouvait en être responsable.

J’avais essayé en vain d’exciter son désir, je me fis plus tendre. Je restais plus souvent à la maison. Un soir, je crus qu’il n’allait pas résister à mon appel. Il passa la nuit à mon côté. Je lui avais prouvé que j’étais experte, tout au moins en théorie. Je fis mon possible pour rallumer ses ardeurs mortes. Hélas, sa volupté expira avant d’avoir pu pénétrer dans ce qu’il était en droit d’exiger.

Qu’allais-je devenir ? Cet enfant que je sentais palpiter en moi était-il de Guy mon amant véritable ou de mon étrange neveu ?

Tour à tour, à chacun d’eux, j’appris la vérité. Guy de Saivre gentiment me fit part de ses craintes, lorsque mon mari constaterait mon état. Des doutes qu’il pourrait avoir en concernant l’auteur.

Guy Dimier tout d’abord osa prétendre que mon autre amant seul devait être le coupable. Puis il déclara qu’il fallait arriver à la solution habituelle. Le faire disparaître avant qu’il ne puisse venir au monde.

J’étais angoissée. Qu’allait-il m’arriver ? Guy de Saivre, à qui je fis part d’un conseil donné par un ami, lui dis-je, trouva que c’était le plus raisonnable.

Quelques jours après, Guy Dimier m’annonçait qu’il avait trouvé aux environs de Paris un médecin qui consentait, moyennant une somme importante, à se charger de l’opération. Je devais me réfugier dans sa clinique aux environs de Paris.

J’avais peur. C’était affreux. Il essaya de me rassurer. Je dus consentir dans mon intérêt. Pour ma tranquillité.

Mais comment arriver à persuader mon mari ? Comment justifier mon départ et mon absence ? Juju voulut bien s’en charger.

Elle annonça à Maxwell son départ prochain pour Vichy. Elle devait se soigner. Puis me proposa de l’accompagner.

Mon mari se montra fort étonné. Devant mon hésitation, il essaya de me convaincre que ma place était à ses côtés. Je fis mine d’approuver. Par la suite, je me plaignis de surmenage. Je déclarai avoir besoin de changement d’air. Je remis en question la proposition de Juju. Il hésita encore, enfin décida que j’irais aux eaux avec lui. Je me crus perdue. Le ciel me fut favorable. Il eut un empêchement, des affaires importantes à régler. Il m’autorisa à partir sans lui. Je bénissais le ciel, le Dieu des amours. Cette décision me sauvait la vie. Il nous accompagna à la gare. Nous descendîmes à la première station et nous prîmes le chemin de la clinique.

Juju, par l’entremise d’une amie, faisait expédier de Vichy des nouvelles rassurantes à mon mari si confiant.

Elle s’installa près de moi. Je fus malade, très malade. Il y eut des complications qui m’obligèrent à prolonger mon séjour. Elles furent même suivies de plusieurs mois de repos.

Je recevais des nouvelles de Guy Dimier, des lettres tendres de mon pauvre mari, des missives toujours brûlantes et quelquefois intéressées de mon amant.

Puis les lettres s’espacèrent. Guy Dimier seul prenait régulièrement de mes nouvelles. J’éprouvais un vif chagrin de la rareté des lettres de mon Guy adoré. Toute à ma peine, je m’apercevais moins du silence étrange de Maxwell à mon égard.

Je commençais à la clinique ma dernière semaine. Je comptais définitivement la quitter le lundi suivant. Étendue sur une chaise longue, je respirais en toute quiétude l’atmosphère embaumée de cette matinée de printemps, lorsque Juju vint me retrouver. Je vis à son air compassé qu’elle m’apportait de mauvaises nouvelles. Elle tenait un journal à la main.

— Ma pauvre Irène, sois forte. Aie du courage. Il vient de se passer un événement grave.

Je bondis. Le nom de mon amant vint sur mes lèvres.

— Qu’y a-t-il ! parle vite ! Guy ! !

Elle me tendit le journal.

— Guy de Saivre a été arrêté ! Il avait volé les bijoux d’une Américaine. On l’a pris la main dans le sac. « Un danseur mondain arrêté », tel était le titre du fait divers.

Je crus m’évanouir.

— Guy, mon Guy, une cliente de passage. Je sanglotais. Juju essayait en vain de me consoler.

— Irène, voyons, calmes-toi, sois raisonnable.

J’aperçus mon médecin. J’allai vers lui.

— Docteur, lui dis-je, je pars dès demain matin. Il le faut. C’est urgent.

En vain, Juju mêla ses supplications à celles du médecin. Je réclamai mes bagages.

Je ne voulais rien entendre.

Le lendemain, le train nous ramenait vers la capitale.




CHAPITRE XIV

Ce pauvre Maxwell parut un peu surpris de mon brusque retour. Je n’eus même pas le temps de remarquer sa froideur et une certaine distance dans son accueil.

À peine arrivée, je courus aux nouvelles.

Hélas, c’était vrai, Guy avait volé une cliente de passage.

Que pouvais-je faire pour lui.

Seul, Dimier connaissait notre liaison.

Je le suppliai d’user de son influence auprès d’amis pouvant approcher le juge d’instruction. Il fit mine de promettre afin de m’être agréable. Mais je compris vite qu’il n’en ferait rien. J’étais comme folle. J’échafaudais les plans les plus irréalisables. Désintéresser cette Américaine. J’en parlai encore à Dimier.

Il me persuada que ce remède était pire que le mal.

J’appris alors que mon pauvre Guy allait passer le lendemain en justice.

Devant la quatorzième chambre correctionnelle.

Toute cette journée-là, j’errai à travers Paris, inconsciente, comme en proie à une amnésie totale. Mes pas me ramenèrent devant le Palais de Justice. Il était quatre heures, Guy devait être jugé, condamné. J’entrai, désirant me renseigner. Devant la quatorzième chambre, quelques curieux faisaient la queue.

Un garde municipal en gardait l’entrée. Je m’approchai.

Le garde, un brave gars de la campagne, à la figure ronde et joufflue, me remarqua. Il m’adressa un sourire. Je répondis par un regard triste. Je m’approchai, voulant lui poser quelques questions. Il me fit un signe. M’ouvrit la porte. Me poussa à l’intérieur. Je me trouvai subitement dans la salle d’audience au milieu du public, debout. Un avocat parlait. Les éclats de sa voix venaient, comme dans un rêve, jusqu’à mes oreilles. J’entendis le nom de Guy de Saivre. Je levai les yeux. Entre deux gardes, dans l’enceinte des détenus, je vis Guy, mon Guy, pâle, baissant la tête, sans col. Une véritable loque.

Un avocat ergotait avec le procureur.

Ce dernier parlait d’antécédents fâcheux, de caractère spécial. L’homme noir, sans conviction, protestait.

Tout tourbillonna autour de moi. Je me sentis capable de toutes les audaces. J’avais perdu toute conscience de ma personnalité. Un cri retentit. Comme une folle, je bousculai les curieux, je me précipitai au milieu du prétoire.

— C’est faux, c’est une honte ! m’écriai-je. Cet homme est mon amant. Il n’y a pas d’être plus loyal, plus généreux. Il est innocent. Je vous défends de l’insulter.

Autour de moi, ce fut un tumulte. On s’était précipité. Le président, le procureur, tous étaient debout. Guy, lui aussi, s’était dressé.

— Irène, suppliait-il, c’est fou ce que tu as fait, Irène. Pauvre petite Irène.

Des huissiers, des gardes, m’entouraient. On me conduisait en me bousculant vers la sortie.

Tout à coup, un homme s’approcha, fit écarter ceux qui m’emmenaient. Il déclina son identité. On hésita. Puis, devant sa fermeté, on me libéra.

On consentit à me laisser. Je me tournai vers lui. Je poussai un cri. Maxwell, mon mari ! Il ne disait rien. Il me fit signe de le suivre.

Il m’accompagna jusqu’au boulevard.

Alors, se tournant vers moi, il murmura tristement :

— Vous pouvez rentrer chez vous, Irène. Je passerai la nuit au club. Mais à partir de demain, j’espère bien ne plus vous rencontrer que chez mon avoué, Maître Mallet.

Il me laissa. Je vis sa silhouette, un peu voûtée, se mêler à celle des indifférents.

Alors, je partis dans la nuit, désemparée, brisée.




CHAPITRE XV

J’avais perdu, par ma faute, mon foyer, ma situation sociale. J’étais folle, je le savais. Mais j’en acceptais le sacrifice. Le sort de Guy, seul, m’importait. Guy, mon Guy, était en prison. Qu’allais-je devenir sans lui, privée désormais de sa chère présence, de ses caresses ?

J’avais pris le monde en horreur. Je le rendais responsable de ma douleur. Que d’ignominies. Je devais m’agiter en vain, chassée de partout autour de moi, montaient des relents impurs d’hypocrisie et de fausseté.

J’avais connu de trop beaux jours, de trop belles nuits. Les amants doivent lutter contre tant d’ennemis, tenir tête aux éléments mauvais que la vie s’acharne à poser sur leur route.

J’avais goûté le délice de cette passion que je savais éternelle, l’épreuve n’avait rien pu contre elle.

J’atteignais les sommets de mon âme endeuillée. J’avais trop aimé. Je devais payer la dette d’un trop grand amour. Mon cœur était pur, sans mensonge.

Dans les catacombes se cachaient les martyrs, les saints. À la lumière, ils étaient livrés aux bêtes. Le pouce se tournait vers le sol. L’inexorable arrêt de mort.

Je revis Maxwell, chez son avoué. J’avais quitté sa demeure où j’avais toujours été une étrangère. Un oiseau de passage. Ma cage s’était ouverte.

J’emmenais Lou avec moi. Je laissais à mon ex-mari, tout ce qu’il avait cru devoir m’offrir.

Ma mère me fit des reproches. Je ne voulus pas lui avouer toute la vérité. Après lui avoir demandé asile, je repris ma liberté. Je pris une chambre dans un hôtel modeste.

Sur la recommandation de l’avocat de Guy, je fus autorisée à avoir une entrevue avec lui, dans sa prison. On nous accorda un pauvre quart d’heure. Il était condamné à trois ans de prison. Nos adieux furent déchirants. Je promis d’être fidèle. De l’attendre. De l’aider de toutes les façons.

Puis ce fut mon procès en divorce.

Notre dernière entrevue avec Maxwell fut extrêmement pénible. Toutes conciliations étaient impossibles. Aux yeux de mon mari, comme aux yeux du monde, j’étais bien coupable. Trahir ainsi la grande confiance qu’il avait mise en moi. Lui qui ne m’avait jamais demandé aucun compte de mon emploi du temps. J’étais aussi tremblante que lui.

C’est ainsi que j’appris que Maxwell avait su, depuis longtemps, que j’avais un amant.

Par qui ? Par Juju, cette méchante petite juive, que je croyais ma meilleure amie. Elle n’avait qu’un désir : celui de prendre ma place auprès de Maxwell. Mon mari avait fermé les yeux sur ma trahison. Il savait qu’il lui était impossible de me donner les caresses auxquelles j’avais droit.

Il ne pouvait garder la même attitude devant un scandale public.

Ces révélations produisirent sur moi un effet inattendu. Mon ex-mari perdait de son prestige. Je fus très dure. Je lui reprochai vivement sa conduite. Il m’offrit une rente appréciable. Je refusai. Je ne voulais rien lui devoir. Je lui répondis par des paroles blessantes. Lui faisant cadeau de Juju. Le divorce fut prononcé contre moi.

Qu’allais-je devenir en attendant le retour de Guy ? Trois ans, c’était bien long !

Lui venir en aide surtout, l’encourager, le consoler, voilà mon devoir.

Chaque semaine, nous pouvions correspondre, ses lettres brûlantes, toutes imprégnées de baisers, de souvenirs. Il me cachait ses souffrances, son chagrin, se plaignant de la promiscuité et du manque de nourriture.

Il n’était pas coupable. Je le savais. Deux Américaines l’avait emmené, dieu sait dans quel but, avec un de ses collègues, un Argentin. Ce dernier avait volé. Il avait accusé mon pauvre Guy.

La justice, si indulgente pour les métèques, n’hésita pas à châtier un Français. Un déclassé.

Je le plaignais, je l’en aimais davantage encore.

J’étais seule, désormais, à veiller sur lui. À l’attendre.

Je devais assurer son existence et la mienne.

J’allai sonner à la porte de Guy Dimier.

Il m’accueillit froidement. J’avais une certaine expérience de sa muflerie. Ce fut pire. Il me fit comprendre que je n’avais plus rien à espérer de lui. J’eus tout au moins la satisfaction de lui dire ses vérités. Mais cela ne me servit à rien. Je songeais à tous ceux qui m’avaient fait une cour discrète ou indiscrète. Partout, je ne devais trouver que portes closes.

Alors, pour Guy et aussi pour moi, je descendis, moi aussi, au dancing.

J’étais jolie, je savais être élégante. Tous les soirs, j’allais au « Poisson Rouge ». Je fis des connaissances. J’eus des habitués. Ils payaient mes soirées en leur compagnie. Ils payèrent mes nuits.

Je descendis quelquefois dans la rue. J’avais peur de la police. J’appris vite à me dissimuler. À jouer la comédie. À tout supporter pour amasser. À aimer sans amour. À savoir stimuler le désir. À oublier la jouissance.

Guy me remerciait de mes largesses pour lui.

Grâce à moi, sa vie là-bas était plus supportable.

Il croyait que Maxwell me faisait une rente capable de subvenir à tous mes besoins. Pour qu’il ignore tout, j’avais un compte en banque. À son retour, j’espérais qu’il serait suffisant pour nous permettre d’aller à l’étranger recommencer notre vie.

Hélas ! Au dancing, je fis d’autres rencontres.

La jeune fille de la fameuse soirée de Guy Dimier, que je retrouvai alors, et même le chérubin blanc.

Ils vivaient ensemble depuis ce soir-là.

La belle ténébreuse était, durant la journée, la jeune fille candide qu’on livrait aux vieux messieurs dans une maison de rendez-vous du quartier Saint-Lazare.

Le chérubin, un habitué des grands bars où vont chercher leur idéal, ceux que les femmes n’attirent pas ou plus.

Ils s’aimaient le reste du temps. Lorsque leur travail spécial le leur permettait.

Je ne pus refuser leurs avances. Je devins leur amie intime. Pour avoir de l’argent, je ne pouvais rien refuser. Ils me procurèrent d’autres clients. Ils me persuadèrent d’être leur partenaire. Les orgies spéciales me rapportèrent beaucoup.

J’avais beau amasser, je ne pouvais trouver assez pour m’acquitter de mes dettes. Répondre aux demandes continuelles de Guy.

À cette époque où tout s’achète, tout se vend, même l’honneur, je devais vendre mon corps pour essayer de racheter la liberté de Guy. On m’avait indiqué un avocat possédant de fortes influences. Il me certifia pouvoir venir en aide à mon amant. Mais je dus verser des provisions de plus en plus fortes.

Chaque nouvelle demande était suivie de tant d’espoirs.

L’espoir, c’était toute ma vie !

Pour pouvoir lutter encore, je devais trop compter sur mes forces. Ma santé, minée par les abus, s’était altérée. J’en fus épouvantée. Le chérubin vint à mon secours. Grâce à lui, je retrouvai un peu d’énergie par les stupéfiants. J’y pris goût. Ils me devinrent indispensables.

Bientôt, je compris que je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Courage, bientôt Guy serait libéré. L’avocat me l’avait promis. Hélas, je n’en pouvais plus. Un jour, je ne pus me lever. On fit en hâte venir un médecin. Il hocha la tête. Je dus accepter avec terreur qu’une ambulance m’emmène à l’hôpital.

Voilà six mois que je souffre, que j’attends la guérison. Je suis seule avec mes souvenirs. J’espère et j’ai peur.

Je n’ai plus que Guy, mon amant, mon seul amour.

Je ne peux plus rien lui envoyer. Toutes mes économies sont parties. A-t-il compris ? Il ne se plaint pas. Il m’encourage, ses lettres sont tendres. Mais si tristes. Que sait-il ? Que lui a-t-on dit ?

Pour tromper ma solitude, j’ai mis en ordres ces notes que j’avais écrites au cours de ma vie. J’aime à les relire. À revivre mes souvenirs envolés.

Avec Guy nous pourrons les relire.

Comme je souffre. Qu’a voulu dire le médecin. Pourquoi les infirmières me regardent-elles avec tant de pitié ? Un prêtre a demandé à me voir.

Vais-je mourir ? Non, ce n’est pas possible !

Guy, ma vie, mes souvenirs, qui alors pourra les lire. Non, je vais vivre, vivre pour être heureuse !

J’espère et je suis heureuse de souffrir pour lui.

À tous, je dois demander pardon. Ils pourront alors m’oublier.

Mon cœur sanglote, tout dressé vers ce ciel chimérique où se pelotonnent de petits oiseaux de nuages. Qui me réclame ! Qui m’appelle ! Mais ce sont…

Des anges, des an…

FIN