Physiologie du ridicule/8

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VIII

DES SCEPTIQUES DE CAFÉ


Après avoir traité du gobe-mouches, nous ne pouvons garder le silence sur cette secte non moins ridicule, dont la finesse prétend tout deviner, et pour qui l’évidence n’est qu’un être fantastique. On en reconnaît les chefs à ces mots sacramentels :

« Vous croyez cela, vous autres ? vous donnez là dedans ? »

Ils ont aussi un sourire particulier, un regard négatif, qui répond à tout le même adage :

« Vous croyez cela, vous autres ? vous donnez là dedans ? »

On leur parle du danger de braver l’opinion, des malheurs qui pourraient advenir de mesures prises sans réflexion, pour satisfaire l’orgueil irrité de quelques ministres ou la rancune de quelques prêtres ambitieux ; on leur répète que le peuple est au moment de se révolter.

— Quel conte ! disent-ils. Le peuple, qui avait vu sans bouger les échafauds des réactions, le retour des livrées, le présent d’un milliard, prendrait fait et cause pour quelques journaux, et se ferait mitrailler, lui qui ne sait pas lire, pour la liberté de la presse ! Quelle folie ! et comment une tête raisonnable peut-elle accueillir de semblables rêveries ? Choisir le moment où la conquête la plus importante vient d’illustrer un règne pour renverser la dynastie ? Et vous croyez cela, vous ?

— Oui, je le crois ; et je m’en afflige d’autant plus, que je crois aussi qu’avec plus de prudence on pouvait éviter ce malheur ; car quel plus grand malheur que de voir le sang couler dans les rues de Paris, et d’avoir à pleurer également la mort des vaincus et des vainqueurs !

— Pauvre badaud ! c’est votre femme, n’est-ce pas, qui vous montre toutes ces visions ? Renvoyez-la donc à sa quenouille, et défendez-lui de se mêler de politique.

— Eh bien, lui dit-on un autre jour, vous savez la nouvelle ? Varsovie est prise ; on massacre les Polonais, leur ruine est complète.

— Oui, à la Bourse, répond-il, pour ruiner aussi les joueurs à la baisse ; car la rente est aristocrate, et se relève avec les rois. Nous avons le secret de toutes ces nouvelles. Quand vous aurez vécu comme moi avec les gens du métier, on ne vous prendra plus à ces piéges grossiers. Allez, Varsovie n’est pas plus prise qu’elle n’était sauvée le jour où…

— Le diable emporte cet homme qui s’obstine à ne jamais rien croire ! s’écrièrent à la fois ceux qui l’écoutaient nier depuis une heure.

Eh bien, c’est à ce ridicule, l’un des plus impatientants de tous, nous en convenons, que le sceptique de café vient récemment de devoir la vie.

Un soir de ce dernier printemps, pendant qu’il faisait paisiblement sa partie de dominos au café Valois, entre un petit verre d’anisette et le Messager des Chambres, il voit entrer un jeune apprenti Sangrado, l’œil brillant, le front rayonnant d’espérance, enfin avec l’attitude fière d’un homme qui se promet d’étonner bientôt le monde par ses prouesses.

À la manière audacieuse dont il venait de pousser la porte en la refermant, l’habitué, le rentier, le politique, le grognard, le loustic, le musard et le mouchard obligé, qui composent ordinairement le fond d’un public de café, se retournèrent vivement comme pour s’informer de ce qu’il y avait de nouveau ; car un homme dépourvu de nouvelles n’aurait jamais osé se permettre une entrée si bruyante.

— Ah ! ah ! dit le questionneur par excellence, monsieur Granier sait quelque chose ; il va nous en faire part, j’espère. S’il faut en croire son air guilleret, c’est du bon qu’il nous apporte. Le ministère serait-il changé ?

— Je n’en sais rien, vraiment, et ne m’en inquiète guère ; nous allons avoir bien autre chose à penser !

À ces mots, les parties de dominos s’interrompent, et tous les yeux se tournent vers le jeune docteur.

— Encore une émeute dans le quartier des Écoles, je gage ; nous allons entendre le rappel.

— Enfin il est arrivé ! s’écria M. Granier sans daigner répondre au questionneur ; nous allons savoir à quoi nous en tenir sur toutes les fables qu’on débite à son sujet, et nous verrons si l’ennemi est si difficile à vaincre.

— Ah ! nous avons donc la guerre avec la Prusse ? dit le badaud.

— Il s’agit d’une bien autre puissance, ma foi ! elle a déjà mis à mort un dixième de l’Europe ; mais nous l’attendons de pied ferme ; il y a ici des gens qui en savent assez pour la dompter. Si vous aviez pu voir l’effet qu’a produit dans notre école la nouvelle de son arrivée ; c’était un vrai délire !

— Mais qui donc est arrivé ? s’écrièrent plusieurs voix avec l’accent d’une vive impatience.

— Eh parbleu ! le choléra-morbus, répondit Granier.

— Le choléra-morbus ! répétèrent-ils d’un air consterné.

— Oui, vous dis-je, le choléra asiatique avec tous ses symptômes, ses paroxysmes et sa catalepsie foudroyante. J’en viens de voir deux cas à l’Hôtel-Dieu, mais je n’ai pu les examiner à mon aise. À tout seigneur tout honneur : les rois de la Faculté étaient là, ils se sont emparés, comme de juste, des malades.

— Pour les sauver, sans doute ?

— Bah ! ils étaient morts avant qu’on ait pu seulement les questionner sur ce qu’ils souffraient. Messieurs les docteurs se sont mis aussitôt à l’ouvrage, en regrettant de ne pouvoir opérer devant la foule d’étudiants qui assiégeait les salles et même les portes de l’hospice ; mais nous prendrons notre revanche : les nouveaux cas qui doivent nous arriver demain donneront à la science tous les moyens de s’éclairer, et de décider surtout la grande question de l’épidémie, pour mieux dire de la contagion.

— Eh bien, c’est à vous à jouer, dit le sceptique à son adversaire. Mais le pauvre homme, accablé sous le poids de la sinistre nouvelle, était hors d’état de s’intéresser à la partie commencée : les dominos, rangés sur la paume de sa main, venaient de retomber pêle-mêle sur la table ; déjà le frisson de la peur faisait trembler ses membres. La description de l’affreuse agonie, faite avec amour par le jeune médecin, avait jeté la terreur dans l’âme de tout le monde.

— Êtes-vous fous, de vous laisser abattre ainsi par le tableau romanesque de ce jeune fanatique ? Ne voyez-vous pas que la passion de son art lui fait voir, comme font toutes les passions, ce qu’il désire. Dieu me garde de l’accuser d’un vœu inhumain : je sais qu’en désirant l’apparition du fléau, il croit avoir trouvé un moyen de le combattre ; mais il n’en est pas moins aveuglé par sa philanthropie. Dans tous les états, chacun aime la puissance ; et comme les épidémies livrent de droit le monde aux médecins, ils en voient partout, comme Perrin-Dandin voit des procès. Il meurt chaque jour, dans nos hôpitaux, de pauvres diables qui sont de toutes les couleurs, et qu’on n’a jamais pensé à traiter de cholériques. Attendez donc, pour vous abandonner à la terreur, que les rues soient désertes, les maisons en deuil, les spectacles fermés ; et croyez que tant que chacun s’occupera des Chambres et de la Bourse, il n’y aura point de fléau à craindre.

En effet, notre bon sceptique, appuyé sur ce raisonnement, a passé tout le temps que la maladie a dévasté Paris dans la sécurité la plus parfaite : convaincu de la non-existence de la maladie, mettant toutes les morts sur le compte de l’ignorance des médecins, il n’a rien changé à son régime, et par cela même il a conservé sa santé dans un parfait équilibre.

Lui apprenait-on la fin subite d’une famille entière :

— Je n’en suis pas fort étonné, disait-il ; ces gens-là avaient de père en fils le sang en mauvais état.

Était-ce une jeune mère enlevée en trois heures à ses enfants, on l’avait mal soignée dans sa dernière couche ; était-ce une jeune fille ravie au bonheur de son âge, ses parents la menaient trop souvent au bal, on avait excité chez elle une inflammation de poitrine ; enfin, il trouvait à tout une raison pour douter du vrai.

Bienfaisant ridicule, qui a préservé sa nature grêle et maladive des accidents inhérents à l’inquiétude, et qui le dispense chaque jour de s’affliger à la lecture des petits faits de nos grands hommes.