Physiologie du Mariage/29

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Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 603-610).

MÉDITATION XXIX.

DE LA PAIX CONJUGALE.

Mon esprit a si fraternellement accompagné le Mariage dans toutes les phases de sa vie fantastique, qu’il me semble avoir vieilli avec le ménage que j’ai pris si jeune au commencement de cet ouvrage.

Après avoir éprouvé par la pensée la fougue des premières passions humaines, après avoir crayonné, quelqu’imparfait qu’en soit le dessin, les événements principaux de la vie conjugale ; après m’être débattu contre tant de femmes qui ne m’appartenaient pas, après m’être usé à combattre tant de caractères évoqués du néant, après avoir assisté à tant de batailles, j’éprouve une lassitude intellectuelle qui étale comme un crêpe sur toutes les choses de la vie. Il me semble que j’ai un catarrhe, que je porte des lunettes vertes, que mes mains tremblent, et que je vais passer la seconde moitié de mon existence et de mon livre à excuser les folies de la première.

Je me vois entouré de grands enfants que je n’ai point faits et assis auprès d’une femme que je n’ai point épousée. Je crois sentir des rides amassées sur mon front. Je suis devant un foyer qui pétille comme en dépit de moi, et j’habite une chambre antique… J’éprouve alors un mouvement d’effroi en portant la main à mon cœur ; car je me demande : — Est-il donc flétri ?…

Semblable à un vieux procureur, aucun sentiment ne m’en impose, et je n’admets un fait que quand il m’est attesté, comme dit un vers de lord Byron, par deux bons faux témoins. Aucun visage ne me trompe. Je suis morne et sombre. Je connais le monde, et il n’a plus d’illusions pour moi. Mes amitiés les plus saintes ont été trahies. J’échange avec ma femme un regard d’une immense profondeur, et la moindre de nos paroles est un poignard qui traverse notre vie de part en part. Je suis dans un horrible calme. Voilà donc la paix de la vieillesse ! Le vieillard possède donc en lui par avance le cimetière qui le possédera bientôt. Il s’accoutume au froid. L’homme meurt, comme nous le disent les philosophes, en détail ; et même il trompe presque toujours la mort : ce qu’elle vient saisir de sa main décharnée est-il bien toujours la vie ?…

Oh ! mourir jeune et palpitant !… Destinée digne d’envie ! N’est-ce pas, comme l’a dit un ravissant poète, « emporter avec soi toutes ses illusions, s’ensevelir, comme un roi d’Orient, avec ses pierreries et ses trésors, avec toute la fortune humaine ? » Combien d’actions de grâces ne devons-nous donc pas adresser à l’esprit doux et bienfaisant qui respire en toute chose ici-bas ! En effet, le soin que la nature prend à nous dépouiller pièce à pièce de nos vêtements, à nous déshabiller l’âme en nous affaiblissant par degrés, l’ouïe, la vue, le toucher, en ralentissant la circulation de notre sang et figeant nos humeurs pour nous rendre aussi peu sensibles à l’invasion de la mort que nous le fûmes à celle de la vie, ce soin maternel qu’elle a de notre fragile enveloppe, elle le déploie aussi pour les sentiments et pour cette double existence que crée l’amour conjugal. Elle nous envoie d’abord la Confiance, qui, tendant la main, et ouvrant son cœur, nous dit : — Vois : je suis à toi pour toujours… La Tiédeur la suit, marchant d’un pas languissant, détournant sa blonde tête pour bâiller comme une jeune veuve obligée d’écouter un ministre prêt à lui signer un brevet de pension. L’Indifférence arrive ; elle s’étend sur un divan, ne songeant plus à baisser la robe que jadis le Désir levait si chastement et si vivement. Elle jette un œil sans pudeur comme sans immodestie sur le lit nuptial ; et, si elle désire quelque chose, c’est des fruits verts pour réveiller les papilles engourdies qui tapissent son palais blasé. Enfin l’Expérience philosophique de la vie se présente, le front soucieux, dédaigneuse, montrant du doigt les résultats, et non pas les causes ; la victoire calme, et non pas le combat fougueux. Elle suppute des arrérages avec les fermiers et calcule la dot d’un enfant. Elle matérialise tout. Par un coup de sa baguette, la vie devient compacte et sans ressort : jadis tout était fluide, maintenant tout s’est minéralisé. Le plaisir n’existe plus alors pour nos cœurs, il est jugé, il n’était qu’une sensation, une crise passagère ; or, ce que l’âme veut aujourd’hui, c’est un état ; et le bonheur seul est permanent, il gît dans une tranquillité absolue, dans la régularité des repas, du dormir, et du jeu des organes appesantis.

— Cela est horrible !… m’écriais-je, je suis jeune, vivace !… Périssent tous les livres du monde plutôt que mes illusions !

Je quittai mon laboratoire et je m’élançai dans Paris. En voyant passer les figures les plus ravissantes, je m’aperçus bien que je n’étais pas vieux. La première femme jeune, belle et bien mise qui m’apparut, fit évanouir par le feu de son regard la sorcellerie dont j’étais volontairement victime. À peine avais-je fait quelques pas dans le jardin des Tuileries, endroit vers lequel je m’étais dirigé, que j’aperçus le prototype de la situation matrimoniale à laquelle ce livre est arrivé. J’aurais voulu caractériser, idéaliser ou personnifier le Mariage, tel que je le conçois, alors qu’il eût été impossible à la sainte Trinité même d’en créer un symbole si complet.

Figurez-vous une femme d’une cinquantaine d’années, vêtue d’une redingote de mérinos brun-rouge, tenant de sa main gauche un cordon vert noué au collier d’un joli petit griffon anglais, et donnant le bras droit à un homme en culotte et en bas de soie noirs, ayant sur la tête un chapeau dont les bords se retroussaient capricieusement, et sous les deux côtés duquel s’échappaient les touffes neigeuses de deux ailes de pigeon. Une petite queue, à peu près grosse comme un tuyau de plume, se jouait sur une nuque jaunâtre assez grasse que le collet rabattu d’un habit râpé laissait à découvert. Ce couple marchait d’un pas d’ambassadeur ; et le mari, septuagénaire au moins, s’arrêtait complaisamment toutes les fois que le griffon faisait une gentillesse. Je m’empressai de devancer cette image vivante de ma Méditation, et je fus surpris au dernier point en reconnaissant le marquis de T… l’ami du comte de Nocé, qui depuis long-temps me devait la fin de l’histoire interrompue que j’ai rapportée dans la Théorie du lit. (Voir la Méditation XVII.)

— J’ai l’honneur, me dit-il, de vous présenter madame la marquise de T…

Je saluai profondément une dame au visage pâle et ridé ; son front était orné d’un tour dont les boucles plates et circulairement placées, loin de produire quelque illusion, ajoutaient un désenchantement de plus à toutes les rides qui la sillonnaient. Cette dame avait un peu de rouge et ressemblait assez à une vieille actrice de province.

— Je ne vois pas, monsieur, ce que vous pourrez dire contre un mariage comme le nôtre ? me dit le vieillard.

— Les lois romaines le défendent !… répondis-je en riant.

La marquise me jeta un regard qui marquait autant d’inquiétude que d’improbation, et qui semblait dire : — Est-ce que je serais arrivée à mon âge pour n’être qu’une concubine ?…

Nous allâmes nous asseoir sur un banc, dans le sombre bosquet planté à l’angle de la haute terrasse qui domine la place Louis XVI, du côté du Garde-meuble. L’automne effeuillait déjà les arbres, et dispersait devant nous les feuilles jaunes de sa couronne ; mais le soleil ne laissait pas que de répandre une douce chaleur.

— Eh ! bien, l’ouvrage est-il fini ?… me dit le vieillard avec cet onctueux accent particulier aux hommes de l’ancienne aristocratie. Il joignit à ces paroles un sourire sardonique en guise de commentaire.

— À peu près, monsieur, répondis-je. J’ai atteint la situation philosophique à laquelle vous me semblez être arrivé, mais je vous avoue que je…

— Vous cherchiez des idées ?… ajouta-t-il en achevant une phrase que je ne savais plus comment terminer. — Eh ! bien, dit-il en continuant, vous pouvez hardiment prétendre qu’en parvenant à l’hiver de sa vie, un homme… (un homme qui pense, entendons-nous) finit par refuser à l’amour la folle existence que nos illusions lui ont donnée !…

— Quoi ! c’est vous qui nieriez l’amour le lendemain d’un mariage ?

— D’abord, dit-il, le lendemain, ce serait une raison ; mais mon mariage est une spéculation, reprit-il en se penchant à mon oreille. J’ai acheté les soins, les attentions, les services dont j’ai besoin, et je suis bien certain d’obtenir tous les égards que réclame mon âge ; car j’ai donné toute ma fortune à mon neveu par testament, et ma femme ne devant être riche que pendant ma vie, vous concevez que… Je jetai sur le vieillard un regard si pénétrant qu’il me serra la main et me dit : — Vous paraissez avoir bon cœur, car il ne faut jurer de rien… Eh ! bien, croyez que je lui ai ménagé une douce surprise dans mon testament, ajouta-t-il gaiement.

— Arrivez donc, Joseph !… s’écria la marquise en allant au-devant d’un domestique qui apportait une redingote en soie ouatée, monsieur a peut-être déjà eu froid.

Le vieux marquis mit la redingote, la croisa ; et, me prenant le bras, il m’emmena sur la partie de la terrasse où abondaient les rayons du soleil.

— Dans votre ouvrage, me dit-il, vous aurez sans doute parlé de l’amour en jeune homme. Eh ! bien, si vous voulez vous acquitter des devoirs que vous impose le mot ec… élec…

— Éclectique… lui dis-je en souriant, car il n’avait jamais pu se faire à ce nom philosophique.

— Je connais bien le mot !… reprit-il. Si donc vous voulez obéir à votre vœu d’électisme, il faut que vous exprimiez au sujet de l’amour quelques idées viriles que je vais vous communiquer, et je ne vous en disputerai pas le mérite, si mérite il y a ; car je veux vous léguer de mon bien, mais ce sera tout ce que vous en aurez.

— Il n’y a pas de fortune pécuniaire qui vaille une fortune d’idées, quand elles sont bonnes toutefois ! Ainsi je vous écoute avec reconnaissance.

— L’amour n’existe pas, reprit le vieillard en me regardant. Ce n’est pas même un sentiment, c’est une nécessité malheureuse qui tient le milieu entre les besoins du corps et ceux de l’âme. Mais, en épousant pour un moment vos jeunes pensées, essayons de raisonner sur cette maladie sociale. Je crois que vous ne pouvez concevoir l’amour que comme un besoin ou comme un sentiment.

Je fis un signe d’affirmation.

— Considéré comme besoin, dit le vieillard, l’amour se fait sentir le dernier parmi tous les autres, et cesse le premier. Nous sommes amoureux à vingt ans (passez-moi les différences), et nous cessons de l’être à cinquante. Pendant ces vingt années, combien de fois le besoin se ferait-il sentir si nous n’étions pas provoqués par les mœurs incendiaires de nos villes, et par l’habitude que nous avons de vivre en présence, non pas d’une femme, mais des femmes ? Que devons-nous à la conservation de la race ? Peut-être autant d’enfants que nous avons de mamelles, parce que, si l’un meurt, l’autre vivra. Si ces deux enfants étaient toujours fidèlement obtenus, où iraient donc les nations ? Trente millions d’individus sont une population trop forte pour la France, puisque le sol ne suffit pas à sauver plus de dix millions d’êtres de la misère et de la faim. Songez que la Chine en est réduite à jeter ses enfants à l’eau, selon le rapport des voyageurs. Or, deux enfants à faire, voilà tout le mariage. Les plaisirs superflus sont non-seulement du libertinage, mais une perte immense pour l’homme, ainsi que je vous le démontrerai tout à l’heure. Comparez donc à cette pauvreté d’action et de durée l’exigence quotidienne et perpétuelle des autres conditions de notre existence ! La nature nous interroge à toute heure pour nos besoins réels ; et, tout au contraire, elle se refuse absolument aux excès que notre imagination sollicite parfois en amour. C’est donc le dernier de nos besoins, et le seul dont l’oubli ne produise aucune perturbation dans l’économie du corps ! L’amour est un luxe social comme les dentelles et les diamants. Maintenant, en l’examinant comme sentiment, nous pouvons y trouver des distinctions, le plaisir et la passion. Analysez le plaisir. Les affections humaines reposent sur deux principes : l’attraction et l’aversion. L’attraction est ce sentiment général pour les choses qui flattent notre instinct de conservation ; l’aversion est l’exercice de ce même instinct quand il nous avertit qu’une chose peut lui porter préjudice. Tout ce qui agite puissamment notre organisme nous donne une conscience intime de notre existence : voilà le plaisir. Il se constitue du désir, de la difficulté et de la jouissance d’avoir n’importe quoi. Le plaisir est un élément unique, et nos passions n’en sont que des modifications plus ou moins vives ; aussi, presque toujours, l’habitude d’un plaisir exclut-il les autres. Or l’amour est le moins vif de nos plaisirs et le moins durable. Où placez-vous le plaisir de l’amour ?… Sera-ce la possession d’un beau corps ?… Avec de l’argent vous pouvez acquérir dans une soirée des odalisques admirables ; mais au bout d’un mois vous aurez blasé peut-être à jamais le sentiment en vous. Serait-ce par hasard autre chose ?… Aimeriez-vous une femme, parce qu’elle est bien mise, élégante, qu’elle est riche, qu’elle a voiture, qu’elle a du crédit ?… Ne nommez pas cela de l’amour, car c’est de la vanité, de l’avarice, de l’égoïsme. L’aimez-vous parce qu’elle est spirituelle ?… vous obéissez peut-être alors à un sentiment littéraire.

— Mais, lui dis-je, l’amour ne révèle ses plaisirs qu’à ceux qui confondent leurs pensées, leurs fortunes, leurs sentiments, leurs âmes, leurs vies…

— Oh !… oh !… oh !… s’écria le vieillard d’un ton goguenard, trouvez-moi sept hommes par nation qui aient sacrifié à une femme non pas leurs vies… car cela n’est pas grand’chose : le tarif de la vie humaine n’a pas, sous Napoléon, monté plus haut qu’à vingt mille francs ; et il y a en France en ce moment deux cent cinquante mille braves qui donnent la leur pour un ruban rouge de deux pouces ; mais sept hommes qui aient sacrifié à une femme dix millions sur lesquels ils auraient dormi solitairement pendant une seule nuit… Dubreuil et Phméja sont encore moins rares que l’amour de mademoiselle Dupuis et de Bolingbroke. Alors, ces sentimentslà procèdent d’une cause inconnue. Mais vous m’avez amené ainsi à considérer l’amour comme une passion. Eh ! bien, c’est la dernière de toutes et la plus méprisable. Elle promet tout et ne tient rien. Elle vient, de même que l’amour comme besoin, la dernière, et périt la première. Ah ! parlez-moi de la vengeance, de la haine, de l’avarice, du jeu, de l’ambition, du fanatisme !… Ces passions-là ont quelque chose de viril ; ces sentiments-là sont impérissables ; ils font tous les jours les sacrifices qui ne sont faits par l’amour que par boutades. — Mais, reprit-il, maintenant abjurez l’amour. D’abord plus de tracas, de soins, d’inquiétudes ; plus de ces petites passions qui gaspillent les forces humaines. Un homme vit heureux et tranquille ; socialement parlant, sa puissance est infiniment plus grande et plus intense. Ce divorce fait avec ce je ne sais quoi nommé amour est la raison primitive du pouvoir de tous les hommes qui agissent sur les masses humaines, mais ce n’est rien encore. Ah ! si vous connaissiez alors de quelle force magique un homme est doué, quels sont les trésors de puissance intellectuelle, et quelle longévité de corps il trouve en lui-même, quand, se détachant de toute espèce de passions humaines, il emploie toute son énergie au profit de son âme ! Si vous pouviez jouir pendant deux minutes des richesses que Dieu dispense aux hommes sages qui ne considèrent l’amour que comme un besoin passager auquel il suffit d’obéir à vingt ans, six mois durant ; aux hommes qui, dédaignant les plantureux et obturateurs beefteaks de la Normandie, se nourrissent des racines qu’il a libéralement dispensées, et qui se couchent sur des feuilles sèches comme les solitaires de la Thébaïde !… ah ! vous ne garderiez pas trois secondes la dépouille des quinze mérinos qui vous couvrent ; vous jetteriez votre badine, et vous iriez vivre dans les cieux !… vous y trouveriez l’amour que vous cherchez dans la fange terrestre ; vous y entendriez des concerts autrement mélodieux que ceux de monsieur Rossini, des voix plus pures que celle de la Malibran… Mais j’en parle en aveugle et par ouï-dire : si je n’étais pas allé en Allemagne devers l’an 1791, je ne saurais rien de tout ceci… Oui, l’homme a une vocation pour l’infini. Il y a en lui un instinct qui l’appelle vers Dieu. Dieu est tout, donne tout, fait oublier tout, et la pensée est le fil qu’il nous a donné pour communiquer avec lui !…

Il s’arrête tout à coup, l’œil fixé vers le ciel.

— Le pauvre bonhomme a perdu la tête ! pensais-je.

— Monsieur, lui dis-je, ce serait pousser loin le dévouement pour la philosophie éclectique que de consigner vos idées dans mon ouvrage ; car c’est le détruire. Tout y est basé sur l’amour platonique ou sensuel. Dieu me garde de finir mon livre par de tels blasphèmes sociaux ! J’essaierai plutôt de retourner par quelque subtilité pantagruélique à mon troupeau de célibataires et de femmes honnêtes, en m’ingéniant à trouver quelque utilité sociale et raisonnable à leurs passions et à leurs folies. Oh ! oh ! si la paix conjugale nous conduit à des raisonnements si désenchanteurs, si sombres, je connais bien des maris qui préféreraient la guerre.

— Ah ! jeune homme, s’écria le vieux marquis, je n’aurai pas à me reprocher de ne pas avoir indiqué le chemin à un voyageur égaré.

— Adieu, vieille carcasse !… dis-je en moi-même, adieu, mariage ambulant. Adieu, squelette de feu d’artifice, adieu, machine ! Quoique je t’aie donné parfois quelques traits de gens qui m’ont été chers, vieux portraits de famille, rentrez dans la boutique du marchand de tableaux, allez rejoindre madame de T. et toutes les autres, que vous deveniez des enseignes à bière… peu m’importe.