Physiologie du Mariage/05
MÉDITATION V.
DES PRÉDESTINÉS.
Prédestiné signifie destiné par avance au bonheur ou au malheur. La Théologie s’est emparée de ce mot et l’emploie toujours pour désigner les bienheureux ; nous donnons à ce terme une signification fatale à nos élus, de qui l’on peut dire le contraire de ceux de l’Évangile. « Beaucoup d’appelés, beaucoup d’élus. »
L’expérience a démontré qu’il existait certaines classes d’hommes plus sujettes que les autres à certains malheurs : ainsi, de même les Gascons sont exagérés, les Parisiens vaniteux ; comme on voit l’apoplexie s’attaquer aux gens dont le cou est court, comme le charbon (sorte de peste) se jette de préférence sur les bouchers, la goutte sur les riches, la santé sur les pauvres, la surdité sur les rois, la paralysie sur les administrateurs, on a remarqué que certaines classes de maris étaient plus particulièrement victimes des passions illégitimes. Ces maris et leurs femmes accaparent les célibataires. C’est une aristocratie d’un autre genre. Si quelque lecteur se trouvait dans une de ces classes aristocratiques, il aura, nous l’espérons, assez de présence d’esprit, lui ou sa femme, pour se rappeler à l’instant l’axiome favori de la grammaire latine de Lhomond : Pas de règle sans exception. Un ami de la maison peut même citer ce vers :
La personne présente est toujours exceptée.
Et alors chacun d’eux aura, in petto, le droit de se croire une exception. Mais notre devoir, l’intérêt que nous portons aux maris et l’envie que nous avons de préserver tant de jeunes et jolies femmes des caprices et des malheurs que traîne à sa suite un amant, nous forcent à signaler par ordre les maris qui doivent se tenir plus particulièrement sur leurs gardes.
Dans ce dénombrement paraîtront les premiers tous les maris que leurs affaires, places ou fonctions chassent du logis à certaines heures et pendant un certain temps. Ceux-là porteront la bannière de la confrérie.
Parmi eux, nous distinguerons les magistrats, tant amovibles qu’inamovibles, obligés de rester au Palais pendant une grande partie de la journée ; les autres fonctionnaires trouvent quelquefois les moyens de quitter leurs bureaux ; mais un juge ou un procureur du roi, assis sur les lys, doit, pour ainsi dire, mourir pendant l’audience. Là est son champ de bataille.
Il en est de même des députés et des pairs qui discutent les lois, des ministres qui travaillent avec le roi, des directeurs qui travaillent avec les ministres, des militaires en campagne, et enfin du caporal en patrouille, comme le prouve la lettre de Lafleur, dans le Voyage Sentimental.
Après les gens forcés de s’absenter du logis à des heures fixes, viennent les hommes à qui de vastes et sérieuses occupations ne laissent pas une minute pour être aimables ; leurs fronts sont toujours soucieux, leur entretien est rarement gai.
À la tête de ces troupes incornifistibulées, nous placerons ces banquiers travaillant à remuer des millions, dont les têtes sont tellement remplies de calculs que les chiffres finissent par percer leur occiput et s’élever en colonnes d’additions au-dessus de leurs fronts.
Ces millionnaires oublient la plupart du temps les saintes lois du mariage et les soins réclamés par la tendre fleur qu’ils ont à cultiver, jamais ne pensent à l’arroser, à la préserver du froid ou du chaud. À peine savent-ils que le bonheur d’une épouse leur a été confié ; s’ils s’en souviennent, c’est à table en voyant devant eux une femme richement parée, ou lorsque la coquette, craignant leur abord brutal, vient, aussi gracieuse que Vénus, puiser à leur caisse… Oh ! alors, le soir, ils se rappellent quelquefois assez fortement les droits spécifiés à l’article 213 du Code civil, et leurs femmes les reconnaissent ; mais comme ces forts impôts que les lois établissent sur les marchandises étrangères, elles les souffrent et les acquittent en vertu de cet axiome : Il n’y a pas de plaisir sans un peu de peine.
Les savants, qui demeurent des mois entiers à ronger l’os d’un animal anté-diluvien, à calculer les lois de la nature ou à en épier les secrets ; les Grecs et les Latins qui dînent d’une pensée de Tacite, soupent d’une phrase de Thucydide, vivent en essuyant la poussière des bibliothèques, en restant à l’affût d’une note ou d’un papyrus, sont tous prédestinés. Rien de ce qui se passe autour d’eux ne les frappe, tant est grande leur absorption ou leur extase ; leur malheur se consommerait en plein midi, à peine le verraient-ils ! Heureux ! ô mille fois heureux ! Exemple : Beauzée qui, revenant chez lui après une séance de l’Académie, surprend sa femme avec un Allemand. — Quand je vous avertissais, madame, qu’il fallait que je m’en aille… s’écrie l’étranger. — Eh ! monsieur, dites au moins : Que je m’en allasse ! reprend l’académicien.
Viennent encore, la lyre à la main, quelques poètes dont toutes les forces animales abandonnent l’entresol pour aller dans l’étage supérieur. Sachant mieux monter Pégase que la jument du compère Pierre, ils se marient rarement, habitués qu’ils sont à jeter, par intervalle, leur fureur sur des Chloris vagabondes ou imaginaires.
Mais les hommes dont le nez est barbouillé de tabac ;
Mais ceux qui, par malheur, sont nés avec une éternelle pituite ;
Mais les maris qui fument ou qui chiquent ;
Mais les gens auxquels un caractère sec et bilieux donne toujours l’air d’avoir mangé une pomme aigre ;
Mais les hommes qui, dans la vie privée, ont quelques habitudes cyniques, quelques pratiques ridicules, qui gardent, malgré tout, un air de malpropreté ;
Mais les maris qui obtiennent le nom déshonorant de chauffe-la-couche ;
Enfin, les vieillards qui épousent de jeunes personnes.
Tous ces gens-là sont les prédestinés par excellence !
Il est une dernière classe de prédestinés dont l’infortune est encore presque certaine. Nous voulons parler des hommes inquiets et tracassiers, tatillons et tyranniques, qui ont je ne sais quelles idées de domination domestique, qui pensent ouvertement mal des femmes et qui n’entendent pas plus la vie que les hannetons ne connaissent l’histoire naturelle. Quand ces hommes-là se marient, leurs ménages ont l’air de ces guêpes auxquelles un écolier a tranché la tête et qui voltigent çà et là sur une vitre. Pour cette sorte de prédestinés ce livre est lettres closes. Nous n’écrivons pas plus pour ces imbéciles statues ambulantes, qui ressemblent à des sculptures de cathédrale, que pour les vielles machines de Marly qui ne peuvent plus élever d’eau dans les bosquets de Versailles sans être menacées d’une dissolution subite.
Je vais rarement observer dans les salons les singularités conjugales qui y fourmillent, sans avoir présent à la mémoire un spectacle dont j’ai joui dans ma jeunesse.
En 1819, j’habitais une chaumière au sein de la délicieuse vallée de l’Isle-Adam. Mon ermitage était voisin du parc de Cassan, la plus suave retraite, la plus voluptueuse à voir, la plus coquette pour le promeneur, la plus humide en été de toutes celles que le luxe et l’art ont créées. Cette verte chartreuse est due à un fermier-général du bon vieux temps, un certain Bergeret, homme célèbre par son originalité, et qui, entre autres héliogabaleries, allait à l’opéra, les cheveux poudrés d’or, illuminait pour lui seul son parc ou se donnait à lui-même une fête somptueuse. Ce bourgeois Sardanapale était revenu d’Italie, si passionné pour les sites de cette belle contrée, que, par un accès de fanatisme, il dépensa quatre ou cinq millions à faire copier dans son parc les vues qu’il avait en portefeuille. Les plus ravissantes oppositions de feuillages, les arbres les plus rares, les longues vallées, les points de vue les plus pittoresques du dehors, les îles Borromées flottant sur des eaux claires et capricieuses, sont autant de rayons qui viennent apporter leurs trésors d’optique à un centre unique, à une isola bella d’où l’œil enchanté aperçoit chaque détail à son gré, à une île au sein de laquelle est une petite maison cachée sous les panaches de quelques saules centenaires, à une île bordée de glaïeuls, de roseaux, de fleurs et qui ressemble à une émeraude richement sertie. C’est à fuir de mille lieues !… Le plus maladif, le plus chagrin, le plus sec de ceux de nos hommes de génie qui ne se portent pas bien, mourrait là de gras fondu et de satisfaction au bout de quinze jours, accablé des succulentes richesses d’une vie végétative. L’homme assez insouciant de cet Eden, et qui le possédait alors, s’était amouraché d’un grand singe, à défaut d’enfant ou de femme. Jadis aimé d’une impératrice, disait-on, peut-être en avait-il assez de l’espèce humaine. Une élégante lanterne de bois, supportée par une colonne sculptée, servait d’habitation au malicieux animal, qui, mis à la chaîne et rarement caressé par un maître fantasque, plus souvent à Paris qu’à sa terre, avait acquis une fort mauvaise réputation. Je me souviens de l’avoir vu, en présence de certaines dames, devenir presque aussi insolent qu’un homme. Le propriétaire fut obligé de le tuer, tant sa méchanceté alla croissant. Un matin que j’étais assis sous un beau tulipier en fleurs, occupé à ne rien faire, mais respirant les amoureux parfums que de hauts peupliers empêchaient de sortir de cette brillante enceinte, savourant le silence des bois, écoutant les murmures de l’eau et le bruissement des feuilles, admirant les découpures bleues que dessinaient au-dessus de ma tête des nuages de nacre et d’or, flânant peut-être dans ma vie future, j’entendis je ne sais quel lourdaud, arrivé la veille de Paris, jouer du violon avec la rage subite d’un désœuvré. Je ne souhaiterais pas à mon plus cruel ennemi d’éprouver un saisissement disparate avec la sublime harmonie de la nature. Si les sons lointains du cor de Roland eussent animé les airs, peut-être… mais une criarde chanterelle qui a la prétention de vous apporter des idées humaines et des phrases ! Cet Amphion, qui se promenait de long en large dans la salle à manger, finit par s’asseoir sur l’appui d’une croisée précisément en face du singe. Peut-être cherchait il un public. Tout à coup je vis l’animal descendu doucement de son petit donjon, se plantant sur ses deux pieds, inclinant sa tête comme un nageur et se croisant les bras sur la poitrine comme aurait pu le faire Spartacus enchaîné ou Catilina écoutant Cicéron. Le banquier, appelé par une douce voix dont le timbre argentin réveilla les échos d’un boudoir à moi connu, posa le violon sur l’appui de la croisée et s’échappa comme une hirondelle qui rejoint sa compagne d’un vol horizontal et rapide. Le grand singe, dont la chaîne était longue, arriva jusqu’à la fenêtre et prit gravement le violon. Je ne sais pas si vous avez eu comme moi le plaisir de voir un singe essayant d’apprendre la musique ; mais en ce moment, que je ne ris plus autant qu’en ces jours d’insouciance, je ne pense jamais à mon singe sans sourire. Le semi-homme commença par empoigner l’instrument à pleine main et par le flairer comme s’il se fût agi de déguster une pomme. Son aspiration nasale fit probablement rendre une sourde harmonie au bois sonore, et alors l’orang-outang hocha la tête, il tourna, retourna, haussa, baissa le violon, le mit tout droit, et l’agita, le porta à son oreille, le laissa et le reprit avec une rapidité de mouvements dont la prestesse n’appartient qu’a ces animaux. Il interrogeait le bois muet avec une sagacité sans but, qui avait je ne sais quoi de merveilleux et d’incomplet. Enfin il tâcha, de la manière la plus grotesque, de placer le violon sous son menton en tenant le manche d’une main ; mais, comme un enfant gâté, il se lassa d’une étude qui demandait une habileté trop longue à acquérir, et il pinça les cordes sans pouvoir obtenir autre chose que des sons discords. Il se fâcha, posa le violon sur l’appui de la croisée ; et, saisissant l’archet, il se mit à le pousser et à le retirer violemment, comme un maçon qui scie une pierre. Cette nouvelle tentative n’ayant réussi qu’à fatiguer davantage ses savantes oreilles, il prit l’archet à deux mains, puis frappa sur l’innocent instrument, source de plaisir et d’harmonie, à coups pressés. Il me sembla voir un écolier tenant sous lui un camarade renversé et le nourrissant d’une volée de coups de poings précipitamment assénés, pour le corriger d’une lâcheté. Le violon jugé et condamné, le singe s’assit sur les débris et s’amusa avec une joie stupide à mêler la blonde chevelure de l’archet cassé.
Jamais, depuis ce jour, je n’ai pu voir les ménages des prédestinés sans comparer la plupart des maris à cet orang-outang voulant jouer du violon.
L’amour est la plus mélodieuse de toutes les harmonies, et nous en avons le sentiment inné. La femme est un délicieux instrument de plaisir, mais il faut en connaître les frémissantes cordes, en étudier la pose, le clavier timide, le doigté changeant et capricieux. Combien d’orangs !… d’hommes, veux-je dire, se marient sans savoir ce qu’est une femme ! Combien de prédestinés ont procédé avec elles comme le singe de Cassan avec son violon ! Ils ont brisé le cœur qu’ils ne comprenaient pas, comme ils ont flétri et dédaigné le bijou dont le secret leur était inconnu. Enfants toute leur vie, ils s’en vont de la vie les mains vides, ayant végété, ayant parlé d’amour et de plaisir, de libertinage et de vertu, comme les esclaves parlent de la liberté. Presque tous se sont mariés dans l’ignorance la plus profonde et de la femme et de l’amour. Ils ont commencé par enfoncer la porte d’une maison étrangère et ils ont voulu être bien reçus au salon. Mais l’artiste le plus vulgaire sait qu’il existe entre lui et son instrument (son instrument qui est de bois ou d’ivoire !), une sorte d’amitié indéfinissable. Il sait, par expérience, qu’il lui a fallu des années pour établir ce rapport mystérieux entre une matière inerte et lui. Il n’en a pas deviné du premier coup les ressources et les caprices, les défauts et les vertus. Son instrument ne devient une âme pour lui et n’est une source de mélodie qu’après de longues études ; ils ne parviennent à se connaître comme deux amis qu’après les interrogations les plus savantes.
Est-ce en restant accroupi dans la vie, comme un séminariste dans sa cellule, qu’un homme peut apprendre la femme et savoir déchiffrer cet admirable solfége ? Est-ce un homme qui fait métier de penser pour les autres, de juger les autres, de gouverner les autres, de voler l’argent des autres, de nourrir, de guérir, de blesser les autres. Est-ce tous nos prédestinés enfin, qui peuvent employer leur temps à étudier une femme ? Ils vendent leur temps, comment le donneraient-ils au bonheur ? L’argent est leur dieu. L’on ne sert pas deux maîtres à la fois. Aussi le monde est-il plein de jeunes femmes qui se traînent pâles et débiles, malades et souffrantes. Les unes sont la proie d’inflammations plus ou moins graves, les autres restent sous la cruelle domination d’attaques nerveuses plus ou moins violentes. Tous les maris de ces femmes-là sont des ignares et des prédestinés. Ils ont causé leur malheur avec le soin qu’un mari-artiste aurait mis à faire éclore les tardives et délicieuses fleurs du plaisir. Le temps qu’un ignorant passe à consommer sa ruine est précisément celui qu’un homme habile sait employer à l’éducation de son bonheur.
Ne commencez jamais le mariage par un viol.
Dans les Méditations précédentes, nous avons accusé l’étendue du mal avec l’irrespectueuse audace des chirurgiens qui développent hardiment les tissus menteurs sous lesquels une honteuse blessure est cachée. La vertu publique, traduite sur la table de notre amphithéâtre, n’a même pas laissé de cadavre sous le scalpel. Amant ou mari, vous avez souri ou frémi du mal ? Hé ! bien, c’est avec une joie malicieuse que nous reportons cet immense fardeau social sur la conscience des prédestinés. Arlequin, essayant de savoir si son cheval peut s’accoutumer à ne pas manger, n’est pas plus ridicule que ces hommes qui veulent trouver le bonheur en ménage et ne pas le cultiver avec tous les soins qu’il réclame. Les fautes des femmes sont autant d’actes d’accusation contre l’égoïsme, l’insouciance et la nullité des maris.
Maintenant c’est à vous-même, vous, lecteur, qui avez souvent condamné votre crime dans un autre, c’est à vous de tenir la balance. L’un des bassins est assez chargé, voyez ce que vous mettrez dans l’autre ! Évaluez le nombre de prédestinés qui peut se rencontrer dans la somme totale des gens mariés, et pesez : vous saurez où est le mal.
Essayons de pénétrer plus avant dans les causes de cette maladie conjugale.
Le mot amour, appliqué à la reproduction de l’espèce, est le plus odieux blasphème que les mœurs modernes aient appris à proférer. La nature, en nous élevant au-dessus des bêtes par le divin présent de la pensée, nous a rendus aptes à éprouver des sensations et des sentiments, des besoins et des passions. Cette double nature crée en l’homme l’animal et l’amant. Cette distinction va éclairer le problème social qui nous occupe.
Le mariage peut être considéré politiquement, civilement et moralement, comme une loi, comme un contrat, comme une institution : loi, c’est la reproduction de l’espèce ; contrat, c’est la transmission des propriétés ; institution, c’est une garantie dont les obligations intéressent tous les hommes : ils ont un père et une mère, ils auront des enfants. Le mariage doit donc être l’objet du respect général. La société n’a pu considérer que ces sommités, qui, pour elle, dominent la question conjugale.
La plupart des hommes n’ont eu en vue par leur mariage que la reproduction, la propriété ou l’enfant ; mais ni la reproduction, ni la propriété, ni l’enfant ne constituent le bonheur. Le crescite et multiplicamini n’implique pas l’amour. Demander à une fille que l’on a vue quatorze fois en quinze jours de l’amour de par la loi, le roi et justice, est une absurdité digne de la plupart des prédestinés !
L’amour est l’accord du besoin et du sentiment, le bonheur en mariage résulte d’une parfaite entente des âmes entre les époux. Il suit de là que, pour être heureux, un homme est obligé de s’astreindre à certaines règles d’honneur et de délicatesse. Après avoir usé du bénéfice de la loi sociale qui consacre le besoin, il doit obéir aux lois secrètes de la nature qui font éclore les sentiments. S’il met son bonheur à être aimé, il faut qu’il aime sincèrement : rien ne résiste à une passion véritable.
Mais être passionné, c’est désirer toujours. Peut-on toujours désirer sa femme ?
Oui.
Il est aussi absurde de prétendre qu’il est impossible de toujours aimer la même femme qu’il peut l’être de dire qu’un artiste célèbre a besoin de plusieurs violons pour exécuter un morceau de musique et pour créer une mélodie enchanteresse.
L’amour est la poésie des sens. Il a la destinée de tout ce qui est grand chez l’homme et de tout ce qui procède de sa pensée. Ou il est sublime, ou il n’est pas. Quand il existe, il existe à jamais et va toujours croissant. C’est là cet amour que les Anciens faisaient fils du Ciel et de la Terre.
La littérature roule sur sept situations ; la musique exprime tout avec sept notes ; la peinture n’a que sept couleurs ; comme ces trois arts, l’amour se constitue peut-être de sept principes, nous en abandonnons la recherche au siècle suivant.
Si la poésie, la musique et la peinture ont des expressions infinies, les plaisirs de l’amour doivent en offrir encore bien davantage ; car dans les trois arts qui nous aident à chercher peut-être infructueusement la vérité par analogie, l’homme se trouve seul avec son imagination, tandis que l’amour est la réunion de deux corps et de deux âmes. Si les trois principaux modes qui servent à exprimer la pensée demandent des études préliminaires à ceux que la nature a créés poètes, musiciens ou peintres, ne tombe-t-il pas sous le sens qu’il est nécessaire de s’initier dans les secrets du plaisir pour être heureux ? Tous les hommes ressentent le besoin de la reproduction, comme tous ont faim et soif ; mais ils ne sont pas tous appelés à être amants et gastronomes. Notre civilisation actuelle a prouvé que le goût était une science, et qu’il n’appartenait qu’à certains êtres privilégiés de savoir boire et manger. Le plaisir, considéré comme un art, attend son physiologiste. Pour nous, il suffit d’avoir démontré que l’ignorance seule des principes constitutifs du bonheur produit l’infortune qui attend tous les prédestinés.
C’est avec la plus grande timidité que nous oserons hasarder la publication de quelques aphorismes qui pourront donner naissance à cet art nouveau comme des plâtres ont créé la géologie ; et nous les livrons aux méditations des philosophes, des jeunes gens à marier et des prédestinés.
Le mariage est une science.
Un homme ne peut pas se marier sans avoir étudié l’anatomie et disséqué une femme au moins.
Le sort d’un ménage dépend de la première nuit.
La femme privée de son libre arbitre ne peut jamais avoir le mérite de faire un sacrifice.
En amour, toute âme mise à part, la femme est comme une lyre qui ne livre ses secrets qu’à celui qui en sait bien jouer.
Indépendamment d’un mouvement répulsif, il existe dans l’âme de toutes les femmes un sentiment qui tend à proscrire tôt ou tard les plaisirs dénués de passion.
L’intérêt d’un mari lui prescrit au moins autant que l’honneur de ne jamais se permettre un plaisir qu’il n’ait eu le talent de faire désirer par sa femme.
Le plaisir étant causé par l’alliance des sensations et d’un sentiment, on peut hardiment prétendre que les plaisirs sont des espèces d’idées matérielles.
Les idées se combinant à l’infini, il doit en être de même des plaisirs.
Il ne se rencontre pas plus dans la vie de l’homme deux moments de plaisirs semblables, qu’il n’y a deux feuilles exactement pareilles sur un même arbre.
S’il existe des différences entre un moment de plaisir et un autre, un homme peut toujours être heureux avec la même femme.
Saisir habilement les nuances du plaisir, les développer, leur donner un style nouveau, une expression originale, constitue le génie d’un mari.
Entre deux êtres qui ne s’aiment pas, ce génie est du libertinage ; mais les caresses auxquelles l’amour préside ne sont j amais lascives.
La femme mariée la plus chaste peut être aussi la plus voluptueuse.
La femme la plus vertueuse peut être indécente à son insu.
Quand deux êtres sont unis par le plaisir, toutes les conventions sociales dorment. Cette situation cache un écueil sur lequel se sont brisées bien des embarcations. Un mari est perdu s’il oublie une seule fois qu’il existe une pudeur indépendante des voiles. L’amour conjugal ne doit jamais mettre ni ôter son bandeau qu’à propos.
La puissance ne consiste pas à frapper fort ou souvent, mais à frapper juste.
Faire naître un désir, le nourrir, le développer, le grandir, l’irriter, le satisfaire, c’est un poème tout entier.
L’ordre des plaisirs est du distique au quatrain, du quatrain au sonnet, du sonnet à la ballade, de la ballade à l’ode, de l’ode à la cantate, de la cantate au dithyrambe. Le mari qui commence par le dithyrambe est un sot.
Chaque nuit doit avoir son menu.
Le mariage doit incessamment combattre un monstre qui dévore tout : l’habitude.
Si un homme ne sait pas distinguer la différence des plaisirs de deux nuits consécutives, il s’est marié trop tôt.
Il est plus facile d’être amant que mari, par la ra ison qu’il est plus difficile d’avoir de l’esprit tous les jours que de dire de jolies choses de temps en temps.
Un mari ne doit jamais s’endormir le premier ni se réveiller le dernier.
L’homme qui entre dans le cabinet de toilette de sa femme est philosophe ou un imbécile.
Le mari qui ne laisse rien à désirer est un homme perdu.
La femme mariée est un esclave qu’il faut savoir mettre sur un trône.
Un homme ne peut se flatter de connaître sa femme et de la rendre heureuse que quand il la voit souvent à ses genoux.
C’était à toute la troupe ignorante de nos prédestinés, à nos légions de catarrheux, de fumeurs, de priseurs, de vieillards, de grondeurs, etc., que Sterne adressait la lettre écrite, dans le Tristram Shandy, par Gauthier Shandy à son frère Tobie, quand ce dernier se proposait d’épouser la veuve de Wadman.
Les célèbres instructions que le plus original des écrivains anglais a consignées dans cette lettre pouvant, à quelques exceptions près, compléter nos observations sur la manière de se conduire auprès des femmes, nous l’offrons textuellement aux réflexions des prédestinés en les priant de la méditer comme un des plus substantiels chefs-d’œuvre de l’esprit humain.
Lettre de M. Shandy au capitaine Tobie Shandy.
- « MON CHER FRÈRE TOBIE,
» Ce que je vais te dire a rapport à la nature des femmes et à la manière de leur faire l’amour. Et peut-être est-il heureux pour toi (quoiqu’il ne le soit pas autant pour moi) que l’occasion se soit offerte, et que je me sois trouvé capable de t’écrire quelques instructions sur ce sujet.
» Si c’eût été le bon plaisir de celui qui distribue nos lois de te départir plus de connaissances qu’à moi, j’aurais été charmé que tu te fusses assis à ma place, et que cette plume fût entre tes mains ; mais puisque c’est à moi à t’instruire, et que madame Shandy est là auprès de moi, se disposant à se mettre au lit, je vais jeter ensemble et sans ordre sur le papier des idées et des préceptes concernant le mariage, tels qu’ils me viendront à l’esprit, et que je croirai qu’ils pourront être d’usage pour toi ; voulant en cela te donner un gage de mon amitié, et ne doutant pas, mon cher Tobie, de la reconnaissance avec laquelle tu la recevras.
» En premier lieu, à l’égard de ce qui concerne la religion dans cette affaire (quoique le feu qui monte au visage me fasse apercevoir que je rougis en te parlant sur ce sujet ; quoique je sache, en dépit de ta modestie, qui nous le laisserait ignorer, que tu ne négliges aucune de ses pieuses pratiques), il en est une cependant que je voudrais te recommander d’une manière plus particulière pour que tu ne l’oubliasses point, du moins pendant tout le temps que dureront tes amours. Cette pratique, frère Tobie, c’est de ne jamais te présenter chez celle qui est l’objet de tes poursuites, soit le matin, soit le soir, sans te recommander auparavant à la protection du Dieu tout-puissant, pour qu’il te préserve de tout malheur.
» Tu te raseras la tête, et tu la laveras tous les quatre ou cinq jours, et même plus souvent, si tu le peux, de peur qu’en ôtant ta perruque dans un moment de distraction, elle ne distingue combien de tes cheveux sont tombés sous la main du Temps, et combien sous celle de Trim.
» Il faut, autant que tu le pourras, éloigner de son imagination toute idée de tête chauve.
» Mets-toi bien dans l’esprit, Tobie, et suis cette maxime comme sûre :
» Toutes les femmes sont timides. Et il est heureux qu’elles le soient ; autrement, qui voudrait avoir affaire à elles ?
» Que tes culottes ne soient ni trop étroites ni trop larges, et ne ressemblent pas à ces grandes culottes de nos ancêtres.
» Un juste medium prévient tous les commentaires.
» Quelque chose que tu aies à dire, soit que tu aies peu ou beaucoup à parler, modère toujours le son de ta voix. Le silence et tout ce qui en approche grave dans la mémoire les mystères de la nuit. C’est pourquoi, si tu peux l’éviter, ne laisse jamais tomber la pelle ni les pincettes.
» Dans tes conversations avec elle, évite toute plaisanterie et toute raillerie ; et, autant que tu le pourras, ne lui laisse lire aucun livre jovial. Il y a quelques traités de dévotion que tu peux lui permettre (quoique j’aimasse mieux qu’elle ne les lût point) ; mais ne souffre pas qu’elle lise Rabelais, Scarron ou Don Quichotte.
» Tous ces livres excitent le rire ; et tu sais, cher Tobie, que rien n’est plus sérieux que les fins du mariage.
» Attache toujours une épingle à ton jabot avant d’entrer chez elle.
» Si elle te permet de t’asseoir sur le même sofa, et qu’elle te donne la facilité de poser ta main sur la sienne, résiste à cette tentation. Tu ne saurais prendre sa main, sans que la température de la tienne lui fasse deviner ce qui se passe en toi. Laisse-la toujours dans l’indécision sur ce point et sur beaucoup d’autres. En te conduisant ainsi, tu auras au moins sa curiosité pour toi ; et si ta belle n’est pas encore entièrement soumise, et que ton âne continue à regimber (ce qui est fort probable), tu te feras tirer quelques onces de sang au-dessous des oreilles, suivant la pratique des anciens Scythes, qui guérissaient par ce moyen les appétits les plus désordonnés de nos sens.
» Avicenne est d’avis que l’on se frotte ensuite avec de l’extrait d’ellébore, après les évacuations et purgations convenables, et je penserais assez comme lui. Mais surtout ne mange que peu, ou point de bouc ni de cerf ; et abstiens-toi soigneusement, c’est-à-dire, autant que tu le pourras, de paons, de grues, de foulques, de plongeons, et de poules d’eau.
» Pour ta boisson, je n’ai pas besoin de te dire que ce doit être une infusion de verveine et d’herbe hanéa, de laquelle Elien rapporte des effets surprenants. Mais si ton estomac en souffrait, tu devrais eu discontinuer l’usage, et vivre de concombres, de melons, de pourpier et de laitue.
» Il ne se présente pas pour le moment autre chose à te dire… À moins que la guerre venant à se déclarer…
» Ainsi, mon cher Tobie, je désire que tout aille pour le mieux ;
» Et je suis ton affectionné frère,
Dans les circonstances actuelles, Sterne lui-même retrancherait sans doute de sa lettre l’article de l’âne ; et, loin de conseiller à un prédestiné de se faire tirer du sang, il changerait le régime des concombres et des laitues en un régime éminemment substantiel. Il recommandait alors l’économie pour arriver à une profusion magique au moment de la guerre, imitant en cela l’admirable gouvernement anglais qui, en temps de paix, a deux cents vaisseaux, mais dont les chantiers peuvent au besoin en fournir le double quand il s’agit d’embrasser les mers et de s’emparer d’une marine tout entière.
Quand un homme appartient au petit nombre de ceux qu’une éducation généreuse investit du domaine de la pensée, il devrait toujours, avant de se marier, consulter ses forces et physiques et morales. Pour lutter avec avantage contre les tempêtes que tant de séductions s’apprêtent à élever dans le cœur de sa femme, un mari doit avoir, outre la science du plaisir et une fortune qui lui permette de ne se trouver dans aucune classe de prédestinés, une santé robuste, un tact exquis, beaucoup d’esprit, assez de bon sens pour ne faire sentir sa supériorité que dans les circonstances opportunes, et enfin une finesse excessive d’ouïe et de vue.
S’il avait une belle figure, une jolie taille, un air mâle, et qu’il restât en arrière de toutes ces promesses, il rentrerait dans la classe des prédestinés. Aussi un mari laid, mais dont la figure est pleine d’expression, serait-il, si sa femme a oublié une seule fois sa laideur, dans la situation la plus favorable pour combattre le génie du mal.
Il s’étudiera, et c’est un oubli dans la lettre de Sterne, à rester constamment inodore, pour ne pas donner de prise au dégoût. Aussi fera-t-il un médiocre usage des parfums, qui exposent toujours les beautés à d’injurieux soupçons.
Il devra étudier sa conduite, éplucher ses discours comme s’il était le courtisan de la femme la plus inconstante. C’est pour lui qu’un philosophe a fait la réflexion suivante :
« Telle femme s’est rendue malheureuse pour la vie, s’est perdue, s’est déshonorée pour un homme qu’elle a cessé d’aimer parce qu’il a mal ôté son habit, mal coupé un de ses ongles, mis son bas à l’envers, ou s’y est mal pris pour défaire un bouton. »
Un de ses devoirs les plus importants sera de cacher à sa femme la véritable situation de sa fortune, afin de pouvoir satisfaire les fantaisies et les caprices qu’elle peut avoir, comme le font de généreux célibataires.
Enfin, chose difficile, chose pour laquelle il faut un courage surhumain, il doit exercer le pouvoir le plus absolu sur l’âne dont parle Sterne. Cet âne doit être soumis comme un serf du treizième siècle à son seigneur ; obéir et se taire, marcher et s’arrêter au moindre commandement.
Muni de tous ces avantages, à peine un mari pourra-t-il entrer en lice avec l’espoir du succès. Comme tous les autres, il court encore le risque d’être, pour sa femme, une espèce d’éditeur responsable.
Hé ! quoi, vont s’écrier quelques bonnes petites gens pour lesquels l’horizon finit à leur nez, faut-il donc se donner tant de peines pour s’aimer ; et, pour être heureux en ménage, serait-il donc nécessaire d’aller préalablement à l’école ? Le gouvernement va-t-il fonder pour nous une chaire d’amour, comme il a érigé naguère une chaire de droit public ?
Voici notre réponse :
Ces règles multipliées si difficiles à déduire, ces observations si minutieuses, ces notions si variables selon les tempéraments, préexistent, pour ainsi dire, dans le cœur de ceux qui sont nés pour l’amour, comme le sentiment du goût et je ne sais quelle facilité à combiner les idées se trouvent dans l’âme du poëte, du peintre ou du musicien. Les hommes qui éprouveraient quelque fatigue à mettre en pratique les enseignements donnés par cette Méditation, sont naturellement prédestinés, comme celui qui ne sait pas apercevoir les rapports existants entre deux idées différentes est un imbécile. En effet, l’amour a ses grands hommes inconnus, comme la guerre a ses Napoléons, comme la poésie a ses André Chéniers et comme la philosophie a ses Descartes.
Cette dernière observation contient le germe d’une réponse à la demande que tous les hommes se font depuis long-temps : pourquoi un mariage heureux est-il donc si peu fréquent ?
Ce phénomène du monde moral s’accomplit rarement, par la raison qu’il se rencontre peu de gens de génie. Une passion durable est un drame sublime joué par deux acteurs égaux en talents, un drame où les sentiments sont des catastrophes, où les désirs sont des événements, où la plus légère pensée fait changer la scène. Or, comment trouver souvent, dans ce troupeau de bimanes qu’on nomme une nation, un homme et une femme qui possèdent au même degré le génie de l’amour, quand les gens à talents sont déjà si clairsemés dans les autres sciences où pour réussir l’artiste n’a besoin que de s’entendre avec lui-même ?
Jusqu’à présent nous nous sommes contenté de faire pressentir les difficultés, en quelque sorte physiques, que deux époux ont à vaincre pour être heureux ; mais que serait-ce donc s’il fallait dérouler l’effrayant tableau des obligations morales qui naissent de la différence des caractères ?… Arrêtons-nous ! l’homme assez habile pour conduire le tempérament sera certainement maître de l’âme.
Nous supposerons que notre mari-modèle remplit ces premières conditions voulues pour disputer avec avantage sa femme aux assaillants. Nous admettrons qu’il ne se trouve dans aucune des nombreuses classes de prédestinés, que nous avons passées en revue. Convenons enfin qu’il est imbu de toutes nos maximes ; qu’il possède cette science admirable de laquelle nous avons révélé quelques préceptes ; qu’il s’est marié très-savant ; qu’il connaît sa femme, qu’il en est aimé ; et poursuivons l’énumération de toutes les causes générales qui peuvent empirer la situation critique à laquelle nous le ferons arriver pour l’instruction du genre humain.