Physiologie du Mariage/00

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Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 337-345).

INTRODUCTION.

« Le mariage ne dérive point de la nature. — La famille orientale diffère entièrement de la famille occidentale. — L’homme est le ministre de la nature, et la société vient s’enter sur elle. — Les lois sont faites pour les mœurs, et les mœurs varient. »

Le mariage peut donc subir le perfectionnement graduel auquel toutes les choses humaines paraissent soumises.

Ces paroles, prononcées devant le Conseil-d’État par Napoléon lors de la discussion du Code civil, frappèrent vivement l’auteur de ce livre ; et, peut-être, à son insu, mirent-elles en lui le germe de l’ouvrage qu’il offre aujourd’hui au public. En effet, à l’époque où, beaucoup plus jeune, il étudia le Droit français, le mot ADULTÈRE lui causa de singulières impressions. Immense dans le code, jamais ce mot n’apparaissait à son imagination sans traîner à sa suite un lugubre cortége. Les Larmes, la Honte, la Haine, la Terreur, des Crimes secrets, de sanglantes Guerres, des Familles sans chef, le Malheur se personnifiaient devant lui et se dressaient soudain quand il lisait le mot sacramentel : ADULTÈRE ! Plus tard, en abordant les plages les mieux cultivées de la société, l’auteur s’aperçut que la sévérité des lois conjugales y était assez généralement tempérée par l’Adultère. Il trouva la somme des mauvais ménages supérieure de beaucoup à celle des mariages heureux. Enfin il crut remarquer, le premier, que, de toutes les connaissances humaines, celle du Mariage était la moins avancée. Mais ce fut une observation de jeune homme ; et, chez lui comme chez tant d’autres, semblable à une pierre jetée au sein d’un lac, elle se perdit dans le gouffre de ses pensées tumultueuses. Cependant l’auteur observa malgré lui ; puis il se forma lentement dans son imagination, comme un essaim d’idées plus ou moins justes sur la nature des choses conjugales. Les ouvrages se forment peut-être dans les âmes aussi mystérieusement que poussent les truffes au milieu des plaines parfumées du Périgord. De la primitive et sainte frayeur que lui causa l’Adultère et de l’observation qu’il avait étourdiment faite, naquit un matin une minime pensée où ses idées se formulèrent. C’était une raillerie sur le mariage : deux époux s’aimaient pour la première fois après vingt-sept ans de ménage.

Il s’amusa de ce petit pamphlet conjugal et passa délicieusement une semaine entière à grouper autour de cette innocente épigramme la multitude d’idées qu’il avait acquises à son insu et qu’il s’étonna de trouver en lui. Ce badinage tomba devant une observation magistrale. Docile aux avis, l’auteur se rejeta dans l’insouciance de ses habitudes paresseuses. Néanmoins ce léger principe de science et de plaisanterie se perfectionna tout seul dans les champs de la pensée : chaque phrase de l’œuvre condamnée y prit racine, et s’y fortifia, restant comme une petite branche d’arbre qui, abandonnée sur le sable par une soirée d’hiver, se trouve couverte le lendemain de ces blanches et bizarres cristallisations que dessinent les gelées capricieuses de la nuit. Ainsi l’ébauche vécut et devint le point de départ d’une multitude de ramifications morales. Ce fut comme un polype qui s’engendra de lui-même. Les sensations de sa jeunesse, les observations qu’une puissance importune lui faisait faire, trouvèrent des points d’appui dans les moindres événements. Bien plus, cette masse d’idées s’harmonia, s’anima, se personnifia presque et marcha dans les pays fantastiques où l’âme aime à laisser vagabonder ses folles progénitures. À travers les préoccupations du monde et de la vie, il y avait toujours en l’auteur une voix qui lui faisait les révélations les plus moqueuses au moment même où il examinait avec le plus de plaisir une femme dansant, souriant ou causant. De même que Méphistophélès montre du doigt à Faust dans l’épouvantable assemblée du Broken de sinistres figures, de même l’auteur sentait un démon qui, au sein d’un bal, venait lui frapper familièrement sur l’épaule et lui dire : — Vois-tu, ce sourire enchanteur ? c’est un sourire de haine. Tantôt le démon se pavanait comme un capitan des anciennes comédies de Hardy. Il secouait la pourpre d’un manteau brodé et s’efforçait de remettre à neuf les vieux clinquants et les oripeaux de la gloire. Tantôt il poussait, à la manière de Rabelais, un rire large et franc, et traçait sur la muraille d’une rue un mot qui pouvait servir de pendant à celui de : — Trinque ! seul oracle obtenu de la dive bouteille. Souvent ce Trilby littéraire se laissait voir assis sur des monceaux de livres ; et, de ses doigts crochus, il indiquait malicieusement deux volumes jaunes, dont le titre flamboyait aux regards. Puis, quand il voyait l’auteur attentif, il épelait d’une voix aussi agaçante que les sons d’un harmonica : — PHYSIOLOGIE DU MARIAGE ! Mais presque toujours, il apparaissait, le soir, au moment des songes. Caressant comme une fée, il essayait d’apprivoiser par de douces paroles l’âme qu’il s’était soumise. Aussi railleur que séduisant, aussi souple qu’une femme, aussi cruel qu’un tigre, son amitié était plus redoutable que sa haine ; car il ne savait pas faire une caresse sans égratigner. Une nuit entre autres, il essaya la puissance de tous ses sortiléges et les couronna par un dernier effort. Il vint, il s’assit sur le bord du lit, comme une jeune fille pleine d’amour, qui d’abord se tait, mais dont les yeux brillent, et à laquelle son secret finit par échapper. — Ceci, dit-il, est le prospectus d’un scaphandre au moyen duquel on pourra se promener sur la Seine à pied sec. Cet autre volume est le rapport de l’Institut sur un vêtement propre à nous faire traverser les flammes sans nous brûler. Ne proposeras-tu donc rien qui puisse préserver le mariage des malheurs du froid et du chaud ? Mais, écoute ? Voici L’ART DE CONSERVER LES SUBSTANCES ALIMENTAIRES, L’ART D’EMPÉCHER LES CHEMINÉES DE FUMER, L’ART DE FAIRE DE BONS MORTIERS, L’ART DE METTRE SA CRAVATE, L’ART DE DÉCOUPER LES VIANDES.

Il nomma en une minute un nombre si prodigieux de livres, que l’auteur en eut comme un éblouissement.

— Ces myriades de livres ont été dévorés, disait-il, et cependant tout le monde ne bâtit pas et ne mange pas, tout le monde n’a pas de cravate et ne se chauffe pas, tandis que tout le monde se marie un peu !… Mais tiens, vois ?…

Sa main fit alors un geste, et sembla découvrir dans le lointain un océan où tous les livres du siècle se remuaient comme par des mouvements de vagues. Les in-18 ricochaient ; les in-8o qu’on jetait rendaient un son grave, allaient au fond et ne remontaient que bien péniblement, empêchés par des in-12 et des in-32 qui foisonnaient et se résolvaient en mousse légère. Les lames furieuses étaient chargées de journalistes, de protes, de papetiers, d’apprentis, de commis d’imprimeurs, de qui l’on ne voyait que les têtes pêle-mêle avec les livres. Des milliers de voix criaient comme celles des écoliers au bain. Allaient et venaient dans leurs canots quelques hommes occupés à pêcher les livres et à les apporter au rivage devant un grand homme dédaigneux, vêtu de noir, sec et froid : c’était les libraires et le public. Du doigt le Démon montra un esquif nouvellement pavoisé, cinglant à pleines voiles et portant une affiche en guise de pavillon ; puis, poussant un rire sardonique, il lut d’une voix perçante : — PHYSIOLOGIE DU MARIAGE.

L’auteur devint amoureux, le diable le laissa tranquille, car il aurait eu affaire à trop forte partie s’il était revenu dans un logis habité par une femme. Quelques années se passèrent sans autres tourments que ceux de l’amour, et l’auteur put se croire guéri d’une infirmité par une autre. Mais un soir il se trouva dans un salon de Paris, où l’un des hommes qui faisaient partie du cercle décrit devant la cheminée par quelques personnes prit la parole et raconta l’anecdote suivante d’une voix sépulcrale.

— Un fait eut lieu à Gand au moment où j’y étais. Attaquée d’une maladie mortelle, une dame, veuve depuis dix ans, gisait sur son lit. Son dernier soupir était attendu par trois héritiers collatéraux qui ne la quittaient pas, de peur qu’elle ne fît un testament au profit du Béguinage de la ville. La malade gardait le silence, paraissait assoupie, et la mort semblait s’emparer lentement de son visage muet et livide. Voyez-vous au milieu d’une nuit d’hiver les trois parents silencieusement assis devant le lit ? Une vieille garde-malade est là qui hoche la tête, et le médecin, voyant avec anxiété la maladie arrivée à son dernier période, tient son chapeau d’une main, et de l’autre fait un geste aux parents, comme pour leur dire : « Je n’ai plus de visites à vous faire. » Un silence solennel permettait d’entendre les sifflements sourds d’une pluie de neige qui fouettait sur les volets. De peur que les yeux de la mourante ne fussent blessés par la lumière, le plus jeune des héritiers avait adapté un garde-vue à la bougie placée près du lit, de sorte que le cercle lumineux du flambeau atteignait à peine à l’oreiller funèbre, sur lequel la figure jaunie de la malade se détachait comme un christ mal doré sur une croix d’argent terni. Les lueurs ondoyantes jetées par les flammes bleues d’un pétillant foyer éclairaient donc seules cette chambre sombre, où allait se dénouer un drame. En effet, un tison roula tout à coup du foyer sur le parquet comme pour présager un événement. À ce bruit, la malade se dresse brusquement sur son séant, elle ouvre deux yeux aussi clairs que ceux d’un chat, et tout le monde étonné la contemple. Elle regarde le tison marcher ; et, avant que personne n’eût songé à s’opposer au mouvement inattendu produit par une sorte de délire, elle saute hors de son lit, saisit les pincettes, et rejette le charbon dans la cheminée. La garde, le médecin, les parents, s’élancent, prennent la mourante dans leurs bras, elle est recouchée, elle pose la tête sur le chevet ; et quelques minutes sont à peine écoulées, qu’elle meurt, gardant encore, après sa mort, son regard attaché sur la feuille de parquet à laquelle avait touché le tison. À peine la comtesse Van-Ostroëm eut-elle expiré, que les trois cohéritiers se jetèrent un coup d’œil de méfiance, et, ne pensant déjà plus à leur tante, se montrèrent le mystérieux parquet. Comme c’était des Belges, le calcul fut chez eux aussi prompt que leurs regards. Il fut convenu, par trois mots prononcés à voix basse, qu’aucun d’eux ne quitterait la chambre. Un laquais alla chercher un ouvrier. Ces âmes collatérales palpitèrent vivement quand, réunis autour de ce riche parquet, les trois Belges virent un petit apprenti donnant le premier coup de ciseau. Le bois est tranché. — « Ma tante a fait un geste !… dit le plus jeune des héritiers. — Non, c’est un effet des ondulations de la lumière !… » répondit le plus âgé qui avait à la fois l’œil sur le trésor et sur la morte. Les parents affligés trouvèrent, précisément à l’endroit où le tison avait roulé, une masse artistement enveloppée d’une couche de plâtre. — « Allez !… » dit le vieux cohéritier. Le ciseau de l’apprenti fit alors sauter une tête humaine, et je ne sais quel vestige d’habillement leur fit reconnaître le comte que toute la ville croyait mort à Java et dont la perte avait été vivement pleurée par sa femme.

Le narrateur de cette vieille histoire était un grand homme sec, à l’œil fauve, à cheveux bruns, et l’auteur crut apercevoir de vagues ressemblances entre lui et le démon qui, jadis, l’avait tant tourmenté ; mais l’étranger n’avait pas le pied fourchu. Tout à coup le mot ADULTÈRE sonna aux oreilles de l’auteur ; et alors, cette espèce de cloche réveilla, dans son imagination, les figures les plus lugubres du cortége qui naguère défilait à la suite de ces prestigieuses syllabes.

À compter de cette soirée, les persécutions fantasmagoriques d’un ouvrage qui n’existait pas recommencèrent ; et, à aucune époque de sa vie, l’auteur ne fut assailli d’autant d’idées fallacieuses sur le fatal sujet de ce livre. Mais il résista courageusement à l’esprit, bien que ce dernier rattachât les moindres événements de la vie à cette œuvre inconnue, et que, semblable à un commis de la douane, il plombât tout de son chiffre railleur.

Quelques jours après, l’auteur se trouva dans la compagnie de deux dames. La première avait été une des plus humaines et des plus spirituelles femmes de la cour de Napoléon. Arrivée jadis à une haute position sociale, la restauration l’y surprit, et l’en renversa ; elle s’était faite ermite. La seconde, jeune et belle, jouait en ce moment, à Paris, le rôle d’une femme à la mode. Elles étaient amies, parce que l’une ayant quarante ans et l’autre vingt-deux, leurs prétentions mettaient rarement en présence leur vanité sur le même terrain. L’auteur étant sans conséquence pour l’une des deux dames, et l’autre l’ayant deviné, elles continuèrent en sa présence une conversation assez franche qu’elles avaient commencée sur leur métier de femme.

— Avez-vous remarqué, ma chère, que les femmes n’aiment en général que des sots ? — Que dites-vous donc là, duchesse ? et comment accorderez-vous cette remarque avec l’aversion qu’elles ont pour leurs maris ? — (Mais c’est une tyrannie ! se dit l’auteur. Voilà donc maintenant le diable en cornette ?…) — Non, ma chère, je ne plaisante pas ! reprit la duchesse, et il y a de quoi faire frémir pour soi-même, depuis que j’ai contemplé froidement les personnes que j’ai connues autrefois. L’esprit a toujours un brillant qui nous blesse, l’homme qui en a beaucoup nous effraie peut-être, et s’il est fier, il ne sera pas jaloux, il ne saurait donc nous plaire. Enfin nous aimons peut-être mieux élever un homme jusqu’à nous que de monter jusqu’à lui… Le talent a bien des succès à nous faire partager, mais le sot donne des jouissances ; et nous préférons toujours entendre dire : « Voilà un bien bel homme ! » à voir notre amant choisi pour être de l’Institut. — En voilà bien assez, duchesse ! vous m’avez épouvantée.

Et la jeune coquette, se mettant à faire les portraits des amants dont raffolaient toutes les femmes de sa connaissance, n’y trouva pas un seul homme d’esprit. — Mais, par ma vertu, dit-elle, leurs maris valent mieux…

— Ces gens sont leurs maris ! répondit gravement la duchesse…

— Mais, demanda l’auteur, l’infortune dont est menacé le mari en France est-elle donc inévitable ?

— Oui ! répondit la duchesse en riant. Et l’acharnement de certaines femmes contre celles qui ont l’heureux malheur d’avoir une passion prouve combien la chasteté leur est à charge. Sans la peur du diable, l’une serait Laïs ; l’autre doit sa vertu à la sécheresse de son cœur ; celle-là à la manière sotte dont s’est comporté son premier amant ; celle-là…

L’auteur arrêta le torrent de ces révélations en faisant part aux deux dames du projet d’ouvrage par lequel il était persécuté, elles y sourirent, et promirent beaucoup de conseils. La plus jeune fournit gaiement un des premiers capitaux de l’entreprise, en disant qu’elle se chargeait de prouver mathématiquement que les femmes entièrement vertueuses étaient des êtres de raison.

Rentré chez lui, l’auteur dit alors à son démon : — Arrive ? Je suis prêt. Signons le pacte ! Le démon ne revint plus.

Si l’auteur écrit ici la biographie de son livre, ce n’est par aucune inspiration de fatuité. Il raconte des faits qui pourront servir à l’histoire de la pensée humaine, et qui expliqueront sans doute l’ouvrage même. Il n’est peut-être pas indifférent à certains anatomistes de la pensée de savoir que l’âme est femme. Ainsi, tant que l’auteur s’interdisait de penser au livre qu’il devait faire, le livre se montrait écrit partout. Il en trouvait une page sur le lit d’un malade, une autre sur le canapé d’un boudoir. Les regards des femmes quand elles tournoyaient emportées par une valse, lui jetaient des pensées ; un geste, une parole, fécondaient son cerveau dédaigneux. Le jour où il se dit : — Cet ouvrage, qui m’obsède, se fera !… tout a fui ; et, comme les trois Belges, il releva un squelette, là où il se baissait pour saisir un trésor.

Une douce et pâle figure succéda au démon tentateur, elle avait des manières engageantes et de la bonhomie, ses représentations étaient désarmées des pointes aiguës de la critique. Elle prodiguait plus de mots que d’idées, et semblait avoir peur du bruit. C’était peut-être le génie familier des honorables députés qui siégent au centre de la Chambre.

— « Ne vaut-il pas mieux, disait-elle, laisser les choses comme elles sont ? Vont-elles donc si mal ? Il faut croire au mariage comme à l’immortalité de l’âme ; et vous ne faites certainement pas un livre pour vanter le bonheur conjugal. D’ailleurs vous conclurez sans doute d’après un millier de ménages parisiens qui ne sont que des exceptions. Vous trouverez peut-être des maris disposés à vous abandonner leurs femmes ; mais aucun fils ne vous abandonnera sa mère… Quelques personnes blessées par les opinions que vous professerez soupçonneront vos mœurs, calomnieront vos intentions. Enfin, pour toucher aux écrouelles sociales, il faut être roi, ou tout au moins premier consul. »

Quoiqu’elle apparût sous la forme qui pouvait plaire le plus à l’auteur, la Raison ne fut point écoutée ; car dans le lointain la Folie agitait la marotte de Panurge, et il voulait s’en saisir ; mais, quand il essaya de la prendre, il se trouva qu’elle était aussi lourde que la massue d’Hercule, d’ailleurs, le curé de Meudon l’avait garnie de manière à ce qu’un jeune homme qui se pique moins de bien faire un livre que d’être bien ganté ne pouvait vraiment pas y toucher.

— Notre ouvrage est-il fini ? demanda la plus jeune des deux complices féminines de l’auteur. — Hélas ! madame, me récompenserez-vous de toutes les haines qu’il pourra soulever contre moi ? Elle fit un geste, et alors l’auteur répondit à son indécision par une expression d’insouciance. — Quoi ! vous hésiteriez ? publiez-le, n’ayez pas peur. Aujourd’hui nous prenons un livre bien plus pour la façon que pour l’étoffe.

Quoique l’auteur ne se donne ici que pour l’humble secrétaire de deux dames, il a, tout en coordonnant leurs observations, accompli plus d’une tâche. Une seule peut-être était restée en fait de mariage, celle de recueillir les choses que tout le monde pense et que personne n’exprime ; mais aussi faire une pareille Étude avec l’esprit de tout le monde, n’est-ce pas s’exposer à ce qu’il ne plaise à personne ? Cependant l’éclectisme de cette Étude la sauvera peut-être. Tout en raillant, l’auteur a essayé de populariser quelques idées consolantes. Il a presque toujours tenté de réveiller des ressorts inconnus dans l’âme humaine. Tout en prenant la défense des intérêts les plus matériels, les jugeant ou les condamnant, il aura peut-être fait apercevoir plus d’une jouissance intellectuelle. Mais l’auteur n’a pas la sotte prétention d’avoir toujours réussi à faire des plaisanteries de bon goût ; seulement il a compté sur la diversité des esprits, pour recevoir autant de blâme que d’approbation. La matière était si grave qu’il a constamment essayé de l’anecdoter, puisqu’aujourd’hui les anecdotes sont le passe-port de toute morale et l’anti-narcotique de tous les livres. Dans celui-ci, où tout est analyse et observation, la fatigue chez le lecteur et le MOI chez l’auteur étaient inévitables. C’est un des malheurs les plus grands qui puissent arriver à un ouvrage, et l’auteur ne se l’est pas dissimulé. Il a donc disposé les rudiments de cette longue ÉTUDE de manière à ménager des haltes au lecteur. Ce système a été consacré par un écrivain qui faisait sur le GOÛT un travail assez semblable à celui dont il s’occupait sur le MARIAGE, et auquel il se permettra d’emprunter quelques paroles pour exprimer une pensée qui leur est commune. Ce sera une sorte d’hommage rendu à son devancier dont la mort a suivi de si près le succès.

« Quand j’écris et parle de moi au singulier, cela suppose une confabulation avec le lecteur ; il peut examiner, discuter, douter, et même rire ; mais, quand je m’arme du redoutable NOUS, je professe, il faut se soumettre. » (Brillat-Savarin, préface de la PHYSIOLOGIE DU GOÛT.)

5 décembre 1829.