La Philosophie universitaire

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La Philosophie universitaire
Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (p. 47-106).
PHILOSOPHIE ET PHILOSOPHES

LA PHILOSOPHIE UNIVERSITAIRE

Que la philosophie soit enseignée dans les Universités, c’est un avantage pour elle à plus d’un point de vue. Elle prend ainsi ouvertement existence et dresse son étendard devant les yeux des hommes. Par là, elle ne cesse de se rappeler au souvenir et d’attirer l’attention. Le profit principal, toutefois, c’est que plus d’une jeune tête bien douée fera sa connaissance et se sentira attirée vers son étude. On accordera néanmoins que celui qui a des aptitudes pour elle, et qui par conséquent en a besoin, peut aussi l’aborder et l’étudier d’une autre manière. Ceux qui s’aiment et qui sont nés l’un pour l’autre se réunissent facilement ; des âmes sœurs se saluent de loin. Un esprit comme celui dont je parle sera stimulé plus puissamment et plus efficacement par le premier livre venu d’un vrai philosophe qui lui tombera sous la main, que par les leçons d’un professeur de philosophie. On devrait aussi, dans les collèges, lire assidûment Platon, comme étant le plus propre à développer l’esprit philosophique. Je suis d’ailleurs arrivé peu à peu à la conviction que l’utilité de la philosophie universitaire le cède au préjudice que la philosophie en tant que profession porte à la philosophie en tant que recherche libre de la vérité, ou que la philosophie gouvernementale est inférieure à la philosophie de la nature et de l’humanité.

Avant tout, en effet, un gouvernement n’appointera pas des gens pour contredire, directement ou même indirectement, ce qu’il fait proclamer du haut de toutes les chaires par des prêtres ou par des professeurs de religion nommés par lui ; un pareil procédé rendrait inefficace, dans la mesure où il agirait, l’arrangement établi. Les jugements, on le sait, se neutralisent non seulement par une opposition contradictoire, mais par une opposition simplement contraire. Ainsi, ce jugement : « la rose est rouge », est contredit non seulement par celui-ci : « elle n’est pas rouge », mais même par cet autre : « elle est jaune », qui en dit autant et plus. De là ce principe : improbant secus docentes. Par suite de cette circonstance, les philosophes universitaires se trouvent dans une situation toute particulière ; on peut révéler enfin une bonne fois le secret public de celle-ci. Les professeurs de toutes les autres sciences n’ont d’autre obligation que d’enseigner, suivant leurs forces et leur possibilité, ce qui est vrai et exact ; mais en ce qui concerne les professeurs de philosophie, il faut comprendre la chose cum grano salis. La philosophie, en effet, a cette particularité que le problème de la science est le même que celui sur lequel la religion donne elle aussi, à sa façon, des éclaircissements ; voilà pourquoi j’ai nommé celle-ci la métaphysique du peuple. Les professeurs de philosophie doivent donc, eux aussi, enseigner ce qui est vrai et exact ; mais cela doit précisément être, au fond et dans l’essentiel, la même chose que ce qu’enseigne aussi la religion du pays, qui est également exacte et vraie. De là, l’assertion naïve, déjà signalée dans ma Critique de la philosophie de Kant, d’un professeur de philosophie très réputé, en 1840 : « Si une philosophie nie les idées fondamentales du christianisme, ou elle est fausse, ou, quoique vraie, elle ne sert à rien ». On voit par là que, dans la philosophie universitaire, la vérité n’occupe qu’une position secondaire, et, quand elle en est requise, doit disparaître pour faire place à autre chose. Cela donc distingue la philosophie des Universités de toutes les autres sciences qu’on y enseigne.

Il résulte de là que, tant que l’Église subsistera, l’on ne pourra professer dans les Universités qu’une philosophie pleine d’égards pour la religion du pays ; elle devra, sur les points essentiels, marcher parallèlement avec celle-ci ; et, bien qu’enjolivée, étrangement chamarrée, et rendue ainsi passablement incompréhensible, elle n’en sera pas moins, au fond et dans l’essentiel, une simple paraphrase et une apologie de la religion du pays. Ceux qui enseignent avec ces restrictions n’ont donc plus autre chose à faire que de chercher des tournures et des formes nouvelles, sous lesquelles ils présentent le contenu de la religion du pays déguisé sous des expressions abstraites qui le rendent fade, et qu’ils nomment ensuite philosophie. Qu’un homme veuille cependant faire quelque chose de plus, ou bien il s’égarera dans des sentiers avoisinants, ou bien il recourra à toutes sortes de petites farces innocentes, telles, par exemple, que de pénibles calculs analytiques sur l’équilibre des représentations dans la tête humaine, et autres plaisanteries. Cela n’empêche pas ces philosophes universitaires, auxquels on impose de telles restrictions, de se sentir parfaitement heureux :c’est qu’ils visent avant tout à acquérir un honnête revenu pour eux, leur femme et leurs enfants, en même temps qu’une certaine considération du public. Au contraire, l’âme tourmentée d’un véritable philosophe, qui vise de toutes ses forces à trouver la clé de notre existence aussi énigmatique que hasardeuse leur fait l’effet d’une création mythologique ; et il est encore heureux que celui-ci ne leur apparaisse pas comme atteint de monomanie ! Qu’on puisse en effet prendre la philosophie tellement au sérieux, c’est ce que, en règle générale, celui qui l’enseigne croit moins que personne ; de même, le chrétien le plus incrédule est d’ordinaire le pape. Il est donc excessivement rare qu’un véritable philosophe ait été en même temps professeur de philosophie (1). Que Kant précisément constitue cette exception, j’en ai exposé les raisons et les conséquences dans mon œuvre principale (2). Bien que Fichte ne fût en réalité qu’un sophiste, et non un véritable philosophe, sa destinée entière vient à l’appui de ce que j’ai avancé sur les conditions d’existence de toute philosophie universitaire. Il avait osé laisser en dehors de son enseignement les doctrines de la religion du pays ; il en résulta qu’il fut destitué, et insulté en outre par la populace. Du reste, le châtiment opéra sur lui, puisque, après sa nomination postérieure à Berlin, le « moi » absolu céda très docilement la place au bon Dieu, et que toute sa doctrine en général prit une couleur chrétienne, comme en témoigne surtout son Instruction pour la vie bienheureuse. Ce qu’il est encore intéressant de remarquer dans son cas, c’est qu’on lui fit un crime de cette affirmation : « Dieu n’est autre chose que l’ordre moral même du monde », alors que ladite affirmation ne diffère guère de celle de l’évangéliste Jean : « Dieu est l’amour (3). » 1. II est tout à fait naturel que, plus on exige de dévotion d’un professeur, moins on exige de savoir de sa part ; absolument comme du temps d’Altenstein [Karl Altenstein, baron de Stein, ministre prussien (1770-1840) (N.d.t.)], il suffisait d’admettre le bousillage hégélien. Mais depuis que, dans l’attribution des chaires, le savoir peut être remplacé par la dévotion, ces messieurs ne se surmènent plus pour acquérir celui-là. Ces tartufes feraient mieux de se ménager et de se dire :Qui croira que nous croyons cela ? Que ces messieurs soient professeurs, cela regarde ceux qui les ont choisis. Pour ma part, je ne vois en eux que de mauvais écrivains dont je combats l’influence. Pour moi, j’ai recherché la vérité, et non une chaire. C’est en cela que consiste, en dernière analyse, la différence entre moi et les philosophes dits post-kantiens. C’est ce que, avec le temps, l’on reconnaîtra de plus en plus. Voir les Suppléments au livre II du [[Le Monde comme volonté et comme représentation|Monde comme volonté et comme représentation]], chap. XVII: Sur le besoin métaphysique de l’humanité.

(2) « Si Kant a pu vivre pour la philosophie et d’elle, il le doit à une circonstance bien rare, qui ne s’est reproduite qu’une fois depuis les Antonins et les Juliens :il y avait alors un philosophe sur le trône (Frédéric II). C’est uniquement sous de tels auspices que la Critique de la raison pure pouvait voir le jour. Mais à peine le roi est-il mort, qu’aussitôt nous voyons Kant saisi de peur, car il appartenait à la confrérie. Dans la deuxième édition, il modifie son chef-d’œuvre, il le mutile, il le gâte, et, en fin de compte, il est menacé de perdre sa place. »

Le privat-docent Fischer, de Heidelberg, a eu en 1853 le même sort : on lui retira son jus legendi, parce qu’il enseignait le panthéisme. Le mot d’ordre est donc :

Mange ton pudding, esclave, et présente la mythologie juive en guise de philosophie ! Le plaisant de la chose, c’est que ces gens-là se disent philosophes, me jugent en cette qualité, et vont même jusqu’à prendre des airs de supériorité à mon égard ; n’ont-ils pas, pendant quarante ans, dédaigné d’abaisser leurs yeux sur moi, me regardant comme indigne de leur attention ! L’État d’ailleurs doit aussi protéger les siens, et il devrait édicter une loi défendant de se moquer des professeurs de philosophie. Il est en conséquence facile de comprendre que, dans ces conditions, la philosophie universitaire ne peut s’empêcher de procéder :

Comme un de ces grillons à longues pattes
Qui toujours vole, et en volant fait des sauts,
Et chante aussitôt dans l’herbe sa vieille petite chanson.

« Wie eine der langbeinigen Cikaden,
Die immer fliegt und fliegend springt
Und gleich im Gras ihr altes Liedchen singt. » Goethe Le côté grave de la question est simplement cette possibilité, avec laquelle il faut compter : c’est que l’ultime pénétration dans la nature des choses, dans sa propre essence et dans celle du monde, accessible à l’homme, ne s’accorde pas directement avec les doctrines révélées en partie à l’ancien petit peuple juif, nées en partie à Jérusalem il y a dix-huit cents ans. Pour en finir d’un coup avec cette crainte, le professeur de philosophie Hegel trouva l’expression : « religion absolue », à l’aide de laquelle il atteignit son but. Il connaissait son public. Et cette religion est en réalité, pour la philosophie universitaire, véritablement absolue, c’est-à-dire une religion qui doit de toute nécessité être absolue et absolument vraie ; sans quoi… !  ! D’autres, parmi ces chercheurs de vérité, amalgament la philosophie et la religion en un centaure qu’ils nomment philosophie de la religion ; ils enseignent aussi d’habitude que la religion et la philosophie sont une seule et même chose : affirmation qui ne paraît vraie que dans le sens où François Ier disait d’une façon très conciliante au sujet de Charles Quint, d’après ce qu’on raconte : « Ce que mon frère Charles veut, je le veux aussi. » (C’est de Milan qu’il s’agissait.) D’autres encore, sans tant de cérémonies, parlent franchement d’une philosophie chrétienne : ce qui revient à peu près au même que si l’on parlait d’une arithmétique chrétienne qui trouverait que deux et deux font cinq.

Certaines épithètes empruntées aux doctrines religieuses sont déplacées surtout dans la philosophie, qui se donne pour la raison tentant de résoudre, par ses propres moyens, et indépendamment de toute autorité, le problème de l’existence. Comme science, elle n’a nullement à s’occuper de ce qui peut ou doit être cru ; elle n’a qu’à s’occuper de ce qui se laisse savoir. Ceci serait-il tout différent de ce qu’il s’agit de croire, que, même par là, la foi n’en subirait aucun préjudice ; elle est précisément la foi, parce qu’elle renferme ce que l’on ne peut pas savoir. Si l’on pouvait le savoir, la foi serait quelque chose de tout à fait inutile et même de ridicule — à peu près comme si l’on greffait, par surcroît, sur des sujets de mathématique une doctrine religieuse. Si l’on a la persuasion que la vérité pleine et entière est contenue et exprimée dans la religion du pays, il faut s’y tenir et s’abstenir de toute philosophie. Mais ne cherchons pas à paraître ce que nous ne sommes pas. Prétendre rechercher impartialement la vérité, avec l’intention de donner la religion du pays comme résultat, mesure et contrôle de celle-ci, cela est inadmissible ; et une pareille philosophie, attachée à la religion du pays comme un chien de garde à sa chaîne, est seulement la caricature désagréable de l’effort le plus haut et le plus noble de l’humanité. En attendant, c’est justement un très important article d’écoulement des philosophes universitaires, que cette philosophie religieuse qualifiée plus haut de centaure, qui aboutit en réalité à une espèce de gnose ou à une manière de philosophie partant de prémisses arbitraires, nullement confirmées. Les titres des programmes, par exemple celui-ci : De verae philosophiae erga religionem pietate — inscription très bien appropriée à un tel pacage philosophique — caractérisent très nettement la tendance et les motifs de la philosophie en question. Sans doute, ces philosophes apprivoisés prennent parfois un élan qui paraît dangereux ; mais on peut attendre le résultat avec calme, en se disant qu’ils arriveront certainement au but fixé une fois pour toutes. Oui, parfois, on se sent tenté de croire qu’ils ont déjà terminé avant leur douzième année leurs recherches philosophiques regardées par eux comme sérieuses, et qu’ils ont établi à jamais, dès ce moment, leur vue de l’essence du monde et de ce qui s’y rattache. C’est qu’en effet, après toutes les discussions philosophiques et le fourvoiement dans des sentiers détournés périlleux, avec des guides hardis, ils reviennent toujours à ce qui nous paraît plausible dans cet âge, et semblent même le prendre comme critérium de la vérité. Toutes les doctrines philosophiques hétérodoxes dont ils ont dû s’occuper dans le cours de leur vie ne leur paraissent exister que pour être réfutées, et établir ainsi d’autant plus solidement les autres. On doit même s’étonner que, passant leur vie au milieu de tant de vilaines hérésies, ils aient néanmoins su garder si pure leur innocence philosophique intérieure.

Celui qui, ensuite, conserverait un seul doute sur l’esprit et le but de la philosophie universitaire n’a qu’à considérer la destinée de la fausse sagesse hégélienne. Cela lui a-t-il nui, que son idée fondamentale ait été l’absurdité même, un monde renversé, une pantalonnade philosophique, son contenu le verbiage le plus creux et le plus vide auquel se soient jamais complus des imbéciles, et que le style, dans les œuvres de l’initiateur lui-même, ait été le galimatias le plus répugnant et le plus insensé, allant jusqu’à rappeler les délires des aliénés ? Pas le moins du monde ! Cette philosophie a ainsi plutôt fleuri, pendant vingt ans, comme la plus brillante philosophie universitaire, et lui a rapporté de solides honoraires ; elle a pris de l’embonpoint ; des centaines de volumes, notamment en Allemagne, l’ont prônée comme le sommet enfin atteint de la sagesse humaine et comme la philosophie des philosophies, et l’ont portée aux nues ; on examinait les étudiants sur elle, et on nommait des professeurs chargés de l’enseigner. Celui qui regimbait était déclaré « un fou en son genre » par le suppléant, devenu hardi, de l’auteur aussi souple que peu intelligent de cette philosophie, et même les quelques hommes qui osaient s’opposer faiblement à cette sottise ne s’y risquaient que timidement, en reconnaissant « le grand esprit et l’immense génie » de ce philosophraste inepte. La preuve de ce que l’on avance ici se trouve dans l’ensemble de la littérature de ce joli mouvement. Passée désormais à l’état d’actes fermés une fois pour toutes, elle s’achemine, à travers l’avant-cour de voisins qui rient ironiquement, vers le tribunal de la postérité qui, entre autres conclusions, manie aussi une cloche infamante que l’on peut faire résonner pendant des siècles entiers. Mais qu’est-ce qui est venu mettre si soudainement fin à cette gloire, précipiter la chute de la « bête triomphante » et dissiper toute la grande armée de ses mercenaires et de ses imbéciles, à l’exception d’un restant de traînards et de maraudeurs rassemblés sous le fanion des Annales de Hallé et persistant un moment dans le désordre, ce qui cause un scandale public, et de quelques misérables niais croyant aujourd’hui encore à ce qu’on leur a fait avaler dans leur jeunesse, et allant le colporter ? Tout simplement, la mauvaise idée venue à quelqu’un de démontrer que cette philosophie universitaire est en accord seulement en apparence et par les mots avec la religion du pays, mais non en réalité et au véritable sens. Ce reproche était juste en soi, comme l’a prouvé plus tard le néo-catholicisme. Le catholicisme allemand, ou néo-catholicisme, n’est en effet que l’hégélianisme popularisé. Comme celui-ci, il n’explique pas le monde, et il reste là sans qu’on puisse se renseigner à son égard. Il reçoit simplement le nom de « Dieu », et l’humanité le nom de « Christ ». Tous deux sont leur « propre but », c’est-à-dire se trouvent là pour la mener bonne, tant que dure la courte vie. Gaudeamus igitur ! Et l’apothéose hégélienne de l’État est prolongée jusqu’au communisme (Kampe, Histoire du mouvement religieux du temps actuel, trois volumes, 1856, expose très à fond le néo-catholicisme en ce sens.)

Mais qu’un pareil reproche ait pu être le talon d’Achille d’un système philosophique dominant, cela nous montre

Quelle qualité
Fait pencher la balance, élève l’homme,

« Welch eine Qualität
Den Ausschlag gibt, den Mann erhöht. »


ou ce qu’est le véritable critérium de la vérité et de la valeur possible d’une philosophie dans les Universités allemandes, et ce dont il s’agit ici ; en outre, une attaque de ce genre, même sans parler du mépris qu’inspire toute accusation d’hérésie, aurait dû être arrêtée tout net.

Celui qui voudrait d’autres preuves à cet appui n’a qu’à considérer l’épilogue de la grosse farce hégélienne. Je veux parler de la subite conversion si opportune de M. Schelling du spinozisme au bigotisme, et de sa nomination de Munich à Berlin qui en fut la conséquence. Toutes les gazettes retentirent de son nom, et l’on aurait pu croire, d’après leurs allusions, qu’il y apportait dans sa poche le Dieu personnel qu’on réclamait si instamment. L’affluence des étudiants fut si forte qu’ils escaladèrent la salle du cours par les fenêtres ; puis, à la fin de la leçon, un certain nombre de professeurs de l’Université, qui avaient été ses auditeurs, lui remirent très humblement le diplôme de grand homme. Bref, rappelons d’une façon générale son rôle excessivement brillant et non moins lucratif à Berlin, qu’il joua sans rougir, et cela dans un âge avancé où le souci du souvenir qu’on laissera l’emporte, chez les natures nobles, sur tout autre souci. Un tel spectacle pourrait vous rendre mélancolique ; on pourrait presque penser que les professeurs de philosophie eux-mêmes devraient en avoir honte ; mais c’est là de la pure fantaisie. Quant à celui qui, après une telle consommation, n’ouvre pas les yeux sur la philosophie universitaire et sur ses héros, celui-là est incurable.

En attendant, l’équité demande qu’on ne juge pas la philosophie universitaire seulement au point de vue de son but prétendu, comme on l’a fait ici, mais de son but véritable. Celui-ci tend à inculquer aux futurs référendaires, avocats, médecins, pasteurs et instituteurs, et au plus profond de leurs convictions, la direction de ce rapport avec les vues que l’État et son gouvernement nourrissent sur eux. Contre cela, je n’ai rien à objecter, et j’acquiesce à cette manière de voir. Je ne me sens pas en effet compétent pour juger de la nécessité ou de l’inutilité d’un semblable moyen de gouvernement ; je m’en remets donc à ceux qui ont la lourde tâche de gouverner les hommes, c’est-à-dire de maintenir la loi, l’ordre, la tranquillité et la paix parmi les nombreux millions d’êtres d’une race qui est, dans sa grande majorité, démesurément égoïste, injuste, déraisonnable, déshonnête, envieuse, méchante, de plus très bornée et extravagante, et de protéger le petit nombre de ceux qui possèdent quoi que ce soit, contre le grand nombre de ceux qui ne possèdent rien d’autre que leur force physique. Cette tâche est si lourde que je ne me hasarderai vraiment pas à discuter avec eux les moyens à employer. « Je remercie Dieu chaque matin de n’avoir pas à me préoccuper de l’Empire romain », telle a toujours été ma maxime. Mais c’est à ces fins gouvernementales de la philosophie universitaire que l’hégélianisme a dû la faveur ministérielle sans exemple dont il a joui. Pour lui, en effet, l’État était « l’organisme éthique absolument parfait », et il faisait s’absorber dans l’État la raison entière de l’existence humaine. Pouvait-il y avoir pour les futurs référendaires, et par conséquent pour les employés du gouvernement, une meilleure préparation que celle-ci ? Grâce à elle, leur être entier, corps et âme, échéait à l’État, comme celui de l’abeille à la ruche, et ils n’avaient rien d’autre à faire, ni dans ce monde ni dans un autre, qu’à coopérer, comme de bons rouages, à maintenir en marche la grande machine de l’Etat, ultimus finis bonorum. Le référendaire et l’homme ne faisaient en conséquence qu’un. C’était une apothéose en règle du philistinisme.

Mais cette philosophie universitaire officielle est une chose, et la philosophie même et en soi en est une autre ; on pourrait les distinguer, sous ce rapport, celle-ci en philosophie pure, celle-là en philosophie appliquée. Celle-ci ne connaît d’autre but que la vérité, et il pourrait en résulter que tout autre but, recherché par son moyen, deviendrait funeste au premier. Sa haute fin est la satisfaction de ce noble besoin que je nomme le besoin métaphysique, lequel se fait sentir de tout temps à l’humanité d’une façon intime et vivace, mais le plus fortement lorsque, comme de nos jours, les doctrines religieuses ont perdu de plus en plus leur autorité. Calculées en vue de la grande masse de l’humanité et appropriées à celle-ci, elles peuvent renfermer seulement une vérité allégorique, qui doit néanmoins les faire valoir au sens propre. Or, étant donné le développement toujours plus étendu de toutes les connaissances historiques, physiques et même le nombre des gens auxquels les doctrines religieuses ne peuvent plus suffire devient chaque jour plus grand, et ceux-ci insisteront toujours davantage sur la vérité au sens propre. Que pourrait donc bien opposer à cette exigence la susdite poupée universitaire, nervis alienis mobile ? Jusqu’où n’ira-t-on pas encore avec cette philosophie officielle de vieilles femmes, ou avec un entassement de mots creux qui ne signifient rien, ou avec des fleurs de rhétorique qui obscurcissent les vérités les plus communes et les plus claires, ou même avec l’absolu non-sens hégélien ? Et si, d’autre part, l’honnête Jean en personne, de retour du désert où il s’était nourri de sauterelles, vêtu d’une peau de bête, et resté ignorant de tout ce tripotage, venait nous présenter les fruits de cette vérité à la recherche de laquelle il s’était livré d’un cœur pur et tout à fait sérieusement, quel accueil aurait-il à attendre de ces commerçants de la chaire, embauchés dans des vues gouvernementales, qui doivent vivre de la philosophie, avec leur femme et leurs enfants, et dont le mot d’ordre est en conséquence : primum vivere, deinde philosophari ? Ils se sont ainsi emparés du marché, veillant à ce qu’on n’y produise que ce qu’ils permettent d’y produire ; et, ainsi, le mérite ne peut s’affirmer que quand leur propre médiocrité daigne le reconnaître. Ils s’attirent l’attention du public restreint et mené en laisse qui s’occupe de philosophie ; celui-ci, en effet, n’emploiera pas son temps, sa peine et ses efforts à des choses qui promettent non une distraction, comme les productions poétiques, mais un enseignement, et un enseignement dépourvu de profit pécuniaire, sans être auparavant pleinement assuré que temps, peine et efforts obtiendront aussi une récompense suffisante. Il attend également, en vertu de sa foi ancrée que celui qui vit d’une chose la comprenne aussi ; il veut donc que les hommes du métier, qui dans leur chaire comme dans les livres, les journaux et les revues, s’affichent en véritables maîtres de la chose en question, lui donnent un avant-goût de ce qui mérite l’attention et de ce qui en est indigne.

Oh ! dans quelle vilaine situation vas-tu te trouver, mon pauvre Jean du désert, si, comme cela est à prévoir, ce que tu apportes n’est pas conforme à la convention tacite de ces messieurs de la philosophie lucrative ! Ils te regarderont comme un homme qui n’a pas saisi l’esprit du jeu, et menace par là de le leur gâter à tous ; partant, comme leur adversaire et leur ennemi commun. Ce que tu apportes serait-il le plus grand chef-d’œuvre de l’esprit humain, qu’il ne trouverait nullement grâce à leurs yeux. Il ne serait pas, en effet, conforme ad normam conventionis, c’est-à-dire tel qu’ils pourraient en faire l’objet de leur exposé en chaire, pour en vivre aussi. Un professeur de philosophie n’a pas l’idée d’examiner un nouveau système au point de vue de la vérité, mais il recherche simplement aussitôt si l’on peut le faire accorder avec les doctrines de la religion du pays, les opinions gouvernementales et les vues régnantes du temps. Alors, il décide de son sort. Si, cependant, ce système faisait son chemin, s’il attirait, comme instructif et révélateur, l’attention du public, qui le jugerait digne d’être étudié, il préjudicierait dans une mesure égale au prestige, au crédit et, ce qui est pire, au placement de la philosophie débitée en chaire.

Dî meliora ! Aussi ne faut-il pas qu’un pareil système grandisse, et tous doivent-ils faire bloc contre lui. La méthode et la tactique en cette matière sont bien vite données par un heureux instinct, comme le possède chaque être pour sa conservation. Attaquer et réfuter une philosophie en opposition avec la norma conventionis, c’est souvent, surtout quand on y devine des mérites et certaines qualités non dispensées par le diplôme de professeur, une chose scabreuse, à laquelle, dans ce dernier cas, il ne faut pas se risquer ; car les œuvres désignées à l’étouffement reçoivent ainsi de la notoriété et exciteraient la curiosité, puis provoqueraient des comparaisons très désagréables, ce qui pourrait avoir une issue fâcheuse. Au contraire, considérer d’un commun accord, en frères ayant les mêmes idées aussi bien que le même talent, une production intempestive de ce genre comme non avenue ; juger, avec une mine des plus innocentes, ce qui a le plus d’importance comme n’en ayant aucune, les vue profondes et destinées à se perpétuer dans les siècles comme indignes de mention, et les étouffer ainsi ; se mordre perfidement les lèvres, puis se taire, se taire avec ce silence déjà dénoncé par le vieux Sénèque (Lettre LXXIX à Lucilius : silentium quod livor indixerit) ; et de temps en temps n’en croasser que plus fort sur les enfants intellectuels avortés et les fausses couches de leur propre association, dans la conscience tranquillisante que ce que tout le monde ignore est comme s’il n’existait pas, et que dans ce monde les choses valent pour ce qu’elles paraissent et indiquent, non pour ce qu’elles sont : c’est là la méthode la plus sûre et la moins dangereuse contre le mérite, méthode que je recommanderai en conséquence à tous les imbéciles qui cherchent à assurer leur vie par des choses pour la pratique desquelles il faut des dons supérieurs. Mais je ne réponds pas des conséquences futures.

Il ne faut toutefois pas prendre ici à témoin les dieux, comme s’il s’agissait d’un inauditum nefas ( crime inouï). Tout cela n’est en effet qu’une scène du spectacle que nous avons sous les yeux de tout temps, dans tous les arts et dans toutes les sciences : la vieille lutte de ceux qui vivent pour la chose avec ceux qui vivent d’elle, ou de ceux qui sont avec ceux qui paraissent. Pour ceux-là, elle est la fin dont la vie n’est pour elle que le moyen ; pour ceux-ci, elle est le moyen, voire la pénible condition de la vie, du bien-être, du plaisir, du bonheur de la famille, choses que seules ils prennent au sérieux ; car ici leur sphère d’action est assignée par la nature. Pour se représenter cela par des exemples et voir les choses de plus près, il faut étudier l’histoire littéraire et lire les biographies des grands maîtres en chaque genre et en chaque art. On verra qu’il en a été ainsi de tout temps, et l’on comprendra que les choses resteront telles. Dans le passé, chacun le reconnaît ; dans le présent, presque personne. Les pages brillantes de l’histoire littéraire en sont presque toutes en même temps les pages tragiques. Elles nous montrent que, dans tous les domaines, en règle générale, le mérite a dû attendre, jusqu’à ce que les fous eussent cessé d’être fous, que le banquet fût terminé, et que tout le monde fût allé se coucher. Alors, le mérite se dresse, comme un spectre hors de la nuit profonde, pour occuper enfin, encore à l’état d’une ombre, la place d’honneur qu’on lui avait jusque-là refusée.

Mais nous n’avons affaire ici qu’à la philosophie et à ses représentants. Nous constatons sur-le-champ que, de tout temps, très peu de philosophes ont été professeurs de philosophie, et que moins de professeurs de philosophie encore ont été philosophes. Aussi peut-on dire que, de même que les corps idioélectriques sont mauvais conducteurs de l’électricité, les philosophes sont mauvais professeurs de phifosophie. En réalité, cette fonction est pour un penseur personnel peut-être la plus difficile de toutes. La chaire philosophique est une sorte de confessionnal où l’on fait coram populo sa profession de foi. En outre, il n’y a guère d’obstacle plus grand à la pénétration approfondie des choses, c’est-à-dire à la véritable sagesse, que l’obligation constante de paraître un sage, d’étaler devant les élèves curieux les prétendues connaissances que l’on possède, et de tenir des réponses prêtes pour toutes les questions imaginables. Mais le pire, c’est qu’un homme dans cette situation est assailli, à chaque pensée qui surgit dans sa tête, par le souci de savoir si elle s’accommode avec les vues de l’autorité supérieure. Cela paralyse son esprit, au point que les pensées mêmes n’osent plus surgir. L’atmosphère de la liberté est indispensable à la vérité. Quant à l’exception qui confirme la règle, à savoir que Kant a été professeur, je me suis déjà expliqué plus haut à ce sujet. J’ajoute simplement que la philosophie de Kant lui-même aurait été plus grandiose, plus décidée, plus pure et plus belle, s’il n’avait pas occupé une chaire ; il tint toutefois, très sagement, le philosophe le plus séparé possible du professeur, car il n’enseignait pas sa propre doctrine dans sa chaire (1).

1. Voir Rosenkranz, Geschichte der Kantischen Philosophie, p. 148. Si, maintenant, je me reporte aux soi-disant philosophes qui ont fait leur apparition depuis un demi-siècle qu’a cessé l’activité de Kant, je n’en vois malheureusement pas un seul auquel je pourrais décerner cet éloge, qu’il a réellement et consciencieusement cherché la vérité. Je trouve au contraire que tous, en s’en rendant plus ou moins compte, ont eu surtout en vue la pure apparence des choses, l’effet, le désir d’en imposer et même de mystifier, qu’ils se sont efforcés avec ardeur d’obtenir des applaudissements de leurs supérieurs, puis ceux des étudiants. Le but final est donc toujours de manger à l’aise, avec la femme et les enfants, le produit du métier. Cela est du reste conforme à la nature humaine, qui ne connaît d’autres buts immédiats, à l’exemple de toute nature animale, que le boire, le manger, le soin de la couvée, et qui a reçu en outre, comme apanage spécial, la manie de briller et de paraître. Au contraire, la première condition d’une œuvre réelle et vraie, en philosophie aussi bien qu’en poésie et dans les beaux-arts, est une disposition anormale, qui remplace, contre la règle de la nature, l’effort subjectif en vue du bien de la personne par un effort absolument objectif dirigé vers une création étrangère à elle. Pour cette raison, cet effort est très justement nommé « excentrique », et parfois même on le raille comme empreint de don-quichottisme. Aristote a déjà dit : « Il ne faut donc pas en croire ceux qui conseillent à l’homme de ne songer qu’à des choses humaines, et à l’être mortel de ne songer qu’à des choses mortelles comme lui. Loin de là, il faut que l’homme s’immortalise autant que possible ; il faut qu’il fasse tout pour vivre selon le principe le plus noble de tous les principes qui le composent. » (Éthique à Nicomaque, livre X, chap. VII). Une pareille tendance d’esprit est d’ailleurs une anomalie des plus rares, dont les fruits, pour cette raison même, profitent, au cours du temps, à l’humanité tout entière ; ils sont heureusement de l’espèce qui se conserve. Pour serrer la chose de plus près, on peut partager les penseurs en ceux qui pensent pour eux-mêmes et ceux qui pensent pour les autres. Ceux-ci sont la règle, ceux-là l’exception. Les premiers sont en conséquence des penseurs personnels au double sens du mot et des égoïstes au sens le plus noble ; c’est d’eux seuls que le monde reçoit un enseignement. Car la lumière qu’on a allumée soi-même peut seulement éclairer ensuite les autres ; de sorte que ce que Sénèque affirme au point de vue moral : Alteri vivas oportet, si vis tibi vivere (1) (Lettre XLVIII), doit être retourné ainsi au point de vue intellectuel : Tibi cogites oportet, si omnibus cogitasse volueris (2). Cela est justement l’anomalie rare, qui ne s’acquiert par aucune autre résolution comme par aucune bonne volonté, sans laquelle nul progrès réel n’est possible en philosophie. En ce qui concerne les autres fins, et, d’une manière générale, les fins indirectes, un cerveau ne tombe jamais dans la tension suprême exigée pour cette étude, et qui réclame l’oubli de soi-même et de tout le reste ; là, on s’en tient à l’apparence et à la supposition des choses. Là, sans doute, on combine en diverses façons quelques notions préexistantes, à l’aide desquelles on construit une sorte de château de cartes ; mais rien de nouveau ni de vrai n’en sort. Ajoutez à cela que des gens qui visent avant tout à leur bien-être personnel, et pour lesquels la pensée n’est qu’un moyen d’y arriver, doivent avoir constamment devant les yeux les besoins et les inclinations temporaires des contemporains, les vues des supérieurs, etc. Cela ne permet pas de viser à la vérité, qui est si difficile à atteindre, même quand on s’y efforce loyalement.

1. « Il faut que tu vives pour autrui, si tu veux vivre pour toi-même. »

2. « Il faut que tu penses pour toi, si tu veux penser pour tous. » Au reste, comment celui qui recherche pour lui-même, y compris sa femme et ses enfants, des honoraires respectables, pourrait-il se consacrer en même temps à la vérité ? Car celle-ci a été de tout temps une compagne dangereuse, une hôtesse partout malvenue, qu’on représente nue sans doute parce qu’elle n’apporte rien, n’a aucun présent à faire, et ne veut être recherchée que pour elle-même. On ne peut servir à la fois deux maîtres aussi différents que le monde et la vérité, qui n’ont de commun que la première lettre du mot’; cette entreprise mène à l’hypocrisie, à la courtisanerie, à la duplicité. Alors, il peut arriver qu’un prêtre de la vérité devienne un champion du mensonge : il enseignera avec zèle ce que lui-même ne croit pas, fera perdre son temps et tourner la tête à la jeunesse confiante, ou se posera en héraut sans scrupules de bousilleurs influents, de cagots imbéciles, par exemple. Ou bien encore, comme il est appointé par l’État en vue de fins politiques, il trouvera bon de faire l’apothéose de celui-ci, de le regarder comme le sommet de tout effort humain et de toutes choses. Il transformera ainsi non seulement le cours de philosophie en une école du plus plat philistinisme, mais finira par aboutir, comme Hegel, par exemple, à la doctrine révoltante que la destination de l’homme trouve sa plénitude dans l’État, à peu près comme celle de l’abeille dans la ruche : ce qui a pour effet de dérober complètement aux yeux le but élevé de notre existence.

Que la philosophie ne se prête pas à être un gagne-pain, c’est ce que Platon a déjà démontré dans ses peintures des sophistes, qu’il oppose à Socrate ; au début du Protagoras, en particulier, il a décrit de la façon la plus amusante, avec un comique incomparable, la manière de faire de ces gens-là et le succès obtenu par eux. Gagner de l’argent au moyen de la philosophie, c’était, chez les Anciens, le signe qui distinguait le sophiste du philosophe. Le rapport des sophistes aux philosophes était, en conséquence, tout à fait analogue à celui d’une jeune fille qui se donne par amour, comparée à la fille de joie qui se fait payer. C’est ainsi que Socrate dit, par exemple (Xénophon, Mémoires sur Socrate, Livre I, chap. VI) : « Antiphon, ne voyons-nous pas parmi nous qu’on peut faire de la beauté, comme de la sagesse, un emploi honnête ou honteux ? Celui qui trafique de la beauté avec qui veut la lui payer s’appelle un prostitué ; mais celui qui, connaissant un homme vertueux, cherche à s’en faire un ami est estimé un homme sensé. Il en va de même de la sagesse : ceux qui trafiquent avec qui veut la leur payer s’appellent sophistes ou bien prostitués ; mais celui qui, reconnaissant dans un autre un bon naturel, lui enseigne tout ce qu’il sait de bien et s’en fait un ami est estimé un homme fidèle aux devoirs d’un bon citoyen. » Que pour cette raison Socrate ait rangé Aristippe parmi les sophistes, et qu’Aristote ait fait de même, je l’ai déjà démontré dans mon œuvre principale. (Supplément au § 15 du livre premier, chap. XVII.) Stobée indique que les stoïciens aussi étaient du même avis : « Quant à réclamer de l’argent des disciples, il y eut dissentiment entre eux à ce sujet. Les uns disaient que ce serait agir en cela comme les sophistes ; les autres, que ce serait un procédé peu noble et rappelant celui des artisans, et qu’en conséquence il serait indigne de la philosophie de se faire payer ses leçons » (Eclogae physicae et ethicae, édit. Heeren, Gaettingue, 1792-1801, t. II, p. 226). Le jurisconsulte Ulpien, de son côté, affiche une haute opinion des philosophes ; il les excepte en effet de ceux qui sont en droit de prétendre à un dédommagement pour des services libéraux, c’est-à-dire convenant à un homme né libre. Il dit (Digeste, loi 1, § 4) : « Les philosophes sont-ils au nombre des professeurs ? Je ne le pense pas, non parce que la chose serait malséante, mais parce qu’il est avant tout de leur intérêt de mépriser un travail mercenaire. » L’opinion sur ce point était si inébranlable que nous la trouvons encore en pleine vigueur sous les empereurs suivants. Dans Philostrate, Apollonius de Tyane (Vie, livre I, chap. XIII) reproche à son adversaire Euphrate την σοφιαν χαπηλεὐειν (de faire métier de la philosophie), et il lui dit dans sa LI lettre : « Quelques-uns te reprochent d’avoir reçu de l’argent de l’empereur ; et ce ne serait pas à tort, à moins qu’il ne soit faux que tu te sois fait payer pour ta philosophie, et cela très souvent, très cher, et par celui qui te croyait sérieusement philosophe. » En conformité de cette manière de voir, il dit de lui-même, dans une lettre précédente (la XLIII) : « Si l’on offre de l’argent à Apollonius, et qu’on lui paraisse digne d’estime, il l’acceptera, au cas où il en aurait besoin ; mais un salaire pour son enseignement philosophique, jamais il n’y consentira, même s’il se trouvait dans l’indigence. »

Cette manière de voir, vieille comme le monde, a sa juste raison d’être ; elle résulte de ce que la philosophie a de nombreux points de contact avec la vie humaine, la vie publique aussi bien que celle de l’individu. Ainsi, quand on en fait métier, le dessein prémédité en arrive bien vite à prendre le pas sur la recherche désintéressée, et les prétendus philosophes deviennent de simples parasites de la philosophie. Ils font obstacle à l’action des vrais philosophes, prennent à leur égard une attitude hostile, et se conjurent même contre eux, pour ne se préoccuper que de l’avancement de leurs propres affaires. Dès qu’en effet il s’agit du gain, il peut facilement arriver, lorsque l’intérêt l’exige, qu’on recoure à toutes sortes de moyens bas, d’ententes secrètes, de coalitions, etc., pour favoriser le faux et le mauvais, en vue d’intérêts matériels ; et, alors, il devient nécessaire de supprimer le vrai et le bon qui leur font opposition. Mais nul n’est moins propre à un pareil rôle qu’un philosophe véritable, qui serait venu à tomber au milieu des industriels en question.

Cela nuit peu aux beaux-arts, même à la poésie, qu’ils soient aussi une source de profit ; chacune de leurs œuvres a son existence à part, le mauvais n’y est pas en état d’obscurcir le bon. La philosophie, au contraire, est un tout, c’est-à-dire une unité, et a pour but la vérité, non la beauté. Il y a des beautés de plusieurs sortes, mais il n’y a qu’une vérité ; comme il y a plusieurs Muses, mais seulement une Minerve. Le poète peut très bien, pour cette raison, dédaigner de flageller le mauvais ; mais le philosophe peut y être parfois contraint. Le mauvais, mis en honneur, prend en effet une attitude nettement hostile à l’égard du bon, et la mauvaise herbe qui pullule écarte la plante utile. La philosophie, de par sa nature, est exclusive ; elle fonde la manière de penser de l’époque ; et voilà pourquoi le système régnant en souffre, comme les fils de la sultane, aucun autre à côté de lui. De plus, le jugement est ici extrêmement difficile, et l’obtention seule des faits nécessaires pour le constituer, pénible. Qu’on vienne ici, au moyen d’habiletés, faire valoir le faux et le prôner partout comme vrai, à grand renfort de voix de stentors appointés, et nous aurons ces résultats : l’esprit du temps est empoisonné, toutes les branches de la littérature se corrompent, tout essor intellectuel élevé s’arrête, et un obstacle de longue durée vient s’opposer au développement du bon et du vrai. Tels sont les fruits de la φιλοσοφία μισθοφόρος (philosophie salariée). Voyez, comme, preuve à l’appui, ce que, depuis Kant, on a fait de la philosophie, et ce qui est ainsi advenu d’elle. L’histoire réelle de la charlatanerie hégélienne, et la façon dont elle s’est répandue, suffira d’ailleurs à illustrer un jour au vif ce que je viens d’établir.

En conséquence, celui qui vise non à la philosophie d’État ni à la philosophie pour rire, mais à la connaissance et à la recherche à tout prix de la vérité, les cherchera partout ailleurs quee dans les Universités, ailleurs que là où leur sœur, la philosophie ad normam conventionis, gouverne la maison et dresse le menu. Oui, j’incline de plus en plus à l’avis qu’il vaudrait mieux, pour la phijlosophie, cesser d’dtre un métier et d’intervenir dans la vie bourgeoise, sous le patronage de professeurs. C’est une plante qui, telles la rose des Alpes et la double-cloche, ne prospère qu’à l’air libre des montagnes, et dépérit quand on la cultive artificiellement. Les représentants de la philosophie dans la vie bourgeoise ne la représentent le plus souvent que comme le comédien fait le roi. Les sophistes que Socrate attaqua sans se lasser, et que Platon prend pour cible de ses railleries, étaient-ils autre chose que des professeurs de philosophie et de rhétorique ? Et n’estce pas en réalité cette attaque vieille comme le monde, qui n’a jamais cessé complètement, que je reprends à mon tour’? Les efforts suprêmes de l’esprit humain ne s’accordent pas avec le métier ; leur noble nature ne peut s’amalgamer avec celui-ci. On pourrait encore s’entendre avec la philosophie universitaire, si les maîtres appointés se contentaient de remplir leurs fonctions en transmettant à la génération qui se développe, à la façon des autres professeurs, le savoir existant qui vaut, en attendant, comme vrai, c’est-à-dire s’ils exposaient fidèlement et exactement à leurs auditeurs, en leur mâchant les choses, le système du plus récent philosophe véritable ; on pourrait encore s’entendre, dis-je, surtout s’ils apportaient dans leur exposé du jugement ou au moins du tact, au lieu de présenter comme des philosophes de purs sophistes tels, par exemple, qu’un Fichte, un Schelling, et à plus forte raison un Hegel. Or, non seulement les qualités mentionnées leur font en général défaut, mais ils se livrent à la sotte illusion qu’il appartient à leur emploi de jouer eux-mêmes au philosophe, et d’enrichir le monde du fruit de leurs profondes méditations. Cette illusion engendre ces productions aussi misérables que nombreuses, dans lesquelles des cerveaux ordinaires, et parfois même moins qu’ordinaires, traitent les problèmes dont la solution a provoqué depuis des milliers d’années les efforts suprêmes des intelligences les plus rares, pour vues des aptitudes les plus grandioses, auxquelles l’amour de la vérité a fait oublier leur propre personne, et que l’aspiration vers la lumière a poussées parfois jusqu’en prison, et même sur l’échafaud ; intelligence dont la rareté est telle que l’histoire de la philosophie, qui depuis trois mille cinq cents ans marche parallè lement avec l’histoire des États, en lui donnant sa note fondamentale, peut à peine enregistrer un philosophe fameux sur cent monarques fameux que compte l’histoire desdits États.

Ce n’est en effet que dans des cerveaux isolés que la nature est parvenue a une conscience plus claire d’elle-meme. Mais ceux-ci ont si peu de points de contact avec le vulgaire et avec la foule que la plupart ne sont appréciés a leur juste valeur qu’apres leur mort, ou tout au plus dans un âge avancé. Ainsi, la gloire d’Aristote, _qui par la suite se répandit plus lômqu âucune autre, n’a commencé, selon toute apparence, que deux siecles apres lui. Ép, içu.re dont le nom est connu aujourd’hui encore, meme de la grande masse, a vécu et est mort completement ignoré a Athenes (Séneque, Lettre LXXIX). Giordano Bruno et Spinoza ne furent appréciés et honorés q é flans lé siecle suivant. Meme David Hume, qui écri-vait d’une façon si claire et si populaire, attendit jusqu’a l’âge de cinquante ans qu’on fit attention a lui, quoiqu’il eut publié depuis longtemps ses œuvres. Kant ne devint célebre qu’a plus de soixante ans. Les choses vont plus vite, il est vrai, avec les philosophes universitaires de nos jours ; car ils n’ont pas de temps a perdre. Tel professeur annonce la doctrine de son collegue de l’université voisine, comme le sommet enfin atteint de la sagesse humaine ; et voila celui-ci devenu aussitôt un grand philosophe, qui prend immédiatement sa place dans l’histoire de la philosophie, je veux dire dans celle qu’un troisieme collègue prépare pour la foire aux livres prochaine ; ce dernier, a son tour, ajoute ingénument aux noms immortels des martyrs de la vérité de tous les siecles les honorables noms de ses col-legues bien appointés qui fleurissent pour l’ins-tant, comme autant de philosophes en état de se mettre sur les rangs, vu qu’ils ont rempli beau-Coup de papier et ont acquis la considération —énérale de leurs collegues. Alors on accouple, par exemple, « Aristote et Herbart’ », ou « Spinoza et Hegel », « Platon et Schleiermacher’ », et le monde étonné doit constater que les philo-sophes, jadis produits si parcimonieusement au cours des siecles par la nature avare, ont poussé partout comme des champignons, dans ce der-nier laps de temps de dix années, parmi les Alle-mands si hautement doués, comme personne ne l’ignore. Naturellement, on aide par tous les moyens a cette auréole de l’époque. Aussi, soit dans les revues savantcs, soit dans ses propres œuvres, le professeur de philosophie ne man-quera pas d’examiner consciencieusement, avec un air important et le sérieux requis par l’emploi, les calembredaines de son collegue ; de sorte qu’on croirait a s’y méprendre qu’il s’agit ici de progres réels de la connaissance humaine. Son propre avortement est bientôt a son tour l’objet du meme honneur, et nous savons que nihil officiosius, quam quum mutuiini nnuli scahunt’. Tant de cerveaux ordinaires qui se croient obligés, de par leurs fonctions et leur métier, de jouer un rôle que la nature avait le moins songé a leur assigner, et a rouler des fardeaux qui exigent les épaules de géants intellectuels, offrent vraiment un bien pitoyable spectacle. Entendre chanter une personne enrouée, voir danser un paraly-tique, cela est pénible ; mais surprendre une tete bornée en train de philosopher, la chose est insupportable. Pour dissimuler leur manque d’idées réelles, beaucoup s’abritent derriere un appareil imposant de longs mots composés, de phrases creuses embrouillées, de périodes a perte de vue, d’expressions nouvelles et inconnues, toutes choses dont le mélange donne un jargon d’aspect savant des plus difficiles a comprendre. Et, avec tout cela, ils ne disent rien. On n’acquiert aucune idée, on n’accroît aucunement sa connaissance, et l’on doit se contenter de dire en soupirant : « J’entends bien le claquet du moulin, mais je ne vois pas la farine. » Ou bien l’on ne constate que trop clairement quelles idées pauvres, communes, plates et rudimen-taires, se dissimulent derriere l’ambitieux pathos. Oh ! si l’on pouvait incu_ lquer a ces philosophes pour rire une notion-du sérieux~~t~out’â~ë âvec lequel le’probleme de 1’ëxistenee°s émpare du penseur et l’ébranle jusqu’au plus proiÔri"tfi-de son etre ! Alors ils ne pourraient plus etre des philosophes pour rire, élucubrer sans sourciller des bourdes vaines comme celle (le l’idée abso-lue ou de la contradiction qui doit exister dans toutes les notions fondamentales, ni se délecter avec une satisfaction enviable Lie noix creuses telles que celles-ci:« Lc monde est l’existence de l’infini dans le fini » et « l’esprit est le réflexe de l’infini dans le fini » etc. Ce serait fâcheux pour eux ; car ils veulent absolument etre des philosophes et des penseurs tout ~i l’ait originaux. Or qu’un cerveau ordinaire ait (les idées non ordinaires, cela est juste aussi vraisemblable qu’un chene produisant clés abricots. Mais les idées ordinaires, chacun les possede lui-meme, et n’a que faire de les lire. En conséquence, comme il s’agit en philosophie seulement d’idées, non _,. d’expériences et de faits, les cerveaux ordinaires ne peuvent rien— accomplir sur cc terrain. Quelques-uns, conscients de la difficulté, ont emmagasiné une provision d’idées étrangeres le plus souvent incompletes et toujours plates, qui dans leur tete, ajoutons-le, courent sans cesse danger de se volatiliser uniquement en phrases et en mots. Ils les poussent ensuite en divers sens et cherchent a les accorder les unes avec les autres, comme des dominos. Ils comparent ce qu’a dit celui-ci, puis celui-la, puis un autre, puis un qua-trieme encore, et s’efforcent d’y voir clair. On essaierait en vain de trouver chez ces gens-la une vue fondamentale solide reposant sur une base apparente, c’est-a-dire absolument cohérente, des choses et du monde. Aussi n’ont-ils sur rien une opinion nette ou un jugement fermement établi ; mais ils tâtonnent comme dans le brouillard, avec leurs idées, leurs vues et leurs exceptions apprises. Ils ne se sont en réalité consacrés a la science et a l’érudition que pour les enseigner eux-memes. Soit. Mais, alors, au lieu de jouer au philosophe, ils doivent au contraire apprendre a séparer le bon grain de l’ivraie.

1. Jean-Frédéric Herbart, né a Oldenbourg en 1776, occupa de 1808 a 1833, a Koenigsberg, la chaire de Kant ;  ; i partir de cette derniere date, il professa a Goettingue, ou il mourut en 1841. Adversaire décidé de Hegel et de Schelling, sa philosophie est, comme celle de Kant, égale-ment un criticisme; mais elle aboutit a des résultats tout différents, et souvent assez étranges. On peut la caractéri-, cr en disant qu’elle s’est interposée comme un élément modérateur entre les divers systemes de l’idéalisme moderne. Pour cette raison déja, elle tient dans l’histoire de la philosophie une place isolée. Ce qui survit d’Herbart, ce sont ses idées pédagogiques sur ce terrain, il s’est montré un véritable penseur, et son style presque partout ailleurs assez monotone et terne, rempli de néologismes rrbutants, se montre ici plein de coloris et de chaleur. Frite partie de son œuvre continue a exercer une grande nillucnce en Allemagne et a conquis les suffrages des pays u-angors, tandis que la partie métaphysique est a peu pres morte. Herbart, homme d’une incontestable valeur, est une des betes noires de Schorcnhaucr, (lui le crible en toute rencontre de ses sarcasmcs. (N.el.T.)

1. Voir, sur Schlcicrmachcr, la note (le notre 2" volume, Sur la a-Pligiun, p. 155. (N.cl.’f.)

2. « Rien de mieux que quand les mulets se grattent entre eux. » Les véritables penseurs ont recherché la connaissance, et pour elle-meme, parce qu’ils aspiraient ardemment a s’expliquer d’une façon quelconque le monde dans lequel ils vivaient ; mais ils ne l’ont pas recherchée pour enseigner et pour bavarder. Ainsi naît lentement et peu a peu chez eux, par suite d’une méditation prolongée, une vue fondamentale solide et cohérente, qui a toujours pour base la conception visible du monde, et de laquelle différentes routes menent a toutes les vérités spéciales qui, a leur tour, jettent de la lumiere sur cette vue fondamentale. Il suit de la qu’ils possedent, sur chaque probleme de la vie et du monde, au moins une opinion décidée, bien comprise et en accord avec l’ensemble, et qu’ils n’ont en conséquence nullement besoin de payer les gens de phrases vides, ii l’opposé de ce que font les premiers, que l’on trouve toujours en train de comparer et de penser les opinions d’autrui, au lieu de s’occuper (les choses memes. Aussi pourrait-on croire qu’il s’agit de pays éloi-gnés, au sujet desquels il faut établir une compa-raison critique entre les récits des quelques voya-geurs qui y sont parvenus, et non du monde réel qui s’étale également d’une façon tres nette devant eux. Mais leur devise, la voici :

Pour nous, Messieurs, nous avons l’habitude
De rédiger au long, de point en point,
Ce qu’on pensa, mais nous ne pensons point.

Voltaire, Le Pauvre Diable.

Le pire de toute l’histoire, dont l’amateur curieux voudrait d’ailleurs toujours connaître la suite, le voici pourtant : il est de leur intéret que ce qui est plat et inepte passe pour être quelque chose. Mais cela est impossible, si l’on rend immédiatement justice a ce qui est vrai, grand, profondément pensé. Aussi, pour étouffer le bon et faire valoir sans obstacles le mauvais, ils font bloc, a la façon de tous les faibles, forment des coteries et des partis, s’emparent des journaux littéraires dans lesquels, comme dans leurs livres, ils parlent avec un profond respect et un air important de leurs chefs-d’œuvre respectifs, et, grâce a ces moyens, menent par le nez le public myope. Ils ressemblent aux véritables phi-losophes a peu pres comme les anciens maîtres chanteurs aux poetes’. A l’appui de ce que j’avance, on n’a qu’a voir les gribouillages de la . philosophie universitaire exposés a la foire aux livres, avec les journaux littéraires qui leur vien-nent en aide. Les gens compétents peuvent considérer la rouerie avec laquelle ceux-ci s’efforcent, le cas échéant, de présenter les écrits de valeur comme n’en ayant pas, et les ruses auxquelles ils recourent pour les dérober a l’attention du public, en vertu de cet adage de Publius Syrus : Jacet ornnis virtus,.fanla nisi late patet’. (Voir Publii Svri et uliort+m sententiae. Ex recensione.1. Gruteri, Misene, 1790, vers 280.) Puis, en suivant cette voie et en avançant dans cet examen, qu’on se rende compte du mal com-mis par les disciples de Schelling d’abord, et ensuite, bien plus encore, par les hégéliens. Qu’on fasse pour cela un effort sur soi-meme et qu’on feuillette leur dégoutant fatras ; car pré-tendre qu’on le lise, il est impossible de l’exiger. Cela fait, que l’on réfléchisse et que l’on suppute le temps inappréciable, joint au papier et a l’argent, que, durant un demi-siecle, le public a du perdre avec ces bousillages. Sans doute, la patience du public est incompréhensible aussi : ne lit-il pas le bavardage annuel dee philoso-phastres sans esprit, en dépit de l’ennui accablant qui pese sur lui comme un brouillard épais ! C’est qu’on lit et que l’on continue a lire sans rencontrer une seule pensée, car l’écrivain, qui lui meme n’avait pas une idée nette et précise, entasse mots sur mots, phrases sur phrases, et cependant ne dit rien, et veut néanmoins parler ; en conséquence, il choisit ses mots non selon qu’ils expriment d’une façon plus frappante ses idées et ses vues, mais selon qu’ils dissimulent plus habilement sa pauvreté sous ce rapport. Cependant, on imprime, on achete et on lit tout cela ; et la chose dure déja depuis un demi-siecle, sans que les lecteurs se soient aperçus que, suivant l’expression espagnole, papan viento, c’est-a-dire qu’ils n’avalent que du vent. Il me faut ajouter ici, pour etre équitable, que le moulin ne marche souvent qu’au moyen d’un truc tout spécial dont l’invention est imputable a MM. Fichte et Schelling. Ce truc consiste a écrire d’une façon obscure, c’est-a-dire incom-préhensible ; la finesse est d’arranger son gali-matias de maniere a faire croire au lecteur que la faute en est a lui-meme s’il ne le comprend pas ; tandis que l’écrivain sait tres bien qu’il en est seul responsable, vu qu’il ne dit rien qui soit réellement compréhensible, c’est-a-dire claire-ment pensé. Sans ce truc, MM. Fichte et Schel-ling n’auraient pu mettre sur pied leur pseudo-gloire. Mais, c’est connu, personne n’a pratiqué ce meme truc aussi audacieusement et au meme degré que Hegel. (1) Les maîtres chanteurs — Meistersciriger — substitue-rent, au xv` siecle, la poésie bourgeoise au lyrisme cheva-leresque dont les MinnesÜn, qer avaient été auparavant les interpretes. Ils organiserent le chant sur le modele des cor-porations qui régissaient a cette époque l’ensemble de la vie communale. Ils firent bien moins aeuvre de poésie que d’instruction et de moralité pour le peuple. flans Sachs fut un de leurs adeptes. Cette association se prolongea, avec des fortunes diverses, jusqu’en 1833. (N.d.T.)

(2) « C’en est fait de tout mérite, s’il n’apparaît pas manifestement. » 86


On sait en quoi consiste l’idée fondamentale de sa prétendue philosophie : renversant l’ordre réel et naturel des choses, il fait des notions générales que nous abstrayons de la vue empi-rique, notions qui naissent par conséquent en écartant par la pensée les déterminations, et qui sont d’autant plus générales qu’elles sont plus vides ; il fait d’elles la chose premiere, origi-nelle, vraiment réelle (la chose en soi, en langage kantien), en vertu (le laquelle le monde empi-rique réel a tout d’abord son existence. S’il avait exposé nettement des le début, en mots clairs et compréhensibles, ce monstrueux i3wrepov TrpoTEpov (proposition renversée), cette idée absolument extravagante, eu ajoutaut que de telles not ions se penseraient et se mettraient en mouvement d’elles-memes sans notre participa-tion, chacun lui aurait ri au nez ou aurait haussé les épaules, sans daigner preter attention a cette farce. Mais, apres cela, la vénalité et la bassesse elles-memes auraient en vain embouché la trom-pette pour présenter mensongerement au monde, comme le comble de la sagesse, la chose la plus absurde que celui-ci ait jamais vue, et compro-mettre pour toujours la force de jugement des lettrés allemands. Au contraire, sous l’enveloppe de l’incompréhensible galimatias, les choses marcherent, l’extravagance eut du succes.

Omnia enim stolidi mugis admirafttur urrtantgue, Inver-sis quae sub verbis latitantia cernurit. Lucrece, livre 1, vers 642-643.

« Car les imbéciles admirent et aiment davantage tout ce qu’ils voient caché sous des expressions figurées. » (N.d.T.)

Encouragé par de tels exemples, presque chaque misérable barbouilleur a cherché depuis lors a écrire avec une obscurité prétentieuse, de façon a laisser croire qu’aucun mot n’était capable d’exprimer ses hautes ou profondes pen-sées. Au lieu de s’efforcer par tous les moyens d’etre clair pour son lecteur, il semble lui crier souvent d’un air narquois : « N’est-ce pas, tu ne peux deviner ce que je veux dire ? » Si celui-la, au lieu de répondre : « Voila qui m’est bien égal ! », et de jeter le livre, cherche en vain a y voir clair, il finit par etre d’avis que ce livre doit pourtant renfermer quelque chose de tres fort, qui dépasse sa force d’intelligence, et, en faisant de gros yeux, il qualifie son auteur de penseur profond. Une conséquence, entre autres, de cette jolie méthode, c’est que, en Angleterre, quand on veut indiquer qu’une chose est tres obscure, et meme tout a fait inintclligihlc, on (lit : lt is like, gei-man metaphysics (cela ressemble a la métaphysique allemande), a peu pres a la façon dont l’on dit en France : « C’est clair comme la bou-teille a l’encre’. »

Il nous semble bien superflu de redire ici — quoiqu’on ne saurait trop le répéter — que les bons écrivains, au contraire, s’efforcent toujours de faire penser a leurs lecteurs exactement ce qu’ils ont pensé eux-memes ; celui qui a quelque chose de bon a communiquer prendra grand soin que cela ne se perde pas. Aussi la premiere condition d’un bon style est-elle qu’on ait réelle-ment quelque chose a dire. Seule cette petite chose fait défaut a la plupart des écrivains actuels, et c’est pour cela que leurs livres sont si mauvais. Mais ce qui caractérise tout particulie-rement les écrits philosophiques de ce siecle, c’est qu’on les met au jour sans avoir en réalité quelque chose a dire ; ce caractere leur est com-mun a tous, et on petit l’étudier aussi bien chez Salat que chez Hcgcl, chez Herbart que chez Schleiermacher. Le faible minimum d’une idée s’y trouve dilué, d’apres la méthode homéopa-thique, en cinquante pages de bavardage, et le gribouillage continue tout tranquillement page par page, avec une confiance sans bornes dans la patience vraiment allemande du lecteur. C’est en vain que le cerveau condamné a cette lecture attend de véritables pensées, solides et substan-tielles ; il aspire, oui, il aspire a une pensée quel-conque, comme le voyageur du désert d’Arabie aspire a l’eau ; mais en vain : il doit périr de male mort.

Qu’on ouvre, au contraire, un volume d’un véritable philosophe, n’importe de quel temps, de quel pays, Platon ou Aristote, Descartes ou Hume, Malebranche ou Locke, Spinoza ou Kant : toujours on rencontre un esprit riche en pensées, qui possede la connaissance et initie a la connaissance, et qui, surtout, s’efforce tou-jours sincerement de se communiquer aux autres ; aussi récompense-t-il immédiatement son lecteur, a chaque ligne, de la fatigue de la lecture.

Ce qui rend si pauvre d’idées, et par conséquent si mortellement ennuyeux, le gribouillage (le nos philosophastres, c’est évidemment, en derniere analyse, la pauvreté de leur esprit, et avant tout le fait qu’ils exposent habituellement des idées abstraites générales et excessivement larges qui revetent nécessairement, dans la plu-part des cas, une expression indéterminée, hési-tante, amortie. Mais ils sont contraints a cette marche acrobatique parce qu’ils doivent se gar-der de toucher la terre, ou, rencontrant le réel, le déterminé, le détail et la clarté, ils se heurteraient a des écueils dangereux, qui mettraient en danger leur trois-mâts avec sa cargaison de mots. Au lieu de diriger vigoureusement et sans écarts leurs sens et leur intelligence vers le monde visible, comme la chose vraiment donnée, non falsifiée et non exposée en elle-meme a l’erreur, grâce a laquelle nous pouvons en conséquence pénétrer dans l’essence des choses, ils ne connaissent que les plus hautes abstractions, telles que etre, essence, devenir, absolu, infini, etc. Ils partent a priori de celles-ci et bâtissent sur elles des systemes dont le fond n’aboutit en réalité qu’a des mots, qui ne sont a vrai dire que des bulles de savon ; on peut jouer un instant avec elles, mais, des qu’elles atteignent le sol de la réalité, elles crevent.

Si, avec tout cela, le tort causé a la science par les incapables se bornait a ce qu’ils ne pro-duisent rien, on pourrait, comme en matiere de beaux-arts, s’en consoler et passer par-dessus. Malheureusement, sur ce terrain-la, ils occasion-nent des dommages réels, avant tout parce que, pour faire valoir le mauvais, ils se liguent tous en une alliance naturelle contre le bon, et travaillent de toutes leurs forces a empecher son succes. Il ne faut pas se faire illusion a ce sujet : en tout temps, sur toute la surface du globe, en toute cir-constance, la nature elle-meme a organisé une conjuration de tous les cerveaux médiocres, méchants et niais contre l’esprit et l’intelligence. Ils forment tous, contre ceux-ci, une alliance fidele et nombreuse. A moins qu’on ne soit assez na^f pour croire qu’ils n’attendent que la mani-festation d’une supériorité pour la reconnaître, l’honorer et la proclamer, en consentant ensuite a descendre eux-memes a rien ! Tous mes compli-ments ! Mais je réponds : Tantum quisque lau-dat, quantum se posse sperat imitari. « Il ne doit y avoir au monde que des bousilleurs, rien que des bousilleurs, afin que, nous aussi, nous soyons quelque chose ! » C’est la leur mot d’ordre, et leur instinct les pousse aussi naturel-lement a supprimer les gens capables que le chat a prendre les souris. Rappelons-nous la belle maxime de Chamfort citée a la fin d’un des cha-pitres de cet ouvrage’. Révélons donc une bonne fois le secret public, exposons le monstre a la lumiere du jour, quelque effet étrange qu’il puisse y produire : en tout temps et partout, dans toutes les conditions et dans toutes les circons-tances, la médiocrité et la sottise ne ha^ssent rien si profondément et avec tant d’acharnement au monde que l’intelligence, l’esprit, le talent. Qu’en ceci elles restent toujours fideles a elles-memes, elles le montrent dans toutes les spheres, toutes les circonstances et tous les rapports de la vie, en s’efforçant partout de supprimer, d’extir-per et d’anéantir ceux-ci, pour subsister tout seuls. Nulle bonté, nulle douceur ne peuvent les réconcilier avec la supériorité de la force intel-lectuelle. Il en est ainsi, cela ne changera pas et durera toujours. Et quelle terrible majorité la médiocrité et la sottise ont de leur côté ! C’est la un obstacle fondamental aux progres de l’huma-nité en tout genre.

I. « En ex jiminant la ligne (les sots contre les gens d’esprit, on croirait voir une cun-jw-atiun de valets pour écarter les maîtres. »

Un autre dommage causé a toutes les sciences par l’ingérence des incapables, c’ est que celle-ci construit le temple de l’erreur, que de bons cer-veaux et des âmes honnetes s’efforcent ensuite de démolir, en y employant parfois leur vie entiere. Et que sera-ce donc en philosophie, dans la science la plus générale, la plus importante et la plus difficile ! Si l’on en veut des preuves particulieres, il suffit d’évoquer le répugnant exemple de l’hégélianisme, cette arrogante soi-

peuvent aller les choses sur le terrain ou il ne suffit pas, a l’instar des autres sciences, d’une bonne tete aidée d’application et de persistance, mais ou il faut des dispositions toutes spéciales, (le nature meme a contrarier le bonheur person-nel ? La sincérité d’effort la plus désintéressée, l’aspiration irrésistible a expliquer l’existence, la sérieuse profondeur d’esprit qui s’efforce de pénétrer dans l’intimité des etres, et l’enthou-siasme réel pour la vérité, telles sont les pre-mieres et indispensables conditions pour oser se présenter de nouveau devant l’antique sphinx, en essayant une fois de plus de résoudre son énigme éternelle, au risque d’aller rejoindre tous ceux (lui nous ont précédés dans le sombre abîme de l’oubli.

Et, maintenant, dans ces conditions, comment


disant philosophie qui a remplacé la pensée et la recherche personnelles réfléchies et sinceres par la méthode de l’automatisme dialectique des idées, c’est-a-dire par un automatisme objectif qui fait de son propre mouvement ses cabrioles en l’air, ou dans l’empyrée ; et ses traces, ves-tiges ou ichnolites sont les écritures de Hegel et de ses disciples, c’est-a-dire une élucubration surgie sous des fronts tres plats et tres épais ; non une chose absolument objective, il s’en faut de beaucoup, mais une chose subjective au plus haut degré, et, en outre, imaginée par de tres médiocres sujets. Considérez ensuite la hauteur et la durée de cette tour de Babel, et appréciez l’incalculable dommage que cette extravagante philosophie absolue, imposée a la jeunesse stu-dieuse par des moyens extérieurs insolites, a du causer a la génération grandie avec elle, et, par celle-ci, a l’époque tout entiere. Une quantité innombrable de cerveaux de la génération actuelle n’ont-ils pas été faussés et gâtés de fond en comble par elle ? Ne sont-ils pas remplis de vues corrompues et n’émettent-ils pas, en place d’idées, des phrases vides, un galimatias dénué de sens, un dégoutant jargon hégélien ? L’ensemble des vues sur la vie ne revet-il pas a leurs yeux un aspect fou, et les sentiments les plus plats, les plus marqués au coin du philistinisme, les plus vils, n’ont-ils pas pris la place des hautes et nobles idées qui animaient encore leurs prédécesseurs immédiats ? En un mot, la jeunesse sortie du four d’incubation de l’hégélia-nisme ne se compose-t-elle pas de gens châtrés d’esprit, incapables de penser, et pleins de la plus ridicule présomption ? Ils sont vraiment pour l’esprit ce que sont pour le corps certains héritiers du trône, qu’on cherchait jadis, par des exces ou par des drogues, a rendre incapables de gouverner ou tout au moins de continuer leur race : énervés intellectuellement, privés de l’usage normal de leur raison, objets de pitié, source durable de larmes paternelles !

Et entendez aussi, d’autre part, les jugements choquants proférés sur la philosophie meme et les reproches injustifiés dont elle est l’objet ! En examinant les choses de pres, on trouve que ces insulteurs n’entendent par philosophie que le bavardage sans esprit et plein d’intentions de ce misérable charlatan, et son écho dans les tetes creuses de ses ineptes adorateurs. Ils s’imaginent vraiment que c’est la de la philosophie, parce qu’ils n’en’connaissent pas une autre. Sans doute, presque toute la jeune génération contemporaine est infectée de l’hégélianisme, comme s’il s’agissait du mal français ; et de meme que ce dernier mal empoisonne toutes les moelles, l’autre a corrompu toutes les forces intellec-tuelles. Aussi la plupart des jeunes lettrés d’aujourd’hui ne sont-ils plus capables d’une idée saine ni d’une expression naturelle. Leur tete ne renferme pas une seule idée exacte, ni meme une seule idée claire et déterminée de n’importe quoi ; le verbiage confus et vide a dis-sous et noyé leur faculté de penser. Ajoutons a cela que le mal de l’hégélianisme n’est pas moins difficile a extirper que la maladie qui vient de lui etre comparée, quand elle a une fois bien pénétré dans le suc et dans le sang. En revanche, il était assez facile de le produire et de le répandre, car on n’a que trop vite taillé en pieces les idées, quand on leur oppose les inten-tions, c’est-a-dire qu’on recourt a des moyens matériels pour répandre des opinions et établir des jugements.

L’innocente jeunesse se rend a l’Université pleine d’une confiance na^ve, et considere avec respect les prétendus possesseurs de tout savoir, et surtout le scrutateur présomptif de notre exis-tence, l’homme dont elle entend proclamer avec enthousiasme la gloire par mille bouches et aux. leçons duquel elle voit assister des hommes d’État chargés d’années. Elle se rend donc la, prete a apprendre, a croire et a adorer. Si maintenant on lui présente, sous le nom de philosophie, un amas d’idées a rebours, une doctrine de l’identité de l’etre et du non-etre, un assemblage de mots qui empeche tout cerveau sain de pen-ser, un galimatias qui rappelle un asile d’aliénés, le tout chamarré par surcroît de traits d’une épaisse ignorance et d’une colossale inintelli-gence (comme j’en ai tiré d’irréfutables du manuel de Hegel destiné aux étudiants, dans la Préface de mon Éthique, pour jeter comme il convient son summus philosophicus au nez de l’Académie danoise, cette panégyriste des bou-silleurs, auxquels elle ouvre toutes grandes ses portes, cette matrone tutélaire des charlatans phi-losophiques’), — alors l’innocente jeunesse l. On se rappelle que, si le mémoire de notre philo-sophe, Essai sur le libre arbitre (Rivages), fut couronné en 1839 par la Société royale de Drontheim, en Norvege, son mémoire sur Le Fondement de la morale, présenté l’aimée suivante a la Société royale du Danemark, ne fut pas l’objet de la meme faveur. En voici les raisons, exposées en latin par ladite Société royale : « Nous n’avons pu juger cette dissertation digne du prix. L’auteur, en effet, a dépourvue de jugement sera pleine de respect aussi pour un pareil fatras, s’imaginera que la philosophie consiste en un abracadabra de ce genre, et elle s’en ira avec un cerveau paralysé ou les mots désormais passeront pour des idées ; elle se trouvera donc a jamais dans l’impossibi-lité d’émettre des idées véritables, et son esprit sera châtré. De la sort donc une génération de cerveaux impuissants et a l’envers, mais excessi-vement prétentieux, débordant d’intentions, indi-gents d’idées, tels que ceux que nous avons sous les yeux. C’est l’histoire intellectuelle de milliers de gens dont la jeunesse et les meilleures forces ont été empestées par cette pseudo-philosophie ; or eux aussi auraient du participer au bienfait oublié le véritable point en question, et a cru qu’on lui demandait de créer un principe de morale. Il a, de plus, voulu fonder la morale sur la sympathie ; or sa méthode de discussion ne nous a point satisfaits, et il n’a nullement réussi a prouver qu’une telle base fut suffisante. Enfin, nous ne croyons pas devoir le dissimuler, l’auteur mentionne divers philosophes contemporains, des plus émi-nents, sur un ton d’une telle inconvenance qu’on est en droit de s’en offenser gravement. » Schopenhauer fut outré de son échec et de cet arret, et il ne cessa depuis lors, chaque fois que l’occasion s’en offrit, de malmener la Société royale danoise qui le tenait en si pietre estime. (N.d.T.)

départi par la nature a de nombreuses généra-tions, quand elle réussit a créer un cerveau comme celui de Kant. Avec la véritable philoso-phie, pratiquée par des âmes libres uniquement pour elle-meme, et n’ayant d’autre appui que celui de ses arguments, un pareil abus n’aurait jamais pu se produire. La philosophie universi-taire seule, qui par sa nature meme est un moyen d’État — raison pour laquelle celui-ci s’est melé (le tout temps aux luttes philosophiques des Uni-versités et a pris parti — a pu faire naître réalistes et nominalistes, aristotéliciens et ramistes, carté-siens et aristotéliciens, Christian Wolf, Kant, Fichte, Hegel, ou tout autre.

Au nombre des préjudices que la philosophie universitaire a causés a la philosophie véritable, il faut mentionner tout particulierement la mise a l’écart de la philosophie kantienne par les fanfa-ronnades des trois sophistes tant prônés. D’abord Fichte, puis Schelling, qui n’étaient d’ailleurs pas sans talent, enfin le lourd et répugnant char-latan Hegel, cet etre pernicieux qui a complete-ment désorganisé et gâté les tetes de toute une génération, furent célébrés comme les hommes qui avaient conduit plus loin la philosophie de Kant, l’avaient dépassée, et, sautant en quelque sorte par-dessus son dos, avaient atteint, en meme temps, un degré plus élevé de la connais-sance et de l’examen, du haut duquel ils considé-raient a présent presque avec pitié le travail de Kant, précurseur de leur magnificence ; ils seraient donc les premiers véritables grands phi-losophes. Quoi d’étonnant que les jeunes gens, dépourvus de jugement propre et de cette défiance souvent si salutaire envers les maîtres que les cerveaux exceptionnels seuls, c’est-a-dire armés de jugement et conscients de celui-ci, apportent déja a l’Université, aient cru ce qu’ils entendaient, et se soient imaginé devoir en finir bientôt avec les lourds travaux préparatoires de la nouvelle haute sagesse, c’est-a-dire avec le vieux et rude Kant ! Ils se hâtaient d’un pas rapide vers le nouveau temple de la sagesse sur l’autel duquel les trois farceurs s’asseyaient maintenant chacun a leur tour, au milieu des chants de louanges des adeptes abrutis.

Aujourd’hui, malheureusement, il n’y a rien a apprendre de ces trois idoles de la philosophie universitaire ; leurs écrits vous font perdre le temps, et meme la tete, surtout ceux des hégé-liens. Le résultat de cette marche des choses a été que les vrais connaisseurs de la philosophie kantienne sont morts peu a peu. Donc, a la honte (Ir l’époque, la plus importante de toutes les doc-irilies philosophiques n’a pas pu continuer a \ ivre comme une chose vivante, qui se conserve dans les tetes ; elle n’existe plus qu’a l’état de lettre morte, dans les œuvres de son auteur, en attendant une génération plus sage, ou plutôt qui lie soit ni égarée ni mystifiée. Aussi trouvera-t-on encore a peine chez quelques vieux lettrés la connaissance approfondie de la philosophie de Kant. En revanche, les écrivains philosophiques de nos jours ont révélé la plus scandaleuse igno-rance de celle-ci. Cette ignorance s’affiche de la façon la plus choquante dans leurs exposés de la doctrine en question, mais elle se manifeste aussi pleinement des qu’ils viennent a parler du sys-teme de Kant et affectent d’en savoir quelque chose. Les bras vous tombent alors de voir des (Yens vivant de la philosophie ne pas connaître réellement la doctrine la plus importante qui se soit produite depuis deux mille ans, et qui leur est presque contemporaine. Oui, cela va si loin qu’ils citent faussement les titres des écrits de Kant, font dire a l’occasion a celui-ci tout le contraire de ce qu’il a dit, mutilent jusqu’au non-sens ses termes techniques, et les emploient sans se douter en rien de leur signification véritable.

Car, vraiment, s’initier a la doctrine de ce pro-fond esprit en feuilletant a la hâte ses ceuvres, comme se le permettent seuls ces polygraphes et ces gens d’affaires philosophiques qui pensent d’ailleurs en avoir « fini » depuis longtemps avec tout cela, la chose ne va pas, et c’est une impudence ridicule. Reinhold’, le premier apôtre de Kant, n’a-t-il pas raconté qu’il dut étudier laborieusement cinq fois la Critique de la raison pure pour en pénétrer enfin le sens ?

A l’aide des exposés de gens de cet acabit, le bon public, que l’on mene par le nez, s’imagine ensuite pouvoir s’assimiler en un temps tres court et sans aucune peine la philosophie de Kant ! C’est la chose absolument impossible. On ne parviendra jamais a se faire, sans une étude personnelle laborieuse et réitérée des principales eeuvres de Kant, la moindre idée de ce systeme philosophique, le plus important qui ait jamais

I. Karl-Leonhard Reinhold, né a Vienne en 1758, mort a Kiel en 1823. II vécut dans la société littéraire de Wei-mar et épousa la fille de Wieland. Ses nombreux ouvrages sont un assez fidele miroir des variations philosophiques de la pensée allemande depuis Kant, iusqu’a Schelling. S’il s’y révele une maniere de voir, un peu personnelle, c’est son admiration pour Kant. (N.d.T.)

existé. Car Kant est peut-etre la tete la plus origi-nale que la nature ait produite. Penser avec lui et a sa façon, cela ne peut se comparer a aucune autre chose ; il s’était élevé a un degré tout parti-culier de réflexion lucide, qui n’a jamais été départi a ce point a un autre mortel. On parvient a en jouir avec lui, au moyen d’une initiation dans l’étude appliquée et sérieuse de ses œuvres. Alors, on arrive, en lisant les chapitres les plus profonds de la Critique de la raison pure, et en s’abandonnant tout entier au sujet, a penser réel-lement avec le cerveau de Kant, résultat par lequel on s’éleve infiniment au-dessus de soi-meme. C’est ce qui se produit, par exemple, si l’on relit les Principes de l’intelligence pure, si l’on considere surtout les Analogies de l’expé-rience, et si l’on pénetre dans les profondes idées de l’Unité synthétique de l’aperception. Nous nous sentons alors enlevés d’une façon mer-veilleuse a toute l’existence de reve dans laquelle nous sommes plongés ; car nous rece-vons en main chaque élément primitif isolé de celle-ci, et nous voyons comment le temps, l’espace et la causalité, rattachés par l’unité syn-thétique a l’aperception de tous les phénomenes, rendent possibles cet assemblage expérimental de l’ensemble et la marche de celui-ci ; c’est en lui qu’existe notre monde si fortement conditionné par l’intellect, et qui, pour cette raison, est un pur phénomène. L’unité synthétique de l’aperception est cet ensemble du monde comme un tout, qui repose sur les lois de notre intellect, et, par conséquent, est absolu. En l’exposant, Kant démontre les lois fondamentales primitives du monde, là où elles ne font qu’un avec celles de notre intellect, et nous les présente alignées sur un seul fil. On peut envisager cette manière de voir, qui n’appartient en propre qu’à Kant, comme le coup d’œil le plus impartial qui ait jamais été jeté sur le monde, et comme le plus haut degré d’objectivité. On éprouve, à la suivre dans ses conséquences, une jouissance intellectuelle qui n’a peut-être pas d’analogue. Elle est en effet d’un ordre plus élevé que celle que font goûter les poètes, accessibles à tous, tandis que sa condition préalable, à elle, c’est la peine et l’effort. Mais que savent d’elle nos philosophes professionnels d’aujourd’hui ? Rien, sans doute. Je lisais récemment une diatribe psychologique de l’un d’eux, dans laquelle il est beaucoup question de l’ « aperception synthétique » (sic) de Kant ; car ils n’emploient que trop volontiers les expressions techniques de ce philosophe, quoique, comme ici, seulement à demi happées, et perdant ainsi leur sens. Celui-ci s’imaginait qu’on découvrirait là-dessous une attention pleine d’efforts ! Ces expressions, avec de petites choses semblables, constituent le thème favori de leur philosophie enfantine. En réalité, ces messieurs n’ont ni le temps ni le désir d’étudier Kant ; il leur est aussi indifférent que moimême. Leur goût raffiné réclame de tout autres gens. Ce qu’ont dit le subtil Herbart et le grand Schleiermacher, et surtout « Hegel lui-même », voilà une matière appropriée à leurs méditations. Avant tout, ils voient très volontiers tomber dans l’oubli Kant, « ce destructeur universel », et ils se hâtent de faire de lui une apparition historique défunte, un cadavre, une momie, qu’ils peuvent ensuite contempler sans crainte. Il a mis fin, de la plus sérieuse façon, au théisme juif en philosophie, chose qu’ils étouffent, dissimulent et ignorent volontiers ; car ils ne peuvent pas vivre sans lui, je veux dire qu’ils ne peuvent ni manger ni boire.

Après une telle réaction succédant au plus grand progrès que la philosophie ait jamais fait, il ne faut pas nous étonner que le prétendu philosophisme de ce temps soit une méthode absolu ment dépourvue de critique, une doctrine incroyablement grossière se dissimulant sous des phrases ambitieuses, et un tâtonnement natura liste, tout cela bien pire qu’avant Kant. On y parle partout et sans façons, par exemple, avec l’impudence que donne la crasse ignorance, de la liberté morale comme d’une chose entendue et même directement sûre, de l’existence et de l’essence de Dieu comme de choses qui vont de soi, et aussi de l’ « âme » comme d’une personne universellement connue ; même l’expression « idées innées », qui depuis l’époque de Locke avait dû se cacher honteusement, ose reparaître au jour. Il faut enregistrer également ici la lourde impudence avec laquelle les hégéliens s’étendent longuement dans tous leurs écrits, sans hésitation et sans préliminaires, sur ce qu’on appelle « esprit » ; ils comptent que leur galimatias en impose bien plus que si l’on venait poser à brûlepourpoint, comme on devrait le faire, cette question à M. le professeur : « L’esprit ? Quel est donc ce gaillard-là, et d’où le connaissez-vous ? N’est-il pas uniquement une hypostase arbitraire et commode que vous ne définissez même pas, et qu’à plus forte raison vous ne déduisez ni ne démontrez ? Croyez-vous avoir devant vous un public de vieilles femmes ? » Ce serait le vrai langage à tenir à un pareil philosophastre.

J’ai déjà montré plus haut, comme un trait de caractère amusant du philosophisme de ces gens de métier, à propos de l’ « aperception synthétique », que, bien qu’ils ne pratiquent pas la doctrine de Kant, très incommode et en même temps beaucoup trop sérieuse pour eux, et qu’ils ne peuvent même plus bien la comprendre, ils emploient à tout propos, pour donner à leur bavardage un vernis scientifique, des expressions qui lui sont empruntées, à peu près comme les enfants jouent avec le chapeau, la canne et l’épée de leur papa. C’est ainsi qu’agissent, par exemple, les hégéliens avec le mot « catégories », par lequel ils désignent toutes sortes de larges idées générales, sans se préoccuper, dans leur heureuse innocence, ni d’Aristote ni de Kant. Il est, de plus, fortement question, dans la philosophie kantienne, de l’emploi « immanent et transcendant » de nos connaissances, avec leur validité ; nos philosophes pour rire se trouveraient mal de se livrer à de pareilles distinctions dangereuses. Mais ils n’emploieraient que trop volontiers ces expressions ; elles ont un air si savant ! Alors, ils les appliquent de telle façon que, leur philosophie n’ayant en réalité pour objet principal que le bon Dieu, qui s’y montre naturelle ment comme une bonne vieille connaissance qui n’a plus besoin d’être présentée, ils discutent à présent s’il réside dans le monde, ou s’il reste en dehors de celui-ci, c’est-à-dire s’il se tient dans un espace où il n’y a pas de monde. Dans le premier cas, ils le qualifient d’immanent ; dans le second, de transcendant. Il va de soi qu’ils étalent en cela infiniment de sérieux et d’érudition, appellent à leur secours le jargon hégélien, ce qui constitue une plaisanterie des plus délicieuses. Celle-ci nous rappelle seulement, à nous autres gens âgés, l’estampe de l’Almanach satirique de Falk’, qui représente Kant s’élevant en ballon vers le ciel et lançant sur la terre toute sa garde-robe, y compris cha

1. Jean-Daniel Falk, satirique allemand notable, quoique ses productions brillent plus par la verve et l’âcreté que par l’art de la composition et la vraie poésie. Il déploya en outre, comme philanthrope, une activité pratique féconde en bons résultats. Ami de Goethe, il a laissé sur celui-ci un volume posthume plein d’observations directes et de souvenirs pris à la source (Goethe aus nâherm persijnlichen Um, , ange clurgcrtellt). Né à Dantzig en 1768, il mourut à téna en 1826. (N.d.T.)

jwau et perruque, que des singes ramassent et (lunt ils s’affublent. Que la mise à l’écart de la philosophie ~crieuse, profonde et sincère de Kant, par les hâbleries de simples sophistes poursuivant des fins personnelles, ait exercé l’influence la plus fâcheuse sur la culture de l’époque, il n’y a pas lieu d’en douter. Avant tout, l’éloge d’un homme aussi dénué de valeur et aussi dangereux que Hegel, qu’on vient nous donner comme le premier philosophe de ce temps-ci et de tous les temps, a été certainement, pendant les trente dernières années, la cause de l’entière dégradation de la philosophie et, par conséquent, du déclin de la haute littérature en général. Malheur à l’époque où, en philosophie, l’effronterie et l’absurdité se substituent à la réflexion et à l’intelligence ! car les fruits prennent le goût du sol sur lequel ils ont mûri. Ce qui est prôné hautement, publiquement, en tout lieu, est lu, et constitue en conséquence la nourriture intellectuelle de la génération qui se forme ; cette nourriture a l’influence la plus décidée sur la substance de cette dernière, et ensuite sur ses productions. Par suite, la philosophie régnante d’une époque détermine son esprit. Donc, si la philosophie du non-sens absolu domine, si desabsurdités sans fondement et exposées en un langage d’aliénés passent pour de grandes idées, cet ensemencement produit la belle génération sans esprit, sans amour de la vérité, sans sincérité, sans goût, sans élan pour rien de noble, pour rien qui s’élève au-dessus des intérêts matériels, dont font partie aussi les intérêts politiques, que nous avons sous les yeux. C’est ce qui explique comment le siècle où Kant philosophait, où Goethe faisait ses vers, Mozart sa musique, a pu être suivi de celui-ci, le siècle des poètes politiques, des philosophes plus politiques encore, des littérateurs affamés vivant du mensonge de la littérature, et des écrivailleurs de toute espèce corrompant la langue de gaieté de ceeur. Il se nomme, par un mot de sa propre fabrication, d’une façon aussi caractéristique qu’euphonique, le « temps présent » (Jetztzeit). Oui, le « temps présent » c’est-à-dire qu’on ne songe qu’au « présent » et qu’on n’ose pas jeter un regard sur le temps qui vient et qui juge. Je voudrais pouvoir montrer à ce « temps présent », dans un miroir magique, comment il apparaîtra aux yeux de la postérité. En attendant, ce passé que nous venons de louer, il le nomme le « temps des perruques ». Mais, sous ces perruques, il y avait (les têtes. Aujourd’hui, au contraire, en même temps que la tige, le fruit aussi semble avoir disparu.

Les partisans de Hegel ont donc complètement raison quand ils affirment que l’influence (le, leur maître sur ses contemporains a été énorme. Avoir paralysé totalement l’esprit de toute une génération de lettrés, avoir rendu celleci incapable de toute pensée, l’avoir menée jusqu’à lui faire prendre pour de la philosophie le jeu le plus pervers et le plus déplacé à l’aide de mots et d’idées, ou le verbiage le plus vide sur les thèmes traditionnels de la philosophie, avec des affirmations sans fondement ou absolument dépourvues de sens, ou encore des propositions reposant sur des contradictions — c’est en cela qu’a consisté l’influence tant vantée de Hegel. Si l’on compare les manuels des hégéliens, tels qu’ils ont l’audace de paraître encore aujourd’hui, avec ceux d’une époque peu estimée, et particulièrement méprisée par eux et par tous les philosophes post-kantiens : la période éclectique immédiatement antérieure à Kant, on trouvera que les représentants de celle-ci continuent à être par rapport à ceux-là ce que l’or est non au cuivre, mais au fumier.

pIi ! pil~~i°~~Dans les livres de Feder’, de Platner2 et autres, on rencontre en effet une riche provision d’idées réelles et en partie vraies, même remarquables, d’observations frappantes, une discussion sincère de problèmes philosophiques, une incitation à la pensée personnelle, un guide pour philosopher, et avant tout une manière de faire honnête. Dans les produits de l’école hégélienne, au contraire, on cherche en vain une idée réelle quelconque : il n’y en a pas ; une trace quelconque de méditation sérieuse et sincère : celle-ci lui est étrangère. On ne trouve que des accouplements audacieux de mots qui paraissent avoir un sens, voire un sens profond, mais qui, après un léger examen, apparaissent comme un verbiage et un entassement de paroles absolument dénuées de sens et vides d’idées ; l’écrivain s’en sert non pour instruire son lecteur, mais simplement pour le duper ; il faut que celui-ci s’imagine avoir devant lui un

1. Professeur à Goettingue, dont les deux principaux ouvrages sont : Recherche sur la volonté humaine et Principes de la (-onri aisstiti cc de la volonté humaine et des lois naturelles du cli-nit ( 1740-182 1 ). (N.d.T.)

2. Auteur de l’Anthropologie pour les médecins et les philosophes et des Aphorismes philosophiques (17741818). (N.a.T.)

penseur, tandis qu’il a devant lui un homme qui ignore absolument ce que c’est que penser, un bousilleur sans aucune idée et sans le moindre savoir. La raison de ce fait, c’est que tandis que d’autres sophistes, charlatans et obscurantistes n’ont faussé et gâté que la connaissance, Hegel a gâté jusqu’à l’organe de la connaissance, l’intelligence même. En contraignant les égarés à faire entrer dans leur tête, comme une connaissance rationnelle, un galimatias fait des absurdités les plus grossières, un tissu de contradictiones in adjecto, un clabaudage rappelant celui des maisons de fous, le cerveau des pauvres jeunes gens, qui lisaient cela avec une édification pleine de foi, et cherchaient à se l’assimiler comme le comble de la sagesse, se détériora tellement qu’il est resté depuis lors dans l’incapacité absolue de penser. Aussi les voit-on encore jusqu’aujourd’hui se démener, employer le dégoûtant jargon hégélien, vanter le Maître, et s’imaginer très sérieusement que des phrases comme celle-ci : « La nature est l’idée dans son autrement être », disent quelque chose. Désorganiser de cette façon un jeune cerveau tendre, c’est vraiment un péché qui ne mérite ni pardon ni égards.Telle a donc été l’influence si vantée de Hegel sur ses contemporains, et elle s’est malheureusement étendue fort loin : le résultat, ici aussi, s’est montré proportionné à la cause. Ce qui peut arriver de pire à un État, c’est que la classe la plus abjecte, la lie de la société, parvienne au pouvoir. De même, ce qui peut arriver de pire à la philosophie et à tout ce qui se rattache à elle, c’est-àdire à tout le savoir et à toute la vie intellectuelle de l’humanité, c’est qu’un homme ordinaire, qui se distingue seulement par son obséquiosité, par son audace à écrire des sottises, c’est-à-dire un Hegel, soit proclamé expressément le génie par excellence et l’homme dans lequel la philosophie a atteint finalement et pour toujours son but longtemps poursuivi. Une pareille trahison envers ce que l’humanité a de plus noble a pour résultante l’état de choses philosophique, et, par suite, littéraire, que nous constatons actuellement en Allemagne : ignorance associée à l’impudence, camaraderie remplaçant le mérite, confusion complète de toutes les idées fondamentales, désorientation et désorganisation absolues de la philosophie, lourdauds se posant en réformateurs de la religion, affirmation audacieuse du matérialisme et du bestialisme, ignorance des langues anciennes et défiguration de la sienne par une inepte castration des mots et le compte stupide des lettres, conformément à l’avis personnel des ineptes et des imbéciles, etc. ; il suffit de regarder autour de soi. On peut même voir, comme symptôme extérieur de la grossièreté triomphante, la compagne habituelle de celle-ci, la longue barbe ; cet attribut sexuel au milieu du visage indique que l’on préfère à l’humanité la masculinité commune aux hommes et aux animaux. On veut être avant tout un homme, et seulement après un être humain. La suppression de la barbe, à toutes les époques et dans tous les pays hautement civilisés, est née du sentiment légitime opposé : celui de constituer avant tout un être humain, en quelque sorte un être humain in abstracto, sans tenir compte de la différence animale de sexe. La longueur de la barbe a toujours, au contraire, marché de pair avec la barbarie, que son nom seul rappelle. Voilà pourquoi les barbes ont fleuri au Moyen Âge, ce millenium de la grossièreté et de l’ignorance, dont nos nobles contemporains s’efforcent d’imiter le costume et l’architecture’. La seconde conséquence

1. La barbe, dit-on, est naturelle à l’homme. Assurément : et pour ce motif elle lui convient parfaitement dans l’état de nature ; mais sa suppression lui convient de la Illlil( ; ~’i ~u ,.lilnllï li ~ de la susdite trahison envers la philosophie est donc inévitable : c’est le mépris des voisins pour la nation, et de la postérité pour l’époque. Car on récolte ce qu’on a semé, et on ne vous fait pas grâce.

J’ai parlé plus haut de la puissante influence de la nourriture intellectuelle sur l’époque. Elle repose sur le fait que cette nourriture détermine aussi bien la matière que la forme de la pensée. même façon dans l’État civilisé. Celle-ci témoigne en effet que la force bestiale, dont le signe caractéristique est cette excroissance particulière au sexe mâle, a dû céder à la loi, à l’ordre et à la civilisation. La barbe augmente la partie animale du visage et la met en relief : elle lui donne par là son aspect si étrangement brutal : on n’a qu’à regarder de profil un homme à barbe pendant qu’il lit ! On voudrait faire passer la barbe pour un ornement : c’est un ornement que, depuis deux cents ans, on n’était accoutumé à trouver que chez les juifs, les Cosaques, les capucins, les prisonniers et les voleurs de grands chemins. La férocité et l’air atroce que la barbe imprime à la physionomie proviennent de ce qu’une masse respectivement sans vie occupe la moitié du visage, et la moitié exprimant le côté moral. En un mot, toute la pilosité est bestiale, tandis que sa suppression est le signe d’une civilisation supérieure. La police est d’ailleurs en droit de défendre la barbe, parce qu’elle est un demi-masque sous lequel il est difficile de reconnaître son homme, et qui favorise tous les désordres.

Aussi y a-t-il lieu de tenir grand compte de ce qui est loué, et par conséquent lu. Penser avec un véritable grand esprit, cela en effet fortifie notre propre esprit, lui imprime un mouvement régulier, l’élan qui convient ; c’est une action analogue à la main du maître d’écriture qui conduit celle de l’enfant. En revanche, penser avec des gens qui n’ont en vue que l’apparence, par conséquent la mystification du lecteur, comme Fichte, Schelling et Hegel, cela gâte le cerveau dans la même mesure. Le résultat est le même quand on pense avec des têtes à l’envers ou avec des gens qui, comme Herbart, ont pris le contrepied des choses. Au demeurant, lire les écrits des cerveaux sim plement ordinaires, quand il ne s’agit pas de faits ou de leur communication, et que leurs idées personnelles en constituent seules la matière, c’est perdre inutilement son temps et sa force. Ce que pareilles gens pensent, tout autre peut le penser aussi. Qu’ils se soient appliqués formellement au penser et y aient consacré leurs soins, cela n’améliore nullement leur cas ; leurs forces n’en sont pas augmentées, car l’on pense d’ordinaire d’autant moins qu’on s’est formellement préparé à cette opération. De plus, leur intellect reste fidèle à sa destination naturelle, qui est de travailler au service de la volonté, comme cela est normal. Mais, pour cette raison, il y a toujours un dessein au fond de leur activité ; ils ont constamment un but, et ne reconnaissent en conséquence que ce qui y tend. L’activité libre de l’intellect, condition de l’objectivité pure et, par là, de toutes les grandes œuvres, leur reste toujours étrangère, est une fable pour leur cœur. Pour eux, le but seul a de l’intérêt, le but seul est une réalité, car en lui la volonté reste prépondérante. Aussi est-il doublement insensé de perdre son temps avec leurs productions. Seulement, ce que le public ne reconnaît ni ne comprend jamais, parce qu’il a de bons motifs pour ne pas le reconnaître, c’est l’aristo cratie de la nature. Voilà pourquoi il abandonne bientôt les productions des quelques hommes rares auxquels la nature a concédé, dans le cours des siècles, la haute tâche de penser à son sujet ou de décrire l’esprit de ses aeuvres, pour s’ini tier aux productions de récents bousilleurs. Qu’un héros apparaisse, et le public lui oppose bientôt un brigand, comme une sorte de héros, lui aussi. Si un jour la nature, dans un moment d’heureux caprice, a enfanté son produit le plus rare, un esprit vraiment doué au-delà de la mesure ordinaire ; si le destin favorable a permis son développement, si ses aeuvres ont enfin vaincu la résistance du monde indifférent » et.()nt reconnues et recommandées comme des modèles, peu de temps se passe sans que les gens n’accourent en traînant un bloc de terre du même acabit qu’eux-mêmes, pour le placer sur l’autel à côté de lui. C’est précisément parce qu’ils ne comprennent ni ne soupçonnent combien la nature est aristocratique. Elle l’est tellement que, parmi trois cents millions de ses produits, il n’y a pas un seul esprit vraiment grand. Il faut donc connaître celui-ci à fond, considérer ses œuvres comme une sorte de révélation, les lire infatigablement et les user diurna nocturnaque manu, et laisser tous les cerveaux ordinaires pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire une chose aussi commune et banale que les mouches sur un mur.

En philosophie, le procédé indiqué plus haut s’est affirmé de la façon la plus désespérante : à côté de Kant, on ne manque jamais de mentionner Fichte, comme étant son égal. « Kant et Fichte », c’est là une phrase devenue courante. « Voyez comme nous prenons le dessus ! » disait ***. On accorde le même honneur à Schelling, et même, pro pudor !, au bousilleur et corrupteur Hegel. La cime de ce Parnasse a toujours été élargie. « Avez-vous des yeux ? Avez-vous desyeux ? » pourrait-on crier à un public de cette trempe, comme Hamlet à son indigne mère. Hélas ! il n’en a pas. Ce sont toujours les mêmes gens qui partout et en tout temps ont laissé s’étioler le véritable mérite, pour porter leur hommage aux pasticheurs et aux maniéristes en tout genre. C’est ainsi qu’ils s’imaginent aussi étudier la philosophie, quand ils lisent à chaque foire les élucubrations de cerveaux émoussés dans lesquels même les simples problèmes de la philosophie résonnent aussi peu qu’une cloche dans un récipient vide d’air. Oui, des cerveaux, on peut l’affirmer, que la nature n’avait destinés, comme les autres, qu’à exercer tranquillement un honorable métier, à cultiver les champs, à se préoccuper de la propagation de l’espèce humaine, et qui en sont venus à s’imaginer que leurs fonctions leur font un devoir d’être « des fous agitant leur marotte » ! Leur perpétuelle intervention ressemble à celle des sourds qui se mêlent à une conversation ; elle n’opère donc que comme un bruit troublant et déconcertant sur les individus, très rares de tout temps, que la nature a destinés à se livrer à la recherche des vérités les plus hautes, et qui y sont en conséquence véritablement poussés — à la condition toutefois que ce bruit n’étouffe pas à dessein leur ~oix, comme c’est souvent le cas, parce que ce • qu’ils apportent ne fait pas l’affaire de ces genslà, qui n’ont à cœur que les intentions et les fins matérielles, et qui, grâce à leur nombre considérable, poussent bientôt des cris qui empêchent les autres de s’entendre eux-mêmes. De nos jours, ils se sont imposé la tâche d’enseigner, pour narguer la philosophie kantienne aussi bien que la vérité, la théologie spéculative, la psychologie rationnelle, la liberté de la volonté, la différence complète et absolue entre l’homme et les animaux, par suite de leur ignorance des dégradations successives de l’intellect dans la série animale ; ils n’agissent donc que comme remora (obstacle) de la sincère recherche de la vérité. Qu’un homme comme moi vienne à parler, et ils font semblant de ne pas entendre. Le truc est bon, quoique pas neuf. Je veux pourtant voir une bonne fois si l’on ne peut pas forcer un blaireau hors de son trou.

Or les Universités sont manifestement le foyer où prend naissance et où se développe cette philosophie à intentions. Elles seules ont permis que les travaux de Kant, qui font époque dans le domaine philosophique, fussent écartés par les charlataneries d’un Fichte, écartées bien , , , , , ;, , tôt à leur tour par des gaillards de son espèce. Cela n’aurait jamais pu arriver avec un public vraiment philosophique, je veux dire un public qui ne recherche la philosophie que pour ellemême, sans autre intention — donc avec le public, d’ailleurs toujours très restreint, qui pense réellement et se préoccupe sérieusement de la nature énigmatique de notre existence. Les Universités seules, avec leur public d’étudiants qui acceptent crédulement tout ce qu’il plaît à M. le professeur de dire, ont rendu possible le scandale philosophique de ces cinquante dernières années. L’erreur fondamentale ici est que les Universités s’arrogent aussi, en matière de philosophie, le dernier mot et la voix prépondérante, qui appartiennent en tout cas aux trois facultés supérieures, chacune en son domaine. Que cependant en philosophie, comme science qui doit d’abord être trouvée, la chose se passe autrement, c’est ce dont on ne tient pas compte ; pas plus qu’on ne tient compte que sont octroyées les chaires de philosophie, contrairement aux autres, non d’après les aptitudes du candidat, mais surtout d’après, ses opinions. En conséquence, l’étudiant s’imagine que, de même que le professeur de théologie possède à fond sa dogmatique, le professeur de droit ses Pandectes, lu professeur de médecine sa pathologie, le proI csscur de métaphysique, nommé par décret de « Sa Majesté », doit posséder à fond celle-ci. Il se rend en conséquence à son cours avec une confiance enfantine, et comme il y trouve un homme qui critique de haut, avec un air de supériorité consciente, tous les philosophes existants, il ne doute pas d’avoir frappé à la bonne porte, et il s’imprègne de toute la sagesse qui jaillit ici, aussi crédulement que s’il se trouvait devant le trépied de la pythie. Naturellement, il n’y a plus pour lui, à partir de ce moment, d’autre philosophie que celle de son professeur. Les véritables philosophes, les éducateurs des siècles, même de dix siècles, qui attendent silencieusement et sérieusement sur les rayons des bibliothèques les visiteurs en quête d’eux, il ne les lit pas, vu qu’ils ont vieilli et qu’on les a réfutés ; à l’instar de son professeur, il les a « derrière lui ». En revanche, il achète les enfants intellectuels de son maître qui font leur apparition dans les foires, et dont les éditions multipliées ne peuvent s’expliquer que par ce fait. Même après avoir quitté l’Université, chacun conserve en règle générale un attachement crédule pour son professeur, dont il a de bonne heure adopté la tendance d’esprit et avec la manière duquel il s’est fami