Philomène/Texte entier

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Collections Édouard Guillaume
" Lotus Bleu "

ANDRÉ THEURIET
de l’Académie française

Philomène

Illustrations de L. Marold

PARIS
librairie borel
É. GUILLAUME, DIRECTEUR
21, Quai Malaquais, 21

M DCCC XCVII



I


Notre voiture descendait rapidement la rampe de Talloires. Arrivé au Vivier, le cocher mit son cheval au pas pour le laisser souffler, de sorte que nous pûmes examiner à loisir le paysage matinal. — La route creusée dans le roc courait, blanche, au long du lac d’Annecy en doublant la pointe où se dresse la chapelle abandonnée de la Madeleine. À droite, la nappe glauque du lac, que le vent ridait légèrement, s’étendait jusqu’à la bordure des vignobles qui forment la première assise des montagnes d’Entrevernes. De longs nuages errants, coupant les sommets par le milieu, n’en laissaient voir que la base verdoyante et la cime ensoleillée. Au fond, les bois de sapins de la gorge de Doussard, à demi noyés dans une vapeur bleu foncé, faisaient mieux valoir encore l’azur clair de l’eau sur laquelle la presqu’île d’Angon découpait les dentelures de ses peupliers. À notre gauche, une paroi de rochers surplombait au-dessus de la route et, parmi les broussailles qui en tapissaient la crête, on distinguait un sentier de chèvre, serpentant sur la corniche, à une trentaine de mètres.

— C’est ici, dis-je à mon compagnon, qu’à l’époque où Henri IV envahit la Savoie, il arriva malheur aux équipages de M. de Lesdiguières. Il faisait nuit noire ; les mulets qui portaient la vaisselle plate du connétable perdirent pied et dégringolèrent dans le lac. Toute la massive argenterie du duc est encore aujourd’hui au fond de l’eau…

Notre cocher, qui jusque-là sifflait insoucieusement à plein gosier, devint tout à coup silencieux et prêta l’oreille à la conversation. — Un gentil garçon que ce Jacques Sonnerat ; vingt-cinq ans, svelte, large d’épaules, avec de beaux yeux limpides, intelligents, et une fine moustache blonde estompant ses lèvres rieuses. Il nous avait séduits par sa bonne mine, son entrain, sa gaieté un peu narquoise, et nous l’avions choisi pour nous voiturer, — ou plutôt c’était lui qui nous avait choisis. En nous entendant demander à quelle distance se trouvait le village d’Angon, il avait offert ses services avec une si engageante bonne humeur qu’il avait triomphé de nos hésitations. — Pourquoi allions-nous à Angon au lieu de filer droit sur Genève, comme nous l’avions projeté ?… Tout simplement par un de ces caprices que les vrais touristes comprendront, et qui est un des charmes du voyage. — Au coin d’une des rues d’Annecy, nous étions tombés sur un cadre de photographies représentant des fac-similé d’aiguières et de plateaux de cuivre curieusement travaillés, et nous avions lu au bas du cartel : « Toinoz, artiste ciseleur sur cuivre à Angon, près Talloires. » L’envie nous avait pris de posséder quelques échantillons de l’industrie locale et, Jacques Sonnerat aidant, nous étions partis.

Le cheval de Jacques marchait bien. Cinq minutes après avoir dépassé la Madeleine, nous entrions à Angon ; — un village ou plutôt un hameau composé de vingt maisons nichées dans un fouillis de noyers et chevauchant un ruisseau qui se jette dans le lac.

— Nous voici rendus ! s’exclama Jacques en sautant à terre pour prendre son cheval par la bride et le soutenir dans la descente du chemin raviné ; vous savez, ou vous ne savez point, messieurs, qu’il n’y a pas d’auberge à Angon, mais je vas tout de même vous conduire chez le père Toinoz, et sa demoiselle trouvera bien de quoi vous confectionner un déjeuner.

Il s’était arrêté devant une rustique demeure au toit en auvent, composée d’un seul étage surélevé au-dessus d’un sous-sol auquel on accédait par un raide escalier de pierre. Dans le massif de maçonnerie de l’escalier, une porte cintrée ouvrait sur une sorte de cave éclairée par une lucarne donnant sur le jardin ; dans le demi-jour de ce cellier on distinguait des futailles, un étau, des bancs, un établi chargé d’outils et de feuilles de cuivre. La cave servait d’atelier à l’artiste ciseleur.

Jacques Sonnerat était entré le premier. À peine eut-il franchi le seuil qu’il fut accueilli par un grognement peu hospitalier :

— Te voilà, feignant !… Tu viens encore traîner tes guêtres par ici ?

— Bonjour, père Toinoz, répliqua le cocher, le sourire aux lèvres ; plaignez-vous ! … Je vous amène de la pratique… Voici des messieurs qui souhaiteraient voir vos cuivres.

— Ha ! c’est différent… Je vous salue bien, messieurs ; passez de ce côté, si ça ne vous dérange pas.

Il nous emmena près de la fenêtre et nous distinguâmes alors un petit homme trapu, en bras de chemise, vêtu d’un pantalon de coutil et portant avec une certaine solennité une tête drôlement construite : mâchoires saillantes, yeux luisants et enfoncés sous des sourcils broussailleux, front têtu et un peu fuyant.

— Vous savez, continua-t-il, je ne travaille que sur commande, et je n’ai pas grand’chose à vous montrer…

En même temps il fouillait dans un coin et tirait, d’un paquet de chiffons, une buire de forme orientale, entièrement couverte de ciselures d’un dessin fort original.

— Voici ce que je puis faire, et voici, ajouta-t-il en déroulant des photographies, les modèles que vous pouvez choisir.

Notre choix se fixa sur un plateau et une buire, puis il nous fit son prix qui était relativement modeste. Le seul point qui donna matière à discussion fut le délai stipulé pour la livraison. Le bonhomme exigeait un mois et n’en démordait pas. Tandis que mon compagnon s’efforçait d’obtenir un délai moins long, j’avisai sur un tonneau des morceaux de minerai où scintillaient des paillettes de métal.

— Est-ce du minerai de cuivre ? demandai-je au ciseleur.

Les yeux de M. Toinoz eurent des scintillements pareils à ceux des parcelles métalliques semées dans ses cailloux.

— Il y a du cuivre, répondit-il avec un hochement de tête mystérieux, mais il y a aussi autre chose…, de l’or, monsieur, du bel et bon or de la montagne.

— Comment, on trouve de l’or ici ? m’écriai-je.

— Il y en a là-haut, reprit-il en levant le doigt d’un air illuminé ; — où ?… On ne sait pas au juste… La montagne garde son secret et cache son or ni plus ni moins qu’un avare. Seulement, à la fonte des neiges, le torrent roule des débris de roche dans les gorges d’Angon, et ces débris-là contiennent de l’or… Moi seul je sais les reconnaître…, je les devine à la forme et au toucher, et je les ramasse… C’est la dot de ma fille Philomène !… Philo sera riche un jour, ajouta-t-il en lançant un regard méprisant du côté de Jacques Sonnerat, — et je ne la marierai qu’à un garçon qui aura de quoi…

Le jeune cocher, sans trop s’émouvoir de cette insinuation qui avait tout l’air d’être envoyée à son adresse, se contentait de secouer les épaules et de sourire avec une lueur gouailleuse dans l’œil. Il sortit du cellier sous prétexte de commander le déjeuner « à la bourgeoise », et nous allâmes, en attendant, visiter le hameau.

Laissant mon ami en contemplation devant la cascade, je suivis le ruisseau qui sautillait sous les noyers. Je gagnai ainsi en quelques minutes la lisière d’un pré qu’on venait de faucher et qu’une haie de coudriers, enchevêtrée de vigne sauvage, séparait du chemin. De l’autre côté de cette muraille de verdure, j’entendis deux voix jeunes et alertes qui dialoguaient à l’ombre des pommiers et, en me haussant sur le talus, je pus apercevoir les deux causeurs : — une fille de vingt ans environ, occupée à retourner l’herbe fauchée, et Jacques Sonnerat en personne. Au milieu des jonchées de foin odorant, ces deux jeunes gens formaient un couple vraiment fait pour réjouir les yeux. — La jeune fille avait le buste serré dans un de ces casaquins de toile claire à trois larges plis dans le dos, qu’on nomme une taille dans le pays ; la jupe de même étoffe collait aux hanches et tombait jusqu’aux pieds chaussés de gros brodequins ; les manches retroussées au-dessus du coude montraient de beaux bras hâlés, appuyés sur le râteau ; — sous le chapeau de paille un visage frais s’arrondissait, éclairé par de vifs yeux bleus sur lesquels se jouaient des mèches de cheveux frisottants. — Jacques Sonnerat, le pantalon enfoncé dans ses bottes, la veste sur l’épaule, se profilait vigoureusement en plein soleil et mâchonnait un brin d’herbe, tout en dévorant du regard son interlocutrice.

— Je suis content de vous revoir, Philomène, disait-il, de sa voix la plus caressante ; vous devez être étonnée…, et un peu contente aussi, pas vrai, que je sois revenu si tôt par chez vous ?

— Pour sûr, Jacques… Je croyais que vous aviez dessein de passer la semaine à Annecy.

— C’était mon plan, en effet : mais quand j’ai entendu ces deux messieurs parler d’Angon, j’ai si bien manœuvré que je les ai décidés à monter dans ma voiture, et nous avons marché rondement, je vous en réponds !… On aurait dit que le Blond se doutait que j’allais vers vous…, Philo ! Comme récompense, si vous me laissiez vous embrasser un brin ?

— Non, Jacques, tenez-vous tranquille… Les gens peuvent nous voir et tout redire au père… Il n’est toujours pas consentant, vous savez, et nos affaires ne marchent pas aussi bien que votre cheval.

— Bah ! le père Toinoz est occupé avec ses pratiques… Un petit baiser sur la joue, ce sera tôt fait !

— Nenni…, quand nous serons mariés, vous m’embrasserez tant que vous voudrez ; mais jusque-là, rien !

— C’est ce que nous allons voir ! ripostait l’entreprenant Jacques Sonnerat en passant lestement le bras autour de la taille de son amie, — pas si lestement néanmoins qu’elle n’eût le temps de se jeter de côté en le menaçant de son râteau.

Peu effrayé de cette menace et excité par le sourire de défi qui courait sur les lèvres de Philomène, Jacques allait renouveler sa tentative, quand il fut arrêté net par une voix rude qui criait à l’autre bout du pré :

— Attends un peu, drôle ! Je vas t’aider, moi, à coups de fourche !… Et toi, Philo, au lieu de te laisser affronter par ce coureur-là, tu ferais mieux d’aller chez nous où la besogne ne manque pas… Je t’ai défendu de causer avec lui… Décampe, et va mettre le couvert dans la chambre haute !…

La jeune fille jeta son râteau, et, sans se presser, avec un mouvement d’épaules qui marquait une médiocre disposition à l’obéissance passive, elle s’éloigna dans la direction de la maison. Les deux hommes restèrent en présence. Jacques Sonnerat sans se déconcerter, mâchonnait de nouveau son brin d’herbe et s’avançait nonchalamment vers l’artiste ciseleur.

— Comme ça, dit-il, père Toinoz, vous êtes toujours aussi peu raisonnable… Vous ne voulez pas me donner votre Philomène !… Je l’aime pourtant bien et nous ferions une belle paire ensemble !

— Aime-la ou ne l’aime pas, ça m’est égal, grogna Toinoz… Tu connais mes idées : je veux un gendre qui m’aide à exploiter mon minerai… Pour ça il faut de l’argent et de l’industrie. Or, toi, mon garçon, tu ne sais rien que conduire ton cheval et pêcher dans le lac… Ça ne suffit pas, et tu n’es point mon homme.

— Père Toinoz, vous avez tort ; je ne suis pas plus maladroit qu’un autre et, quant à de l’argent, j’ai mon oncle le curé de Rovagny, qui est à l’aise et qui me laissera son héritage.

— Pff ! siffla dédaigneusement le ciseleur, ton oncle de Rovagny est vert comme un houx et ne veut pas mourir de sitôt. Je n’ai pas le temps d’attendre qu’il soit défunt ; le minerai est là qui presse et je veux un gendre qui se mette tout de suite dans l’affaire jusqu’au cou… Tu n’es pas mon homme !

— C’est votre dernier mot, monsieur Toinoz ?

— C’est mon dernier mot, Jacques Sonnerat.

— Eh bien ! qui vivra verra, répliqua le cocher avec son éternel sourire ; en attendant, je m’en vais déjeuner…

Pendant ce déjeuner servi par Philomène, que Sonnerat, en dépit de la défense du ciseleur, reluquait sournoisement tout en mettant les morceaux doubles, il fut convenu que nous irions nous installer à Talloires, dont nous ferions notre centre d’excursions jusqu’au moment où Toinoz pourrait nous livrer ses cuivres. Nous reprîmes donc vers le tantôt le chemin de l’auberge de l’Abbaye, et quand, sur le seuil de notre nouveau gîte, nous eûmes réglé le compte de Sonnerat, celui-ci me tira à l’écart :

— Dites-moi, monsieur, murmura-t-il confidentiellement, est-ce que c’est la vraie vérité, cette histoire des mulets tombés dans le lac avec leur charge d’argenterie, près de la Madeleine ?

— C’est absolument vrai, mon brave.

— Et vous pensez que la vaisselle d’argent est toujours au fond de l’eau ?

— Dame, c’est fort possible… Toutefois, comme on a construit une route neuve au pied des rochers, il y a apparence que l’argenterie de M. de Lesdiguières est aujourd’hui couverte par trente mètres de remblai.

— Ah ! fit-il un peu désappointé… ; tout de même, avec de la persévérance et de l’adresse, on arriverait peut-être à repêcher le magot… Croyez-vous, monsieur ?

— Auriez-vous l’intention de plonger au fond du lac pour y chercher le trésor, Jacques ?

Le cocher se mit à rire :

— On ne peut pas savoir, répliqua-t-il plaisamment ; votre histoire s’accorde avec un vieux conte qui court dans le pays : Par les nuits de pleine lune, on rencontre, dit-on, près de la Madeleine, un fantôme à jambes de bois ; et, si on a le courage de le suivre, il vous conduit au coup de minuit vers une balme (une grotte) où il y a un trésor… C’est peut-être bien l’argenterie de votre ancien troupier ? ajouta-t-il en grimpant sur son siège, faudra voir !… Hue, Blond !… Bien le bonsoir, messieurs !

Et là-dessus il prit congé de nous.


II


À quelques jours de là, l’ouvrage ayant chômé, Jacques Sonnerat remisa sa voiture et grimpa de son pied léger jusqu’à Rovagny afin de faire visite à son oncle. Il trouva le curé dans son jardin, occupé à dire son bréviaire près du rucher, tandis que les abeilles affairées accompagnaient de leur bourdonnement les paroles latines marmottées à mi-voix. Le vieux prêtre avait coutume de fêter l’arrivée de son neveu. Dès qu’il le vit apparaître au bout de la charmille, il héla sa gouvernante Étiennette et lui commanda d’aller quérir en cave une bouteille de vin blanc. Mais quand, après avoir vidé son verre, Jacques eut confessé mystérieusement à son oncle l’objet de sa visite, la figure poupine du brave ecclésiastique se rembrunit soudain, et de loin la curieuse gouvernante, qui épiait l’oncle et le neveu, vit son maître répondre par des gestes de dénégation à la requête que semblait formuler patelinement Jacques Sonnerat. La discussion dura longtemps ; le prêtre levait ses bras courts en l’air, puis frappait sur son bréviaire du plat de la main ; Jacques redoublait de câlineries et de faconde pour vaincre les résistances de son oncle. Il se montra finalement si persuasif que le curé plia les épaules d’un air résigné et secoua la tête en signe d’acquiescement. Alors Étiennette, de plus en plus intriguée, les vit tous deux s’acheminer vers la salle à manger où elle entendit son maître fureter en soupirant. Après de nouveaux chuchotements, elle aperçut Sonnerat quittant le presbytère, tandis que le curé l’accompagnait jusqu’à la porte de la cour, puis s’en revenait tout songeur, le nez dans son bréviaire.

Au retour de cette visite à Rovagny, Jacques passa plusieurs jours à Talloires. Deux ou trois fois dans mes promenades, je l’aperçus rôdant en barque aux environs de la Madeleine ; une fois même, à la nuit close, il me sembla le voir, nu jusqu’à la ceinture, se dresser au bord de son bateau et faire un plongeon dans le lac : « Ah çà ! pensai-je, est-ce que sérieusement il se serait mis en tête de repêcher l’argenterie de M. de Lesdiguières ? »

Une après-midi il alla trouver le père de Philomène, et voici la conversation qui eut lieu entre eux, telle qu’elle me fut rapportée plus tard par Sonnerat lui-même :

— Comment, encore toi ? lui cria le père Toinoz occupé à façonner la buire que nous lui avions commandée.

— Encore ? répliqua plaisamment le cocher, c’est un mot de reproche, monsieur Toinoz, et ce n’est pas gentil de recevoir ainsi un garçon qui vous apporte une bonne nouvelle.

— Quelle bonne nouvelle ? grommela le ciseleur ; viens-tu m’annoncer que tu as renoncé à courtiser ma fille ?

— Ah ! non, pas ça… Au contraire !

— Eh bien ! alors, tu peux retourner d’où tu viens.

— Minute !… Comme vous êtes prompt, père Toinoz !… Vous ne laissez pas seulement aux gens le temps de s’expliquer… Voici ma nouvelle : nous sommes à deux de jeu ; si vous avez découvert une mine d’or, moi j’ai découvert une mine d’argent… La seule différence est que la mienne est plus facile à exploiter que la vôtre !

Aux mots d’or et d’argent, le vieux ciseleur avait relevé la tête, et ses yeux luisaient comme ceux d’un chat dans la pénombre d’un cellier.

— Qu’est-ce que tu me chantes là ? demanda-t-il, moitié incrédule et moitié émoustillé.

— Il ne s’agit pas de chansons… J’ai mis la main sur un trésor et je viens vous dire : « Part à deux » si vous consentez à ce que Philo soit ma femme.

— Prouve-moi d’abord que tu ne te moques pas de moi ?

— Rien de plus facile… Trouvez-vous ce soir, entre onze heures et minuit, près de la Madeleine ; j’y serai et je vous mettrai la preuve sous les yeux.

Toinoz le dévisageait d’un air ahuri.

— Tu me montreras ton trésor ?

— Je vous en montrerai au moins un échantillon… Ça vous va-t-il ?

— Soit ; mais, tu sais, je suis un vieux singe et on ne me fait pas prendre des vessies pour des lanternes.

— Tranquilisez-vous, vous serez satisfait de votre promenade !

À l’heure indiquée, Toinoz cheminait sur la route d’Angon.

C’était une belle nuit transparente. Avec la limpide clarté lunaire, une paix profonde tombait sur les montagnes d’en face et sur le lac uni comme un miroir. Le silence n’était troublé que par le trémolo des grillons, par le saut brusque d’une carpe bondissant hors de l’eau ou par le cri d’une sarcelle parmi les joncs de la rive. De la pointe d’Angon à la presqu’île de Duingt, un réseau lumineux courait sur le lac et s’y mouvait pareil au frétillement d’un millier de poissons aux écailles argentées. Il faisait clair comme en plein jour et, dans cette pacifique lumière, les tourelles du château de Duingt et les toits de tuile des maisons éparses se détachaient nettement des massifs d’arbres. Au moment où Toinoz atteignait le mur blanc de la Madeleine, il vit soudain une svelte silhouette surgir du fond d’une barque amarrée à la berge.

— Est-ce toi, Jacques ? murmura-t-il en ayant peine à réprimer un léger frisson. — Le bonhomme n’était pas très brave, la nuit surtout, même au clair de lune.

— Présent ! maître Toinoz, répondit gaiment le jeune homme qui sauta sur la route.

— Ah !… très bien… Maintenant, je pense que tu vas m’expliquer pourquoi tu m’as amené ici à une heure où je devrais dormir dans mon lit.

— Comment donc ? Écoutez : vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du revenant aux jambes de bois qui se promène près de la chapelle, entre onze heures et minuit, pendant les nuits de lune ?

— Des bêtises ! répondit le ciseleur, en tournant anxieusement la tête dans la direction de la Madeleine ; assez là-dessus !… Il ne convient pas de causer de ces choses-là à l’heure qu’il est… D’ailleurs quel rapport ça peut-il avoir avec ton trésor ?

— Ça en a plus que vous ne croyez… On raconte donc que, si on suit l’homme aux jambes de bois, il vous conduit tout droit à un trésor caché au fond du lac… Seulement, il faut remplir ses poches avant le dernier coup de minuit, sans quoi on ne rapporte que des cailloux.

— Tais-toi !… Tout ça, c’est des menteries.

— Pour ce qui est du revenant, je n’affirme rien ; mais quant au trésor, c’est différent… Il y avait une fois, dans les temps, un général qui voyageait par ici avec sa vaisselle portée à dos de mulets ; près de la Madeleine, les mulets ont roulé dans le lac et l’argenterie y est encore… Ce n’est pas des menteries, ça, c’est écrit dans les livres, et d’ailleurs j’ai vu et touché la vaisselle d’argent.

— Tu l’as vue, Jacques, mon ami !… Tu l’as touchée ? s’exclama le ciseleur dont les yeux étincelaient.

— Oui, père Toinoz, comme je vous vois… Le trésor est là, dans le lac, juste au-dessous de ma barque. J’y ai plongé et j’ai vu briller dans l’eau des piles de plats, et des soupières, et des écuelles, comme celles que vous fabriquez, mais tout ça en argent massif et pesant lourd… C’était plus fourni que la devanture d’un orfèvre, et j’en suis resté estomaqué pendant huit jours.

— Tu n’as conté la chose à personne ? murmura Toinoz, très allumé, en lui empoignant le bras.

— À personne qu’à vous.

— À la bonne heure… Maintenant tu vas me montrer que tu ne te gausses pas de moi !

— Oui, et ce ne sera pas long, repartit Jacques.

En un clin d’œil il mit bas sa veste, sa chemise et son pantalon. Son corps nu, svelte et musclé, luisait au clair de lune. Il se tint un moment debout sur la barque, tandis que Toinoz haletant s’approchait du bord.

— Houp !… Ça y est ! dit gaîment Sonnerat. — Et plouf ! d’un bond il plongea dans le lac.

Le ciseleur restait tout pantelant sur les pierres du talus. Une double émotion l’agitait. D’abord une poignante curiosité, puis une certaine appréhension de se trouver seul, la nuit, près de cette vieille chapelle hantée, occupé à une besogne mystérieuse et qui tenait un peu du sortilège. Il avait beau faire l’esprit fort, toutes les superstitions de son enfance lui revenaient en mémoire, et si, tout à coup, il eût entendu résonner sur la route le piétinement diabolique des jambes de bois, il se fût évanoui de peur. Le cri des grillons lui tintait aux oreilles, un hôlement de chouette dans le ravin d’Angon le fit frissonner de la tête aux pieds ; les profils nettement découpés des montagnes dansaient devant ses yeux. Il commençait à trouver le temps horriblement long, quand la surface du lac se rida, des cercles se formèrent et dans un éparpillement de gouttelettes diamantées, brusquement, Jacques Sonnerat émergea de l’eau, sauta dans la barque et s’ébrouant :

— Tenez, père Toinoz, cria-t-il au bonhomme en lui jetant un singulier objet qui rendit un son argentin sur les pierres du talus, que dites-vous de ça ?

Toinoz ne répondit pas ; le saisissement lui coupait la respiration. Il avait ramassé et soupesait un plat oblong et lourd, dont le métal s’était bossué et noirci, probablement à la suite d’un long séjour dans le sable humide. Machinalement il prit un caillou pointu et en écorcha le plat, dont les rayures scintillèrent au clair de lune.

— C’est du vieil argent, bégaya-t-il enfin, je m’y connais… Et tu crois, Jacques, qu’il y en a beaucoup de pareils au fond du lac ?

— Toute une batterie de cuisine, père Toinoz !… Ça grouille… Je n’ai eu qu’à prendre dans le tas, affirma Jacques en s’essuyant le dos et les jambes avec son mouchoir.

— Retournes-y, mon brave, hardi !… Encore un plongeon et rapporte ce que tu pourras ! chuchota Toinoz, l’œil flambant.

— Nenni, assez pour cette nuit ! riposta l’autre en se rhabillant ; la lune a tourné, la place est maintenant dans l’ombre et je n’y verrais goutte… Vous avez demandé une preuve, je vous la donne… À votre tour de me bailler une bonne parole… Philo sera-t-elle ma femme ?

— Tout de même, répondit le ciseleur à moitié convaincu, si tu me pêchais beaucoup d’assiettes comme celle-ci, ce serait une jolie dot et je ne dirais pas non.

— Vous me jurez que nous irons avant un mois à la mairie et à l’église ?

— Soit…, avant un mois, si tu me promets de m’apporter le restant de la vaisselle.

— Tope ! s’écria Jacques en lui tapant dans la main… En attendant, prenez comme gage le plat d’argent… Dès demain nous nous occuperons des publications et, dans trois semaines, vers la Saint-Jean, quand de nouveau la lune sera pleine, nous reviendrons ici avec une charrette et nous ramasserons tout le butin… D’ici là, n’en ouvrez la bouche à personne, même à Philo !

— Je serai muet comme un poisson, répliqua le ciseleur en frottant le plat contre sa manche…, et maintenant, Jacques, tu serais bien gentil de m’accompagner jusqu’à Angon… Ça te réchaufferait.

— Ah ! ah ! dit le camarade en riant, vous avez peur que les jambes de bois ne vous courent après, pour vous reprendre le plat ?… À votre service, père Toinoz, à condition que vous me paierez une bouteille de votre vin blanc… Ça me réchauffera encore mieux !…

Quand Jacques Sonnerat, après avoir remisé Toinoz chez lui et vidé la bouteille, en trinquant à Philomène, reprit tout seul le chemin de Talloires, la lune le vit tout à coup esquisser un pas de danse sur le gazon ; puis il se mit à siffler si gaîment et si fort, que l’écho de la Madeleine lui renvoya son sifflement et que, dans les bois du Vivier, les merles s’éveillèrent en sursaut, croyant le jour déjà levé.


III


Philomène, qui n’était pas dans le secret, n’en revenait pas du revirement qui s’était opéré dans les idées de son père. Non seulement Toinoz donnait son consentement au mariage, mais il en pressait activement la conclusion. La trouvaille du plat d’argent lui avait mis l’eau à la bouche ; dans ses rêves il entendait le tintement clair de la vaisselle plate du connétable ; il voyait déjà les pièces d’orfèvrerie, empilées dans son coffre, jeter de blancs éclairs métalliques à travers l’obscurité du cellier. Aussi, maintenant que le repêchage de l’argenterie était subordonné à la célébration des noces de Philomène, il lui tardait d’arriver au jour du mariage. Ce fut lui qui se chargea de toutes les démarches préalables à la publication des bancs, et trois semaines, jour pour jour, après la mémorable nuit du plongeon de Jacques, un joyeux cortège de gens endimanchés s’égrena sous les noyers de la route d’Angon à Talloires, précédé d’un garçon qui jouait de l’accordéon, — l’instrument préféré des montagnards de la Savoie. — En tête marchait Toinoz, rasé de frais et engoncé dans sa redingote des jours de fête ; il donnait le bras à Philomène, toute blanche et rose en ses atours de mariée ; Jacques Sonnerat, la moustache au vent, le sourire aux lèvres, conduisait la mère Toinoz. Quand la noce défila devant la Madeleine, le ciseleur se retourna vers son futur gendre et eut un mystérieux clignotement d’yeux, auquel le garçon répondit par un sourire silencieux et plein de promesses.

Jacques nous avait invités à la cérémonie, et nous assistâmes à la bénédiction nuptiale dans l’église bourrée de curieux. Ce fut l’oncle de Rovagny qui officia, paré de sa plus belle chasuble. Avant d’unir les deux jeunes gens, le brave curé leur adressa un discours joliment tourné où il leur disait, entre autres choses, que l’argent ne fait pas le bonheur, et que la tendresse mutuelle de deux époux vaut mieux que tous les trésors de la terre. En prononçant ces paroles avec onction, le vieux prêtre, dont la ronde figure épanouie était dorée par un rayon de soleil tombant de l’abside, avait une fine expression doucement sardonique qui me frappa. Jacques écoutait dévotement son oncle et approuvait par des hochements de menton, tandis que le ciseleur, plissant dédaigneusement les lèvres, regardait sournoisement du côté du portail grand ouvert, par la baie duquel on apercevait, dans un coup de soleil, le lac bleu, les montagnes vertes et, au bout de la route fuyante, les murs ruinés de la Madeleine s’enlevant en clair sur les vignobles d’Angon…

Je ne vous raconterai pas les festivités, danses et grasses lippées qui suivirent le retour au village. Cela dura jusqu’au soir ; puis la nuit descendit à pas de velours sur les noyers, enveloppant dans son ombre violette le bonheur des jeunes mariés.

Le lendemain, la journée parut interminable au père Toinoz. Il allait et venait par l’atelier, consultant à chaque instant l’horloge qui battait les secondes dans une encognure. Au rebours de Josué, il aurait voulu précipiter la course du soleil vers les sommités vaporeuses des montagnes d’Annecy. Enfin l’heure du souper sonna et, tandis que la mère Toinoz allumait la lampe, le ciseleur tira son gendre à l’écart :

— C’est aujourd’hui la Saint-Jean, murmura-t-il, et il fera pleine lune cette nuit, mon camarade ; j’ai tenu ma promesse, maintenant c’est à toi de t’exécuter.

— Parfaitement, père Toinoz, répondit Jacques d’un air délibéré, je suis à vos ordres… Préparez votre charrette et laissons tranquillement la mère se coucher… Quand tout le village dormira, vers les onze heures, nous partirons pour la Madeleine et nous emmènerons Philo avec nous… Elle est maintenant au courant de l’histoire et elle nous aidera.

Ce fut avec une sourde jubilation que Toinoz entendit au loin, à travers la bleuâtre illumination de la lune, onze heures tinter au clocher de Talloires. Il poussa vivement hors du cellier la charrette dont il avait soigneusement emmitouflé les roues de chiffons, afin que personne ne les entendît rouler.

Jacques prit le bras de Philo, et tous trois se glissèrent, avec des mines de contrebandiers, sur la route de la Madeleine.

Jacques, très occupé de sa jeune femme, ne se pressait nullement. Quant au bonhomme Toinoz, impatient d’arriver, il filait devant avec sa charrette, puis tout à coup, s’apercevant de son isolement et ressaisi de ses terreurs superstitieuses, il rebroussait chemin pour gourmander les traînards. Ceux-ci faisaient la sourde oreille, n’étant point fâchés de savourer leur tête-à-tête.

— Sarpejeu ! bougonnait Toinoz, vous allez comme des limaçons !… Vous aurez bien le temps de causer quand vous serez rentrés !

— Minute, beau-père, ripostait Jacques, la foire n’est pas sur le pont et la vaisselle ne délogera pas sans notre permission !

Ils mirent ainsi une bonne demi-heure à atteindre l’ancienne chapelle, dont l’intérieur, traversé par un rayon de lune, était inondé de blancheurs étranges. Le père Toinoz, haletant d’émotion, s’était assis sur les brancards de la charrette. Sonnerat, lui, plus calme et nonchalant que jamais, continuait à musarder et semblait prendre plaisir à irriter l’impatience de son beau-père. Il dissertait sur la récolte qui promettait d’être magnifique, regardait le ciel constellé, les profils des montagnes, et prédisait du beau temps pour le lendemain.

— Jacques, grommelait Toinoz, dépêche un peu, tu me fais bouillir, mon camarade.

— Voilà, voilà, beau-père ! ricanait-il en se hâtant lentement.

À la fin, il se déchaussa, ôta son pantalon et, comme il enlevait sa chemise, minuit sonna. Il n’y prit point garde et descendit en se dandinant dans son bateau.

— Attention ! s’écria-t-il. Une, deux, trois !…

Et il plongea.

Assis maintenant parmi les menthes du talus, le père Toinoz frissonnait d’impatience tandis que Philomène, peu rassurée, joignait les mains. Tous deux avaient les yeux fixés sur les cercles concentriques qui s’élargissaient à la surface de l’eau. Les grillons chantaient dans les vignes, et leur mélopée faisait paraître le silence de la nuit plus solennel. Philo aperçut la première les légers globules d’air qui annonçaient la remontée du plongeur ; puis dans un bouillonnement et un rejaillissement d’eau, Jacques reparut, — les mains vides.

— Comment ! s’exclama le ciseleur stupéfait, tu ne rapportes rein ?

— Rien, père Toinoz, répondit Jacques en se secouant comme un chien mouillé ; coquin de sort, la vaisselle a disparu !

— Disparu ? balbutia le bonhomme ; impossible, tu te seras trompé de place !

— Je ne me suis pas trompé, répliqua Sonnerat, j’avais marqué l’endroit avec une grosse pierre et je n’ai plus trouvé que des cailloux… Il y a du sortilège là-dessous.

— Laisse-moi tranquille ; quel diable de sortilège veux-tu qu’il y ait ?

— Je l’ignore, répondit-il flegmatiquement.

Puis il ajouta d’un air candide :

— Est-ce que par hasard minuit serait sonné ?

— Oui, le dernier coup tintait comme tu t’enfonçais dans l’eau ; mais le lac est encore éclairé par la lune… Replonge, mon ami, je t’en prie !

— Le dernier coup tintait ? répéta Jacques sans sourciller ; par ma foi, ça explique tout !… Le trésor, vous le savez bien, disparaît dès que minuit a sonné… J’aurais beau plonger maintenant, j’en serais pour mes frais, et la fée du lac a resserré la vaisselle au fin fond de son coffre… En voilà pour jusqu’à la pleine lune prochaine.

— Il n’y a pas de fée, et tu te fiches de moi ! hurla Toinoz exaspéré… J’aurais dû m’en douter et ne pas me fier à un filou de ton espèce ! Tu m’as volé ma fille, brigand, rends-la-moi… Je ferai casser le mariage !

En même temps il avait empoigné le bras de Philomène et la tirait vers le milieu de la route ; mais la jeune femme se dégagea vivement de l’étreinte paternelle :

— Non, papa, dit-elle d’un ton décidé, j’aime Jacques, vous me l’avez donné, je suis sa femme et je reste avec lui.

— Merci, Philo ! cria Jacques en l’embrassant ; tu es la crème des femmes ! Et maintenant père Toinoz, venez me la prendre !

— Ah ! mauvaise fille, tu renies ton père !… geignait le ciseleur ; vous ne valez pas mieux l’un que l’autre et vous vous êtes entendus comme larrons en foire pour me dépouiller et me vexer !

— Mais non, père Toinoz, ripostait Jacques en riant, personne ne veut vous vexer. Soyez donc raisonnable et souvenez-vous de ce que prêchait hier mon oncle le curé : l’argent ne fait pas le bonheur.

— Allez-vous-en au diable, toi et ton oncle ! murmurait Toinoz en poussant sa charrette vide ; je vous renie à mon tour, et il n’y a plus rien de commun entre nous.

— Vous avez tort, beau-père, nous ne demandons qu’à vous satisfaire et à vous aider à exploiter le minerai.

— Ce n’est pas le minerai, c’est moi que tu veux exploiter, vaurien !…

Ainsi se chamaillant, ils regagnèrent Angon où ils s’enfermèrent chacun dans leur chambre, sans avoir fait la paix.

Pourtant, deux jours après, quand je revins au village pour chercher le plateau et la buire que le ciseleur venait de terminer, le bonhomme commençait à s’amadouer. Il avait réfléchi qu’en se brouillant avec son gendre, il se séparerait forcément de sa fille, et que la maison serait du coup bien maussade et bien vide. Et puis, tout en frottant son plat d’argent avec un vieux chiffon de laine, il conservait au fond du cœur un peu d’espoir : malgré tout, il croyait encore au trésor enfoui au fond du lac, et il se disait que si la séparation avait lieu, Jacques Sonnerat était capable de le repêcher pour lui tout seul…

Ce fut Jacques qui, le lendemain, se chargea de nous voiturer à Annecy, et comme le bruit de la trouvaille du plat était venu jusqu’à nous, je profitai de l’occasion pour tirer la chose au clair :

— Voyons, Jacques, lui demandai-je, est-ce vrai que vous avez repêché une pièce d’argenterie dans le lac, près de la Madeleine ?

Le sourire familier du cocher s’accentua sur ses lèvres narquoises :

— Je vas vous dire, monsieur, répliqua-t-il en clignant de l’œil ; j’étais très amoureux de Philo, et je savais le père Toinoz plus entêté que les mulets de votre M. des Diguières… Quand je vous ai entendu raconter la dégringolade de ces animaux avec leur charge d’argenterie, ça m’a fait pousser dans la tête une riche idée… Je me suis souvenu que mon oncle, le curé de Rovagny, possédait justement un plat d’argent qui lui avait été donné par la comtesse de Menthon. Ma foi, je n’ai fait ni une ni deux, j’ai été trouver le brave homme, je lui ai conté mon embarras, et je l’ai si bien endoctriné qu’il m’a laissé emporter sa vieille relique. Ç’a été dur tout de même !… Quand j’ai une fois tenu dans mes mains la pièce d’argenterie, je l’ai bossuée à coups de marteau, je l’ai noircie à la fumée et j’ai été la mettre au frais dans le lac, au rez de la Madeleine… Je savais que le père Toinoz, à force de manier des métaux, ne rêvait plus que mines d’or et d’argent ; je lui ai conté l’aventure des mulets ; ça lui a mis le feu sous le ventre, à cet homme, et quand je l’ai vu bien allumé, je l’ai mené au bord du lac, j’ai plongé, je lui ai rapporté mon plat en lui disant qu’il y en avait une centaine de pareils au fond de l’eau, et il m’a baillé Philomène dans l’espérance d’avoir le reste de la vaisselle… Voilà comment le tour a été joué, grâce à vous, messieurs, et je vous en remercie de tout mon cœur.

— Il n’y a pas de quoi, Jacques… Et en plongeant dans le lac, vous n’avez pas trouvé trace de l’argenterie de M. de Lesdiguières ?

Il éclata de rire :

— Je n’ai trouvé que du sable et des gravats ; si l’argenterie est là-dessous, il y a apparence qu’elle y restera jusqu’à la consommation des siècles, comme dit mon oncle… Mais j’ai tout de même rapporté un trésor…, c’est Philo… Je vous assure qu’elle vaut son pesant d’or et d’argent, — et, ajouta-t-il en passant le fin bout de sa langue sur ses lèvres gouailleuses, — c’est un trésor qui fera des petits !