Phèdre (Racine), Didot, 1854/Acte I

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ACTE PREMIER.





Scène première.

Hippolyte, Théramène.
HIPPOLYTE.

Le dessein en est pris : je pars, cher Théramène,
Et quitte le séjour de l’aimable Trézène.
Dans le doute mortel dont je suis agité,
Je commence à rougir de mon oisiveté.
Depuis plus de six mois éloigné de mon père,
J’ignore le destin d’une tête si chère ;
J’ignore jusqu’aux lieux qui le peuvent cacher.

THÉRAMÈNE.

Et dans quels lieux, seigneur, l’allez-vous donc chercher ?
Déjà pour satisfaire à votre juste crainte,
J’ai couru les deux mers que sépare Corinthe ;
J’ai demandé Thésée aux peuples de ces bords
Où l’on voit l’Achéron se perdre chez les morts ;
J’ai visité l’Élide, et laissant le Ténare,
Passé jusqu’à la mer qui vit tomber Icare :
Sur quel espoir nouveau, dans quels heureux climats
Croyez-vous découvrir la trace de ses pas ?
Qui sait même, qui sait si le roi votre père
Veut que de son absence on sache le mystère ?
Et si, lorsqu’avec vous nous tremblons pour ses jours,
Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours,
Ce héros n’attend point qu’une amante abusée…

HIPPOLYTE.

Cher Théramène, arrête, et respecte Thésée.
De ses jeunes erreurs désormais revenu,
Par un indigne obstacle il n’est point retenu ;
Et fixant de ses vœux l’inconstance fatale,
Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.
Enfin, en le cherchant, je suivrai mon devoir,
Et je fuirai ces lieux, que je n’ose plus voir.

THÉRAMÈNE.

Eh ! depuis quand, seigneur, craignez-vous la présence
De ces paisibles lieux si chers à votre enfance,
Et dont je vous ai vu préférer le séjour
Au tumulte pompeux d’Athène et de la cour ?
Quel péril, ou plutôt quel chagrin vous en chasse ?

HIPPOLYTE.

Cet heureux temps n’est plus. Tout a changé de face,
Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé
La fille de Minos et de Pasiphaé.

THÉRAMÈNE.

J’entends : de vos douleurs la cause m’est connue.
Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue.
Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit,
Que votre exil d’abord signala son crédit.
Mais sa haine, sur vous autrefois attachée,
Ou s’est évanouie, ou s’est bien relâchée.
Et d’ailleurs quels périls vous peut faire courir
Une femme mourante, et qui cherche à mourir ?
Phèdre, atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à taire,
Lasse enfin d’elle-même et du jour qui l’éclaire,
Peut-elle contre vous former quelques desseins ?

HIPPOLYTE.

Sa vaine inimitié n’est pas ce que je crains.
Hippolyte en partant fuit une autre ennemie ;
Je fuis, je l’avouerai, cette jeune Aricie,
Reste d’un sang fatal conjuré contre nous.

THÉRAMÈNE.

Quoi ! vous-même, seigneur, la persécutez-vous ?
Jamais l’aimable sœur des cruels Pallantides
Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides ?
Et devez-vous haïr ses innocents appas ?

HIPPOLYTE.

Si je la haïssais, je ne la fuirais pas.

THÉRAMÈNE.

Seigneur, m’est-il permis d’expliquer votre fuite ?
Pourriez-vous n’être plus ce superbe Hippolyte
Implacable ennemi des amoureuses lois,
Et d’un joug que Thésée a subi tant de fois ?
Vénus, par votre orgueil si longtemps méprisée,
Voudrait-elle à la fin justifier Thésée ?
Et vous mettant au rang du reste des mortels,

Vous a-t-elle forcé d’encenser ses autels ?
Aimeriez-vous, seigneur ?

HIPPOLYTE.

Aimeriez-vous, seigneur ? Ami, qu’oses-tu dire ?
Toi qui connais mon cœur depuis que je respire,
Des sentiments d’un cœur si fier, si dédaigneux,
Peux-tu me demander le désaveu honteux ?
C’est peu qu’avec son lait une mère amazone
M’a fait sucer encor cet orgueil qui t’étonne ;
Dans un âge plus mûr moi-même parvenu,
Je me suis applaudi quand je me suis connu.
Attaché près de moi par un zèle sincère,
Tu me contais alors l’histoire de mon père.
Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix,
S’échauffait aux récits de ses nobles exploits,
Quand tu me dépeignais ce héros intrépide
Consolant les mortels de l’absence d’Alcide,
Les monstres étouffés, et les brigands punis,
Procruste, Cercyon, et Sciron, et Sinis,
Et les os dispersés du géant d’Épidaure,
Et la Crète fumant du sang du Minotaure.
Mais quand tu récitais des faits moins glorieux,
Sa foi partout offerte, et reçue en cent lieux ;
Hélène à ses parents dans Sparte dérobée ;
Salamine témoin des pleurs de Péribée ;
Tant d’autres, dont les noms lui sont même échappés,
Trop crédules esprits que sa flamme a trompés !
Ariane aux rochers contant ses injustices ;
Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ;
Tu sais comme, à regret écoutant ce discours,
Je te pressais souvent d’en abréger le cours.
Heureux si j’avais pu ravir à la mémoire
Cette indigne moitié d’une si belle histoire !
Et moi-même, à mon tour, je me verrais lié !
Et les dieux jusque-là m’auraient humilié !
Dans mes lâches soupirs d’autant plus méprisable,
Qu’un long amas d’honneurs rend Thésée excusable,
Qu’aucuns monstres par moi domptés jusqu’aujourd’hui,
Ne m’ont acquis le droit de faillir comme lui !
Quand même ma fierté pourrait s’être adoucie,
Aurais-je pour vainqueur dû choisir Aricie ?
Ne souviendrait-il plus à mes sens égarés
De l’obstacle éternel qui nous a séparés ?
Mon père la réprouve, et par des lois sévères,
Il défend de donner des neveux à ses frères :
D’une tige coupable il craint un rejeton ;
Il veut avec la sœur ensevelir leur nom ;
Et que, jusqu’au tombeau soumise à sa tutelle,
Jamais les feux d’hymen ne s’allument pour elle.
Dois-je épouser ses droits contre un père irrité ?
Donnerai-je l’exemple à la témérité ?
Et dans un fol amour ma jeunesse embarquée…

THÉRAMÈNE.

Ah, seigneur ! si votre heure est une fois marquée,
Le ciel de nos raisons ne sait point s’informer.
Thésée ouvre vos yeux en voulant les fermer ;
Et sa haine irritant une flamme rebelle,
Prête à son ennemie une grâce nouvelle.
Enfin d’un chaste amour pourquoi vous effrayer ?
S’il a quelque douceur, n’osez-vous l’essayer ?
En croirez-vous toujours un farouche scrupule ?
Craint-on de s’égarer sur les traces d’Hercule ?
Quels courages Vénus n’a-t-elle pas domptés ?
Vous-même, où seriez-vous, vous qui la combattez,
Si toujours Antiope à ses lois opposée
D’une pudique ardeur n’eût brûlé pour Thésée ?
Mais que sert d’affecter un superbe discours ?
Avouez-le, tout change ; et depuis quelques jours,
On vous voit moins souvent, orgueilleux et sauvage,
Tantôt faire voler un char sur le rivage,
Tantôt, savant dans l’art par Neptune inventé,
Rendre docile au frein un coursier indompté ;
Les forêts de nos cris moins souvent retentissent ;
Chargés d’un feu secret, vos yeux s’appesantissent ;
Il n’en faut point douter, vous aimez, vous brûlez ;
Vous périssez d’un mal que vous dissimulez :
La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire ?

HIPPOLYTE.

Théramène, je pars, et vais chercher mon père.

THÉRAMÈNE.

Ne verrez-vous point Phèdre avant que de partir,
Seigneur ?

HIPPOLYTE.

Seigneur ? C’est mon dessein : tu peux l’en avertir.
Voyons-la, puisque ainsi mon devoir me l’ordonne.
Mais quel nouveau malheur trouble sa chère Œnone ?


Scène II.

HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE, ŒNONE.
ŒNONE.

Hélas ! seigneur, quel trouble au mien peut être égal ?
La reine touche presque à son terme fatal.
En vain à l’observer jour et nuit je m’attache ;
Elle meurt dans mes bras d’un mal qu’elle me cache.
Un désordre éternel règne dans son esprit ;
Son chagrin inquiet l’arrache de son lit :
Elle veut voir le jour : et sa douleur profonde
M’ordonne toutefois d’écarter tout le monde…
Elle vient.

HIPPOLYTE.

Elle vient. Il suffit : je la laisse en ces lieux,
Et ne lui montre point un visage odieux.


Scène III.

Phèdre, Œnone.
PHÈDRE.

N’allons point plus avant, demeurons, chère Œnone.
Je ne me soutiens plus ; ma force m’abandonne :
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
Hélas !

(Elle s’assied.)
ŒNONE.

Hélas ! Dieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent !

PHÈDRE.

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ?
Tout m’afflige, me nuit, et conspire à me nuire.

ŒNONE.

Comme on voit tous ses vœux l’un l’autre se détruire !
Vous-même, condamnant vos injustes desseins,
Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains ;
Vous-même, rappelant votre force première,
Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière.
Vous la voyez, madame ; et, prête à vous cacher,
Vous haïssez le jour que vous veniez chercher !

PHÈDRE.

Noble et brillant auteur d’une triste famille,
Toi dont ma mère osait se vanter d’être fille,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois !

ŒNONE.

Quoi ! vous ne perdrez point cette cruelle envie ?
Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,
Faire de votre mort les funestes apprêts ?

PHÈDRE.

Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !
Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière,
Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ?

ŒNONE.

Quoi, madame ?

PHÈDRE.

Quoi, madame ? Insensée ! où suis-je ? et qu’ai-je dit ?
Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?
Je l’ai perdu : les dieux m’en ont ravi l’usage.
Œnone, la rougeur me couvre le visage :
Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs ;
Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.

ŒNONE.

Ah ! s’il vous faut rougir, rougissez d’un silence
Qui de vos maux encore aigrit la violence.
Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,
Voulez-vous, sans pitié, laisser finir vos jours ?
Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?
Quel charme ou quel poison en a tari la source ?
Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux ;
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture.
À quel affreux dessein vous laissez-vous tenter ?
De quel droit sur vous-même osez-vous attenter ?
Vous offensez les dieux auteurs de votre vie ;
Vous trahissez l’époux à qui la foi vous lie ;
Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,
Que vous précipitez sous un joug rigoureux.
Songez qu’un même jour leur ravira leur mère
Et rendra l’espérance au fils de l’étrangère,
À ce fier ennemi de vous, de votre sang,
Ce fils qu’une Amazone a porté dans son flanc,
Cet Hippolyte…

PHÈDRE.

Cet Hippolyte… Ah ! dieux !

ŒNONE.

Cet Hippolyte… Ah ! dieux ! Ce reproche vous touche ?

PHÈDRE.

Malheureuse ! quel nom est sorti de ta bouche !

ŒNONE.

Eh bien ! votre colère éclate avec raison :
J’aime à vous voir frémir à ce funeste nom.
Vivez donc : que l’amour, le devoir vous excite.
Vivez ; ne souffrez pas que le fils d’une Scythe
Accablant vos enfants d’un empire odieux,
Commande au plus beau sang de la Grèce et des dieux.
Mais ne différez point ; chaque moment vous tue :
Réparez promptement votre force abattue,
Tandis que de vos jours prêts à se consumer
Le flambeau dure encore et peut se rallumer.

PHÈDRE.

J’en ai trop prolongé la coupable durée.

ŒNONE.

Quoi ! de quelques remords êtes-vous déchirée ?
Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?
Vos mains n’ont point trempé dans le sang innocent ?

PHÈDRE.

Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.
Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles !

ŒNONE.

Et quel affreux projet avez-vous enfanté
Dont votre cœur encor doive être épouvanté ?

PHÈDRE.

Je t’en ai dit assez : épargne-moi le reste.
Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.

ŒNONE.

Mourez donc, et gardez un silence inhumain ;
Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.
Quoiqu’il vous reste à peine une faible lumière,
Mon âme chez les morts descendra la première ;
Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
Et ma juste douleur choisira les plus courts.

Cruelle ! quand ma foi vous a-t-elle déçue ?
Songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont reçue ?
Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté.
Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?

PHÈDRE

Quel fruit espères-tu de tant de violence ?
Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.

ŒNONE.

Et que me direz-vous qui ne cède, grands dieux !
À l’horreur de vous voir expirer à mes yeux ?

PHÈDRE.

Quand tu sauras mon crime et le sort qui m’accable,
Je n’en mourrai pas moins : j’en mourrai plus coupable.

ŒNONE.

Madame, au nom des pleurs que pour vous j’ai versés,
Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,
Délivrez mon esprit de ce funeste doute.

PHÈDRE.

Tu le veux ? lève-toi.

ŒNONE.

Tu le veux ? lève-toi. Parlez : je vous écoute.

PHÈDRE.

Ciel ! que lui vais-je dire ? et par où commencer ?

ŒNONE.

Par de vaines frayeurs cessez de m’offenser.

PHÈDRE.

Ô haine de Vénus ! ô fatale colère !
Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !

ŒNONE.

Oublions-les, madame ; et qu’à tout l’avenir
Un silence éternel cache ce souvenir.

PHÈDRE.

Ariane, ma sœur ! de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

ŒNONE.

Que faites-vous, madame ? et quel mortel ennui
Contre tout votre sang vous anime aujourd’hui ?

PHÈDRE.

Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable.

ŒNONE.

Aimez-vous ?

PHÈDRE.

Aimez-vous ? De l’amour j’ai toutes les fureurs.

ŒNONE.

Pour qui ?

PHÈDRE.

Pour qui ? Tu vas ouïr le comble des horreurs…
J’aime… À ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J’aime…

ŒNONE.

J’aime… Qui ?

PHÈDRE.

J’aime… Qui ? Tu connais ce fils de l’Amazone,
Ce prince si longtemps par moi-même opprimé…

ŒNONE.

Hippolyte ? Grands dieux !

PHÈDRE.

Hippolyte ? Grands dieux ! C’est toi qui l’as nommé !

ŒNONE.

Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
Ô désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !
Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
Fallait-il approcher de tes bords dangereux !

PHÈDRE.

Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée
Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;
Athènes me montra mon superbe ennemi :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler :
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables !
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :
D’un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l’encens !
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer.
Je l’évitais partout. Ô comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j’osai me révolter :
J’excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,
J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;
Je pressai son exil ; et mes cris éternels
L’arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais, Œnone ; et, depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence :
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur ;
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t’ai tout avoué ; je ne m’en repens pas.

Pourvu que, de ma mort respectant les approches,
Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler.


Scène IV.

Phèdre, Œnone, Panope.
PANOPE.

Je voudrais vous cacher une triste nouvelle,
Madame : mais il faut que je vous la révèle.
La mort vous a ravi votre invincible époux ;
Et ce malheur n’est plus ignoré que de vous.

ŒNONE.

Panope, que dis-tu ?

PANOPE.

Panope, que dis-tu ? Que la reine abusée
En vain demande au ciel le retour de Thésée ;
Et que, par des vaisseaux arrivés dans le port,
Hippolyte son fils vient d’apprendre sa mort.

PHÈDRE.

Ciel !

PANOPE.

Ciel ! Pour le choix d’un maître Athènes se partage :
Au prince votre fils l’un donne son suffrage,
Madame ; et de l’État, l’autre oubliant les lois
Au fils de l’étrangère ose donner sa voix.
On dit même qu’au trône une brigue insolente
Veut placer Aricie et le sang de Pallante.
J’ai cru de ce péril vous devoir avertir.
Déjà même Hippolyte est tout prêt à partir ;
Et l’on craint, s’il paraît dans ce nouvel orage,
Qu’il n’entraîne après lui tout un peuple volage.

ŒNONE.

Panope, c’est assez : la reine qui t’entend
Ne négligera point cet avis important.


Scène V.

Phèdre, Œnone.
ŒNONE.

Madame, je cessais de vous presser de vivre ;
Déjà même au tombeau je songeais à vous suivre ;
Pour vous en détourner je n’avais plus de voix :
Mais ce nouveau malheur vous prescrit d’autres lois.
Votre fortune change et prend une autre face :
Le roi n’est plus, madame ; il faut prendre sa place.
Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez ;
Esclave s’il vous perd, et roi si vous vivez.
Sur qui, dans son malheur, voulez-vous qu’il s’appuie ?
Ses larmes n’auront plus de main qui les essuie ;
Et ses cris innocents, portés jusques aux dieux,
Iront contre sa mère irriter ses aïeux.
Vivez ; vous n’avez plus de reproche à vous faire :
Votre flamme devient une flamme ordinaire ;
Thésée en expirant vient de rompre les nœuds
Qui faisaient tout le crime et l’horreur de vos feux.
Hippolyte pour vous devient moins redoutable ;
Et vous pouvez le voir sans vous rendre coupable.
Peut-être, convaincu de votre aversion,
Il va donner un chef à la sédition :
Détrompez son erreur, fléchissez son courage.
Roi de ces bords heureux, Trézène est son partage ;
Mais il sait que les lois donnent à votre fils
Les superbes remparts que Minerve a bâtis.
Vous avez l’un et l’autre une juste ennemie :
Unissez-vous tous deux pour combattre Aricie.

PHÈDRE.

Eh bien ! à tes conseils je me laisse entraîner.
Vivons, si vers la vie on peut me ramener,
Et si l’amour d’un fils, en ce moment funeste,
De mes faibles esprits peut ranimer le reste.