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Phèdre (Platon, trad. Cousin)/Notes

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome sixième
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NOTES
SUR LE PHÈDRE.

Séparateur

J’ai eu sous les yeux l’édition générale de Bekker, l’édition particulière de Heindorf (Berlin, 1802), celle d’Ast (Leipzig, 1810), les traductions de Ficin et de Schleiermacher, et le commentaire d’Hermias, publié par Ast, commentaire dont Siebenkæs avait déjà donné des fragments, et qui est en partie la source des scolies publiées par Ruhnken.

Page 3. — À la place de ces mots : « Dusses-tu même prolonger ta promenade jusqu’à Mégare, pour revenir aussitôt sur tes pas, après être arrivé aux pieds des murs, d’après la méthode d’Hérodicos… » lisez : « Dusses-tu même prolonger ta promenade jusqu’à Mégare, et, selon la méthode d’Hérodicos, après être revenu aux murs d’Athènes, recommencer ta course, non… »
ἐὰν βαδίζων ποιῇ τὸν περίπατον Μέγαράδε, καὶ κατὰ Ἡρόδικον προσβὰς τῷ τείχει πάλιν ἀπίῃςBekk., 1re partie, tom. I, p. 4.

Les commentateurs s’imaginent qu’Hérodicos dans ses promenades allait jusqu’à Mégare ; Schleiermacher suppose même qu’Hérodicos était un exilé de Mégare, qui, ne pouvant y rentrer, allait du moins jusqu’aux pieds de ses murs comme pour braver la défense. C’est un pur roman. Si Hermias a l’air de dire qu’Hérodicos poussait sa promenade jusqu’à Mégare, c’est la faute de Ruhnken et de Siebenkæs, qui ne rapportent que le commencement de la phrase d’Hermias, et il est étrange qu’Ast lui-même, qui a publié le commentaire entier d’Hermias, ne cite dans ses notes que la phrase tronquée. Prise dans son intégrité, elle ne laisse plus aucun doute, et interprète, comme nous l’avons fait, le texte de Platon. « Hérodicos de Selymbrie était médecin et faisait ses exercices hors des murs d’Athènes, allant d’abord à une petite distance, qu’il augmentait successivement, revenant ensuite sur ses pas jusqu’aux murs (ἄρχι τοῦ τείχους, entendez le mur d’Athènes et non celui de Mégare, rapportez ἄρχι à ἀναστρέφων et supprimez καὶ). « Cette course répétée lui servait d’exercice. Or, la promenade qu’Hérodicos faisait hors des murs d’Athènes, quand tu la ferais, toi, plusieurs fois jusqu’à Mégare, je ne te quitterais pas. »

Pages 7 et 8. — On trouve dans Heindorf et dans Ast tous les détails nécessaires sur Orithye, Pharnacée, Borée, les Hippocentaures, la Chimère, etc., ainsi que les citations des auteurs qui se rapportent à ce passage. Contentons-nous de remarquer qu’ici Platon persifle très probablement Anaxagoras et son ami Métrodoros, qui, les premiers, ou presque les premiers, inventèrent ou mirent en vogue l’explication de la théologie par la physique, explication qui, étant exclusive et n’admettant ni le côté historique ni le côté moral et métaphysique des traditions mythologiques, était évidemment insuffisante, et de plus avait l’inconvénient d’être très arbitraire et très compliquée. Sans doute, il ne faut pas rejeter ce mode d’explication, mais il faut bien se garder de l’employer tout seul et de le placer au premier rang. Le monde mythologique est beaucoup plus étendu que le monde physique, dans lequel les causes physiques elles-mêmes, tout en rendant compte immédiatement des phénomènes, n’en contiennent pas cependant la première et la dernière raison, comme Platon le montrera dans le Phédon contre l’école d’Ionie et Anaxagoras. Depuis, les Stoïciens reprirent en sous-œuvre et étendirent le système des allégories physiques, que les Platoniciens combattirent constamment avec non moins de force que le système d’interprétation historique d’Evehemère. Proclus, dans la Théologie platonicienne, liv. I, ch. IV, cite et commente cette phrase importante de Phèdre. Dans son commentaire spécial, Hermias passe en revue les différentes allégories physiques, historiques, morales et métaphysiques qui pourraient expliquer la tradition populaire relativement à Orithye et à Borée, p. 74 et 75, éd. d’Ast, et il conclut en faveur des dernières. En général les Alexandrins firent précisément le contraire des Stoïciens et des Ioniens. Au lieu d’expliquer la mythologie par la nature, ils expliquèrent la mythologie et la nature elle-même par la métaphysique. De là un nouveau genre d’allégorie tout autrement profond, et dont l’idée fondamentale est parfaitement vraie ; car il est certain que la nature elle-même n’est qu’un symbole et la forme extérieure des idées. Mais au lieu de s’arrêter à un certain nombre de grands phénomènes naturels, les Alexandrins tentèrent d’expliquer par l’idéalisme les plus petits phénomènes, de déchiffrer le sens symbolique des moindres apparences, et ils se perdirent ainsi dans un amas de conjectures arbitraires et forcées. Et ce n’est pas seulement la physique et la mythologie qu’ils soumirent à leur système interprétatif ; toutes les sciences, l’astronomie et les mathématiques elles-mêmes comme la physique, l’art et l’histoire comme les religions, ne leur parurent qu’un vaste ensemble de symboles dont une métaphysique supérieure pouvait seule donner la clef. Le problème qu’ils se proposaient était de ramener toutes les sciences à la métaphysique, qui domine tout, explique tout, et seule ne peut être expliquée, parce que seule elle est en dehors et au-dessus de tout symbole, et qu’elle aborde et considère l’essence des choses, c’est-à-dire l’intelligence, sous sa forme la plus vraie, c’est-à-dire sous celle des idées. La métaphysique exceptée, à leurs yeux tout était symbolique. De là la tentative de l’explication de toutes choses par l’idéalisme. C’est là la gloire de l’école d’Alexandrie, mais ç’a été là aussi son écueil. Sans doute on ne peut nier que les Alexandrins n’aient jeté sur la nature des regards pleins de génie, et tant qu’ils ont considéré les choses en grand, ils ont été aussi raisonnables que profonds. Mais quand ils ont voulu appliquer au plus petit phénomène le microscope du symbolisme, ils se sont éblouis dans les infiniment petits, qu’il faut toujours négliger. Les Ioniens avaient retranché les causes finales ; les Alexandrins en ont abusé et s’y sont perdus. En lisant le commentaire d’Hermias, on peut se donner le spectacle de la grandeur et des misères de l’école d’Alexandrie, d’autant mieux qu’Hermias lui-même étant à peu près dépourvu de toute originalité et de toute critique, les vices de l’école y paraissent davantage et mettent à découvert son vrai caractère. Aux yeux d’Hermias il n’y a rien dans le Phèdre qui n’ait un sens, une raison cachée, il demande une idée profonde aux moindres détails, il impose une intention aux mots les plus indifférents. On ne saurait dire, et il faut voir par soi-même, dans quel abîme de subtilités le jette cet idéalisme mal entendu, pour quelques vues heureuses qu’il lui suggère de loin en loin.

Page 9. — Par Junon, le charmant lieu de repos.

Croirait-on que dans cette peinture gracieuse et dans toute l’introduction, Ast ne voie que de l’ironie et un persiflage de la sentimentalité de Phèdre, qui se complaît trop dans le spectacle du monde extérieur et néglige la pensée ? Le but de Platon en plaçant la scène du dialogue au milieu d’une nature pleine de charmes, dans la saison de l’amour, sur les bords d’un fleuve consacré aux Muses, et tout près d’un temple destiné aux mystères, est évidemment de préparer l’âme aux discours qui vont suivre sur l’amour et l’inspiration, et de la disposer au ton de l’enthousiasme et du dithyrambe. Mais comme le sujet définitif de l’entretien n’est pas l’amour, mais bien la substitution de l’étude de la philosophie à celle de la rhétorique et en général de la littérature, Platon met dans la bouche de Socrate un morceau où l’avantage du séjour de la ville pour l’instruction est habilement opposé au bonheur du spectacle de la nature, comme pour réserver les droits de la réflexion et de la philosophie vis-à-vis l’inspiration, fille de la contemplation, de la solitude et de la nature. Je ne vois dans tout cela aucune ironie.

Page 28. — Je n’ai pas hésité un instant à traduire littéralement la plupart des jeux de mots étymologiques qui se trouvent dans les discours de Socrate, par exemple : Ἔρως et ῥώμη, ἵμερος et ἰεμένα μέρη, μανία, μανικὴ et μαντική, οἰονοιστικὴ et οἰωνιστική, pour lesquels il eût été absolument impossible de trouver en français des équivalents qui rendissent exactement et le sens et la couleur de l’original. D’ailleurs, quelle est la valeur de ces étymologies ? Heindorf n’en fait pas grand cas, et il en excuse l’inexactitude par l’état de la grammaire chez les Grecs au siècle de Platon. Selon lui, ce sont les Alexandrins qui, les premiers, pénétrèrent véritablement dans le secret de la langue, en reconnurent et en décrivirent les lois, et ouvrirent l’ère de la grammaire et de l’étymologie. Ast est d’un avis bien différent. Il a l’air de croire qu’au siècle de Platon, on devait mieux connaître la langue grecque que dans l’époque alexandrine, parce que la langue était alors dans toute sa vie. C’est précisément par cela même qu’on devait la moins connaître. L’heureux emploi d’une langue et l’intelligence de sa nature et de ses procédés, sont deux choses qui sont presque toujours en raison inverse l’une de l’autre. Or, convaincu que Platon devait bien connaître l’instrument qu’il employait avec tant de génie, et pourtant forcé de convenir que la plupart des étymologies du Phèdre sont arbitraires et fausses, Ast conclut par cela même que Platon ne les donne pas sérieusement, et que tout ceci n’est qu’une ironie ; et il se moque des critiques qui se sont mis sérieusement à réformer les étymologies de Platon. Cette explication va trop loin ; car, à ce compte, il faudrait entendre aussi d’une manière ironique toutes les étymologies répandues dans les autres dialogues de Platon, et qui ne valent guère mieux que celles-ci ; il faudrait entendre ironiquement tout le Cratyle. C’est un grand luxe d’ironie. Ensuite, parmi les étymologies de Platon, toutes ne sont pas absurdes, et l’ironie doit avoir ses limites. Comment les reconnaître ? D’ailleurs, sans donner son secret et démasquer son ironie, ordinairement Platon la laisse entrevoir. Ici nous n’en apercevons aucune trace, et Platon a bien l’air de parler sérieusement, comme dans le Cratyle. Nous croyons donc que Platon a été de son siècle ; qu’il a eu l’idée profonde de rechercher les idées élémentaires des mots composés et même la valeur primitive des racines, dans la conviction que le langage n’est point arbitraire et que les mots simples ou dérivés ont leur sens et leurs lois ; nous croyons que, placé par là sur la route de l’étymologie, route périlleuse qu’il ne faut pas s’interdire absolument, mais dans laquelle il ne faut marcher qu’avec une circonspection extrême, il s’y est engagé avec la confiance de l’inexpérience et la témérité des premières tentatives ; et que se laissant aller à cette pente glissante, il s’est perdu, comme bien des modernes, dans les explications les plus arbitraires, précisément en partant du principe qu’il n’y a rien d’arbitraire dans le langage. Le principe est excellent et fait honneur à Platon, qui le premier peut-être l’a conçu et promulgué. Mais les premières applications ne pouvaient pas ne pas être défectueuses. La plupart des étymologies de Platon ne valent pas grand’chose, et c’est le contraire qui devrait nous surprendre. Il n’est donc pas besoin de recourir à l’ironie ; on peut s’en tenir à la nature même du sujet, à la profonde obscurité qui couvre les racines de toutes les langues, à la nouveauté de ces questions au temps de Platon, à l’impossibilité de les bien résoudre à cette époque avec les moyens qu’on avait alors, à la hardiesse et à la subtilité de l’esprit grec et de celui de Platon lui-même.

Pages 42, 43. — Figure-toi donc, bel enfant, que le premier discours était de Phèdre, fils de Pythoclès, du dème de Myrrhinos. Celui que je vais prononcer est de Stésichore, fils d’Euphémos, né à Himère.

« Tout, dans Platon, a sa raison et son intention. Platon n’a pas nommé au hasard le père de Stésichore ; il l’a nommé parce que ce père s’appelle Euphémos, c’est-à-dire, d’après l’étymologie, un homme pieux, qui, dans toutes ses paroles, ne se permet rien qui ne sente le respect des Dieux. Si Platon nomme la patrie de Stésichore, c’est qu’elle s’appelle Himère, c’est-à-dire amoureuse, initiée aux mystères de l’amour, lesquels vont faire le sujet de la conversation. Et Phèdre, qu’il s’agit d’instruire, Phèdre vient de φαῖδρος, brillant seulement de la beauté extérieure. Il est fils de Pythoclès, c’est-à-dire d’un homme avide de la fausse gloire, πυνθάνομαι κλέος. Il était du dème de Myrrhinos, c’est-à-dire qu’il était accoutumé à vivre sur des myrtes et dans la mollesse. Du côté de Phèdre, quant aux noms, tout est matériel ; du côté de Stésichore, tout est religieux et musical. » — Qui dit cela ? Est-ce un Alexandrin ? est-ce Hermias ? Non, c’est un critique célèbre du dix-neuvième siècle.

Page 47. — Toute chose produite doit naître d’un principe, et le principe ne doit naître de rien ; car s’il naissait de quelque chose, il ne naîtrait pas d’un principe.
εἰ γὰρ ἔκ του ἀρχὴ γίγνοιτο, οὐκ ἂν ἐξ ἀρχῆς γίγνοιτο. Bekk., p. 38.

Cette conclusion, il ne naîtrait pas d’un principe, qui n’est pas du tout celle que cherche Platon, semble si vicieuse, que l’on est tenté, sur l’autorité de Cicéron, qui traduit, nec enim esset id principium quod gigneretur aliunde (Tusc. I, 23 ; Somn. Scip. 8), de lire avec Muret οὐκ ἂν ἀρχὴ γίγνοιτο. Mais Heindorf ne se dissimule pas que γίγνοιτο et ἀρχὴ forment une contradiction, et il approuve une autre correction de Buttmann qui paraît très plausible : οὐκ ἂν ἔτ’ ἀρχὴ γίγνοιτο, s’il naissait de quelque chose, il n’en naîtrait pas comme principe, par conséquent il cesserait d’être principe, ce qui ne peut être. Donc il ne vient que de lui-même, ἐστι ἀγέννητον. Mais Bekker n’a trouvé cette correction dans aucun de ses manuscrits. Ast et Schleiermacher conservent la leçon ordinaire, et l’expliquent comme Hermias. Voici à peu près cette explication : « Un principe ne peut venir que de lui-même, car s’il venait de quelque chose, en restant lui-même, c’est-à-dire en restant principe, comme il n’y a pas de principe autre que le principe lui-même, et que deux principes sont impossibles, il s’ensuit que ce dont il viendrait ne serait pas un principe, ce qui est impossible encore, car le moins ne contient pas le plus ; donc un principe ne vient que de lui-même. »

Page 61. — Quelques Homérides citent, je crois, des pièces détachées d’Homère, deux vers, dont l’un est bien outrageant pour l’Amour et assez peu mesuré :

Les mortels le nomment Amour (Ἔρως) qui a des ailes,
Mais les dieux l’appellent Ptéros, parce qu’il a la vertu d’en donner.

On ne voit pas trop ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux vers un outrage envers l’Amour. Heindorf et Schleiermacher le trouvent dans le premier vers et dans cette expression, l’Amour qui a des ailes, laquelle semble indiquer de véritables ailes, de la légèreté et de l’inconstance, tandis que l’amour divin, dont l’objet unique est la vraie beauté, donne à l’âme, non des ailes physiques, mais pour ainsi dire des ailes morales qui l’élèvent directement vers l’objet de l’amour. Heindorf prétend qu’à l’époque de Platon, l’image de l’Amour ailé, renfermée dans le premier vers, n’était pas encore répandue, et il se fonde sur un passage du Scholiaste d’Aristophane (Oiseaux, v. 575), où la représentation de l’Amour et de la Victoire avec des ailes est donnée comme toute moderne. Ast au contraire soutient que l’épithète d’ailé, appliquée à l’Amour, était commune avant Platon, et il cite des passages presque probants d’Euripide, d’Aristophane et même d’Orphée, sans parler de Moschus et d’Anacréon. Quant à la représentation de l’Amour et de la Victoire avec des ailes, Ast, au lieu de discuter ce point important, renvoie à Bœttiger ; et n’ayant trouvé dans le premier vers rien d’insultant pour l’Amour, il s’en prend au second et à l’expression de πτερόφοιτον ἀνάγκην (pour πτεροφύτορ’ ἀνάγκη), qu’il interprète dans le sens de libidinem alas erigentem, πτεροδόνητος d’Aristophane, explication qui a du moins l’avantage de rendre compte de πάνυ ὑβριστικὸν καὶ οὐ σφόδρα τι ἔμμετρον. Sans qu’elle nous satisfasse entièrement, nous la préférons encore à celle de Heindorf, adoptée par Schleiermacher ; car, même en admettant que la représentation de l’Amour ailé fût alors assez peu répandue, il est impossible d’y voir une inconvenance, telle qu’elle justifie des expressions aussi fortes que celles de πάνυ ὑβρ., etc. — Reste à savoir si ἀπόθετα signifie recondita, des poésies secrètes et mystiques des Homérides, comme le veut Ast, ou, avec Heindorf et Schleiermacher, des poésies détachées, des petits poèmes ; et encore si ces deux vers sont de Platon lui-même, comme le soupçonne Schleiermacher, et comme semblent l’indiquer ces phrases restrictives et atténuantes : je crois… on est libre d’admettre ou de rejeter l’autorité de ces vers, où l’on dirait que Platon veut apprendre au lecteur à n’être pas dupe d’une autorité qu’il a faite lui-même pour compléter son mythe.

Page 74. — Il y a là des replis que tu n’as pas pénétrés ; tu n’as pas remarqué que…
Γλυκὺς ἀγκών, ὦ Φαῖδρε, λέληθέ σε, ὅτι ἀπὸ τοῦ μακροῦ ἀγκῶνος τοῦ κατὰ Νεῖλον ἐκλήθη, καὶ πρὸς τῷ ἀγκῶνι λανθάνει σε ὅτιBekk., p. 62.

Heindorf et Schleiermacher ont vu que ὅτι ἀπὸ τοῦ μακροῦ ἀγκῶνος τοῦ κατὰ Νεῖλον ἐκλήθη est une glose qui explique l’origine du proverbe γλυκὺς ἀγκών λέληθέ σε ; car il eût été ridicule que Platon fît une plaisanterie et se hâtât d’en donner l’explication. Quant aux mots καὶ πρὸς τῷ ἀγκῶνι λανθάνει σε, sont-ils la suite de la glose, et que signifient-ils ? Nous avons été forcé de retrancher dans la traduction ce membre de phrase que nous avouons ne pas entendre. Schleiermacher fait de καὶ πρὸς τῷ ἀγκῶνι λανθάνει σε une application spéciale de γλυκὺς ἀγκών λέληθέ σε ; mais il nous semble qu’il n’y a pas là deux choses, une erreur générale et une erreur particulière ; il n’y en a qu’une seule, laquelle consiste à croire que ὅτι, etc. Il faut convenir pourtant que l’expression πρὸς τῷ ἀγκῶνι indique un premier et un second point. Bekker, malgré la remarque de Heindorf et Schleiermacher, conserve le texte ordinaire.

Page 81. — Mais, enfin, ne vaut-il pas mieux encore être ridicule dans sa bienveillance, que dangereux et nuisible ?
Ἆρ᾽ οὖν οὐ κρεῖττον γελοῖον ἢ δεινόν τε καὶ ἐχθρὸν εἶναι ἢ φίλον ; Bekk., p. 67.

Bekker retranche ἢ φίλον, malgré tous les manuscrits. Schleiermacher et Ast se contentent de retrancher  ; c’est où conduit la traduction de Ficin. J’ai suivi ce dernier parti.

Page 82. — Il me semble en ouïr (des voix) qui le contestent et qui s’écrient qu’elle ment, qu’elle n’est pas un art, mais un frivole passe-temps. — Phèdre : — Allons, mon cher Socrate, fais comparaître ces voix et sachons enfin ce qu’elles disent. — Bekk., p. 68.

Heindorf et Schleiermacher ont fixé le véritable ordre d’interlocution de ce passage, et tous deux ont à peu près prouvé la non authenticité de la phrase que toutes les éditions mettent à la fin du morceau de Socrate, parce que cette phrase, très plate en elle-même, nuit d’ailleurs à la liaison de τινῶν λόγων dans la bouche de Socrate avec la reprise τούτων δεῖ τῶν λόγων dans celle de Phèdre. Voici le passage que nous avons supprimé : … « un frivole passe-temps. Il n’y a point, il n’y aura jamais, dit le Laconien, de véritable art de parler sans l’intelligence de la vérité. Allons… » Cependant Bekker a maintenu cette phrase dans le texte.

Page 96. — Faisant de tout cela un discours assez plausible, nous avons composé, comme en badinant, une espèce d’hymne mythologique…
κεράσαντες οὐ παντάπασιν ἀπίθανον λόγον, μυθικόν τινα ὕμνον προσεπαίσαμενBekk., p. 78.

Heindorf fait de μυθικόν τινα ὕμνον une apposition à ἀπίθανον λόγον, ce qui paraît à Schleiermacher tout-à-fait inadmissible, et avec raison ; car, quoi qu’en dise Ast, il est étrange de faire d’un hymne l’apposition d’un discours en général ou d’un discours raisonné, de quelque manière qu’on entende λόγον. Schleiermacher lit ἀπιθάνῳ λόγῳ et arrive à ce sens : mêlant une espèce d’hymne à une série de raisonnemens plausibles. Mais ἀπιθάνῳ λόγῳ n’est dans aucun manuscrit. Nous avons fait comme Bekker ; nous avons séparé μυθικόν τινα ὕμνον de ce qui précède pour le lier à ce qui suit. Socrate dit que, mêlant un peu de vrai et un peu de faux, il a fait de tout cela un ensemble dans lequel il ne faut pas tout croire, mais qu’il ne faut pas non plus entièrement rejeter ; οὐ παντάπασιν ἀπίθανον λόγον (non pas avec Schleiermacher, discours raisonné, raisonnement opposé à hymne, mais discours en général, l’ensemble du discours de Socrate) ; et de peur qu’on ne soit dupe de toute la mythologie répandue dans son discours, il déclare qu’il ne faut y voir qu’un badinage, un hymne qu’il s’est amusé à faire en l’honneur de l’Amour.

Page 98. — Ceux qui ont ce talent, Dieu sait si j’ai tort ou raison, mais enfin jusqu’ici je les appelle dialecticiens.

Le mot διαλεκτικὸς ne se trouve point dans la langue grecque avant Xénophon, qui ne l’emploie que dans l’Apologie et les Mémoires, et encore adjectivement. Platon paraît être le premier qui l’ait employé substantivement et d’une manière absolue, ici d’abord, puis dans le Sophiste et le Cratyle.

Page 100. — Que dirons-nous de Polus avec sa musique oratoire, ses répétitions, ses sentences, ses images, et ces mots que Licymnion lui a prêtés pour faire de l’harmonie ?
Τὰ δὲ Πώλου πῶς φράσωμεν αὖ μουσεῖα λόγων ; ὃς διπλασιολογίαν καὶ γνωμολογίαν καὶ εἰκονολογίαν, ὀνομάτων τε Λικυμνίων ἃ ἐκείνῳ ἐδωρήσατο πρὸς ποίησιν εὐεπείας ; Bekk., p. 82.

Il est absolument impossible d’entendre, comme le fait Schleiermacher, μουσεῖα λόγων, par musée, collection de mots ; car ce sens technique de μουσεῖον appartient dans la langue grecque à un âge très postérieur à celui de Platon. Hermias explique μουσεῖα λόγων en rappelant que Polus avait ainsi appelé τὰ πάρισα, savoir, le traité qu’il avait fait sur les mots qui avaient de l’analogie entre eux, surtout par leur désinence. Or, des désinences semblables ne peuvent être pour le discours qu’un ornement musical. Δισπλασιολογία me paraît plutôt signifier des répétitions de mots, comme le veut le scholiaste, que l’art de composer les mots, dont parle Aristote, Rhétor. III, 3 et 13. Dans ce cas, le résultat cherché était encore l’harmonie. C’est encore dans ce sens qu’il faut entendre εὐεπείας. En somme, le caractère que l’antiquité a attribué à la rhétorique de Polus, est la recherche des désinences semblables, c’est-à-dire un luxe d’harmonie presque musicale. C’est avec cette idée que nous avons interprété ce passage. — Ὀρθοέπεια, expression générale, qui embrasse plusieurs qualités opposées aux défauts de l’école sicilienne : c’était la propriété avec la concision et l’élégance. Nous nous sommes attaché à la principale, la propriété.

Page 119. — … Mais à d’excellent maîtres issus eux-mêmes de maîtres excellents.
Λεσπόταις ἀγαθοῖς τε καὶ ἐξ ἀγαθῶν. Bekk., p. 95.

Il est clair qu’il s’agit ici des dieux secondaires qui relèvent eux-mêmes des dieux supérieurs, comme on le voit dans le Timée. Les dieux secondaires sont les dieux de la création, les dieux de la nature et de l’humanité, les génies, les démons, comme celui de Socrate, que l’homme doit respecter en dehors et en dedans de lui-même. L’expression ἐξ ἀγαθῶν est déjà plus haut dans le mythe, Bekk., p. 39 : Θεῶν μὲν οὖν ἵπποι τε καὶ ἡνίοχοι πάντες αὐτοί τε ἀγαθοὶ καὶ ἐξ ἀγαθῶν, excellents et d’une origine excellente.

Page 120. — Sais-tu comment on peut être le plus agréable à Dieu par ses discours écrits ou prononcés ?
Οἶσθ᾽ οὖν ὅπῃ μάλιστα θεῷ χαριεῖ λόγων πέρι πράττων ἢ λέγων ; Bekk., p. 96.

Schleiermacher s’étonne de trouver ici λόγων au lieu de γραμμάτων, et qu’aucun manuscrit ne donne cette leçon. Il ne paraît pas avoir bien compris le sens de πράττων. Πράττειν ἢ λέγειν περὶ λόγων veut dire : agir ou parler en fait de discours, c’est-à-dire les prononcer seulement de vive voix, λέγειν, ou agir à leur occasion, les coucher par écrit. Πράττειν περὶ λόγων renferme donc en périphrase et implique γραμμάτων, tandis que γραμμάτων, mis à la place de λόγων, détruirait la périphrase et rendrait inutile πράττων.

Page 122. — Mon cher Socrate, tu excelles à faire des discours égyptiens, et de tous les pays du monde, si tu voulais.
Ὦ Σώκρατες, ῥᾳδίως σὺ Αἰγυπτίους τε καὶ ὁποδαποὺς, ἂν ἐθέλῃς, λόγους ποιεῖς. Bekk., p. 97.

J’entends simplement que Socrate a fait ici le roi égyptien à merveille, et qu’il a tenu un discours dans le caractère égyptien, ce qui fait dire à Phèdre qu’il possède une éloquence universelle et pourrait imiter la manière de discourir de tous les peuples du monde. Il n’y a point là de proverbe, comme le veut Ast. Si Αἰγυπτίους λόγους ποιεῖν voulait dire tromper, comme Ast le prétend, la seconde partie de la phrase, ὁποδαποὺς λόγους ποιεῖν, n’irait pas avec la première et n’aurait aucun sens.

Page 130. — À peu près comme ces morceaux qui se récitent sans discernement et sans dessein d’instruire, dans le seul but de plaire.
Ὡς οἱ ῥαψῳδούμενοι ἄνευ ἀνακρίσεως, κ. τ. λ. Bekk., p. 103.

Ὡς οἱ ῥαψῳδούμενοι nous paraît expliqué par ce qui précède, savoir, qu’aucun discours écrit ou prononcé, soit en vers soit en prose, ne doit être regardé comme quelque chose de bien sérieux. Les discours qu’on prononce ou qu’on écrit sans bût sérieux amènent naturellement une comparaison avec les discours en vers, les morceaux que les rhapsodes allaient récitant sans dessein d’instruire et dans le seul but de plaire. Je prends donc ici ῥαψῳδούμενοι dans son sens propre, récités par des rhapsodes, et non pas, comme le fait Schleiermacher, dans le sens détourné et postérieur de rassemblés, cousus ensemble, compilés rhaspsodiquement. L’explication de ῥαψῳδούμενοι par τὸ φλυαρήσαι dans Suidas ne s’applique point ici, et il n’y a point lieu à méconnaître dans ce passage la main de Platon, comme le dit Heindorf.