Petits poèmes (Lemoyne)

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PETITS POEMES

MARINE


Quand la haute marée, à grand bruit descendue,
Éteint sa rumeur vague à l’horizon perdue
Et s’efface au delà de la terre et du ciel,
Les grèves de Saint-Pair et du Mont-Saint-Michel,
Après le flot parti, restent longtemps mouillées ;

Et, comme sur un vaste et fidèle miroir,
Les familles d’oiseaux dans l’air éparpillées,
Les rougeurs de l’aurore, et l’étoile du soir,
Avec tranquillité, peuvent longtemps s’y voir.

Ces images du ciels toute grève a les siennes
Dans le fin lit de sable où la mer a passé.

Ainsi, dans bien des cœurs, l’amour pur a laissé
Un long miroitement des images anciennes
Que le nombre des jours n’a jamais effacé.


LA FUITE EN EGYPTE


J’aime un petit tableau d’un vieux maître flamand : —
Sur le tablier bleu de la vierge Marie,
L’œil clos, mais souriant de sa bouche fleurie,
Repose, nimbé d’or, un blond Jésus dormant ;

Et le bon saint Joseph, dont la barbe grisonne,
Est vêtu comme un vieux marinier de Harlem ;
Dans sa barque ; il a pris l’enfant de Bethléem
Et la mère, une chaste et robuste Frisonne.
 
Où sont-ils ? .. Sur un bras de la Meuse, à Dordrecht.
Ses deux ailes en croix, un moulin près du fleuve

Tourne ; et patiemment au fil des eaux s’abreuve,
Droite sur un seul pied, la cigogne au long bec.

Un lourd cheval de Gueldre, au chemin de halage,
Aidant la grosse voile où le vent s’arrondit,
Tire, naseaux fumans,… la corde se raidit…
On aperçoit au fond le clocher d’un village.

Le maître a peint son œuvre en fervent chroniqueur. —
Qu’importent le pays, le costume ou l’époque,
Si, dans les souvenirs que son génie évoque,
On reconnaît sa main, sa lumière et son cœur.


L’AN 1367


A quoi donc peut songer la petite Bretonne
Qui file sa quenouille en suivant ses troupeaux ?
L’Océan s’aplanit dans un profond repos.
Sur l’immense miroir pas un flot qui moutonne.

Tout est calme : l’oiseau planant au cap Fréhel,
D’un rapide coup d’œil peut voir la mer étale
De Saint-Malo jusqu’à la pointe de Cancale,
Et les grèves blanchir jusqu’au Mont-Saint-Michel.

Sous le grand papillon de sa coiffe à dentelle,
Alors que chèvrefeuille et touffes d’églantiers,
Aux deux bords de la Rance embaument les sentiers,
La petite Bretonne à quoi donc pense-t-elle ?

Les rossignols chantans lui redisent en chœur :
« Dans la saison d’amour la vie est fortunée ;
« Et voici le printemps de ta quinzième année,
« Le printemps de la vie et le printemps du cœur. »

Mais si les rossignols et les fleurs sont en fête,
Elle est indifférente à leur enchantement,
Car elle réfléchit tout bas profondément,
Essayant de mémoire un long travail de tête.

Elle voudrait savoir en démêlant son lin
(Tout en comptant les jours et le soir des veillées),
Combien il lui faudra filer de quenouillées
Pour payer la rançon de Bertrand Du Guesclin.

ANDRE LEMOYNE.