Petites Misères de la vie conjugale/1/15

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LE DIX-HUIT BRUMAIRE DES MÉNAGES.


Un matin, Adolphe est définitivement saisi par la triomphante idée de laisser Caroline maîtresse de trouver elle-même ce qui lui plaît. Il lui remet le gouvernement de la maison en lui disant : « Fais ce que tu voudras. » Il substitue le système constitutionnel au système autocratique, un ministère responsable au lieu d’un pouvoir conjugal absolu. Cette preuve de confiance, objet d’une secrète envie, est le bâton de maréchal des femmes. Les femmes sont alors, selon l’expression vulgaire, maîtresses à la maison.

Dès lors, rien, pas même les souvenirs de la lune de miel, ne peut se comparer au bonheur d’Adolphe pendant quelques jours. Une femme est alors tout sucre, elle est trop sucre ! Elle inventerait les petits soins, les petits mots, les petites attentions, les chatteries et la tendresse, si toute cette confiturerie conjugale n’existait pas depuis le Paradis Terrestre. Au bout d’un mois, l’état d’Adolphe a quelque similitude avec celui des enfants vers la fin de la première semaine de l’année. Aussi Caroline commence-t-elle à dire, non pas en parole, mais en action, en mines, en expressions mimiques : ─ On ne sait que faire pour plaire à un homme !…

Laisser à sa femme le gouvernail de la barque est une idée excessivement ordinaire, qui mériterait peu l’expression de triomphante, décernée en tête de ce chapitre, si elle n’était pas doublée de l’idée de destituer Caroline. Adolphe a été séduit par cette pensée, qui s’empare et s’emparera de tous les gens en proie à un malheur quelconque, savoir jusqu’où peut aller le mal ! expérimenter ce que le feu fait de dégât quand on le laisse à lui-même, en se sentant ou en se croyant le pouvoir de l’arrêter. Cette curiosité nous suit de l’enfance à la tombe. Or, après sa pléthore de félicité conjugale, Adolphe, qui se donne la comédie chez lui, passe par les phases suivantes.

Première époque. — Tout va trop bien. Caroline achète de petits registres pour écrire ses dépenses, elle achète un joli petit meuble pour serrer l’argent, elle fait vivre admirablement bien Adolphe, elle est heureuse de son approbation, elle découvre une foule de choses qui manquent dans la maison, elle met sa gloire à être une maîtresse de maison incomparable. Adolphe, qui s’érige lui-même en censeur, ne trouve pas la plus petite observation à formuler.

S’il s’habille, il ne lui manque rien. On n’a jamais, même chez Armide, déployé de tendresse plus ingénieuse que celle de Caroline. On renouvelle, à ce phénix des maris, le caustique sur son cuir à repasser ses rasoirs. Des bretelles fraîches sont substituées aux vieilles. Une boutonnière n’est jamais veuve. Son linge est soigné comme celui du confesseur d’une dévote à péchés véniels. Les chaussettes sont sans trous. À table, tous ses goûts, ses caprices même sont étudiés, consultés : il engraisse ! Il a de l’encre dans son écritoire, et l’éponge en est toujours humide. Il ne peut rien dire, pas même, comme Louis XIV : « J’ai failli attendre ! » Enfin, il est à tout propos qualifié d’un amour d’homme. Il est obligé de gronder Caroline de ce qu’elle s’oublie : elle ne pense pas assez à elle. Caroline enregistre ce doux reproche.

Deuxième époque. — La scène change, à table. Tout est bien cher. Les légumes sont hors de prix. Le bois se vend comme s’il venait de Campêche. Les fruits, oh ! quant aux fruits, les princes, les banquiers, les grands seigneurs seuls peuvent en manger. Le dessert est une cause de ruine. Adolphe entend souvent Caroline disant à madame Deschars : « Mais comment faites-vous ?… » On tient alors devant vous des conférences sur la manière de régir les cuisinières.

Une cuisinière, entrée chez vous sans nippes, sans linge, sans talent, est venue demander son compte en robe de mérinos bleu, ornée d’un fichu brodé, les oreilles embellies d’une paire de boucles d’oreilles enrichies de petites perles, chaussée en bons souliers de peau qui laissaient voir des bas de coton assez jolis. Elle a deux malles d’effets et son livret à la Caisse d’Épargne.

Caroline se plaint alors du peu de moralité du peuple ; elle se plaint de l’instruction et de la science de calcul qui distingue les domestiques. Elle lance de temps en temps de petits axiomes comme ceux-ci : — Il y a des écoles qu’il faut faire ! — Il n’y a que ceux qui ne font rien qui font tout bien. — Elle a les soucis du pouvoir. Ah ! les hommes sont bien heureux de ne pas avoir à mener un ménage. — Les femmes ont le fardeau des détails.

Caroline a des dettes. Mais, comme elle ne veut pas avoir tort, elle commence par établir que l’expérience est une si belle chose, qu’on ne saurait l’acheter trop cher. Adolphe rit, dans sa barbe, en prévoyant une catastrophe qui lui rendra le pouvoir.

Troisième époque. — Caroline, pénétrée de cette vérité qu’il faut manger uniquement pour vivre, fait jouir Adolphe des agréments d’une table cénobitique.

Adolphe a des chaussettes lézardées ou grosses du lichen des raccommodages faits à la hâte, car sa femme n’a pas assez de la journée pour ce qu’elle veut faire. Il porte des bretelles noircies par l’usage. Le linge est vieux et bâille comme un portier ou comme la porte cochère. Au moment où Adolphe est pressé de conclure une affaire, il met une heure à s’habiller en cherchant ses affaires une à une, en dépliant beaucoup de choses avant d’en trouver une qui soit irréprochable. Mais Caroline est très-bien mise. Madame a de jolis chapeaux, des bottines en velours, des mantilles. Elle a pris son parti, elle administre en vertu de ce principe : Charité bien ordonnée commence par elle-même. Quand Adolphe se plaint du contraste entre son dénûment et la splendeur de Caroline, Caroline lui dit : ─ Mais tu m’as grondée de ne rien m’acheter !…

Un échange de plaisanteries plus ou moins aigres commence à s’établir alors entre les époux. Caroline, un soir, se fait charmante, afin de glisser l’aveu d’un déficit assez considérable, absolument comme quand le Ministère se livre à l’éloge des contribuables, et se met à vanter la grandeur du pays en accouchant d’un petit projet de loi qui demande des crédits supplémentaires. Il y a cette similitude que tout cela se fait dans la Chambre, en gouvernement comme en ménage. Il en ressort cette vérité profonde que le système constitutionnel est infiniment plus coûteux que le système monarchique. Pour une nation comme pour un ménage, c’est le gouvernement du juste-milieu, de la médiocrité, des chipoteries, etc.

Adolphe, éclairé par ses misères passées, attend une occasion d’éclater, et Caroline s’endort dans une trompeuse sécurité.

Comment arrive la querelle ? sait-on jamais quel courant électrique a décidé l’avalanche ou la révolution ? elle arrive à propos de tout et à propos de rien. Mais enfin, Adolphe, après un certain temps qui reste à déterminer par le bilan de chaque ménage, au milieu d’une discussion, lâche ce mot fatal : ─ Quand j’étais garçon !…

Le temps de garçon est, relativement à la femme, ce qu’est le : « Mon pauvre défunt ! » relativement au nouveau mari d’une veuve. Ces deux coups de langue font des blessures qui ne se cicatrisent jamais complétement.

Et alors Adolphe de continuer comme le général Bonaparte parlant aux Cinq-Cents : ─ Nous sommes sur un volcan ! ─ Le ménage n’a plus de gouvernement, ─ l’heure de prendre un parti est arrivée. ─ Tu parles de bonheur, Caroline, tu l’as compromis, ─ tu l’as mis en question par tes exigences, tu as violé le Code civil en t’immisçant dans la discussion des affaires, — tu as attenté au pouvoir conjugal. ─ Il faut réformer notre intérieur.

Caroline ne crie pas, comme les Cinq-Cents : À bas le dictateur ! car on ne crie jamais quand on est sûr de l’abattre.

— Quand j’étais garçon, je n’avais que des chaussures neuves ! je trouvais des serviettes blanches à mon couvert tous les jours ! Je n’étais volé par le restaurateur que d’une somme déterminée ! Je vous ai donné ma liberté chérie !… qu’en avez-vous fait ?

— Suis-je donc si coupable, Adolphe, d’avoir voulu t’éviter des soucis ? dit Caroline en se posant devant son mari. Reprends la clef de la caisse… mais qu’arrivera-t-il ?… j’en suis honteuse, tu me forceras à jouer la comédie pour avoir les choses les plus nécessaires. Est-ce là ce que tu veux ? avilir ta femme, ou mettre en présence deux intérêts contraires, ennemis…

Et voilà, pour les trois quarts des Français, le mariage parfaitement défini.

— Sois tranquille, mon ami, reprend Caroline, en s’asseyant dans sa chauffeuse comme Marius sur les ruines de Carthage ! je ne te demanderai jamais rien, je ne suis pas une mendiante ! Je sais bien ce que je ferai… tu ne me connais pas.

— Eh bien ! quoi ?… dit Adolphe, on ne peut donc, avec vous autres, ni plaisanter, ni s’expliquer ? Que feras-tu ?…

— Cela ne vous regarde pas !…

— Pardon, madame, au contraire. La dignité, l’honneur…

— Oh !… soyez tranquille à cet égard, monsieur… Pour vous, plus que pour moi, je saurai garder le secret le plus profond.

— Eh bien ! dites ? voyons Caroline, ma Caroline, que feras-tu ?…

Caroline jette un regard de vipère à Adolphe, qui recule et va se promener.

— Voyons, que comptes-tu faire ? demande-t-il après un silence infiniment trop prolongé.

— Je travaillerai, monsieur !

Sur ce mot sublime, Adolphe exécute un mouvement de retraite, en s’apercevant d’une exaspération enfiellée, en sentant un mistral dont l’âpreté n’avait pas encore soufflé dans la chambre conjugale.