Physiologie du Mariage/21

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Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 528-534).

MÉDITATION XXI.

L’ART DE RENTRER CHEZ SOI.

Incapable de maîtriser les bouillants transports de son inquiétude, plus d’un mari commet la faute d’arriver au logis et d’entrer chez sa femme pour triompher de sa faiblesse comme ces taureaux d’Espagne qui, animés par le banderillo rouge, éventrent de leurs cornes furieuses les chevaux et les matadors, picadors, tauréadors et consorts.

Oh ! rentrer d’un air craintif et doux, comme Mascarille qui s’attend à des coups de bâton, et devient gai comme un pinson en trouvant son maître de belle humeur !… voilà qui est d’un homme sage !…

— Oui, ma chère amie, je sais qu’en mon absence vous aviez tout pouvoir de mal faire !… À votre place, une autre aurait peut-être jeté la maison par les fenêtres, et vous n’avez cassé qu’un carreau ! Dieu vous bénisse de votre clémence. Conduisezvous toujours ainsi, et vous pouvez compter sur ma reconnaissance.

Telles sont les idées que doivent trahir vos manières et votre physionomie ; mais, à part, vous dites : — Il est peut-être venu !…

Apporter toujours une figure aimable au logis est une des lois conjugales qui ne souffrent pas d’exception.

Mais l’art de ne sortir de chez soi que pour y rentrer quand la police vous a révélé une conspiration, mais savoir rentrer à propos !… ah ! ce sont des enseignements impossibles à formuler. Ici tout est finesse et tact. Les événements de la vie sont toujours plus féconds que l’imagination humaine. Aussi nous contenterons-nous d’essayer de doter ce livre d’une histoire digne d’être inscrite dans les archives de l’abbaye de Thélême. Elle aura l’immense mérite de vous dévoiler un nouveau moyen de défense légèrement indiqué par l’un des aphorismes du professeur, et de mettre en action la morale de la présente Méditation, seule manière de vous instruire.

Monsieur de B., officier d’ordonnance et momentanément attaché en qualité de secrétaire à Louis Bonaparte, roi de Hollande, se trouvait au château de Saint-Leu, près Paris, où la reine Hortense tenait sa cour et où toutes les dames de son service l’avaient accompagnée. Le jeune officier était assez agréable et blond ; il avait l’air pincé, paraissait un peu trop content de lui-même et trop infatué de l’ascendant militaire ; d’ailleurs, passablement spirituel et très-complimenteur. Pourquoi toutes ces galanteries étaient-elles devenues insupportables à toutes les femmes de la reine ?… L’histoire ne le dit pas. Peut-être avait-il fait la faute d’offrir à toutes un même hommage ? Précisément. Mais chez lui, c’était astuce. Il adorait, pour le moment, l’une d’entre elles, madame la comtesse de. La comtesse n’osait défendre son amant, parce qu’elle aurait ainsi avoué son secret, et, par une bizarrerie assez explicable, les épigrammes les plus sanglantes partaient de ses jolies lèvres, tandis que son cœur logeait l’image proprette du joli militaire. Il existe une nature de femme auprès de laquelle réussissent les hommes un peu suffisants, dont la toilette est élégante et le pied bien chaussé. C’est les femmes à minauderies, délicates et recherchées. La comtesse était, sauf les minauderies, qui, chez elle, avaient un caractère particulier d’innocence et de vérité, une de ces personnes-là. Elle appartenait à la famille des N…, où les bonnes manières sont conservées traditionnellement. Son mari, le comte de… était fils de la vieille duchesse de L…, et il avait courbé la tête devant l’idole du jour : Napoléon l’ayant récemment nommé comte, il se flattait d’obtenir une ambassade ; mais, en attendant, il se contentait d’une clef de chambellan ; et s’il laissait sa femme auprès de la reine Hortense, c’était sans doute par calcul d’ambition. — Mon fils, lui dit un matin sa mère, votre femme chasse de race. Elle aime monsieur de B. — Vous plaisantez, ma mère : il m’a emprunté hier cent napoléons. — Si vous ne tenez pas plus à votre femme qu’à votre argent, n’en parlons plus ! dit sèchement la vieille dame. Le futur ambassadeur observa les deux amants, et ce fut en jouant au billard avec la reine, l’officier et sa femme qu’il obtint une de ces preuves aussi légères en apparence qu’elles sont irrécusables aux yeux d’un diplomate. — Ils sont plus avancés qu’ils ne le croient eux-mêmes !… dit le comte de à sa mère. Et il versa dans l’âme aussi savante que rusée de la duchesse le chagrin profond dont il était accablé par cette découverte amère. Il aimait la comtesse, et sa femme, sans avoir précisément ce qu’on nomme des principes, était mariée depuis trop peu de temps pour ne pas être encore attachée à ses devoirs. La duchesse se chargea de sonder le cœur de sa bru. Elle jugea qu’il y avait encore de la ressource dans cette âme neuve et délicate, et elle promit à son fils de perdre monsieur de B sans retour. Un soir, au moment où les parties étaient finies, que toutes les dames avaient commencé une de ces causeries familières où se confisent les médisances, et que la comtesse faisait son service auprès de la reine, madame de L… saisit cette occasion pour apprendre à l’assemblée féminine le grand secret de l’amour de monsieur de B… pour sa bru. Tolle général. La duchesse ayant recueilli les voix, il fut décidé à l’unanimité que celle-là qui réussirait à chasser du château l’officier rendrait un service signalé à la reine Hortense qui en était excédée, et à toutes ses femmes qui le haïssaient, et pour cause. La vieille dame réclama l’assistance des belles conspiratrices, et chacune promit sa coopération à tout ce qui pourrait être tenté. En quarante-huit heures, l’astucieuse belle-mère devint la confidente et de sa bru et de l’amant. Trois jours après, elle avait fait espérer au jeune officier la faveur d’un tête-à-tête à la suite d’un déjeuner. Il fut arrêté que monsieur de B partirait le matin de bonne heure pour Paris et reviendrait secrètement. La reine avait annoncé le dessein d’aller avec toute la compagnie suivre, ce jour-là, une chasse au sanglier, et la comtesse devait feindre une indisposition. Le comte, ayant été envoyé à Paris par le roi Louis, donnait peu d’inquiétudes. Pour concevoir toute la perfidie du plan de la duchesse, il faut expliquer succinctement la disposition de l’appartement exigu qu’occupait la comtesse au château. Il était situé au premier étage, au-dessus des petits appartements de la reine, et au bout d’un long corridor. On entrait immédiatement dans une chambre à coucher, à droite et à gauche de laquelle se trouvaient deux cabinets. Celui de droite était un cabinet de toilette, et celui de gauche avait été récemment transformé en boudoir par la comtesse. On sait ce qu’est un cabinet de campagne : celui-là n’avait que les quatre murs. Il était décoré d’une tenture grise, et il n’y avait encore qu’un petit divan et un tapis ; car l’ameublement devait en être achevé sous peu de jours. La duchesse n’avait conçu sa noirceur que d’après ces circonstances, qui, bien que légères en apparence, la servirent admirablement. Sur les onze heures, un déjeuner délicat est préparé dans la chambre. L’officier, revenant de Paris, déchirait à coups d’éperon les flancs de son cheval. Il arrive enfin ; il confie le noble animal à son valet, escalade les murs du parc, vole au château, et parvient à la chambre sans avoir été vu de personne, pas même d’un jardinier. Les officiers d’ordonnance portaient alors, si vous ne vous en souvenez pas, des pantalons collants très-serrés et un petit schako étroit et long, costume aussi favorable pour se faire admirer le jour d’une revue qu’il est gênant dans un rendez-vous. La vieille femme avait calculé l’inopportunité de l’uniforme. Le déjeuner fut d’une gaieté folle. La comtesse ni sa mère ne buvaient de vin ; mais l’officier, qui connaissait le proverbe, sabla fort joliment autant de vin de Champagne qu’il en fallait pour aiguiser son amour et son esprit. Le déjeuner terminé, l’officier regarda la belle-mère qui, poursuivant son rôle de complice, dit : — J’entends une voiture, je crois !… Et de sortir. Elle rentre au bout de trois minutes. — C’est le comte !… s’écria-t-elle en poussant les deux amants dans le boudoir. — Soyez tranquilles !… leur dit-elle. — Prenez donc votre schako… ajouta-t-elle en gourmandant par un geste l’imprudent jeune homme. Elle recula vivement la table dans le cabinet de toilette ; et, par ses soins, le désordre de la chambre se trouva entièrement réparé au moment où son fils apparut. Ma femme est malade ?… demanda le comte. — Non, mon ami, répond la mère. Son mal s’est promptement dissipé ; elle est à la chasse, à ce que je crois… Puis elle lui fait un signe de tête comme pour lui dire : — Ils sont là… — Mais êtes-vous folle, répond le comte à voix basse, de les enfermer ainsi ?… — Vous n’avez rien à craindre, reprit la duchesse, j’ai mis dans son vin… — Quoi ?… — Le plus prompt de tous les purgatifs. Entre le roi de Hollande. Il venait demander au comte le résultat de la mission qu’il lui avait donnée. La duchesse essaya, par quelques-unes de ces phrases mystérieuses que savent si bien dire les femmes, d’obliger Sa Majesté à emmener le comte chez elle. Aussitôt que les deux amants se trouvèrent dans le boudoir, la comtesse, stupéfaite en reconnaissant la voix de son mari, dit bien bas au séduisant officier : — Ah ! monsieur, vous voyez à quoi je me suis exposée pour vous… — Mais, chère Marie ! mon amour vous récompensera de tous vos sacrifices, et je te serai fidèle jusqu’à la Mort. (À part et en lui-même : Oh ! oh ! quelle douleur !…)

— Ah ! s’écria la jeune femme, qui se tordit les mains en entendant marcher son mari près de la porte du boudoir, il n’y a pas d’amour qui puisse payer de telles terreurs !… Monsieur, ne m’approchez pas… — Ô ! ma bien-aimée, mon cher trésor, dit-il en s’agenouillant avec respect, je serai pour toi ce que tu voudras que je sois !… Ordonne… je m’éloignerai. Rappelle-moi… je viendrai. Je serai le plus soumis comme je veux être… (S… D…, j’ai la colique !) le plus constant des amants… Ô ma belle Marie !… (Ah ! je suis perdu. C’est à en mourir !…) Ici, l’officier marcha vers la fenêtre pour l’ouvrir et se précipiter la tête la première dans le jardin ; mais il aperçut la reine Hortense et ses femmes. Alors il se tourna vers la comtesse en portant la main à la partie la plus décisive de son uniforme ; et, dans son désespoir, il s’écria d’une voix étouffée : — Pardon, madame ; mais il m’est impossible d’y tenir plus long-temps. — Monsieur, êtes-vous fou ?… s’écria la jeune femme, en s’apercevant que l’amour seul n’agitait pas cette figure égarée. L’officier, pleurant de rage, se replia vivement sur le schako qu’il avait jeté dans un coin. — Eh ! bien, comtesse… disait la reine Hortense en entrant dans la chambre à coucher d’où le comte et le roi venaient de sortir, comment allez-vous ? Mais, où est-elle donc ? — Madame !… s’écria la jeune femme en s’élançant à la porte du boudoir, n’entrez pas !… Au nom de Dieu, n’entrez pas ! La comtesse se tut, car elle vit toutes ses compagnes dans la chambre. Elle regarda la reine. Hortense, qui avait autant d’indulgence que de curiosité, fit un geste, et toute sa suite se retira. Le jour même, l’officier part pour l’armée, arrive aux avant-postes, cherche la mort et la trouve. C’était un brave, mais ce n’était pas un philosophe.

On prétend qu’un de nos peintres les plus célèbres, ayant conçu pour la femme d’un de ses amis un amour qui fut partagé, eut à subir toutes les horreurs d’un semblable rendez-vous, que le mari avait préparé par vengeance ; mais, s’il faut en croire la chronique, il y eut une double honte ; et, plus sages que monsieur de B…, les amants, surpris par la même infirmité, ne se tuèrent ni l’un ni l’autre.

La manière de se comporter en rentrant chez soi dépend aussi de beaucoup de circonstances. Exemple.

Lord Catesby était d’une force prodigieuse. Il arrive, un jour, qu’en revenant d’une chasse au renard à laquelle il avait promis d’aller sans doute par feinte, il se dirige vers une haie de son parc où il disait voir un très-beau cheval. Comme il avait la passion des chevaux, il s’avance pour admirer celui-là de plus près. Il aperçoit lady Castesby, au secours de laquelle il était temps d’accourir, pour peu qu’il fût jaloux de son honneur. Il fond sur un gentleman, et en interrompt la criminelle conversation en le saisissant à la ceinture ; puis il le lance par-dessus la baie au bord d’un chemin. — Songez, monsieur, que c’est à moi qu’il faudra désormais vous adresser pour demander quelque chose ici !… lui dit-il sans emportement. — Eh ! bien, milord, auriez-vous la bonté de me jeter aussi mon cheval ?… Mais le lord flegmatique avait déjà pris le bras de sa femme, et lui disait gravement : — Je vous blâme beaucoup, ma chère créature, de ne pas m’avoir prévenu que je devais vous aimer pour deux. Désormais tous les jours pairs je vous aimerai pour le gentleman, et les autres jours pour moi-même.

Cette aventure passe, en Angleterre, pour une des plus belles rentrées connues. Il est vrai que c’était joindre avec un rare bonheur l’éloquence du geste à celle de la parole.

Mais l’art de rentrer chez soi, dont les principes ne sont que des déductions nouvelles du système de politesse et de dissimulation recommandé par nos Méditations antérieures, n’est que la préparation constante des Péripéties conjugales dont nous allons nous occuper.