Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXXIV

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CHAPITRE XXXIV

Autre académicien. — Auguste Barbier.

Sainte-Beuve a tracé, dans les Lettres à la Princesse, un portrait d’Auguste Barbier, qui n’a guère d’autre valeur que celle d’un croquis, la seule qu’il prétendait lui donner d’ailleurs : « Auguste Barbier, l’auteur des Iambes, est un petit homme court et gros, très myope, très bien mis habituellement, fils de notaire, et par conséquent riche ou très à l’aise, ayant passé l’âge des folies et n’en ayant jamais fait, même en temps utile ; tout occupé d’art, de lecture ; n’ayant jamais retrouvé la belle veine qu’il n’a rencontrée qu’une fois ; poète de hasard, mais poète ; enfin, je le sais digne de caractère, et quoique depuis des années ses yeux myopes l’empêchent régulièrement de me reconnaître quand il me rencontre, et qu’il ne me rende jamais mon salut, je n’ai pas cessé de l’estimer et de le considérer comme des plus honorables. »

Ce croquis, daté de 1862, et qui n’avait jamais été destiné à l’impression, renferme quelques menues erreurs que je veux détruire en commençant. Auguste Barbier n’était pas gros. Il était myope, quoique sans excès, mais il était poli ; — et dans l’intimité, il a toujours protesté, en souriant, contre cette assertion de l’auteur trop susceptible des Lettres à la Princesse, qui le représentait comme un homme capable de ne pas rendre les saints qu’on lui adresse.

Les autres erreurs se dissiperont d’elles-mêmes au fur et à mesure que j’avancerai dans ce chapitre.

Il semble tout naturel qu’Auguste Barbier soit né à Paris. Il a vu le jour le 28 avril 1805, quai Malaquais, dans une maison qui portait alors et qui porte encore le numéro 19. Son père était avoué, et non notaire. Après de bonnes études, le jeune Barbier fit son droit ; mais déjà le démon littéraire le guettait et rôdait autour de l’école. Parmi les jeunes gens avec lesquels il se lia à cette époque, deux d’entre eux influèrent sur sa vocation : Alphonse Rover et Brizeux. Il écrivit avec le premier un roman historique intitulé : les Mauvais Garçons, paru en 1828. Le second le poussait plus particulièrement vers la poésie ; ce fut le second qu’il écouta.

On retrouverait quelques-uns des vers d’Auguste Barbier dans les recueils de ce temps-là ; cela répondrait aux gens qui prétendent qu’il n’avait absolument rien fait imprimer avant les Iambes. Il est vrai que ce sont, pour la plupart, des élégies ou des idylles, où rien n’annonçait un tempérament spécial. Il s’ignorait encore. La révolution de Juillet devait le révéler à lui-même. La tête exaltée par les combats auxquels il venait d’assister, il ramassa l’iambe qu’André Chénier avait laissé échapper au pied de l’échafaud, et il écrivit en une nuit cette pièce qui s’appelle la Curée :

Oh ! lorsque le soleil chauffait les grandes dalles
Des ponts et de nos quais déserts.
Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles
Sifflait et pleuvait par les airs…

La Curée faite, il fallait la faire arriver au public. Véron venait de fonder la Revue de Paris. M. Barbier, qui ne le connaissait pas, demanda une lettre d’introduction à Alphonse Royer, et se présenta, la Curée en poche. Véron la prit, sans en avoir les mains brûlées.

— Repassez dans quelques jours, dit-il au jeune homme.

— C’est que… c’est de l’actualité, hasarda celui-ci.

— Bien, bien, je verrai cela.

Quelques instants après, Henri de Latouche, un homme de beaucoup d’esprit et de goût, qui n’était pas encore le misanthrope qu’il devint plus tard, entrait chez Véron.

— Tenez, lui dit ce dernier, faites-moi donc le plaisir de jeter les yeux sur ce morceau que Royer me recommande.

— Ah ! mon cher ami, s’écria Latouche, il faut envoyer cela tout de suite à l’imprimerie.

— Bah ! dit Véron ; qu’est-ce que c’est donc ?

— Je ne sais pas trop, mais cela ressemble terriblement à un chef-d’œuvre.

Quelque confiance que Véron eût dans le jugement de Latouche, le ton de la Curée lui parut tellement inusité qu’il ne se décida à la faire paraître qu’en l’accompagnant d’une note pour dégager la responsabilité politique de la Revue.

On sait l’effet immense que produisit cette œuvre chaude de poudre, — à laquelle on pourrait peut-être trouver un équivalent dans la toile de Delacroix représentant la Liberté sur les barricades.

En présence d’un tel succès, Véron jugea utile d’aller rendre visite au poète levant. Du plus loin qu’il l’aperçut, il lui ouvrit les bras et voulut à toute force l’embrasser, à la façon des financiers du xviii, dont il avait quelques allures.

— Ah çà ! lui dit-il, vous n’allez pas en rester là, je suppose. Vous voilà de la Revue de Paris. J’espère que vous allez nous donner une seconde satire ?

— Très volontiers.

— En avez-vous une toute prête ?

— Ma foi ! non.

— Diable ! cela est contrariant. Il me faut pourtant quelque chose de vous dans le prochain numéro. Mes lecteurs y comptent. Voyons, cherchez dans vos tiroirs ; un jeune homme comme vous doit avoir une pyramide de manuscrits.

On chercha ensemble. Le résultat de cette recherche fut une petite pièce intitulée : Nisa, une étude de baigneuse antique.

— J’aurais préféré autre chose, dit Véron en soupirant ; mais cependant je vais publier la baigneuse… en attendant mieux.

Le public fut un peu surpris, car, malgré une certaine fraîcheur, Nisa était loin de tenir les promesses de l’auteur de la Curée. On y voyait déjà poindre ces incompréhensibles gaucheries de facture qui devaient déparer souvent l’œuvre magnifique du poète.

Peu de temps après, il prenait une revanche éclatante avec la Popularité.

La popularité, c’est la grande impudique…

Désormais, le nom d’Auguste Barbier était consacré ; sa place était faite.

On vit paraître successivement l’Idole, Melpomène, la Cuve, autant de sursauts imprimés à l’attontion publique. Dans la grande symphonie romantique c’était une note nouvelle. Sifflant comme une flèche ou brutal comme un épieu, son vers s’enfonçait dans la mémoire pour n’en plus sortir.

Réunis en volume, les Iambes (1831, Urbain Canel) furent vite épuisés. La première édition est une rareté ; elle contient une assez longue préface signée de l’éditeur, mais en réalité sortie de la plume de Philarète Chasles.

Pour reprendre haleine, autant que pour varier ses sujets, M. Auguste Barbier entreprit un voyage en Italie avec son ami Brizeux. Il en revint avec un poème. Il Pianto (la Plainte), qui renferme d’admirables parties. La douceur d’âme de son compagnon s’y reflète souvent et accuse l’étroite communauté de sentiments qui existait entre ces deux nobles esprits. En 1837, le poème de Lazare, résultat d’un voyage en Angleterre, accompli seul, celui-là, vint s’ajouter au Pianto.

Les Iambes, Il Pianto, Lazare, forment une trilogie d’une rare splendeur. À ce volume, certains critiques ont prétendu borner l’œuvre poétique de Barbier. Cela est souverainement injuste. Le grand poète s’est souvent retrouvé dans Erostrate et surtout dans les Rimes héroïques, — où sont célébrés indistinctement Christophe Colomb, Mathieu Mole, Las-Cases, Kosciusko, et en général tous les honnêtes cœurs de tous les pays.

Un brave homme est pour moi chose belle et touchante.
Qu’il vive sous le marbre ou sous un toit de bois,
Qu’il sorte du bas peuple ou descende des rois,
Quand je vois un brave homme, aussitôt je le chante.

On ne saurait mieux penser ni mieux dire. Et pourtant, je suis loin de nier les inégalités de quelques-unes des compositions de Barbier ; elles m’étonnent. Voici, par exemple, des vers qui résument ses qualités et ses bizarres défauts. Il s’agit d’Arnold de Winkelried :

Qui rompra cet amas de lances et de piques,
Celte forêt d’airain qui s’avance sur nous ?
Dans cet épais carré d’armures germaniques,

Qui fera pénétrer la vigueur de nos coups ?
 
Moi ! moi ! dit Winkelried, et le bon capitaine

Comme un fort moissonneur que l’on voit dans la plaine
Presser les épis mûrs contre son sein voûté,
De lances en arrêt le plus qu’il peut embrasse,
Tombe, et par le grand trou qu’il ouvre dans la masse,
Fait passer la victoire avec la liberté !

Le vers que j’ai souligné est impossible ; mais quel superbe mouvement dans les derniers ! Le sublime y est atteint.

Auguste Barbier a beaucoup écrit, plus qu’on ne croit, plus qu’on ne veut s’en souvenir. Il a fait des nouvelles à la Revue des Deux-Mondes, des notices, un Salon. Il a traduit le Jules César de Shakspeare, et écrit, pour Berlioz, un opéra, Benvennuto Cellini, qui est resté légendaire dans les annales de l’Académie royale de musique.

Longtemps Barbier a hésité avant de se présenter aux suffrages des Quarante. Son indépendance lui était chère. Enfin, un jour, vers 1869, il s’arma de résolution et commença ses visites par Sainte-Beuve, avec lequel il avait été très lié autrefois, — comme avec tous les hommes distingués de 1830.

L’entrevue ne manqua pas d’originalité, s’il faut écouter les indiscrétions.

— En croirai-je mes yeux ? s’écria le grand Lundiste.

— Croyez-les-en, mon cher ami.

— Vous, Barbier !

— Moi-même, Sainte-Beuve.

— Après quinze ans !

— Et peut-être davantage.

J’imagine alors que les deux romantiques s’examinèrent, comme pour se rendre compte des ravages exercés par le temps sur chacun d’eux.

— Pourquoi n’être pas venu me voir plus tôt ? reprit le premier Sainte-Beuve avec ce petit ton sec qu’il cherchait parfois à se donner.

— J’allais vous adresser la même question, dit Barbier.

— Vous rappelez-vous le temps où vous veniez dîner chez ma mère ?

— Pas plus que vous n’avez oublié celui où la mienne avait le bonheur de vous recevoir à sa table.

— Quelles bonnes heures !

— Les meilleures peut-être de notre existence littéraire ! celles de l’enthousiasme, de la conviction, de la foi dans la poésie !

— Je devine ce que vous n’osez me dire, ami Barbier, répliqua Sainte-Beuve en secouant mélancoliquement la tête ; c’est vrai, j’ai dit adieu à la Muse ; j’ai renoncé aux enchantements de ces premières années dont vous évoquez le souvenir toujours vivace en moi. Je suis devenu un critique, quelque chose comme une bête noire ; je fais peur aux gens…

— Pas à tous, dut penser M. Auguste Barbier.

— Que voulez-vous ? tout le monde n’a pas l’heureuse chance de pouvoir faire sa vie, comme vous.

Il y eut une minute de silence, au bout de laquelle Sainte-Beuve reprit :

— Je n’ai pas besoin de vous demander l’objet de votre visite. Vous voulez ma voix ?

— Je la désire tout au plus, répondit M. Barbier ; mais ce que je désire, principalement, c’est de savoir de vous, qui êtes aussi avant que possible dans les secrets de l’Académie, si j’ai raison de me porter comme candidat ?

— Raison, oui ; chance, non.

— Aucune chance ?

— C’est Théophile Gautier qui passera, dit Sainte-Beuve avec un accent affirmatif.

— Vous en êtes sûr ?

— Tout le monde est pour lui.

— C’est bien, dit M. Barbier en se levant.

— Eh bien ! où allez-vous ? fit Sainte-Beuve.

— Retirer ma candidature. Du moment où je n’ai aucune chance d’être reçu, je ne tiens pas à jouer un rôle ridicule.

Sainte-Beuve demeura muet. Il était évident qu’il se livrait en lui un combat entre son amitié d’autrefois et ses engagements de la nouvelle heure.

À la fin, il eut un brusque mouvement d’épaules et il dit à M. Barbier :

— Ne retirez rien.

— Pourquoi ?

— On ne sait pas ce qui peut arriver.

Avait-il eu une vision ?

Toutefois est-il que M. Auguste Barbier l’emporta sur Théophile Gautier et fut nommé membre de l’Académie française après plusieurs tours de scrutin.

M. Barbier fut reçu le 17 mai 1870. Il commença, dans son discours, par une preuve de suprême bon goût, qui était en même temps un acte d’audace : il se plaça sous le souvenir de l’auteur de la Légende des siècles.

« L’œuvre d’un de vos plus illustres confrères, — dit-il, — que la politique tient malheureusement éloigné de vous, renferme une pièce de vers puissante et originale, qui se nomme le Satyre. L’auteur y raconte que le grand Hercule prit plaisir un jour à mener Pan dans l’Olympe. Cette fantaisie mythologique m’a paru avoir quelque analogie avec ma situation actuelle.

M. de Sacy, chargé de répondre au nouvel élu, accepta, sans se faire prier, cette « situation ». La force impose toujours ; mais il prit sa revanche sur la force, en se retranchant dans le bon goût. Il essaya des citations pour avoir le droit de s’arrêter sur les passages entrés trop violemment dans l’admiration publique. Il cita de très bonne grâce le passage suivant :

C’est que la Liberté n’est pas une comtesse
Du noble faubourg Saint-Germaim,
Une femme qu’un cri fait tomber en faiblesse,
Qui met du rouge et du carmin.
C’est ue forie femme aux………………………

M. de Sacy s’arrêta, oubliant que la métaphore lui permettait de recevoir M. Barbier dans le sein de l’Académie. En quoi le sein empêchait-il les fortes mamelles du récipiendaire ?

L’un et l’autre orateur enterrèrent d’ailleurs avec mille égards M. Empis, qui dort pour l’éternité dans un trou honorable, où personne ne s’avisera d’aller réveiller sa cendre littéraire.

Un antique usage oblige les nouveaux académiciens à aller présenter leur discours au chef de l’État. Le chef de l’État actuel, qui était Napoléon III, se souvenant sans doute de la pièce intitulée l’Idole, eut la délicatesse de dispenser M. Auguste Barbier de cette formalité.

On ne pouvait entrer à l’Académie par une porte plus libre. Ce jour-là, l’Indépendance littéraire, le front haut et fier, prit sa revanche d’une dizaine d’années de concessions.