Phyllis (Hungerford)/02

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Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 12-17).

II


Nous sommes au plus doux des mois de l’année, en septembre ; un septembre mûrissant et glorieux, qui ne nous a jamais paru plus beau.

Billy et moi, bravant toutes les défenses, en profitons pour multiplier nos randonnées à travers bois… Non seulement dans le nôtre dont nous apercevons bien vite la limite, mais dans les bois de Strangemore dont les propriétés : champs, prairies et forêt, s’étendent sur plusieurs kilomètres à la ronde.

Cet après-midi nous avions résolu d’aller à la cueillette des noisettes qui doivent être mûres à souhait.

En sortant de table Billy m’avait prévenue.

— Maman et Dora vont en ville, père va chasser chez sir Collins, nous serons libres jusqu’au soir. Prends un panier et va m’attendre à la petite porte du potager.

C’est pourquoi, une heure plus tard, nous nous trouvions tous deux marchant sous les grands arbres du bois de Strangemore, heureux comme des pierrots grisés d’air et de lumière, et nous faisions retentir les bois des airs les plus variés, moi, de ma voix la plus éclatante, Billy de son fausset adolescent.

Parfois la chanson s’arrêtait faute de mémoire et finissait en éclats de rire.

— Voyons, dit Billy avec un soupir de délice, par quel arbre allons-nous commencer ?

Tous les arbres ployaient sous le poids des bouquets de noisettes si grosses, si belles, qu’il était difficile de faire un choix.

— Eh bien ! dis-je d’un ton décidé, nous allons prendre chacun un noisetier. Au premier arrivé !

Et je m’élançai dans l’arbre le plus proche. Je dis bien : dans l’arbre. Mon Dieu ! il n’y avait là personne pour m’en empêcher, et la meilleure manière de faire tomber des noisettes, n’est-ce point de grimper sur le noisetier ?

Celui que j’avais choisi se trouvait, par malheur, dépourvu de branches jusqu’à un mètre cinquante du sol environ. C’était le plus haut et le plus chargé. J’y tenais ! C’est pourquoi je m’acharnais à grimper… Mais la tâche était malaisée. Après le quatrième essai je m’écriai impatiemment :

— Billy, que fais-tu à me regarder et à rire comme un sot ! Pousse-moi ! Aide-moi !

Il m’administra un vigoureux élan qui m’envoya d’un seul coup jusqu’à la branche convoitée.

Bientôt, je me trouvai confortablement installée au milieu de « mon arbre » et faisant craquer les noisettes sous mes dents.

Billy en faisait autant à peu de distance, nous nous amusions à nous jeter les coquilles à la figure en riant de bon cœur quand, tout à coup, le rire mourut sur mes lèvres.

Je fis chut ! à mon frère, et lui désignai du doigt un chasseur qui s’avançait tranquillement dans le sentier… Je le voyais de face. Pourquoi, au nom du ciel, M. Carrington avait-il eu la détestable idée devenir chasser ses lièvres, ce jour-là, au lieu d’aller se promener à cheval jusqu’à la ville où il aurait fait la rencontre de notre délicieuse sœur ? Mais non, il est là, et il va passer devant nous avec une certitude fatale !

— Billy, fis-je d’une voix basse et tremblante, est-ce qu’on voit mes jambes ?

— Pas plus de cinquante centimètres au-dessus de la jarretière, répondit le malin garçon.

D’un effort désespéré j’abaissai ma jupe de toutes mes forces. La branche craqua… la fatalité !

M. Carrington était à dix pas… je le vis sourire… M’avait-il déjà découverte ? Il continua d’avancer de son pas tranquille et ce fut seulement quand il se trouva tout à fait devant mon arbre qu’il leva la tête, puis, soulevant sa casquette d’un geste respectueux :

— Bonjour, mademoiselle Phyllis, la cueillette est-elle bonne ?

— Monsieur… monsieur, balbutiai-je, je suis désolée que nous soyons tombés sur vos noisettes, nous avons dépassé notre bois sans nous en apercevoir et…

— Mes noisettes sont faites pour être mangées, miss Phyllis, et je suis enchanté que vous les trouviez bonnes. Mais si vous voulez bien me suivre, je vous indiquerai un endroit où elles sont d’une qualité supérieure. Il y a aussi une haie avec des mûres…

— Des mûres ! oh ! Je viens. Billy, criai-je du plus haut de ma voix, viens m’aider à descendre. Billy ! Aucune réponse… Hélas ! le malin singe me laissait dans mon embarras ! Comment sauter de si haut, et sous les yeux railleurs qui ne me perdaient pas de vue ?

Je m’écriai tout à coup d’un ton impératif :

— Monsieur Carrington, tournez-moi le dos et surtout ne regardez pas !… Attendez… un instant… Je vous envoie mes… vos noisettes.

Puis, faisant suivre l’action à la parole, je vidai le contenu de mon tablier sur la figure souriante levée vers moi, c’est-à-dire que M. Carrington reçut une volée de petites boules brunes en plein visage. Il se baissa en riant de tout son cœur…

— Pardon, lui dis-je, pardon ! Mais aussi, quelle idée avez-vous eue de vous mettre sous l’arbre !… Maintenant, tournez-vous et ne bougez plus !

— Mon Dieu, hasarda-t-il, si vous n’étiez pas si farouche, je pourrais peut-être vous aider ?

— Non, non, je vous remercie !… Mais je pense ; Où diable Billy a-t-il pu passer ? Oh ! il me revaudra cela. C’est un tour de sa façon.

— J’y suis, dit M. Carrington du ton dont les enfants font cou-cou, quand ils jouent à cache-cache.

Il s’était éloigné de plusieurs pas et il paraissait prendre un grand intérêt au paysage qu’il avait sous les yeux.

Je me tournai avec précaution. Certainement, ma robe de mousseline mettait de la malice à s’accrocher à toutes les branches, des paquets de noisettes tombaient de l’arbre secoué violemment.

— Quel bonheur que je ne sois plus dessous ! me dit M. Carrington sans se retourner. Quelle avalanche !

Trouvant cette réflexion déplacée en un moment aussi critique, je pinçai la bouche sans répondre, mon bras passé autour du tronc rugueux, j’allais me laisser glisser quand…

Je ne pus embrasser le tronc assez vite avec mes deux genoux et je tombai lourdement à terre en poussant un cri.

M. Carrington se précipita à genoux auprès de moi, il souleva ma tête et passa son bras autour de ma taille pour me relever.

Je ne m’étais presque pas fait de mal et je crois bien que c’est pour me rendre un peu intéressante que je poussai deux ou trois faibles gémissements. D’autant plus que Billy s’était décidé à reparaître subitement, et me regardait d’un air consterné. Je n’étais pas fâchée, en l’inquiétant, de le punir de son « lâchage ».

M. Carrington s’écria tout à coup comme s’il s’agissait d’un grand malheur.

— Mais vous êtes blessée ! Votre bras saigne !

En effet, une tache de sang étoilait la mousseline de ma manche, un peu au-dessus du coude.

— Voilà ce que c’est, dis-je à Billy, si tu m’avais aidée !

Relevant ma manche avec d’infinies précautions, M. Carrington découvrit mon bras où il y avait une longue égratignure rouge.

— Oh ! c’est affreux ! s’écria-t-il. Le pauvre petit bras…

« J’ai été à la guerre, je suis un peu infirmier, laissez-moi vous faire un bandage.

Se servant de son mouchoir, il arrêta le sang de ma blessure, puis la banda avec la plus extrême délicatesse.

Que n’eût pas donné Dora pour se trouver à ma place !

— Pourquoi n’as-tu pas voulu que M. Carrington te descende dans ses bras, dit Billy, est-ce que cela n’eût pas mieux valu ?

— Certainement, appuya M. Carrington en interrompant sa besogne de chirurgien pour me sourire, mais il y a des petites filles qui ne sont pas raisonnables.

— J’ai eu dix-sept ans au mois de mai, fis-je avec orgueil.

— Oh ! miss Phyllis, excusez-moi ! si vieille déjà ! vraiment je ne l’aurais pas cru.

— Oui, vous dites cela parce que vous m’avez trouvée perchée sur un arbre, mais je vous assure bien, ajoutai-je avec la dernière énergie, que, quand je suis sortie de la maison, je ne pensais pas plus à faire cela qu’à… m’envoler. N’est-ce pas, Billy ?

— Bien sûr, fit Billy. Qu’est-ce qui a bien pu te donner cette drôle d’idée ? Voilà au moins deux ans que ça ne t’était pas arrivé !

C’était un impudent mensonge, mais j’aurais embrassé le cher garçon pour sa bonne intention.

— Seulement, monsieur, fis-je d’un ton beaucoup moins fier, si mes parents le savaient, ils me gronderaient, mon père surtout, ce serait affreux. Vous ne me trahirez pas ?

— J’endurerais plutôt mille tortures, me répondit-il très sérieusement. Vous n’entendrez jamais reparler de cette terrible aventure. Vous sentez-vous mieux, miss Phyllis ?

— C’est à peine si je le sens, maintenant. Mais comment vais-je faire pour vous rendre votre mouchoir ?

— Ne pourrais-je venir demain prendre de vos nouvelles ? Voilà une grande semaine que je ne suis allé à Summerleas. Cela vous ennuierait-il de me revoir si tôt ?

— Oh ! pas du tout ! répondis-je chaleureusement en pensant à Dora, vous nous faites toujours plaisir.

— Vraiment ! Vous êtes contente de me revoir quelquefois ?

Il me regardait fixement en posant cette question.

Surprise de ses manières, je répondis poliment :

— Mais oui, n’en doutez pas.

— Depuis combien de temps nous connaissons-nous maintenant ?

— Je le sais, fis-je vivement, il y a eu exactement trois mois hier. C’est le 25 juin que vous êtes venu pour la première fois à la maison. Je m’en souviens bien.

— Vraiment ?

M. Carrington en avait l’air surpris et heureux.

— Qu’est-ce qui a pu graver dans votre mémoire cette date si peu intéressante ?

— Oh ! c’est bien simple. C’est ce jour-là que Billy m’a donné mes deux beaux pigeons blancs. L’un d’eux est mort depuis. Vous voyez bien que je ne pouvais oublier cette date.

— Il n’y a donc que trois mois à peine que j’ai fait votre connaissance ? À moi, il me semble qu’il y a un siècle.

— Ah ! vous voyez ! fis-je d’un ton triomphant. Je vous l’avais dit dès le premier jour que vous seriez vite fatigué de nous. Et ce n’était pas malin à deviner, car la vie est loin d’être amusante ici. Quand on a fait des commérages sur les voisins, qu’on a parlé chevaux, bétail, ou…

— … Ou cueilli des noisettes au risque de se rompre le cou, acheva M. Carrington, avec son bon sourire.

— Oui, fis-je en riant, et, ce qui est plus grave, dans le bois du voisin !

— Veuillez, je vous prie, dit-il en me regardant avec un grand sérieux, vous considérer ici comme chez vous et y venir aussi souvent que vous le voudrez. Mais, je reviens à ce que vous disiez et je vous affirme que je ne suis encore fatigué ni de votre société, ni de mon cher pays.

— Cependant, vous venez de dire que le temps passe lentement pour vous ?

— Quand je suis à Strangemore, peut-être, mais auprès de vous, à Summerleas… jamais !

Je commence à croire, décidément, que Dora pourrait bien avoir des chances de réussite.

Nous étions arrivés en causant à la lisière de nos bois. Je tendis ma main.

— Il faut que nous retournions à la maison, car il se fait tard. Adieu, monsieur, et encore tous mes remerciements pour vos bons soins.

— Permettez-moi donc, me dit-il, de vous accompagner un peu sur votre domaine ?…

— Venez si vous le désirez, répondis-je, assez surprise qu’un homme tel que M. Carrington exprimât le désir de partager plus longtemps mon insignifiante société.

Et nous continuâmes à causer de ce ton plaisant et léger qui lui est naturel, jusqu’à ce que nous arrivâmes en vue de Summerleas. Enfin, il nous quitta avec des sourires et des gestes d’adieu.