Petites Confessions/Marc Sangnier

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Albert Fontemoing, éditeur (Collection « Minerva ») (Première sériep. 75-84).

M. MARC SANGNIER

En 1893, un jeune élève du collège Stanislas, candidat à l’École polytechnique, eut l’idée de réunir, plusieurs fois la semaine, dans l’établissement même, les camarades de son âge, afin de discuter sur toutes les questions qui intéressent la vie. Ces conférences s’appelèrent, du lieu où elles se donnaient, Conférences de la Crypte, et elles eurent comme organe d’expression une petite brochure intitulée Le Sillon. Ce jeune élève entra à l’École polytechnique, et là, sous le commandement du général André, qui laissa faire, il continua ce qu’il avait entrepris au lycée : il organisa des conférences entre catholiques, où l’Évangile était lu et commenté, et des conférences entre polytechniciens de toutes confessions religieuses, où l’on cherchait à définir le vrai rôle de l’officier, de l’ingénieur, du marin… Lieutenant du génie à Toul, il poursuivit à la caserne la même œuvre : les soldats, répartis en trois classes, suivant leur instruction, recevaient ou l’enseignement des illettrés, ou l’enseignement primaire, ou l’enseignement secondaire, et tous les samedis, selon une méthode qui lui était chère, ce chef de vingt-quatre ans, petit-fils de Lachaud, les entretenait de l’armée et de la démocratie. Le régiment, cependant, offrait à cette volonté ardente un champ d’activité trop limitée et trop passive ; il lui fallait le monde, avec ses luttes, ses défaites et ses victoires. Il démissionne : c’est la France entière qu’il veut maintenant conquérir et régénérer, et il s’élance au combat avec la foi d’un apôtre ; il se nomme Marc Sangnier.

Ce nom, presque inconnu il y a un an, a surgi de l’obscurité volontaire où il se tenait, depuis qu’on jette dehors des hommes et des femmes dont le crime est de croire en Dieu, et depuis qu’on envahit à main armée les églises ; en face des proscripteurs et des assommeurs, il s’est dressé comme le symbole d’une résistance indignée et d’une croyance militante. J’ai désiré connaître celui qui le portait, et je suis venu, un matin, sonner à la grille de l’hôtel qui abrite, boulevard Raspail, Le Sillon. Des jeunes gens s’empressaient à des tâches diverses ; l’un d’eux, par un grand escalier imposant, me conduisit jusqu’au cabinet de travail, sévère et sombre, de son directeur. À peine eus-je le loisir d’admirer, encastrée dans la boiserie de la cheminée, une étude d’Annibal Carrache, et, près de la fenêtre, un buste de Léon XIII ; la porte s’ouvrit brusquement, et, svelte, énergique, frémissant, les yeux noirs étincelants, la moustache tombant à la gauloise, M. Marc Sangnier entra. Vite nous fîmes connaissance — au Sillon, on ne perd pas son temps à d’inutiles politesses — et, assis dans un fauteuil, les jambes croisées, le geste vif, il m’exposa toute son œuvre, telle qu’elle était à l’heure actuelle, et telle qu’il souhaitait qu’elle fût plus tard.

— Ce que nous voulons, mes amis et moi, c’est instituer dès ici-bas, ainsi que l’ordonne la doctrine catholique, le règne de la justice. En dehors du christianisme, il n’y a ni égalité, ni fraternité, il n’y a que la lutte des intérêts et la lutte pour la vie… On ne fonde pas une société sur de la haine, et on ne la crée que par l’amour. La foi catholique, loin d’être inconciliable avec la foi démocratique, la complète et la soutient ; elle est un ferment d’activité, et nous voulons justement employer, pour l’organisation interne de la démocratie, toutes les forces que le catholicisme a déposées dans nos cœurs. Or il ne suffit pas d’unir tous les gens de bonne volonté, il faut leur donner non seulement une méthode de défense, mais surtout une méthode de conquête, et ce qu’il faut conquérir, c’est l’opinion publique, car la politique qui essaye de représenter l’opinion publique est impuissante à la transformer. Donc une œuvre d’éducation démocratique s’impose, qui ne doit pas être une œuvre de parti, mais qui doit préparer des générations conscientes et énergiques, capables d’orienter la démocratie dans ses véritables voies naturelles. Comprenez-vous ? Si la démocratie n’existe pas encore, c’est que des sectaires ont accaparé le mouvement démocratique en faisant de l’anticléricalisme, ce qui les a dispensés de travailler à des réformes démocratiques. Comprenez-vous ?

Souvent il s’interrompait ainsi pour me demander si je comprenais, d’une voix vive et rapide, inquiet que sa pensée pût être déformée ou mal interprétée. « Cette phrase, disait-il, est importante ; il faut la prendre telle que je la dis », et lentement il la répétait. Une fois sûr de mon intelligence, il repartait, pressé par les minutes qui fuyaient, excité aussi par la joie qu’on éprouve à raconter d’enthousiastes efforts, nerveux à la fois et contenu.

— Mon organisation est double. J’ai voulu d’abord créer une élite dans le milieu catholique, et, pour y parvenir, j’ai fondé des cercles d’études, composés chacun de quinze membres, ouvriers et employés : ces cercles sont au nombre de 45 à Paris et de 500 en province. Centres de propagande, groupés autour du comité directeur, ils transmettent l’idée initiale : ce sont des foyers d’action, que des congrès régionaux, comme celui qui se tient en ce moment à Belfort, et un congrès national annuel, lient d’une manière intime et profonde. Comprenez-vous ? Je veux ensuite conquérir la masse, et c’est de cette mission qu’est chargée cette élite. C’est elle, en effet, qui organise et dirige les Instituts populaires : nous en avons quatre à Paris, vingt en province. Là, tout le monde est admis, protestants, libres penseurs, israélites. Nous ne ressemblons en rien aux Universités populaires : chez nous, les idées d’abord sont différentes, et puis surtout l’initiative vient d’en bas, du peuple, tandis que, chez nos adversaires, elle vient d’en haut, des intellectuels. Une fédération rattache entre eux ces instituts. Comprenez-vous ?

Il m’eût été difficile vraiment de ne pas comprendre, tant la parole de mon interlocuteur était claire et précise, et n’ayant point d’objection à lui adresser je me contentais de l’écouter en silence.

— Il y a cinq ans, reprit-il, nous étions douze ! Aujourd’hui nous sommes des milliers. Le Sillon, voyez-vous, c’est une amitié, c’est une âme commune. Nul n’est payé chez nous : chacun travaille pour la cause, comme nous disons. Nous sommes tous égaux, nous nous tutoyons tous ; je ne suis pas leur maître, je suis leur frère. Songez que tous ces jeunes gens, leur travail fini, viennent ici, après dîner, s’occuper jusqu’à minuit de l’œuvre, et ceux qui constituent la jeune garde, voués à la surveillance de nos réunions et à la défense de leurs camarades, donneraient facilement leur vie. L’existence que nous menons entre nous, c’est l’idéal démocratique dont nous tentons la réalisation.

— Vous êtes enfin, lui dis-je, des démocrates catholiques ?

— Oui, si vous voulez, fit-il, encore que je n’aime pas être catalogué sous un titre. Nous n’avons pas de programme défini, parce qu’un programme social résulte de la vie même d’une nation, et qu’avant de l’établir pour toujours nous devons produire une vie démocratique, donner le sens vrai de la vertu de liberté, qui n’est pas possible sans le sentiment exact de la tradition, de la responsabilité et du progrès. Notre programme ! mais il s’élabore tous les jours. N’est-il pas évident par exemple que le développement du mouvement syndical amènera un changement dans la législation, qui accordera une part de la puissance publique aux syndicats ? Je suis un partisan convaincu de la représentation professionnelle au Parlement. Comprenez-vous ?

« Notre action a trois phases : d’abord agir sur l’opinion publique, c’est-à-dire changer la mentalité de l’électeur ; créer des œuvres économiques ensuite ; cela fait, nous saurons parfaitement les réformes nécessaires : alors nous aborderons la politique. Dans combien de temps, vous demandez-vous ? Je l’ignore. Dans cinq ans, dans dix ans peut-être, mais je sais que nous triompherons. »

Je n’avais pas à songer à interrompre M. Marc Sangnier. Maintenant qu’il m’avait tracé l’organisation du Sillon, ses désirs et ses rêves l’emportaient par delà le trop sec exposé de son œuvre. Son ardeur, trop longtemps réprimée, éclatait enfin, jeune, émouvante, admirable, mettant dans ses yeux noirs de subits et éblouissants reflets, tandis que la main scandait d’un geste fébrile les paroles pressées qui s’échappaient.

— Oui, nous avons l’avenir pour nous. Le mouvement que nous avons créé n’est pas de ceux qui meurent aussitôt nés : il grandit, lentement peut-être, mais sûrement, à travers les profondeurs du peuple, là où se cachent les énergies les meilleures. Je voudrais que vous les vissiez, ces jeunes gens qui m’aident de leur intelligence, de leur force, et aussi de leur sang. Et, vraiment, nous conquérons la masse. Nous sommes suspects aux réactionnaires, à cause de nos opinions socialistes, et les socialistes nous traitent de calotins parce que nous allons à la messe. Nous sommes seuls. Et pourtant chaque jour nous amène des adhérents, des ouvriers, des commis, des employés. Tenez ! lors de la fameuse manifestation des anticléricaux sur la place de la Concorde, l’an dernier, beaucoup d’églantinards, spontanément, me serrèrent la main. Combien parmi eux n’ont pas encore nos idées, mais nous respectent et nous admirent ! Nous arracherons la masse au joug des politiciens, je n’en doute plus, car la masse comprend déjà que nous servons la France, sans laquelle l’humanité est impossible.

Machinalement, M. Marc Sangnier me demanda encore : « Comprenez-vous ? » Mais je ne lui répondis point, car je venais de voir ce qu’il y a de plus beau parmi les hommes, un apôtre, et le moindre mot que j’eusse pu prononcer eût été misérable.