Physiologie du ridicule/11

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(p. 87-91).


XI

DES JEUNES PERSONNES


— Vous persistez dans votre beau système d’éducation, disait M. Clermont à madame d’Armintière ; eh bien, vous m’en direz des nouvelles. Pauvre Thérésine ! si jolie, si bonne, si spirituelle, et peut-être condamnée à rester fille toute sa vie, parce que sa mère ne veut pas entendre raison !

— J’en suis fâchée, mon ami ; mais vous ne persuaderez jamais que la raison d’une mère consiste à laisser prendre à sa fille tous les travers dont vous vous moquez le plus dans le monde. Voulez-vous que Thérésine change sa simplicité contre les manières affectées d’Almérie, sa retenue contre la démarche hardie de Rosamonde, ses inflexions si douces contre le ton tranchant de mademoiselle de la Sorbière ? En vérité, je ne sais pas ce qu’elle y gagnerait.

— Et moi, je le sais bien. Pensez-vous qu’avec toutes ses vertus domestiques, ses talents, que vos vieux amis seuls connaissent ; ce visage charmant qu’on ne voit que sous un voile à la messe ; cette taille élégante qui se montre tout au plus deux ou trois fois par hiver dans quelques bals intimes, votre fille trouvera un mari ? Ah ! je vous réponds bien qu’il ne viendra pas à l’idée d’aucun de nos jeunes gens de venir la chercher dans cette famille dont elle fait le charme. Il la rencontrerait souvent même dans les réunions dont les jeunes personnes font le premier ornement, qu’il n’y prendrait pas garde. Cependant elle serait une des plus jolies du bal, cela n’est pas douteux ; mais comme elle s’effacerait pour laisser briller les autres, on ne la remarquerait point, et peut-être bien la ramèneriez-vous les larmes aux yeux et confuse de l’humiliation de n’avoir pas été invitée une seule fois à danser.

— Si je pouvais prévoir un semblable affront, je ne la mènerais au bal de ma vie.

— Beau moyen ! Faites en sorte qu’elle y aille plutôt dix fois qu’une ; mais inspirez-lui le désir d’y produire de l’effet. D’abord, que sa parure ait quelque chose de particulier, que sa coiffure ne soit celle de personne : la moindre innovation en ce genre équivaut presque à une dot. Qu’elle porte des jupons forts courts, que ses épaules soient très-découvertes ; elle compensera cette émancipation par des airs pudiques, et ne lèvera pas les yeux tant que durera la contredanse ; petit manége qui a le double avantage de montrer ce qu’on a de bien, sans avoir l’air d’en vouloir tirer parti.

Si son danseur, ou quelques vieux agréables attirés par sa parure étrange, lui adressent la parole, qu’elle ne manque pas d’entremêler ses réponses de questions singulières : ce n’est pas assez qu’on remarque sa tournure, il faut qu’on cite ses mots hasardés, ses phrases ambitieuses ; puis, lorsque ses ridicules lui auront acquis un certain nombre de courtisans, vous ferez circuler le chiffre de sa dot, en l’exagérant de moitié ; ce dernier moyen employé, achèvera le succès. Alors vous serez accablée de présentations, de demandes ; les futurs viendront en foule, et Thérésine aura le choix sur tous les maris en herbe.

— J’ai peur que vous n’ayez raison, reprit madame d’Armintière ; mais ce serait payer un mari trop cher que de se donner tant de ridicules pour lui plaire, et jamais Thérésine…

— Vous faut-il des exemples ? interrompit M. Clermont, je n’en manquerai pas… Mademoiselle de…, mademoiselle C…

— Ah ! vraiment, j’en vois tous les jours ; et je vous avouerai ma faiblesse : en considérant la fortune acquise par ces travers, j’ai quelquefois regretté d’avoir élevé ma fille dans le mépris des vanités si communes aux femmes médiocres, et surtout dans ce sentiment de dignité si contraire à toute espèce de ruse. Je sais trop qu’avec un semblable caractère, les mariages à la mode sont impossibles ; qu’un homme laid, riche, et déjà vieux, n’épouse une jeune personne qu’autant qu’elle feint de le trouver encore jeune et beau ; qu’elle doit avoir toujours l’air d’être éprise de l’héritier imbécile qu’on lui propose ; enfin, qu’elle doit ne se refuser à aucun mensonge pour arriver à posséder un titre, une bonne maison, et cette indépendance que l’argent seul procure. Sans doute la femme à qui les plaisirs du monde suffisent, a raison de leur tout sacrifier, et je ne nie pas que celle dont on peut calmer la colère avec un chapeau d’Herbaut, ou distraire la douleur par un billet de bal, ne soit plus à l’abri du malheur que la femme née pour pleurer éternellement sur la trahison d’un mari ou sur la tombe d’un enfant ; mais que faire contre les habitudes d’un cœur noble ? En subir les conséquences, et c’est à quoi je me résigne.

Belle résignation, vraiment ! Thérésine a, depuis cette conservation, atteint ses vingt-cinq ans, et elle n’est point encore mariée !