Pièces curieuses et inédites relatives à l'histoire de l'abbaye de Clairvaux

Bouquot, 1866 (p. Tit.-283).

bookPièces curieuses et inédites relatives à l'histoire de l'abbaye de ClairvauxAlexandre AssierBouquot1866TroyesCPièces curieuses et inédites relatives à l'histoire de l'abbaye de Clairvaux.pdfPièces curieuses et inédites relatives à l'histoire de l'abbaye de Clairvaux.pdf/4Tit.-283

PIÈCES CURIEUSES ET INÉDITES
RELATIVES À L’HISTOIRE
de
L’ABBAYE DE CLAIRVAUX,
FONDÉE PAR SAINT BERNARD.

PIÈCES CURIEUSES ET INÉDITES
RELATIVES À L’HISTOIRE
DE L’ABBAYE DE CLAIRVAUX,
FONDÉE PAR SAINT BERNARD,
et suivies
D’UNE NOTICE
SUR UN MANUSCRIT DU PRÉSIDENT BOUHIER,
Conservé à la Bibliothèque de Troyes,
et contenant l’inventaire des joyaux et autre biens meubles de marguerite de flandre, duchesse de bourgogne.

TROYES.
BOUQUOT, LIBRAIRE-ÉDITEUR, RUE NOTRE-DAME,43.
PARIS.
techener, place de la colonnade du louvre, 20
aubry, rue dauphine, 16
dumoulin, quai des augustins, 15.

MDCCCLVI.

Tiré à 119 exemplaires numérotés :

113 sur papier vergé,

6 sur papier de couleur.

À MONSIEUR

LE COMTE DE MONTALEMBERT.

Auteur de l’Histoire de Sainte-Élisabeth de Hongrie, et de celle de Saint Bernard, Abbé de Clairvaux,

En témoignage de son profond respect et de sa vive reconnaissance.

Un membre du Congrès Archéologique de Troyes, en 1853,

ALEXANDRE ASSIER.

AVERTISSEMENT.

La grande figure qui domine le xii^e siècle, ce temps héroïque où la loi commençait à couvrir le sol de la France de majestueuses cathédrales et de puissantes abbayes, n’est-ce point celle de saint Bernard, de cet homme évangélique dont la voix éloquente soulevait tout l’Occident ? Fils du noble Técelin et de la pieuse Élisabeth de Montbar, le jeune Bernard sort de bonne heure du château de Fontaines, à quelques milles de Dijon, pour fréquenter la célèbre école de Notre-Dame de Châtillon-sur-Seine. Rempli de la grâce de Dieu, le pieux étudiant, que son biographe compare au jeune Samuel, se hâte de proclamer la vanité des choses humaines, et s’en va frapper à la porte d’un pauvre monastère du diocèse de Chalon-sur-Saône. L’abbé de Citeaux, touché des vertus de Bernard, le choisit bientôt pour fonder une nouvelle colonie. L’abbaye de Clairvaux s’élève donc dans une vallée marécageuse, que les habitants appelaient la Vallée-d’Absinthe. La disette la plus affreuse fond sur cette maison naissante, les religieux tourmentés par la faim veulent retourner dans leur premier monastère. Mais, à la voix de leur jeune abbé, des provisions arrivent, et après elles de nombreux disciples parmi lesquels se trouve le vertueux Técelin. La Vallée-d’Absinthe, désignée dès-lors sous le nom de Claire-Vallée, devient un des foyers les plus ardents de la lumière divine. Son nom retentit dans toutes les parties du monde catholique, car de celui qu’elle a reçu s’échappe une vertu qui subjugue grands et petits, papes et évêques, seigneurs et vilains.

Je n’entreprendrai point d’écrire la glorieuse vie du célèbre abbé de Clairvaux ; cette biographie, ou plutôt cette histoire du xii^e siècle, appartient à la plume d’un éminent écrivain dont les ouvrages ont excité l’admiration de l’Europe chrétienne. Qu’il sera beau de voir ce pauvre moine si humble, si débile, sortir de sa solitude pour rédiger les statuts des Templiers et pour pacifier l’Église troublée par le schisme ! Subjuguées par sa voix douce et persuasive, par les miracles qu’il opère d’un signe de croix, les populations s’entassent sur son passage pour le voir, pour le toucher, pour lui arracher un fil de sa robe ! Une seule de ses lettres apaise la fureur des rois, tandis que sa science confond le téméraire Abailard. Plus tard, lorsqu’il peut à peine se tenir debout, il trouve des forces pour prêcher la croisade à plus de cent mille hommes. Se nourrissant de la Bible et se désaltérant de l’Évangile, ce moine, tout à la fois apôtre et prophète, sait pourtant s’isoler au milieu de toutes les affaires. Retiré dans sa petite hutte, bâtie de feuilles et de branchages, il médite sur le Cantique des Cantiques dans les saintes extases de la prière et compose ces admirables sermons que Bossuet croyait sortis de la plume d’un ange terrestre. Attirée par l’amour de son Dieu, sa belle âme quitte le saint temple de son corps le 20^e jour du mois d’août de l’année 1153. Clairvaux comptait ce jour-là plus de 700 religieux dans son enceinte, et plus de 150 monastères fondés par les disciples de son abbé.

Longtemps célèbre par le tombeau de saint Bernard, l’abbaye de Clairvaux, qui avait vu grandir dans ses cellules un pape, quinze cardinaux et beaucoup d’évêques, ne comptait plus en 1789 que quarante religieux de chœur et vingt frères convers. Puissamment riche, elle vit s’introduire de bonne heure l’abus et la décadence et ne rendit pas au catholicisme, aux lettres et aux sciences, les services qui signalèrent tant d’abbayes, avant cette époque funeste où toutes les splendeurs des siècles passés s’évanouirent. La Claire-Vallée n’est plus aujourd’hui que le lieu d’expiation des condamnés de douze départements ; son trésor, sa magnifique église du xii^e siècle, ses pierres tombales, tout a disparu, jusqu’au corps vénéré de son angélique fondateur.

L’histoire de l’abbaye de Clairvaux pourrait jeter un jour nouveau sur l’organisation des monastères au moyen—âge et surtout dans les temps modernes. Deux hommes ont entrepris la publication de son cartulaire ; à l’aide des mille pièces qu’il renferme, le lecteur pourra compter toutes les immenses propriétés et connaître toutes les exploitations des Bernardins. Un factum d’un curé de Maranville, datant du xvii^e siècle, pose en fait que ces religieux avaient à dépenser par heure la somme de 72 livres 15 sous. Jouissant d’immenses privilèges, l’abbaye de Clairvaux possédait des scieries de bois, des usines, des moulins, des fermes, des huileries, des tanneries, des draperies, des filatures, et alimentait les principales foires du royaume de France, de sorte que son revenu annuel au commencement du xvii^e siècle pouvait s’élever a 600 mille livres.

J’aurais voulu retracer ce mouvement industriel, révéler les usages et les coutumes des moines de Clairvaux, mais les documents dispersés çà et là ne m’ont point permis d’entreprendre ce travail. Je me contenterai donc de publier les notes que j’ai pu recueillir, persuadé que le lecteur me saura quelque gré de mes efforts. J ’y ai même joint une notice sur un manuscrit du président Bouhier, contenant l’inventaire des livres de Marguerite de Flandre, duchesse de Bourgogne, curieux document sur les bibliothèques seigneuriales au moyen-âge. Je termine ce préambule en remerciant M. l’Archiviste de l’Aube et M. le Bibliothécaire de la ville de Troyes de l’obligeance avec laquelle ils ont mis a ma disposition les manuscrits que j’ai compulsés.

Troyes, 20 juin 1856.

I.
LISTE DES ABBÉS DU MONASTÈRE DE CLAIRVAUX,

D’après les auteurs du Gallia Christiana.

XII^e SIÈCLE.

1. Santus Bernardus, 1132-1153.

2. Robertus, Brugis oriundus, 1153-1157.

3. Fastredus, 1157-1162.

4. Gaufridus, notarius quondam sancti Bernardi ac vitæ ejus auctor, 1162-1165.

5. Pontius, Arvernensis, 1165-1170.

6. Gerardus, patria Lombardus, 1170-1175.

7. Henricus, de Castro-Marciaco, 1176-1179.

8. Petrus I, cognomento monoculus ex Nangio, 1179-1186.

9. Garnerius, de Rochefort, 1186-1196.

10. Guido, nobili stemmate ortus, 1196-1214.

XIII^e SIÈCLE.

11. Conradus I. Æginonis comitis filius, 1214-1216.

12. Guillelmus I, 1217-1221.

13. Robertus II, primùm cellarius Clarævallis, 1221-1223.

14. Laurentius, 1223-1224.

15. Radulphus, de Pinis seu de Peyrinis, 1224-1232.

16. Drogo, 1232-1235.

17. Everardus, cellarius Clarævallis, 1235-1237.

18. Guillelmus II, vir miraculorum gratià præditus, 1238-1242.

19. Stephanus, de Lexintonia, natione Anglus, angelicus vità, 1243-1257.

20. Johannes I, monachus Ciarævallensis, 1257-1262.

21. Philippus I, vir facundiâ et eruditione præstans, 1262-1273.

22. Bono, 1273-1280^[1].

23. Theobaldus, de Sanciaco seu Sanceio, 1280-1284.

24. Gerardus II, 1284-1286.

25. Johannes II, 1286-1291.

26. Johannes III, de Sanciaco, Theobaldi superioris frater, 1291-1312.

XIV^e SIÈCLE

27. Guillelmus III, 1312-1313.

28. Conrardus II, monachus Clarævallis, 1313-1316.

29. Matthæus II, de Aumella, 1316-1330.

I

Comment sainct Bernard vint à Clerevaulx, et de la situation d’icelle.

Quant il pleut a Dieu qui avoit séparé sainct Bernard du siècle et l’avoit appellé pour révéler en luy sa gloire, affin que par luy, il assemblast plusieurs enfans de Dieu qui estoient disperser, il inspira le vénérable abbé Estienne d’envoyer des frères pour édifier la maison et abbaye de Clerevaulx. Auxquels quant ils s’en partirent de luy, il bailla sainct Bernard pour estre leur abbé, dont ils furent moult esmerveillez. Car ils estoient tous anciens et meurs et nobles, tant de religion comme de lignage, et sainct Bernard estoit jeune et moindre d’aage, malade de corps et de foible complexion et n’avoit point coustume ne usage de soy occuper ès choses mondaines et pour ce avaient-ils doubte de luy. Ils vindrent donc jusques à Clerevaulx qui est un lieu en l’éveschié de Lengres près de la rivière d’Aube là où estoit une grande larronnière et fosse de larrons. Et anciennement estoit appellé ce dit lieu la vallée d’Amaritude, tant pour cause de ce qu’il y avoit grande habondance d’une herbe amère, laquelle aucuns appellent aloine et en latin est dicte absinthiam : comme pour l’amaritude de la douleur et de l’horreur de ceulx qui y estoient prins ou mys à mort par les larrons. En ce lieu solitaire et plain d’horreur, se logèrent ces sainctz hommes dessus nommez, pour faire de cette larronnière et de cette fosse de larrons ung temple de Dieu et une maison d’oraison, là ou par l’espace de certain temps ils servirent humblement à Dieu, en povreté d’esprit, en souffrant fain et soif, en froidure et nudité, en dormant peu souvent, ils faisoient souvent leur potage de feuilles de faoux. Leur pain estoit pareil au pain du prophète qui estoit d'orge, de millet, et de veces tout ensemble. tellement que quant ung dévot religieux homme les alla une fois reoir et visiter le lieu et l'en eust mis de ce pain devant luy en l'hostellerie, il en embla tout en pleurant et l’emporte secrètement pour le monstrer à plusieurs comme pour miracle de ce que telz hommes et si sainctes gens rivoient de tel pain… Liv. I. Chap. 22.

II.

De la grant povrete que sainct Bernard et ses frères souffrirent à Clerevaulx et comment il envoie guérir du sel sans argent.

Ilz souffrirent en ce lieu et endurèrent au commencement si grant povreté que leur pain qui n'estoit pas d’aveine, car ils l'eussent réputé bien précieux, mais estoit d’autre plus povre et plus ville mixtion et sembloit mieux estre de terre que de farine. Leur potaige estoit de feuilles d'arbres cuytes en esté et de racines d'herbes en yver. Le fruit des faoux et autres fruits sauvages que la terre produit naturellement estoient leurs meilleures viandes. Leur vesture, tant en esté comme en yver, estoit une coule et une robe peu souvent renouvellée et estoient povrement chaussez de souliers souvent et longuement derompuz et descousuz premièrement qu'ils fussent réparez, lesquels par faulte de cuir, ils lyoient de cordes.

En cette grant povreté advint ung jour, que, entre les nécessitez, il n'y avoit grain de sel en toute la maison. Lors sainct Bernard appelle un des frères nommé Guibert et lui dist : --— Frère Guibert, prens nostre asne et t'en vas à la foire de Risnel^[2] et nous achetes et raportes du sel. Auquel le dit frère demanda argent pour l’acheter et payer. Et le sainct homme luy dist : — mon fils, saiches pour vray que je ne scay dès quel temps je euz ou tins ne or, ni argent. Là sus au ciel est celuy qui a ma bourse et mes trésors sont en ses mains. Adoncques le frère comme en soubzriant luy dist : — s’il fault que je aille sans argent, je retourneray sans denrées. Auquel sainct Bernard respondit : — N’ayesdoubte, mon fils, va t’en tout seur. Car celluy qui a nos trésors, comme je t’ay dit, sera avec toi au chemin et te fera avoir ce pourquoy je t’y envoye.

↑ « Il faut omettre Jean II, après Bono, et de Jean III en faire Jean Il. Ce Jean II a été mis sur la foi du livre des fiefs de l’église de Langres. Ce livre subsiste dans la bibliothèque du roi, n° 9582, dans le cartulaire de l’église de Langres. L’erreur consiste dans la date ; au lieu de mettre 1287, on a mis 1281. » Lettre manuscr. de Brise, le 9 décembre 1737. (Voy. Gallia Christiana, p. 809. t. IV, bibliothèque de Troyes.)
↑ Risnel, Risnellum oppidum.

[1] « Il faut omettre Jean II, après Bono, et de Jean III en faire Jean Il. Ce Jean II a été mis sur la foi du livre des fiefs de l’église de Langres. Ce livre subsiste dans la bibliothèque du roi, n° 9582, dans le cartulaire de l’église de Langres. L’erreur consiste dans la date ; au lieu de mettre 1287, on a mis 1281. » Lettre manuscr. de Brise, le 9 décembre 1737. (Voy. Gallia Christiana, p. 809. t. IV, bibliothèque de Troyes.)

[2] Risnel, Risnellum oppidum.

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