Physiologie du Mariage/10

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Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 435-442).

DEUXIÈME PARTIE.

DES MOYENS DE DÉFENSE À L’INTÉRIEUR ET À L’EXTÉRIEUR.

To be or not be
L’être ou ne pas l’être, voilà toute la question.
Shakespeare, Hamlet.

MÉDITATION X.

TRAITÉ DE POLITIQUE MARITALE.

Quand un homme arrive à la situation où le place la Première Partie de ce livre, nous supposons que l’idée de savoir sa femme possédée par un autre peut encore faire palpiter son cœur, et que sa passion se rallumera, soit par amour-propre ou par égoïsme, soit par intérêt, car s’il ne tenait plus à sa femme, ce serait l’avant-dernier des hommes, et il mériterait son sort.

Dans cette longue crise, il est bien difficile à un mari de ne pas commettre de fautes ; car, pour la plupart d’entre eux, l’art de gouverner une femme est encore moins connu que celui de la bien choisir. Cependant la politique maritale ne consiste guère que dans la constante application de trois principes qui doivent être l’âme de votre conduite. Le premier est de ne jamais croire à ce qu’une femme dit ; le second, de toujours chercher l’esprit de ses actions sans vous arrêter à la lettre ; et le troisième, de ne pas oublier qu’une femme n’est jamais si bavarde que quand elle se tait, et n’agit jamais avec plus d’énergie que lorsqu’elle est en repos.

Dès ce moment, vous êtes comme un cavalier qui, monté sur un cheval sournois, doit toujours le regarder entre les deux oreilles, sous peine d’être désarçonné.

Mais l’art est bien moins dans la connaissance des principes que dans la manière de les appliquer : les révéler à des ignorants, c’est laisser des rasoirs sous la main d’un singe. Aussi, le premier et le plus vital de vos devoirs est-il dans une dissimulation perpétuelle à laquelle manquent presque tous les maris. En s’apercevant d’un symptôme minotaurique un peu trop marqué chez leurs femmes, la plupart des hommes témoignent, tout d’abord, d’insultantes méfiances. Leurs caractères contractent une acrimonie qui perce ou dans leurs discours, ou dans leurs manières ; et la crainte est, dans leur âme, comme un bec de gaz sous un globe de verre, elle éclaire leur visage aussi puissamment qu’elle explique leur conduite.

Or, une femme qui a, sur vous, douze heures dans la journée pour réfléchir et vous observer, lit vos soupçons écrits sur votre front au moment même où ils se forment. Cette injure gratuite, elle ne la pardonnera jamais. Là, il n’existe plus de remède ; là, tout est dit : le lendemain même s’il y a lieu, elle se range parmi les femmes inconséquentes.

Vous devez donc, dans la situation respective des deux parties belligérantes, commencer par affecter envers votre femme cette confiance sans bornes que vous aviez naguère en elle. Si vous cherchez à l’entretenir dans l’erreur par de mielleuses paroles, vous êtes perdu, elle ne vous croira pas ; car elle a sa politique comme vous avez la vôtre. Or, il faut autant de finesse que de bonhomie dans vos actions, pour lui inculquer, à son propre insu, ce précieux sentiment de sécurité qui l’invite à remuer les oreilles, et vous permet de n’user qu’à propos de la bride ou de l’éperon.

Mais comment oser comparer un cheval, de toutes les créatures la plus candide, à un être que les spasmes de sa pensée et les affections de ses organes rendent par moments plus prudent que le Servite Fra-Paolo, le plus terrible Consulteur que les Dix aient eu à Venise ; plus dissimulé qu’un roi ; plus adroit que Louis XI ; plus profond que Machiavel ; sophistique autant que Hobbes ; fin comme Voltaire ; plus facile que la Fiancée de Mamolin, et qui, dans le monde entier, ne se défie que de vous ?

Aussi, à cette dissimulation, grâce à laquelle les ressorts de votre conduite doivent devenir aussi invisibles que ceux de l’univers, vous est-il nécessaire de joindre un empire absolu sur vous-même. L’imperturbabilité diplomatique si vantée de M. de Talleyrand sera la moindre de vos qualités ; son exquise politesse, la grâce de ses manières respireront dans tous vos discours. Le professeur vous défend ici très-expressément l’usage de la cravache si vous voulez parvenir à ménager votre gentille Andalouse.


LXI.

Qu’un homme batte sa maîtresse… c’est une blessure ; mais sa femme !… c’est un suicide.




Comment donc concevoir un gouvernement sans maréchaussée, une action sans force, un pouvoir désarmé ?… Voilà le problème que nous essaierons de résoudre dans nos Méditations futures. Mais il existe encore deux observations préliminaires à vous soumettre. Elles vont nous livrer deux autres théories qui entreront dans l’application de tous les moyens mécaniques desquels nous allons vous proposer l’emploi. Un exemple vivant rafraîchira ces arides et sèches dissertations : ne sera-ce pas quitter le livre pour opérer sur le terrain ?

L’an 1822, par une belle matinée du mois de janvier, je remontais les boulevards de Paris depuis les paisibles sphères du Marais jusqu’aux élégantes régions de la Chaussée-d’Antin, observant pour la première fois, non sans une joie philosophique, ces singulières dégradations de physionomie et ces variétés de toilette qui, depuis la rue du Pas-de-la-Mule jusqu’à la Madeleine, font de chaque portion du boulevard un monde particulier, et de toute cette zone parisienne un large échantillon de mœurs. N’ayant encore aucune idée des choses de la vie, et ne me doutant guère qu’un jour j’aurais l’outrecuidance de m’ériger en législateur du mariage, j’allais déjeuner chez un de mes amis de collége qui s’était de trop bonne heure, peut-être, affligé d’une femme et de deux enfants. Mon ancien professeur de mathématiques demeurant à peu de distance de la maison qu’habitait mon camarade, je m’étais promis de rendre une visite à ce digne mathématicien, avant de livrer mon estomac à toutes les friandises de l’amitié. Je pénétrai facilement jusqu’au cœur d’un cabinet, où tout était couvert d’une poussière attestant les honorables distractions du savant. Une surprise m’y était réservée. J’aperçus une jolie dame assise sur le bras d’un fauteuil comme si elle eût monté un cheval anglais, elle me fit cette petite grimace de convention réservée par les maîtresses de maison pour les personnes qu’elles ne connaissent pas, mais elle ne déguisa pas assez bien l’air boudeur qui, à mon arrivée, attristait sa figure, pour que je ne devinasse pas l’inopportunité de ma présence. Sans doute occupé d’une équation, mon maître n’avait pas encore levé la tête ; alors, j’agitai ma main droite vers la jeune dame, comme un poisson qui remue sa nageoire, et je me retirai sur la pointe des pieds en lui lançant un mystérieux sourire qui pouvait se traduire par : « Ce ne sera certes pas moi qui vous empêcherai de lui faire faire une infidélité à Uranie. » Elle laissa échapper un de ces gestes de tête dont la gracieuse vivacité ne peut se traduire. — « Eh ! mon bon ami, ne vous en allez pas ! s’écria le géomètre. C’est ma femme ! » Je saluai derechef !… Ô Coulon ! où étais-tu pour applaudir le seul de tes élèves qui comprît alors ton expression d’anacréontique appliquée à une révérence !… L’effet devait en être bien pénétrant, car madame la professeuse, comme disent les Allemands, rougit et se leva précipitamment pour s’en aller en me faisant un léger salut qui semblait dire : — adorable !… Son mari l’arrêta en lui disant : — « Reste, ma fille. C’est un de mes élèves. » La jeune femme avança la tête vers le savant, comme un oiseau qui, perché sur une branche, tend le cou pour avoir une graine. — « Cela n’est pas possible !… dit le mari en poussant un soupir ; et je vais te le prouver par À plus B. — Eh ! monsieur, laissons cela, je vous prie ! répondit-elle en clignant des yeux et me montrant. (Si ce n’eût été que de l’algèbre, mon maître aurait pu comprendre ce regard, mais c’était pour lui du chinois, et alors il continua.) — Ma fille, vois, je te fais juge ; nous avons dix mille francs de rente… » À ces mots, je me retirai vers la porte comme si j’eusse été pris de passion pour des lavis encadrés que je me mis à examiner. Ma discrétion fut récompensée par une éloquente œillade. Hélas ! elle ne savait pas que j’aurais pu jouer dans Fortunio le rôle de Fine-Oreille qui entend pousser les truffes. — « Les principes de l’économie générale, disait mon maître, veulent qu’on ne mette au prix du logement et aux gages des domestiques que deux dixièmes du revenu ; or, notre appartement et nos gens coûtent ensemble cent louis. Je te donne douze cents francs pour ta toilette. (Là il appuya sur chaque syllabe.) Ta cuisine, reprit-il, consomme quatre mille francs ; nos enfants exigent au moins vingt-cinq louis ; et je ne prends pour moi que huit cents francs. Le blanchissage, le bois, la lumière vont à mille francs environ ; partant, il ne reste, comme tu vois, que six cents francs qui n’ont jamais suffi aux dépenses imprévues. Pour acheter la croix de diamants, il faudrait prendre mille écus sur nos capitaux ; or, une fois cette voie ouverte, ma petite belle, il n’y aurait pas de raison pour ne pas quitter ce Paris, que tu aimes tant, nous ne tarderions pas à être obligés d’aller en province rétablir notre fortune compromise. Les enfants et la dépense croîtront assez ! Allons, sois sage. — Il le faut bien, dit-elle, mais vous serez le seul, dans Paris, qui n’aurez pas donné d’étrennes à votre femme ! » Et elle s’évada comme un écolier qui vient d’achever une pénitence. Mon maître hocha la tête en signe de joie. Quand il vit la porte fermée, il se frotta les mains ; nous causâmes de la guerre d’Espagne, et j’allai rue de Provence, ne songeant pas plus que je venais de recevoir la première partie d’une grande leçon conjugale que je ne pensais à la conquête de Constantinople par le général Diebitsch. J’arrivai chez mon amphitryon au moment où les deux époux se mettaient à table, après m’avoir attendu pendant la demi-heure voulue par la discipline œcuménique de la gastronomie. Ce fut, je crois, en ouvrant un pâté de foie gras que ma jolie hôtesse dit à son mari d’un air délibéré : — « Alexandre, si tu étais bien aimable, tu me donnerais cette paire de girandoles que nous avons vue chez Fossin. — Mariez-vous donc !… s’écria plaisamment mon camarade en tirant de son carnet trois billets de mille francs qu’il fit briller aux yeux pétillants de sa femme. Je ne résiste pas plus au plaisir de te les offrir, ajouta-t-il, que toi à celui de les accepter. C’est aujourd’hui l’anniversaire du jour où je t’ai vue pour la première fois : les diamants t’en feront peut-être souvenir !… — Méchant !… » dit-elle avec un ravissant sourire. Elle plongea deux doigts dans son corset ; et, en retirant un bouquet de violettes, elle le jeta par un dépit enfantin au nez de mon ami. Alexandre donna le prix des girandoles en s’écriant : — « J’avais bien vu les fleurs !… » Je n’oublierai jamais le geste vif et l’avide gaieté avec laquelle, semblable à un chat qui met sa patte mouchetée sur une souris, la petite femme se saisit des trois billets de banque, elle les roula en rougissant de plaisir, et les mit à la place des violettes qui naguère parfumaient son sein. Je ne pus m’empêcher de penser à mon maître de mathématiques. Je ne vis alors de différence entre son élève et lui que celle qui existe entre un homme économe et un prodigue, ne me doutant guère que celui des deux qui, en apparence, savait le mieux calculer, calculait le plus mal. Le déjeuner s’acheva donc très-gaiement. Installés bientôt dans un petit salon fraîchement décoré, assis devant un feu qui chatouillait doucement les fibres, les consolait du froid, et les faisait épanouir comme au printemps, je me crus obligé de tourner à ce couple amoureux une phrase de convive sur l’ameublement de ce petit oratoire. — « C’est dommage que tout cela coûte si cher !… dit mon ami ; mais il faut bien que le nid soit digne de l’oiseau ! Pourquoi, diable, vas-tu me complimenter sur des tentures qui ne sont pas payées ?… Tu me fais souvenir, pendant ma digestion, que je dois encore deux mille francs à un turc de tapissier. » À ces mots, la maîtresse de la maison inventoria des yeux ce joli boudoir ; et, de brillante, sa figure devint songeresse. Alexandre me prit par la main et m’entraîna dans l’embrasure d’une croisée. — « Aurais-tu par hasard un millier d’écus à me prêter ? dit-il à voix basse. Je n’ai que dix à douze mille livres de rente, et cette année… — Alexandre !… s’écria la chère créature en interrompant son mari, en accourant à nous et présentant les trois billets, Alexandre… je vois bien que c’est une folie… — De quoi te mêles-tu !… répondit-il, garde donc ton argent. — Mais, mon amour, je te ruine ! Je devrais savoir que tu m’aimes trop pour que je puisse me permettre de te confier tous mes désirs… — Garde, ma chérie, c’est de bonne prise ! Bah, je jouerai cet hiver, et je regagnerai cela !… — Jouer !… dit-elle, avec une expression de terreur. Alexandre, reprends tes billets ! Allons, monsieur, je le veux. — Non, non, répondit mon ami en repoussant une petite main blanche et délicate ; ne vas-tu pas jeudi au bal de madame de… ? » — Je songerai à ce que tu me demandes, dis-je à mon camarade ; et je m’esquivai en saluant sa femme, mais je vis bien d’après la scène qui se préparait que mes révérences anacréontiques ne produiraient pas là beaucoup d’effet. — Il faut qu’il soit fou, pensais-je en m’en allant, pour parler de mille écus à un étudiant en droit ! Cinq jours après, je me trouvais chez madame de…, dont les bals devenaient à la mode. Au milieu du plus brillant des quadrilles, j’aperçus la femme de mon ami et celle du mathématicien. Madame Alexandre avait une ravissante toilette, quelques fleurs et de blanches mousselines en faisaient tous les frais. Elle portait une petite croix à la Jeannette, attachée par un ruban de velours noir qui rehaussait la blancheur de sa peau parfumée, et de longues poires d’or effilées décoraient ses oreilles. Sur le cou de madame la professeuse scintillait une superbe croix de diamants. — Voilà qui est drôle !… dis-je à un personnage qui n’avait encore ni lu dans le grand livre du monde, ni déchiffré un seul cœur de femme. Ce personnage était moi-même. Si j’eus alors le désir de faire danser ces deux jolies femmes, ce fut uniquement parce que j’aperçus un secret de conversation qui enhardissait ma timidité. — « Eh ! bien, madame, vous avez eu votre croix ? dis-je à la première. — Mais je l’ai bien gagnée !… répondit-elle, avec un indéfinissable sourire. » — « Comment ! pas de girandoles ?… demandai-je à la femme de mon ami. — Ah ! dit-elle, j’en ai joui pendant tout un déjeuner !… Mais, vous voyez, j’ai fini par convertir Alexandre… — Il se sera facilement laissé séduire ? » Elle me regarda d’un air de triomphe.

C’est huit ans après que, tout à coup, cette scène, jusque-là muette pour moi, s’est comme levée dans mon souvenir ; et, à la lueur des bougies, au feu des aigrettes, j’en ai lu distinctement la moralité. Oui, la femme a horreur de la conviction ; quand on la persuade, elle subit une séduction et reste dans le rôle que la nature lui assigne. Pour elle, se laisser gagner, c’est accorder une faveur ; mais les raisonnements exacts l’irritent et la tuent ; pour la diriger, il faut donc savoir se servir de la puissance dont elle use si souvent : la sensibilité. C’est donc en sa femme, et non pas en lui-même, qu’un mari trouvera les éléments de son despotisme : comme pour le diamant, il faut l’opposer à elle-même. Savoir offrir les girandoles pour se les faire rendre, est un secret qui s’applique aux moindres détails de la vie.

Passons maintenant à la seconde observation.

Qui sait administrer un toman, sait en administrer cent mille, a dit un proverbe indien ; et moi, j’amplifie la sagesse asiatique, en disant : Qui peut gouverner une femme, peut gouverner une nation. Il existe, en effet, beaucoup d’analogie entre ces deux gouvernements. La politique des maris ne doit-elle pas être à peu près celle des rois ? ne les voyons-nous pas tâchant d’amuser le peuple pour lui dérober sa liberté ; lui jetant des comestibles à la tête pendant une journée, pour lui faire oublier la misère d’un an ; lui prêchant de ne pas voler, tandis qu’on le dépouille ; et lui disant : « Il me semble que si j’étais peuple, je serais vertueux ? »

C’est l’Angleterre qui va nous fournir le précédent que les maris doivent importer dans leurs ménages. Ceux qui ont des yeux ont dû voir que, du moment où la gouvernementabilité s’est perfectionnée en ce pays, les whigs n’ont obtenu que très-rarement le pouvoir. Un long ministère tory a toujours succédé à un éphémère cabinet libéral. Les orateurs du parti national ressemblent à des rats qui usent leurs dents à ronger un panneau pourri dont on bouche le trou au moment où ils sentent les noix et le lard serrés dans la royale armoire. La femme est le whig de votre gouvernement. Dans la situation où nous l’avons laissée, elle doit naturellement aspirer à la conquête de plus d’un privilége. Fermez les yeux sur ses brigues, permettez-lui de dissiper sa force à gravir la moitié des degrés de votre trône ; et quand elle pense toucher au sceptre, renversez-la, par terre, tout doucement et avec infiniment de grâce, en lui criant : Bravo ! et en lui permettant d’espérer un prochain triomphe. Les malices de ce système devront corroborer l’emploi de tous les moyens qu’il vous plaira de choisir dans notre arsenal pour dompter votre femme.

Tels sont les principes généraux que doit pratiquer un mari, s’il ne veut pas commettre des fautes dans son petit royaume.

Maintenant, malgré la minorité du concile de Mâcon (Montesquieu, qui avait peut-être deviné le régime constitutionnel, a dit, je ne sais où, que le bon sens dans les assemblées était toujours du côté de la minorité), nous distinguerons dans la femme une âme et un corps, et nous commencerons par examiner les moyens de se rendre maître de son moral. L’action de la pensée est, quoi qu’on en dise, plus noble que celle du corps, et nous donnerons le pas à la science sur la cuisine, à l’instruction sur l’hygiène.