Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XL

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CHAPITRE XL

À travers l’Opéra.

Dans l’œuvre considérable du peintre Paul Baudry, à l’Opéra, il y a un assez grand nombre de portraits intimes, en dehors des portraits de célébrités. Ce sont pour la plupart des amis ayant posé des personnages allégoriques ; ce sont surtout des enfants, — comme dans les charmants dessus de porte en médaillons où de petits génies ailés sont représentés tenant des instruments de musique.

On m’en a nommé quelques-uns, au courant du pince-nez.

Médaillon de la Perse : l’enfant symphoniste est Christian Garnier, le fils de l’architecte ; la fillette qui s’appuie sur un nuage est mademoiselle Claire du Locle.

Médaillon de la Grèce : l’enfant à la double flûte est le jeune Delbecque ; celui qui s’accoude sur une lyre, mademoiselle Aimée About.

Médaillon des Barbares : le porte-triangle est la petite fillette de l’architecte Sédille.

Médaillon de l’Italie : le génie au cartouche est le portrait de mademoiselle Suzon du Locle.

Médaillon de la France : l’enfant qui bat du tambour est le jeune Tony Fouret, petit-fils de l’éditeur Hachette.

Médaillon de l’Espagne : le joueur de mandoline est le fils de M. Robert, conducteur des travaux de l’Opéra.

En traversant le foyer de la danse, ce triolet anonyme me revient à la mémoire :

C’en est fait du corps de ballet,
Avec l’impôt des allumettes.
Tremblez, sauteuses maigrelettes !
C’en est fait du corps de ballet.
X… X…, sylphe fluet,
Cours faire assurer tes baguettes.
C’en est fait du corps de ballet,
Avec l’impôt des allumettes !

Ce n’est pas par une galanterie exagérée que brille ce triolet.

Heureusement que, dans ces derniers temps, il s’est rencontré un « abonné » mieux inspiré (M. Félix Cohen) qui a entrepris de venger ces dames et qui a mis l’Opéra en quatrains.

Voici le quatrain consacré à mademoiselle A. Parent :

Moins grande que sa sœur, et pourtant moins légère ;
Petite, mais bien prise, et pouvant au besoin
Répondre avec Musset : « On prétend que ma mère
Voulut me faire ainsi pour me faire avec soin. »

Voici le quatrain qui vise mademoiselle Robert :

Cette fossette impénétrable,
Où viennent expirer les soupirs des galants ;
Ce vif éclat de rire, armé de blanches dents,
Je sais qui vous les a donnés, Robert : le Diable !

Le quatrain de mademoiselle Monchanin :

Un jour, Hébé, dit-on, à la table des dieux,
Eut avec Ganymède une scène orageuse ;
Jupin lit un exemple et l’exila des cieux :
En passant sur la terre elle se lit danseuse.

Le quatrain de mademoiselle Ribet :

De la chaste Suzanne affrontant l’aventure.
Tu peux sortir des eaux entre les deux vieillards.
Pour te rendre invisible aux profanes regards,
Que faut-il ? Dénouer ta brune chevelure.

Honneur à ce digne abonné !

L’histoire des directeurs qui se sont succédé à l’Opéra est amusante à feuilleter comme un autre roman comique — et galant.

Si le premier qui fut roi « fut un soldat heureux », le premier qui fut directeur de l’Opéra fut un aimable abbé. Tous les privilèges allaient aux abbés dans ce temps ; — il est vrai que c’étaient les cardinaux qui les donnaient. Celui-ci s’appelait l’abbé Perrin, un nom prédestiné.

Le second fut ce fantoche de Lulli qui cabriolait et crevait des contre-basses pour divertir le Grand Roi.

Un autre s’appelait Gruer… Mais ce Gruer mérite une mention toute spéciale. C’était un homme riche et bien vivant qui comprenait l’administration d’une manière originale. Par exemple, il se plaisait infiniment à dîner avec son personnel féminin. Jusque-là, rien d’absolument réprébensible ; mais, un jour, il paraît que la plaisanterie fut poussée un peu loin.

C’était, le 15 juin 1731, à deux heures de l’après-midi. La sévère histoire a conservé la date et l’heure. Gruer (un nom macaronique s’il en fut) était à table, entouré d’un essaim de danseuses et de plusieurs seigneurs de la cour. Tout à coup, au milieu des éclats de rire et des détonations du vin de Champagne, le directeur de l’Opéra se leva et fit à ses pensionnaires la plus extraordinaire et la plus scandaleuse des propositions. Elles en rirent à gorge déployée ; il y avait là mesdemoiselles Camargo, Pélissier, Petitpas, qui toutes cédèrent, avec plus ou moins de façons, au vœu de leur directeur.

« La fête, — raconte Castil-Blaze, — se termina par une ronde échevelée, où les exécutants avaient d’autant plus de liberté dans leurs mouvements qu’ils ne craignaient en aucune façon de chiffonner leurs costumes. »

Le lendemain, Gruer était révoqué.

Parmi ses successeurs, Francœur et Rebel sont ceux qui se sont maintenus le plus longtemps et dont les noms reviennent le plus fréquemment dans les écrits du dix-huitième siècle. Lorsqu’un gros financier voulait s’assurer les bonnes grâce d’une demoiselle de l’Opéra, il ne manquait jamais de faire, briller à ses yeux un engagement de Francœur.

Sous le premier Empire, l’Opéra fut administré par le bonhomme Picard, — et, sous la Restauration, par M. Papillon de la Ferté. Papillon de la Ferté ! quel plus gracieux accord de syllabes ! S’appeler Papillon de la Ferlé et mourir… dans le sein d’une rose !

Puis vinrent Habeneck, Lubbert, le docteur Véron.

Arrêtons-nous un instant à celui-ci. C’est le plus étonnant assurément. Il a laissé de sa direction à l’Opéra un récit qui est un monument d’ingénuité cynique ! Rien de drôle comme ses relations avec ses sujets du chant et de la danse.

« Je m’aperçois qu’une jeune figurante se trouvait dans une position intéressante. Je l’engageai à suspendre son service, et je lui dis : « Quel est donc le père de cet enfant ? » Cette pauvre fille me répondit naïvement : « C’est des messieurs que vous ne connaissez pas. »

Quelques lignes plus loin, le docteur ajoute comme correctif : « Sous ma direction, j’ai toujours vu les jeunes gens ou les vieillards qui forment la clientèle du corps de ballet se montrer généreux envers celles dont ils avaient obtenu la défaite. »

Obtenu la défaite ! Joseph Prud’homme ne s’exprimerait pas autrement.

Une autre fois, c’est le vieux Vestris, répétiteur de la danse, qui, lui supposant du goût pour une de ses élèves, accourt discrètement, les pieds en dehors, la pochette à la main, et lui dit à l’oreille : « Elle est là sans sa mère ! »

Les révélations qu’on doit à M. Véron sur les habitués des coulisses de l’Opéra sont du dernier croustillant.

Témoin ce tableau… de genre :

« Les uns sont les amis de toutes ces dames, les embrassent toutes en père de famille ou en frère ; de là, des groupes assez pittoresques et assez osés. Là, un monsieur tient par la taille deux figurantes, une sous chaque bras ; plus loin, un autre en a une sur chaque genou. Honni soit qui mal y pense ! Ces bons papas du corps de ballet comblent ces demoiselles de bonbons et de petits présents, et pavent souvent leurs leçons particulières. »

Le docteur Véron trouve cela tout naturel ; pour un rien, il bénirait ces groupes.

Ce n’est pas tout. Son indiscrétion ne respecte même pas les hommes politiques.

« En France, dit-il, la plupart de nos hommes d’État montrent, quel que soit leur âge, un certain goût pour la galanterie. On désire surtout être ministre pour éblouir la vanité et le cœur des femmes, et même pour enlever d’assaut des bonnes fortunes de coulisses. Le secrétaire de la commission de l’Opéra, mon ami Cavé, fut plus d’une fois chargé par des ministres d’organiser secrètement, en bon camarade, à huis clos, des parties fines avec quelques beautés en renom de la danse ou du chant. »

Eh bien ! l’ami Cave faisait là un joli métier, je lui en adresse mon compliment.