Physiologie du Mariage/03

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Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 361-367).

MÉDITATION III

DE LA FEMME HONNÊTE.

La Méditation précédente a démontré que nous possédons en France une masse flottante d’un million de femmes, exploitant le privilége d’inspirer les passions qu’un galant homme avoue sans honte ou cache avec plaisir. C’est donc sur ce million de femmes qu’il faut promener notre lanterne diogénique, pour trouver les femmes honnêtes du pays.

Cette recherche nous entraîne à quelques digressions.

Deux jeunes gens bien mis, dont le corps svelte et les bras arrondis ressemblent à la demoiselle d’un paveur, et dont les bottes sont supérieurement faites, se rencontrent un matin sur le boulevard, à la sortie du passage des Panoramas. — Tiens, c’est toi ! — Oui, mon cher, je me ressemble, n’est-ce pas ? Et de rire plus ou moins spirituellement, suivant la nature de la plaisanterie qui ouvre la conversation.

Quand ils se sont examinés avec la curiosité sournoise d’un gendarme qui cherche à reconnaître un signalement, qu’ils sont bien convaincus de la fraîcheur respective de leurs gants, de leurs gilets et de la grâce avec laquelle leurs cravates sont nouées ; qu’ils sont à peu près certains qu’aucun d’eux n’est tombé dans le malheur, ils se prennent le bras ; et s’ils partent du théâtre des Variétés, ils n’arriveront pas à la hauteur de Frascati sans s’être adressé une question un peu drue, dont voici la traduction libre : — Qui épousons-nous pour le moment ?…

Règle générale, c’est toujours une femme charmante.

Quel est le fantassin de Paris dans l’oreille duquel il n’est pas tombé, comme des balles en un jour de bataille, des milliers de mots prononcés par les passants, et qui n’ait pas saisi une de ces innombrables paroles gelées en l’air, dont parle Rabelais ? Mais la plupart des hommes se promènent à Paris comme ils mangent, comme ils vivent, sans y penser. Il existe peu de musiciens habiles, de physionomistes exercés qui sachent reconnaître de quelle clef ces notes éparses sont signées, de quelle passion elles procèdent. Oh ! errer dans Paris ! adorable et délicieuse existence ? Flaner est une science, c’est la gastronomie de l’œil. Se promener, c’est végéter ; flaner c’est vivre. La jeune et jolie femme, long-temps contemplée par des yeux ardents, serait encore bien plus recevable à prétendre un salaire que le rôtisseur qui demandait vingt sous au Limousin dont le nez, enflé à toutes voiles, aspirait de nourrissants parfums. Flaner, c’est jouir, c’est recueillir des traits d’esprit, c’est admirer de sublimes tableaux de malheur, d’amour, de joie, des portraits gracieux ou grotesques ; c’est plonger ses regards au fond de mille existences : jeune, c’est tout désirer, tout posséder ; vieillard, c’est vivre de la vie des jeunes gens, c’est épouser leurs passions. Or, combien de réponses un flaneur artiste n’a-t-il pas entendu faire à l’interrogation catégorique sur laquelle nous sommes restés ?

— Elle a trente-cinq ans, mais tu ne lui en donnerais pas vingt ! dit un bouillant jeune homme aux yeux pétillants, et qui, libéré du collége, voudrait, comme Chérubin, tout embrasser. — Comment donc ! mais nous avons des peignoirs de batiste et des anneaux de nuit en diamants… dit un clerc de notaire — Elle a voiture et une loge aux Français ! dit un militaire. — Moi ! s’écrie un autre un peu âgé en ayant l’air de répondre à une attaque, cela ne me coûte pas un sou ! Quand on est tourné comme nous… Est-ce que tu en serais là, mon respectable ami ? Et le promeneur de frapper un léger coup de plat de la main sur l’abdomen de son camarade. — Oh ! elle m’aime ! dit un autre, on ne peut pas s’en faire d’idée ; mais elle a le mari le plus bête ! Ah !… Buffon a supérieurement décrit les animaux, mais le bipède nommé mari… (Comme c’est agréable à entendre quand on est marié !)— Oh ! mon ami, comme un ange !… est la réponse d’une demande discrètement faite à l’oreille. — Peux-tu me dire son nom ou me la montrer ?… — Oh ! non, c’est une femme honnête.

Quand un étudiant est aimé d’une limonadière, il la nomme avec orgueil et mène ses amis déjeuner chez elle. Si un jeune homme aime une femme dont le mari s’adonne à un commerce qui embrasse des objets de première nécessité, il répondra en rougissant : — C’est une lingère, c’est la femme d’un papetier, d’un bonnetier, d’un marchand de draps, d’un commis, etc…

Mais cet aveu d’un amour subalterne, éclos en grandissant au milieu des ballots, des pains de sucre ou des gilets de flanelle, est toujours accompagné d’un pompeux éloge de la fortune de la dame. Le mari seul se mêle du commerce, il est riche, il a de beaux meubles ; d’ailleurs la bien-aimée vient chez son amant ; elle a un cachemire, une maison de campagne, etc.


Bref, un jeune homme ne manque jamais d’excellentes raisons pour prouver que sa maîtresse va devenir très-prochainement une femme honnête, si elle ne l’est pas déjà. Cette distinction, produite par l’élégance de nos mœurs, est devenue aussi indéfinissable que la ligne à laquelle commence le bon ton. Qu’est-ce donc alors qu’une femme honnête ?

Cette matière touche de trop près à la vanité des femmes, à celle de leurs amants, et même à celle d’un mari, pour que nous n’établissions pas ici des règles générales, résultat d’une longue observation.

Notre million de têtes privilégiées représente une masse d’éligibles au titre glorieux de femme honnête, mais toutes ne sont pas élues. Les principes de cette élection se trouvent dans les axiomes suivants :


APHORISMES


I.

Une femme honnête est essentiellement mariée.


II

Une femme honnête a moins de quarante ans.


III.

Une femme mariée dont les faveurs sont payables n’est pas une femme honnête.


IV.

Une femme mariée qui a une voiture à elle est une femme honnête.


V.

Une femme qui fait la cuisine dans son ménage n’est pas une femme honnête.


VI.

Quand un homme a gagné vingt mille livres de rente, sa femme est une femme honnête, quel que soit le genre de commerce auquel il a dû sa fortune.


VII.

Une femme qui dit une lettre d’échange pour une lettre de change, souyer pour soulier, pierre de lierre pour pierre de liais, qui dit d’un homme : « Est-il farce monsieur un tel ! » ne peut jamais être une femme honnête, quelle que soit sa fortune.


VIII.

Une femme honnête doit avoir une existence pécuniaire qui permette à son amant de penser qu’elle ne lui sera jamais à charge d’aucune manière.


IX.

Une femme logée au troisième étage (les rues de Rivoli et Castiglione exceptées) n’est pas une femme honnête.


X.

La femme d’un banquier est toujours une femme honnête ; mais une femme assise dans un comptoir ne peut l’être qu’autant que son mari fait un commerce très-étendu et qu’elle ne loge pas au-dessus de sa boutique.


XI.

La nièce, non mariée, d’un évêque, et quand elle demeure chez lui, peut passer pour une femme honnête, parce que si elle a une intrigue, elle est obligée de tromper son oncle.


XII.

Une femme honnête est celle que l’on craint de compromettre.


XIII.

La femme d’un artiste est toujours une femme honnête.



En appliquant ces principes, un homme du département de l’Ardèche peut résoudre toutes les difficultés qui se présenteront dans cette matière.

Pour qu’une femme ne fasse pas elle-même sa cuisine, ait reçu une brillante éducation, ait le sentiment de la coquetterie, ait le droit de passer des heures entières dans un boudoir, couchée sur un divan, et vive de la vie de l’âme, il lui faut au moins un revenu de six mille francs en province ou de vingt mille livres à Paris. Ces deux termes de fortune vont nous indiquer le nombre présumé des femmes honnêtes qui se trouvent dans le million, produit brut de notr e statistique.

Or, trois cent mille rentiers à quinze cents francs représentent la somme totale des pensions, des intérêts viagers et perpétuels, payés par le Trésor, et celle des rentes hypothécaires ;

Trois cent mille propriétaires jouissant de trois mille cinq cents francs de revenu foncier représentent toute la fortune territoriale ;

Deux cent mille parties prenantes, à raison de quinze cents francs, représentent le partage du budget de l’État et celui des budgets municipaux ou départementaux ; soustraction faite de la dette, des fonds du clergé, de la somme des héros à cinq sous par jour et des sommes allouées à leur linge, à l’armement, aux vivres, aux habillements, etc. ;

Deux cent mille fortunes commerciales, à raison de vingt mille francs de capital, représentent tous les établissements industriels possibles de la France ;

Voilà bien un million de maris.

Mais combien compterons-nous de rentiers à dix, à cinquante, cent, deux, trois, quatre, cinq et six cents francs seulement de rente inscrits sur le Grand livre et ailleurs ?

Combien y a-t-il de propriétaires qui ne paient pas plus de cent sous, vingts francs, cent, deux cents et deux cent quatre-vingts francs d’impôts ?

Combien supposerons-nous, parmi les budgétophages, de pauvres plumitifs qui n’ont que six cents francs d’appointements ?

Combien admettrons-nous de commerçants qui n’ont que des capitaux fictifs ; qui, riches de crédit, n’ont pas un sou vaillant et ressemblent à des cribles par où passe le Pactole ? et combien de négociants qui n’ont qu’un capital réel de mille, deux mille, quatre mille, cinq mille francs ? Ô Industrie !… salut.

Faisons plus d’heureux qu’il n’y en a peut-être, et partageons ce million en deux parties : cinq cent mille ménages auront de cent francs à trois mille francs de rente, et cinq cent mille femmes rempliront les conditions voulues pour être honnêtes.

D’après les observations qui terminent notre Méditation de statistique, nous sommes autorisé à retrancher de ce nombre cent mille unités : en conséquence, on peut regarder comme une proposition mathématiquement prouvée qu’il n’existe en France que quatre cent mille femmes dont la possession puisse procurer aux hommes délicats les jouissances exquises et distinguées qu’ils recherchent en amour.

En effet, c’est ici le lieu de faire observer aux adeptes pour lesquels nous écrivons que l’amour ne se compose pas de quelques causeries solliciteuses, de quelques nuits de volupté, d’une caresse plus ou moins intelligente et d’une étincelle d’amour-propre baptisée du nom de jalousie. Nos quatre cent mille femmes ne sont pas de celles dont on puisse dire : « La plus belle fille du monde ne donne que ce qu’elle a. » Non, elles sont richement dotées des trésors qu’elles empruntent à nos ardentes imaginations, elles savent vendre cher ce qu’elles n’ont pas, pour compenser la vulgarité de ce qu’elles donnent.

Est-ce en baisant le gant d’une grisette que vous ressentirez plus de plaisir qu’à épuiser cette volupté de cinq minutes que vous offrent toutes les femmes ?

Est-ce la conversation d’une marchande qui vous fera espérer des jouissances infinies ?

Entre vous et une femme au-dessous de vous, les délices de l’amour-propre sont pour elle. Vous n’êtes pas dans le secret du bonheur que vous donnez.

Entre vous et une femme au-dessus de vous par sa fortune ou sa position sociale, les chatouillements de vanité sont immenses et sont partagés. Un homme n’a jamais pu élever sa maîtresse jusqu’à lui, mais une femme place toujours son amant aussi haut qu’elle. — « Je puis faire des princes, et vous ne ferez jamais que des bâtards ! » est une réponse étincelante de vérité.

Si l’amour est la première des passions, c’est qu’elle les flatte toutes ensemble. On aime en raison du plus ou du moins de cordes que les doigts de notre belle maîtresse attaquent dans notre cœur.

Biren, fils d’un orfévre, montant dans le lit de la duchesse de Courlande et l’aidant à lui signer la promesse d’être proclamé souverain du pays, comme il était celui de la jeune et jolie souveraine, est le type du bonheur que doivent donner nos quatre cent mille femmes à leurs amants.

Pour avoir le droit de se faire un plancher de toutes les têtes qui se pressent dans un salon, il faut être l’amant d’une de ces femmes d’élite. Or nous aimons tous à trôner plus ou moins.

Aussi est-ce sur cette brillante partie de la nation que sont dirigées toutes les attaques des hommes auxquels l’éducation, le talent ou l’esprit ont acquis le droit d’être comptés pour quelque chose dans cette fortune humaine dont s’enorgueillissent les peuples ; et c’est dans cette classe de femmes seulement que se trouve celle dont le cœur sera défendu à outrance par notre mari.

Que les considérations auxquelles donne lieu notre aristocratie féminine s’appliquent ou non aux autres classes sociales, qu’importe ? Ce qui sera vrai de ces femmes si recherchées dans leurs manières, dans leur langage, dans leurs pensées ; chez lesquelles une éducation privilégiée a développé le goût des arts, la faculté de sentir, de comparer, de réfléchir ; qui ont un sentiment si élevé des convenances et de la politesse, et qui commandent aux mœurs en France, doit être applicable aux femmes de toutes les nations et de toutes les espèces. L’homme supérieur à qui ce livre est dédié possède nécessairement une certaine optique de pensée qui lui permet de suivre les dégradations de la lumière dans chaque classe et de saisir le point de civilisation auquel telle observation est encore vraie.

N’est-il donc pas d’un haut intérêt pour la morale de rechercher maintenant le nombre de femmes vertueuses qui peut se trouver parmi ces adorables créatures ? N’y a-t-il pas là une question marito-nationale ?