Philibert Lescale (éd. Lévy)

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Romans et Nouvelles
Michel Lévy frères (p. 271-274).

PHILIBERT LESCALE

ESQUISSE DE LA VIE D’UN JEUNE HOMME RICHE À PARIS




Je connaissais un peu ce grand M. Lescale qui avait six pieds de haut, c’était un des plus riches négociants de Paris : il avait un comptoir à Marseille et plusieurs navires en mer. Il vient de mourir. Cet homme n’était point triste, mais s’il lui arrivait de dire dix paroles en un jour, on pouvait crier au miracle. Cependant il aimait la gaieté et faisait tout au monde pour se faire prier à des soupers que nous avions établis pour le samedi, et que nous tenions fort secrets. Il avait de l’instinct commercial, et je l’aurais consulté dans une affaire douteuse.

En mourant il me fit l’honneur de m’écrire une lettre de trois lignes. Il s’agissait d’un jeune homme auquel il s’intéressait, mais qui ne portait pas son nom. Il l’appelait Philibert.

Son père lui avait dit : « Fais ce que tu voudras, peu m’importe : je serai mort quand tu feras des sottises. Tu as deux frères, je laisserai ma fortune au moins bête des trois, et aux deux autres cent louis de rente. » Philibert avait remporté tous les prix au collége ; le fait est qu’en en sortant il ne savait rien. Depuis il a été trois ans hussard et a fait deux voyages en Amérique. À l’époque du dernier, il se prétendait amoureux d’une seconde chanteuse qui me semble une coquine fieffée, très-propre à porter son amant à faire des dettes, puis des faux, et plus tard même quelque joli petit crime conduisant droit en cour d’assises ; ce que je dis au père.

M. Lescale fit appeler Philibert, qu’il n’avait pas vu depuis deux mois.

« Si tu veux quitter Paris et aller à la Nouvelle-Orléans, lui dit-il, je te donne quinze mille francs, mais payables à bord, où tu seras subrécargue. »

Le jeune homme partit, et l’on s’arrangea pour que de son plein gré son séjour en Amérique durât plus que sa zone de passion.

Il fut rappelé par la nouvelle de la mort de ce pauvre Lescale, qui se donnait soixante-cinq ans et en avait soixante-dix-neuf. Par son testament, il reconnaît son fils et lui laisse quarante mille livres de rentes ; de plus, lorsqu’il aura vendu toutes les propriétés et qu’il sera complétement ruiné, un des amis de Lescale lui comptera deux cents francs tous les premiers du mois, et trois cents francs s’il est en prison pour dettes.

Philibert vint me voir, il avait l’air fort touché, et comme il demandait conseil sérieusement, je lui dis : « Restez à Paris, à la bonne heure ; mais c’est à condition que vous vous mettrez dans l’opposition légitimiste et que vous direz toujours du mal du gouvernement, quel qu’il soit. Prenez sous votre protection une demoiselle de l’Opéra et tâchez de ne vous ruiner qu’à moitié ; si vous faites tout cela, je continuerai à vous voir, et dans huit ans, quand vous en aurez trente-deux, vous serez sage.

— Je le suis dès aujourd’hui, du moins en un sens, me répondit-il. Je vous donne ma parole d’honneur de ne jamais dépenser plus de quarante mille francs par an. Mais pourquoi me mettre dans l’opposition ?

— Le rôle est plus brillant, et d’ailleurs convient à qui n’a rien à solliciter. »

Cette histoire n’est pas grand’chose, mais j’ai voulu la noter parce qu’elle est exactement vraie. Philibert a fait des folies, mais au fond a suivi mes conseils. Seulement, la première année, il a mangé soixante mille francs, mais il en est si honteux que je pense que, celle-ci, il n’arrive pas à deux mille francs de dépense par mois.

De lui-même, il s’est mis à réapprendre le latin et les mathématiques ; il prétend naviguer un jour sur un navire à lui appartenant, revoir l’Amérique, voir les Indes. En un mot, malgré la fortune imprévue, il peut devenir un homme fort distingué et fera une bonne mine en lisant ceci.

Je lui ai donné quelques petits conseils de détail qui ont réussi. Il loge dans une des rues les plus reculées du faubourg Saint-Germain et est fort estimé des portiers de son quartier. Il dépense cinquante louis en aumônes ; il n’a que trois chevaux, mais il est allé lui-même les chercher en Angleterre. Il n’est abonné à aucun cabinet littéraire et ne lit jamais un livre, s’il ne lui appartient et n’est richement relié. Il n’a que deux domestiques, auxquels il ne parle jamais, mais leurs gages augmentent d’un quart tous les ans. On l’a déjà fait sonder trois ou quatre fois pour des mariages, sur quoi je lui ai déclaré que, s’il se mariait avant trente-six ans, il perdrait ma protection. J’espère toujours qu’il fera quelque sottise, j’ai peur de m’attacher à lui. Il est fort beau et fort silencieux. D’après mes avis, il est toujours vêtu de noir, comme s’il était en deuil. J’ai dit sous le secret qu’il ne se consolait pas de la mort d’une dame du Bâton-Rouge, près la Nouvelle-Orléans. Il voudrait bien ne plus avoir sa maîtresse de l’Opéra, mais je crains les passions, et je l’oblige à la garder.

Où il est bien plaisant, c’est dans une terre que je lui ai fait acheter à quatre lieues de Compiègne, sur la lisière de la forêt : ce qui m’a déterminé, c’est la bonne compagnie, c’est-à-dire le caractère honnête des huit ou dix propriétaires des châteaux voisins. Tous les fainéants du pays chantent les louanges de M. Lescale ; il fait beaucoup d’aumônes et a l’air constamment dupe de tout le monde. Il a eu des bonnes fortunes inconcevables ; mais au fond il ne peut aimer qu’une femme qu’il voit sur la scène deux fois la semaine. Il trouve que la comédie jouée par les autres femmes est à la fois sérieuse et vide.

Bref, Philibert Lescale est un homme bien élevé et ce qu’on appelle un aimable homme.

N. B. (Deux ans plus tard.) J’ai eu tort de forcer le pauvre Philibert à garder sa chanteuse, il vient d’avoir, à cause d’elle, un duel avec un prétendu prince russe qui lui a logé dans le front une balle dont il est mort.

Le prince russe, qui était endetté, et qui d’ailleurs n’était ni prince ni Russe, a saisi avec empressement cette occasion de quitter la France et son quart de loge à l’Opéra.