Pichichia - Souvenirs du Val d'Arno

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PICHICHIA
SOUVENIRS DU VAL D’ARNO.



I.

Le vent n’est plus aux tranquilles études en Italie. Il n’y est maintenant question que d’indépendance et de guerre. Sans doute les passions et les ardeurs d’aujourd’hui existaient déjà et se laissaient même facilement deviner il y a quelques mois, mais elles n’avaient point encore fait explosion : la fièvre ne s’était pas emparée de tous les esprits; on ne parlait de secouer le joug étranger que comme d’une espérance lointaine. Mettant le moment favorable à profit, j’entrepris l’été dernier une paisible excursion scientifique en Toscane. Mon dessein était d’étudier la situation économique des habitans de la campagne; mais, afin de prendre langue et pour dresser mon plan d’opérations, j’étais obligé de m’arrêter d’abord à Florence. J’y manquais depuis quatorze ans, pour me servir d’une expression locale bien propre à caractériser l’urbanité des Italiens et la politesse raffinée de leur langage. Des hauteurs de San-Miniato, de la terrasse qui s’étend devant la façade en marbre noir et blanc de cette curieuse basilique, j’allais donc contempler de nouveau le riant panorama que présentent au soleil couchant, et Florence avec ses tours, ses dômes, ses campaniles, et la riche plaine baignée par le petit fleuve dont les eaux limoneuses portèrent les fameuses flottes pisanes.

Ce charmant bassin est encadré au midi et à l’est par les vertes collines, par les coteaux couronnés de casini et de villas, qui s’étendent en longues lignes parallèles, comme les flots de la marée montante, entre l’Arno et la Maremme, tandis qu’au nord et à l’ouest il est fermé par les cimes plus hautes et plus sévères de l’Apennin, dominées elles-mêmes, dans la direction de Lucques et de Pistoja, par les sommets déchirés des alpes de Carrara. Combien de fois, suivant les quais de Lungh’ Arno, aimés du soleil, comme eût dit le vieil Homère, — laissant à droite les sombres arcades desUffizi, à gauche le Ponte-Vecchio, témoin du premier acte de vengeance qui inaugura les longues guerres des guelfes et des gibelins, — je m’étais rendu le soir sous les hauts ombrages et au bord des vertes prairies des Cascine ! J’étais plus jeune alors d’une quinzaine d’années. — A peine de retour à Florence, je voulus recommencer cette heureuse vie. — Pendant la journée, je me lançais, comme jadis, à peu près au hasard, au milieu de ces rues dallées comme une cour et bordées de hautes maisons à persiennes vertes. J’aimais surtout à parcourir celles où l’on rencontre presque à chaque pas une de ces sévères demeures de l’ancienne aristocratie florentine, qui, forteresses par le pied, ont retenu les imposantes et rudes assises à bossages, les hautes et rares ouvertures, les grillages de fer, tandis que, palais par la tête, elles ont le front orné d’une loggia, d’un auvent en saillie ou d’une corniche de la renaissance. Depuis le sinistre Bargello, qui fut construit pour les podestats des premiers temps de la république, et qui sert aujourd’hui de prison, jusqu’aux villas que l’on construit à l’heure qu’il est, pour de riches étrangers, sur les quais prolongés de l’Arno, — il est facile de suivre toutes les phases et les transformations successives de cette architecture originale, essentiellement propre à Florence, dont le palais Strozzi est peut-être le type le plus parfait. Ici, sur cette grande place presque rectangulaire, devant l’église inachevée de Santa-Croce, se sont préparés bien des mouvemens populaires. Bien des révolutions se sont accomplies sur la Piazza Granduca, au pied de ce pittoresque beffroi, qui se dresse comme un obélisque au milieu des créneaux d’une citadelle du moyen âge. Voici le palais des Riccardi et celui des Albizzi. Les tours des Ademari s’élevaient à l’entrée de cette rue. Entrez dans le Dôme : la sacristie de droite est celle où se réfugia Laurent le Magnifique, pour échapper aux coups des Pazzi, qui venaient en pleine église d’assassiner son frère Julien. Cette enceinte de hautes murailles flanquées de grosses tours est celle qui a tenu dix mois en échec les armées de Charles-Quint. Le théâtre de l’histoire de France a trois cents lieues de long et autant de large; celui de l’histoire de Florence a quelques milles de tour. Aussi le voyageur ne peut-il faire dix pas sans se heurter à l’un des grands souvenirs de la moderne Athènes. A côté des lieux et des monumens historiques, il rencontre les chefs-d’œuvre des trecentisti et des quatrocentisti, depuis le Byzantin Cimabué jusqu’au mâle et grave Ghirlandajo; au couvent de Saint-Marc, les peintures angéliques de Fra Giovanni di Fiesole; à l’Annunziata. Les fresques pleines d’une grâce aussi noble qu’attrayante d’Andréa del Sarto, le contemporain et presque l’émule de Raphaël.

Je ne me retrouvais pas impunément au milieu de toutes ces beautés. D’heure en heure je me sentais plus fortement dominé par le prestige de chefs-d’œuvre qui avaient enchanté ma jeunesse. Au moment de succomber à la tentation, de louer un appartement à Florence, je réussis à me dégager par un effort désespéré, et, me souvenant à propos du but tout spécial de mon voyage, je me précipitai d’un bond héroïque dans l’onde amère de l’économie sociale. L’obligeance d’un banquier toscan, pour lequel j’avais une simple lettre de recommandation, me facilitait singulièrement la tâche que je m’étais imposée. Avec cette amabilité et cette bonhomie charmantes qui sont l’un des traits distinctifs du caractère italien, M. Neri s’était empressé de mettre à ma disposition un casino situé à plusieurs milles de Florence. Il y venait lui-même passer la nuit à la fin de l’été et au commencement de l’automne, c’est-à-dire pendant la saison où la ville est abandonnée par tous ceux que n’y retiennent pas leurs allaires ou leurs fonctions; mais alors le mois de juin commençait seulement, et bien qu’il fit déjà une chaleur africaine, personne encore ne parlait de villégiature. Peu curieux d’agriculture, de chasse, de chevaux, plus amis du repos que du mouvement, gens éminemment sociables, essentiellement citadins par goût et aussi par tradition, car en eux il y a toujours un peu du Romain, les Italiens n’aiment guère la vie des champs. Ho poca smania per la campagna, me disait une belle dame; en quoi presque tous ses compatriotes lui ressemblent : vivre à la campagne n’est pas leur manie. Ils vont dans leurs terres à l’époque des récoltes, les petits propriétaires pour en faire le partage avec leurs métayers, les grands pour avoir l’air de surveiller le fattore qui, chargé de les suppléer, fait toute la besogne. Ils se comportent du reste dans leur villa ou leur casino à peu près comme à la ville, c’est-à-dire qu’ils s’ennuient à ravir et ne soupirent qu’après le moment du retour.

Le casino de M. Neri étant encore inoccupé, je pouvais accepter son offre sans craindre de le gêner. J’allai donc m’y installer sans retard. J’étais là à une petite lieue du bourg de Pontasieve, à l’ouverture de ce val d’Arno si célèbre dans les fastes de la Toscane, où se livrèrent tant de combats entre Florence et Sienne ou Arezzo. Des fenêtres de ma chambre je dominais le confluent de la Sieve et de l’Arno, qui, après avoir marché presque en ligne droite à la rencontre l’un de l’autre, forment brusquement un coude pour prendre ensemble le chemin de Florence. Du salon je découvrais la riante vallée au fond de laquelle s’échelonnent les petites villes d’Incisa, de Figline, de San-Giovanni, de Montevarchi. En arrière s’élèvent les montagnes pelées de la Consuma, et un peu plus à gauche les hautes sapinières de Vallombreuse. Un podere (métairie) voisin du casino ne tarda pas à devenir l’objet de mes observations. Une trentaine d’arpens sur le versant d’une colline ; en bas, des vignes enlacées aux branches d’ormeaux taillés en corbeille, ou se balançant en festons d’un mûrier à l’autre ; entre les arbres plantés en ligne et séparés par des fossés, des champs portant du blé, de l’orge, du maïs ou du lupin ; le long des fossés, de petites chaussées semées de luzerne ; plus haut, des oliviers plantés en quinconce ; au sommet du poggio[1], une petite maison en briques, blanchie à la chaux, avec les armoiries du propriétaire peintes à la détrempe sur le côté le plus en vue, voilà le théâtre de mes explorations. Plus longue que haute, la maisonnette n’a qu’un seul étage. Du milieu d’un toit en tuiles creuses s’élève une tour basse et carrée, couverte aussi en tuiles ; l’une de ses faces est percée de trous comme une écumoire : c’est le colombier. En bas sont le pressoir, l’écurie du cheval, l’étable où se reposent quatre bœufs blancs, et où rumine en paix une muca[2] noire comme Apis ; les celliers où sont déposés les légumes, où le vin vieillit dans la botte[3] et dans le fiasco[4], où l’huile se dépouille dans l’antique orcio[5], comme du temps de Columelle. On monte aux chambres d’habitation par un escalier extérieur, conduisant à une galerie ouverte ; entre les arcades sont suspendus les gros épis couleur orange du grano turco (maïs) ; sur le mur d’appui trônent quatre ou cinq grosses citrouilles d’un jaune plus pâle. Derrière, on aperçoit un jardin potager avec quelques arbres fruitiers. À l’un des angles du casotto, deux figuiers aux bras noueux détachent vivement leur feuillage vert sombre sur les teintes pâles de la muraille. De petits cylindres en bois creux, recouverts d’une planchette et rangés les uns à côté des autres sur une pierre saillante, sont des ruches d’abeilles. Une cinquantaine de poules courent çà et là. À côté de l’aja[6], pavée en dalles de pierre grise, s’élèvent trois meules de paille ou de fourrage. Plus près de la maisonnette sont rangées une ou deux charrues primitives; une treggia[7], pour la montagne; pour la plaine un char à roues excessivement basses, avec de hauts flancs de paille tressée; puis la charrette toscane, c’est-à-dire un réseau de cordes suspendu dans un cadre en bois entre deux grandes roues. Qui a vu le podere de Manafrasca connaît tous ceux du val d’Arno supérieur, car ils se ressemblent tous.

Celui dont j’entreprenais l’inventaire était exploité par une famille d’honnêtes métayers. Elle se compose de dix personnes : le père, la mère, une fille et six fils, plus une bru, car l’aîné est déjà marié. En Toscane, les mezzajoli (métayers) forment une classe à part. Les bourgs sont habiles par quelques petits propriétaires, par des gens qui trafiquent des produits du sol, par les charrons, les charpentiers, les forgerons, par les artisans qui exercent les métiers nécessaires à la campagne. Dans les villages sont groupés les prolétaires des champs, les pigionali, les journaliers qui louent leurs bras soit aux propriétaires, soit aux mezzajoli. Quant à ceux-ci, ils vivent dispersés, chacun dans sa métairie, et la même métairie est souvent cultivée par la même famille, de père en fils, depuis des centaines d’années. A l’en croire, c’était le cas de Giuseppe Cardoni, qui se donnait ainsi des ancêtres connus remontant jusqu’à l’époque des croisades. C’est un homme poli, obligeant, hospitalier, loyal, religieux. Malgré ses soixante ans, il est encore très vert : taille haute, forte constitution, traits réguliers, physionomie ouverte et franche, cheveux gris, mais épais; un chapeau de feutre noir, une veste ronde et une culotte de gros drap brun, des bas gris, des souliers à talon fendu par derrière, afin de rendre le mouvement du pied plus libre; les jours de fête, un gilet de drap rouge.

De son propre aveu, sa femme a cinquante-deux ans. Elle est des environs d’Arezzo, de cette partie du Casentino où, sans que personne en sache la raison, les femmes sont blondes, ont les yeux bleus, portent un petit corset découvert comme en Suisse, et montrent l’épaulette de leur chemise en même temps qu’elles en laissent flotter les manches. Quittez la campagne, entrez en ville, et dans les rues d’Arezzo vous ne rencontrez plus que des femmes brunes, d’un type méridional bien accusé. L’Italie est la patrie de la variété en toutes choses. Non-seulement chaque capitale a un caractère bien tranché, mais chaque ville, chaque vallée a pour ainsi dire son cachet particulier, son dialecte, son aspect physique, ses mœurs, ses usages. De son pays d’origine, la massaja (fermière) de Manafrasca n’avait retenu que la couleur dorée de ses cheveux, un teint moins foncé que celui de ses voisines, et l’emploi du , qui revient si souvent dans la bouche des Arétins et des Siennois : padrone, sà ; bel tempo, sà. De l’ancien costume des femmes du val d’Arno, elle n’avait conservé que la beretta, sorte de bonnet de velours noir garni de dentelles de même couleur. Ses voisines, au surplus, n’en avaient pas gardé davantage. Le reste du costume est perdu. A cet égard, les choses se sont passées en Toscane comme partout ailleurs : de toutes les pièces du vêtement, c’est la coiffure qui a résisté le plus longtemps à l’invasion des modes et des étoffes cosmopolites. Ainsi l’on rencontre encore à Pistoja, en plaine, à vingt-cinq milles de Florence, la guirlande de fleurs et de rubans, tandis qu’à Prato-Vecchio et à Foppi, c’est-à-dire dans une vallée reculée, près des sources de l’Arno, au pied des rochers de La Vernia, jupons et corsages sont en cotonnade, et ont la coupe des robes de France et d’Angleterre. Ce que les contadines de Toscane ont surtout conservé d’autrefois, ce sont les mœurs et les sentimens. La femme de Giuseppe Cardoni est pieuse, bonne, laborieuse, toute à ses en fan s et à son mari.

Une grande paix régnait dans cet intérieur, où la vie s’écoulait dans une heureuse médiocrité, remplie par le travail, sans regret comme sans ambition d’un sort meilleur. L’union sous le même toit entre une bru de vingt-six ans, une fille de vingt, et six fils étages depuis trente jusqu’à quinze ans, n’est pas toujours aisée à maintenir. Ici elle était pourtant aussi parfaite que la respectueuse soumission de tous envers le chef de la famille. Lorsque le vieux Giuseppe recevait un service de l’un de ses enfans, ce n’était pas le père, c’était l’enfant même qui remerciait. Un jour que Cardoni avait demandé de l’eau à sa fille Pichichia, et que celle-ci, après lui en avoir offert dans une mezzina[8], se retirait sans lui rendre grâces, il lui reprocha devant moi son manque d’égards avec le ton de la dignité offensée. — Grazie, babbo, lui répondit-elle aussitôt avec un doux accent de repentir.

Cette docile Pichichia était une belle fille qui, toute villageoise qu’elle fût, portait dans toute sa personne un cachet de délicate élégance dont il était vraiment impossible de. n’être pas frappé. C’est là du reste un des caractères les plus marqués du type toscan. Les Bolonaises et généralement les femmes de toute la Romagne ont de larges épaules, la gorge saillante, les membres forts, l’air résolu, quelque chose de viril dans la démarche. Elles parlent haut; leur accent est rude, leur geste véhément. En elles, rien de mélancolique, rien qui fasse rêver : des cheveux très noirs et brillans, rejetés en arrière, le front bas, des sourcils épais, les paupières plissées et bridées, l’œil noir, le regard hardi, le nez court et charnu, le menton carré, la lèvre forte, les coins de la bouche baissés, le teint d’un brun un peu rouge. Qui dans la femme cherche la faiblesse caressante, la grâce et la tendresse, ne trouvera point son fait à Bologne. Comme leur beauté, le charme des Romagnoles est d’un genre plus farouche. Elles ne manquent ni d’attrait, ni de séduction, mais il y a je ne sais quoi de sauvage dans l’espèce de sentimens qu’elles sont propres à inspirer. J’imagine que pour les aimer il faut une âme de forte trempe et plus passionnée que sensible. Ce sont bien les femmes de ces turbulens républicains qui ne surent jamais ni conserver la liberté, ni supporter un maître. Quittant les grasses plaines qu’arrose le Pô, vous vous engagez dans les sévères défilés de l’Apennin; à grand renfort de bœufs, vous en gravissez les confuses ramifications; vous franchissez le dernier sommet de ces âpres montagnes, presque entièrement dépouillées de verdure, ravinées par les eaux, battues par les vents, et aussitôt une atmosphère plus chaude vous enveloppe; vos oreilles sont frappées par la langue harmonieuse de Dante et de Boccace; les physionomies sont avenantes, vous êtes en Toscane. Une petite auberge, une osteria, vous attend un peu plus bas, à l’un des coudes du chemin. Entrez; peut-être l’hôtesse n’est-elle ni jeune, ni jolie, mais à coup sûr elle ne ressemble en rien à votre hôtesse du matin; rien de vulgaire dans les traits du visage, du sérieux et de la douceur, une voix agréable et des façons prévenantes.

Quant à Pichichia, ou, si l’on veut, Teresa, car Pichichia n’était que son surnom, elle était grande et svelte. Elle avait le front haut et droit, les cheveux châtains et pas très abondans, le teint brun, mais les joues colorées, des sourcils circassiens, de grands yeux, de couleur incertaine, ni verts, ni bruns; un nez un peu aquilin et trop accusé, une bouche plus grande qu’il n’eût fallu, mais d’un contour délicat et ornée de belles dents; le cou mince et long, bien attaché pourtant. Entre son caractère et celui des Romagnoles, le contraste n’était pas moins saisissant : au lieu de leur bruyante brusquerie, de l’enjouement tempéré par une gravité naturelle; des impressions aussi vives et aussi profondes peut-être, mais moins de fougue dans le sentiment et plus de mesure dans la manière de l’exprimer. C’était une brave et honnête fille, simple, naturelle, active, intelligente. Elle secondait habituellement sa mère dans les travaux du ménage; elle l’aidait à soigner la muca, et, dans la saison, les bozzoli[9], contribuant en outre pour sa part à la cueillée de l’olive, du raisin et des feuilles de mûrier, mettant au besoin la main à la vanga[10], et, dans les momens perdus, tressant de la paille à chapeaux. Il était difficile de la voir plusieurs fois sans éprouver pour elle de la sympathie, une sympathie où la volupté n’entrait pour rien, car sa beauté était aussi chaste que son cœur, et l’imagination pour peu de chose, parce qu’elle n’était pas assez originale pour séduire par l’attrait du singulier et de l’inconnu. Elle n’avait pas même le pittoresque du costume. Son vêtement se composait d’un justaucorps en cotonnade à carreaux dans lequel le bleu dominait, d’un jupon de même dessin, de même étoffe, dans lequel primait le carmin; autour du cou, un petit fichu rouge; enfin un immense chapeau de paille. Jusqu’en Toscane, ces chapeaux portent le nom de paméla, mais ils n’y sont point destinés, semble-t-il, à préserver du soleil. L’usage est de les porter sur le dos plutôt que sur la tête, et la partie antérieure repliée en arrière, flottante néanmoins, de façon qu’à chaque pas elle batte comme une aile cassée. Cela est fort laid, mais très à la mode, et en plein midi Pichichia avait grand soin de ne point abaisser sur ses yeux le bord de sa coiffure.

J’allais souvent au casotto de Manafrasca; j’y allais tous les jours, et plutôt deux fois qu’une, demandant le nom et la valeur de toutes choses, m’informant des méthodes de culture, de la quotité des semailles et de celle des récoltes. M’étant donné la mission d’étudier la situation d’une famille de campagnards d’après la minutieuse méthode récemment mise en honneur dans un ouvrage qui a fait quelque bruit, il me fallait entrer dans les plus menus détails. J’allais donc, comptant les journées et même les heures de travail, additionnant les plus petits profits, calculant les détériorations du matériel et les intérêts composés des capitaux engagés dans l’exploitation. De ma vie, je n’ai fait tant de multiplications, de soustractions et de règles de trois. Si j’arrivais à l’heure du dîner, je trouvais sur la table la soupe quotidienne, c’est-à-dire des lentilles, des fèves, des pois chiches, des haricots cuits à l’eau, avec assaisonnement de sel et d’huile. Combien l’huile? Combien le sel, les choux, les pommes de terre? Le pain est d’excellent froment, mais un peu gris, parce qu’on laisse du son dans la farine. Les dimanches, — il y en a cinquante-deux, — et les jours de fête, — il y en a treize, sans compter vingt-cinq demi-fêtes, — la soupe est remplacée soit par de la viande de bœuf, soit par de l’agneau grillé ou cuit dans l’ignamo[11] avec force épices. Mêmes calculs pour le souper. Il se compose tout simplement de salade, de pain trempé dans l’eau et assaisonné avec du sel, de l’huile et du vinaigre. A la fin de l’automne et pendant l’hiver, on mange un plat chaud, des légumes ou de la morue salée, laquelle coûte autant que le bœuf. Le compte des vivres réglé, qu’on passe à l’inventaire des vêtemens, du mobilier, du bétail, du matériel agricole, sans oublier le bois, le luminaire : combien de prix d’achat? combien de frais d’entretien? Pareille enquête, on le voit, n’est pas l’affaire d’un jour.

Je m’en apercevais de reste, et mes voisins mieux encore. Bien que je leur eusse expliqué le but de mes fréquentes visites, ces pauvres gens ne devaient rien comprendre à une aussi importune curiosité, et, à supposer qu’ils y comprissent quelque chose, ils ne pouvaient manquer de gémir en secret d’avoir été choisis pour matière à expérience. Je me sentais insupportable. On ne me le témoignait pas cependant, et je recevais toujours bon accueil. Loin de me traiter en fâcheux, on me faisait bonne mine à toute heure. A la maison pas plus qu’aux champs, je ne trouvais des visages renfrognés. Il y a mieux : au bout de quinze jours, on m’accueillait avec expansion et cordialité. Je n’en revenais pas de surprise. — En France, me disais-je, on m’aurait déjà fait sentir dix fois pour une que mon indiscrétion est fatigante.

Étudier au point de vue matériel la condition des contadini[12] du val d’Arno était bien le but principal de mes investigations; mais, sans le savoir et sans le vouloir pour ainsi dire, je me familiarisais peu à peu avec les sentimens et les habitudes des paysans de la Toscane. Pendant que j’inscrivais des chiffres sur mon carnet, les traits de mœurs se gravaient dans ma mémoire. Comment entrer à l’écurie sans remarquer l’image de saint Antoine clouée sur la porte? Le moyen d’examiner le logis sans voir dans tous les coins le chiffre ou le portrait de la madone? Le dimanche matin, tout le monde est à la messe, et le casotto n’est gardé que par un roquet. Si je viens après l’office du soir, j’ai chance de trouver les jeunes gens jouant aux boules ou à la ruzzola[13] avec des amis du voisinage. Quelquefois ils chantent en chœur un de ces airs dont les accords à la fois gutturaux et plaintifs rappellent la musique arabe et font, je ne sais pourquoi, songer à l’antique Étrurie. Le jour de la Saint-Jean-Baptiste, on a dansé sur l’aja le trescone et la manfrina. Ordinairement, des fils de Cardoni, je ne vois plus le soir que Gambini et Biribino. Ce sont les deux plus jeunes. Le dernier, Benjamin de la famille, n’a que quatorze ans : c’est encore un enfant : il ne sait ni lire ni écrire couramment; mais un magister ambulant vient lui donner à domicile trois leçons par semaine moyennant un florin, c’est-à-dire vingt-quatre sous par mois. Barberino, qui n’a pas vingt et un ans, assiste parfois à la récitation du rosaire; mais Nappa et Piponi sont presque toujours absens. J’ai demandé de leurs nouvelles; on m’a répondu qu’ils étaient a dama.

— Et qu’ont-ils tant à faire à Dama? répliquai-je naïvement, prenant le mot dama pour le nom de quelque village voisin.

Pichichia sourit.

— Ils sont jeunes, me répondit sa mère avec un soupir refoulé.

Sachant les paysans de Toscane enclins au jeu, j’imaginai que le plaisir des cartes attirait mes gars dans une osteria des environs.

— Est-ce qu’ils s’y font plumer?

Chacun me regarda avec étonnement. Je pensai tout simplement que la métaphore française dont je venais de me servir était inusitée dans le pays, et je repris : — Est-ce qu’ils y laissent beaucoup d’argent, veux-je dire?

Nouvelle stupéfaction. — Mais, fit la massaja après un instant de silence et avec un mélange d’embarras et de déplaisir, ni Rosa ni Pépin a ne sont ce que vos’ signoria paraît croire.

Ce fut à mon tour de m’étonner. De Rosa et de Pepina je n’avais oncques entendu parler. Ma perspicacité s’élevait bien jusqu’à deviner qu’il s’agissait d’amourettes; mais, toujours coiffé de l’idée que Dama était le nom d’un lieu, je revins bravement à la charge :

— Ah! très bien. Je comprends. Dès que Rosa et Pepina habitent à Dama, tout s’explique.

— Que vos’ signoria m’excuse. Pepina est la fille d’un barbier de Pontasleve, et Rosa habite Grandina, sur le chemin de Pratolino.

— Qu’est-ce que vos fils vont alors faire à Dama?

Pichichia ne put contenir un éclat de rire; après elle, tous les autres partirent en chœur.

— Que vos’ signoria nous pardonne, mais elle commet une méprise.

Je ne m’en apercevais que trop; mais je pris de bonne grâce le parti de rire moi-même de mon sproposito. On m’expliqua qu’andar a dama signifie en bon français aller voir sa belle. Pour le coup, je trouvai que Pichichia traitait bien lestement ce sujet délicat. A son air dégagé, il était facile de juger que les escapades de ses frères lui paraissaient chose toute naturelle. Le soupir de la mère me semblait moins déplacé que le sourire de la fille. C’était de ma part une nouvelle bévue. J’appris qu’il y a peu de jeunes contadini qui ne fassent leur cour à quelque ragazza du voisinage, et cela en tout bien tout honneur. On m’a dit depuis que ce dernier point était une règle qui admettait quelques exceptions,

— Je suis en ce cas surpris que personne ne vienne a dama dans cette maison, dis-je en me tournant vers Pichichia.

Che !... répliqua-t-elle en rougissant.

La réponse n’était pas bien claire. Le che veut dire tant de choses, selon l’accent plus ou moins guttural avec lequel il est prononcé, qu’il faut être un italianisant consommé pour comprendre à coup sûr la pensée, comme pour en bien saisir la nuance. Le geste aide le plus souvent à deviner; mais Pichichia tressait de la paille, et ses mains n’avaient point parlé. Elle avait rougi. Je crus bonnement que c’était par timidité, et que son exclamation exprimait un modeste embarras. Point du tout. A son air mortifié et au ton de sa voix, un homme plus au fait aurait compris que tout autre était la cause de son trouble. Ce qu’elle éprouvait, c’était l’inquiétude que je la crusse négligée, méconnue, méprisée. Son che voulait dire : u Si on ne me fait pas la cour, c’est qu’il me plaît ainsi.» Au reste, mon erreur ne fut pas longue. Une observation de sa mère suffit pour la dissiper.

— Assurément, ajouta-t-elle, froissée elle-même dans son amour-propre maternel, si Pichichia ne les rebutait pas tous, il ne manquerait pas ici de galans. Il y a le fils de Galetti, un marchand de grains.... si, signore, vrai comme la madone! — le fils d’un riche marchand de grains de Pontasieve... Il ne sortirait pas d’ici, si cette grande sotte lui avait laissé la moindre espérance.

Pichichia fit deux fois claquer sa langue contre ses dents, en élevant la main et en l’agitant à plusieurs reprises de gauche à droite. Bien qu’accompagnée cette fois d’un commentaire mimique, cette interjection, qui ne peut s’écrire, était une seconde énigme pour moi. Il parait qu’elle signifie « ne parlons pas de cela, » car le père, qui jusque-là n’avait pas semblé prendre garde à la conversation, se leva comme pour la rompre.

Il se faisait tard. Je me dirigeai vers mon gîte, échafaudant mes suppositions sur le peu que je venais d’apprendre. « Les fils de Gardoni, me disais-je tout en marchant, aiment ailleurs qu’il ne plairait à leur mère : c’est ce que prouve le gros soupir qu’elle a laissa échapper en parlant de leurs allées a dama. Quant à Pichichia, elle n’aime pas qui il plairait à sa mère, et celle-ci vient de s’en expliquer très clairement. L’amour ne fait jamais que des sottises. C’est absolument comme en France... » Tout en rêvant, je suivais un sentier tracé à mi-côte. A travers les festons de la vigne et le léger feuillage des oliviers, on découvrait la vallée de l’Arno, déjà plongée dans les ombres bleues du crépuscule, tandis que derrière les hautes collines de San-Donato brillait encore d’un vif éclat un ciel illuminé par le soleil couchant.

Comme un fou, un beau garçon vêtu en citadin vint se jeter à ma rencontre. J’eus à peine le temps de me garer. Tout en me heurtant, il me jeta au passage d’une voix essoufflée un felicissima sera, qui témoignait, mieux que sa brusquerie, de ses bonnes intentions. Je me retournai : il était déjà caché par le tronc d’un olivier. Quelques momens après, une voix jeune et fraîche, dans la direction du casotto, chantait un refrain populaire. Une faible brise, chargée des parfums de l’Apennin, portait le son de mon côté. Les paroles mêmes m’arrivaient distinctement au milieu du silence des champs et du calme de la nature. C’était le io ti voglio ben’ assai[14], qui de Naples a fait le tour de l’Italie et même de l’Europe. Le chanteur devait être le bel giovine qui venait de me coudoyer si rudement. Sérénade en l’honneur de Pichichia, pensai-je, et, réfléchissant au sens des paroles, je m’écriai : Le fils du marchand de grains, parbleu ! il gémit en musique sur les rigueurs de sa maîtresse. — Après le premier couplet, silence. Pour attendre le second plus à l’aise, je m’assis au bord d’un fossé. Plus rien. Je gagnai le casino en me promettant bien de découvrir ce petit mystère.

Absorbé par mes calculs sur la quantité d’œufs et autres denrées produits, vendus et consommés à Manafrasca, je n’avais pas assez étudié les allures de chacun des habitans pour réussir tout de suite dans mon entreprise. Je fus même dérouté le lendemain par l’air radieux de Pichichia. — La poursuite du signor Galetti ne lui est pas si importune qu’elle veut bien le dire, pensais-je, puisqu’elle a l’air si ravi.

Profitant d’un instant où elle traversait l’aja pendant que je chiffrais appuyé contre le char, je l’interpellai au passage : — Eh bien! vous avez reçu une visite hier soir?

Elle rougit, mais pour le coup c’était visiblement d’embarras.

— Oui, oui, repris-je, vous jouez la cruelle envers Galetti devant votre mère, mais je ne m’y laisserai plus prendre.

Sur quoi, elle se sauva en riant de tout son cœur.

Cette fuite joyeuse déjouait ma perspicacité. Je ne me tins cependant pas pour battu, et attendis patiemment l’occasion. Plus attentif dès lors aux faits et gestes de Pichichia, je remarquai qu’elle s’absentait assez souvent entre neuf et dix heures du matin, et qu’elle revenait toujours avec l’air triste et découragé. Je me rappelai lui avoir vu quelquefois à la même heure le visage épanoui et la physionomie rayonnante de bonheur. Je guettai sa sortie. Elle descendait le poggio. Je la suivis de loin. Elle gagna par un chemin de traverse la route de Pontasieve à Vallombreuse. Vis-à-vis le point de rencontre des deux voies s’élève une petite chapelle; une simple arcade peu profonde, fermée par une grille, protège contre la pluie une statuette de la Vierge. Devant la sainte image, une lampe, entretenue par je ne sais qui, brûle nuit et jour. Arrivée là, Pichichia fit le signe de la croix et s’assit au bord de la route sur une berge qui la domine de quelques pieds. Le coude sur les genoux, la tête dans la main, elle regarda longtemps dans la direction de Pontasieve, prêtant peu d’attention aux voitures et aux piétons qui montaient ou descendaient à ses pieds, et sourde aux apostrophes que lui lançaient au passage les jeunes gars étendus dans le filet de leur carro. Ces charrettes sont fort pittoresques. On les peint toujours en rouge. Elles ont de courts brancards fixés par une lanière de cuir au sommet d’une sellette plus haute d’un pied que le dos du cheval, ornée de clous et de plaques de cuivre, et surmontée d’une vraie girouette de même métal. Leur attelage de petits chevaux nerveux, agiles, aussi ardens que maigres, couverts de glands et de pompons écarlates, rappelle beaucoup le corricolo napolitain. À ces chars de forme si gracieuse, Pichichia ne prenait point garde. Elle ne levait la tête que pour les fiacres. On aperçut enfin, sortant d’un nuage de poussière, deux chevaux gris traînant une calèche découverte; elle se mit aussitôt debout, et, plaçant sa main étendue devant ses yeux, regarda attentivement du côté du véhicule; puis elle se rassit, agitant l’extrémité d’un de ses pieds nus, comme quelqu’un qui soulage l’impatience de son cœur par un peu de mouvement physique. Au bout d’une demi-heure, elle reprit le chemin de Manafrasca. Les jours suivans, même manège. Mon indiscret espionnage ne m’apprenait rien, sinon qu’elle attendait, et que son attente était vaine.

— Vous avez bien de la dévotion à la madone, me hasardai-je un jour à lui dire.

Che?... (Autre que le premier, ce che signifiait : je ne comprends pas.)

— On m’a dit que vous alliez tous les matins en pèlerinage à la chapelle de la route, repris-je en la regardant malignement.

— Je ne m’en cache pas, me répondit-elle avec plus de tristesse que de confusion. Et elle ajouta à demi-voix avec un soupir : Il y a bien longtemps que la madone n’a exaucé ma prière!

— Et que lui demandez-vous? repris-je aussitôt. Je ne sais si elle aurait répondu à ma question, mais je l’avais à peine lancée que les cris de Chichia, Chichia, partirent de la galerie du casotto. Sa mère réclamait son aide à la cuisine. Elle y courut, et j’en fus pour mes frais de curiosité. Ce qui me faisait penser cependant que je n’attendrais pas longtemps la réponse de Pichichia, c’est que depuis la veille la jeune fille semblait chercher l’occasion de se trouver sur mon passage, et s’était deux ou trois fois approchée de moi comme une personne qui a quelque chose à dire, mais qui ne sait comment s’y prendre pour commencer ou qui hésite encore à entamer un sujet délicat. Ces velléités de confidence s’étaient manifestées depuis le soir où j’avais annoncé mon prochain départ pour Florence. J’en étais venu en effet à regarder comme au-dessus de mes forces la tâche que je m’étais imposée en m’installant au casino de M. Neri. J’étais bien arrivé à découvrir qu’au point de vue agricole la Toscane se peut diviser en trois zones : celle des plaines ou des céréales et du maïs, celle des collines ou des vignes et des oliviers, celle des montagnes ou des châtaigniers; mais je craignais, non sans raison, d’avoir déjà été devancé dans ce champ d’observations trop générales. Quant aux observations particulières, grâce à la complaisance de Cardoni, j’avais bien réussi à chiffrer tant bien que mal la quantité et la valeur moyenne des produits de son podere, ainsi que le montant approximatif des dépenses personnelles de la famille; mais, dans le calcul de ses frais d’exploitation et de ses recettes fictives, je me croyais sans espoir de salut, et j’avais le courage de me l’avouer. Il ne me restait plus dès lors qu’à abandonner la partie et à regagner la ville.

Le soir même du jour où j’avais plaisanté Pichichia sur sa dévotion à la madone de la grand’ route, je la rencontrai comme j’allais faire une dernière visite au casotto. Elle venait à ma rencontre à pas comptés. Dès qu’elle m’aperçut, elle s’arrêta, et, au moment où je la joignais, elle me dit en baissant les yeux et d’une voix hésitante : — Vos’ signoria,... il fait bien beau ce soir.

Évidemment ce n’était pas pour me parler du temps que Pichichia était venue au-devant de moi.

— Qu’y a-t-il ? repris-je pour briser la glace. Qu’avez-vous à me faire savoir?

Vos’ signoria est si bonne... Voudrait-elle bien...? Vos’ signoria part pour Florence, n’est-il pas vrai?

— Oui, dès demain. Je vais de ce pas remercier vos parens et leur dire adieu.

— Ah! je suis bien inquiète! reprit-elle en faisant un effort suprême pour vaincre son hésitation. Il y a plus de quinze jours qu’il n’est venu à Manafrasca. — Qui cela, il? Le fils du marchand de grains?

Signor, no. Que Galetti soit malade ou bien portant, cela ne me touche guère. Ce n’est pas lui que j’aime.

— C’est-à-dire alors que celui que vous aimez habite Florence, et que vous avez des commissions à me donner pour lui?

— Aucune autre que de vous informer, — vos’ signoria me pardonne ! — s’il ne lui est pas arrivé quelque malheur. Lorsqu’il est longtemps sans faire le voyage de Vallombreuse, il ne manque pas, malgré la distance, de venir exprès jusqu’ici. Il faut qu’il soit survenu quelque disgrâce. Je tremble, et je n’ose en parler à personne.

— Est-ce que vos parens n’approuvent pas votre inclination ?

— Hélas ! non. Pepe est pauvre. Ils me voudraient voir épouser le fils de Galetti, qui est riche, lui! Ce n’est pas que Galetti soit déplaisant... — Ces dernières paroles avaient été prononcées à haute voix et précipitamment. Ce fut lentement, à voix basse et avec un accent indicible que la jeune fille ajouta: — Mais j’aime tant Pepe, et il m’aime tant !

— Et qui est cet heureux Pepe?

— C’est le fils de l’un de nos voisins, l’ancien fermier de Torrarsa. Nous jouions toujours ensemble dans notre enfance. Son père est mort il y a bientôt dix ans. Aucun des fils n’étant d’âge à devenir capoccio à sa place, la famille a été obligée de quitter le podere,... une métairie qu’elle exploitait déjà du temps de la république !

— Et que fait à Florence votre amoroso ?

— Il est vetturino. Ah ! si vos’ signoria voyait ses deux jolis chevaux gris et sa calèche rouge! Comme il fait claquer son fouet avec grâce! comme il conduit avec furia ! — En même temps son regard s’illuminait de fierté. — Malheureusement, reprit-elle en changeant d’expression et avec un air de tristesse, tout cela n’est pas à lui!

— Il n’est que serviteur à gages?

— Hélas! oui: mais il économise pour acheter des chevaux et une voiture : alors il pourra gagner beaucoup d’argent, et mes parens consentiront à notre mariage.

— De sorte qu’il s’agit simplement aujourd’hui de vous donner de ses nouvelles?

— Ah ! caro signore, je vous en serais éternellement reconnais- sante. Je n’oublierais jamais vos’ signoria dans mes prières.

— Près de qui m’informer?

— Oh! si vos’ signoria le rencontre, elle le reconnaîtra tout de suite. Le plus beau vetturino de Florence, c’est lui.

— Je n’en doute pas, repris-je en souriant. Son nom me serait cependant de quelque utilité... pour le cas où je ne le rencontre- rais pas, s’entend.

— Pepe, Pepe Gamba, signore. Son legno porte le numéro 52. Il est presque toujours sur la piazza... comment donc? la piazza…. vos’ signoria sait bien,... cette place où il y a une grande colonne?

Piazza della Trinità ?

— Justement. Que vos’ signoria m’excuse, mais je n’ai été qu’une fois à Florence.

— Parfaitement.

— Puisque vos’ signoria a tant de bonté qu’elle veut bien s’intéresser à une pauvre fille comme moi, peut-être daignerait-elle aussi s’informer... — Ce disant, elle baissait les yeux, et sa voix redevenait hésitante. — Ce n’est pas que j’aie des doutes... Mais qui sait?... qui sait si quelque dame de Florence ne m’a point enlevé le cœur de Pepe?...

— Soyez sans inquiétude de ce côté, Pichichia; les dames de Florence n’ont garde de marcher sur vos brisées. N’importe d’ailleurs, je ferai votre commission, et je vous enverrai, soit des nouvelles de Pepe, soit Pepe lui-même.

— Ah ! caro signore, bénie soit votre charité ! Dieu vous le rendra.


II.

« Chassez le naturel, il revient au galop, » dit la sagesse des nations. A peine arrivé à Florence et installé à l’auberge, je courus au Dôme et à la place du Grand-Duc. Des fenêtres de ma chambre, on découvrait presque tous les quais, en amont et en aval des arches sveltes, élégantes et hardies du pont de la Trinité; j’y passai la soirée rêvant, admirant, heureux de vivre, dans une disposition d’esprit analogue à celle d’un convalescent qui reprend possession de l’air, de la lumière et de la nature. Je ne pensai que le lendemain matin (l’homme est profondément égoïste) à l’incomparable Pepe.

Sur la place de la Trinité, je ne trouvai ni chevaux gris, ni numéro 52. « Le beau Gamba est en course, » me dis-je. J’allai déjeuner à deux pas, chez Doney. Lorsque je sortis du café, toujours point de Pepe. « Au milieu du jour, pensai-je, à l’heure où chacun se repose, mon homme sera à son poste. Allons à Pitti en attendant, » et j’enfilai la via Porta-Rossa. Je n’étais pas encore sous l’élégant portique du Mercato-Nuovo, que je ne pensais déjà plus à Pichichia et à ses amours. Au-delà du Ponte-Vecchio, dans la rue qu’habitait le fameux historien Guicciardini, je rencontrai la garde montante, musique en tête. Je la suivis. Arrivé en face du palais habité alors par le souverain de la Toscane, et qui porte encore le nom du simple particulier par lequel il fut édifié, je m’arrêtai un instant pour en contempler l’imposante masse et l’aspect sévère. Je montai à la galerie. Après avoir donné un coup d’œil aux lumineuses marines de Salvator Rosa, au brillant portrait de femme appelé la Belle, de Titien, je m’absorbai dans l’étude du Léon X peint par Raphaël. Je faisais réflexion qu’un jury enverrait les deux acolytes du pape aux galères rien que sur leur mine, lorsque le si chiude (on ferme) de trois heures vint résonner à mon oreille étonnée. Escorté par un laquais en livrée grise et par une manière de gendarme bleu, blanc et rose, je gagnai la porte et pris le chemin des Uffizi, le tout sans plus penser à Pepe qu’à l’économie politique. Le moyen de songer à un vetturino en face du palais de la seigneurie! Je m’installai sous la loge des Lanzi, et de là, avec les noirs et élégans piliers du portique pour premier plan, mon regard et ma pensée errèrent un peu au hasard de l’Or-San-Michele à l’arcade aérienne lancée entre le palais et les Offices. Voici le Persée de Benvenuto Cellini et la Judith de Donatello. Voilà la statue équestre de Côme, non pas le premier tyran, mais le premier duc de Toscane. Les armes de toutes les villes sont peintes sous le collier de mâchicoulis du palais-citadelle, témoin de tant de crimes et de tant d’actes héroïques, théâtre de tant de luttes et de révolutions politiques. C’est dans cette espèce de donjon, plus petit de beaucoup que les châteaux ruinés de Coucy et de Pierrefonds, que le Christ fut deux fois proclamé roi de Florence et deux fois détrôné par les Médicis. Dans ce coin laissé vide étaient les maisons des Uberti, rasées par le peuple en 1258. Ici Michel Lando brandissait son étendard à la tête des ciompi, là fut dressé le bûcher de Savonarole. La vue de l’Agora et du Forum n’évoque guère plus de souvenirs que cet étroit espace, où deux bataillons ne pourraient manœuvrer.

Comme mon regard retournait du David de Michel-Ange à l’entrée de la via Caciajoli, il rencontra celui d’un cocher qui, du milieu de la place, m’invitait, avec force coups de fouet, à monter dans sa calèche. La voiture était attelée de deux chevaux gris : c’était peut-être celle de Pepe. Je m’approchai : elle portait précisément le numéro 52; mais, bon Dieu! quelle aveugle divinité que l’amour! Un grand nez crochu, une bouche fendue jusqu’aux oreilles, des yeux louches, une voix éraillée, criant : Cascine, Fiesole, signore? Bellosguardo?

— Est-ce bien vous qui vous appelez Pepe Gamba? dis-je au vetturino, n’en pouvant croire ni la couleur de ses chevaux, ni le numéro peint en blanc sur la caisse de sa voiture. Sans répondre à ma question, il riposta avec l’accent guttural des Florentins : — Per poco, mossu[15] ; per poco. Otto paoli l’ora; buoni cavalli[16].

C’était plus que le double du prix courant. Comme il n’y a pas de tarif pour les voitures de place, chacun débat avec le cocher le prix de la course qu’il veut faire. L’un demande le plus qu’il peut, l’autre marchande. Quoiqu’il soit d’usage de surfaire les étrangers, le prix fort exagéré de huit pauls ne me prévenait pas en faveur de mon homme.

Che ! repris-je en homme qui connaît son Florence et ne s’en laisse pas imposer comme un Anglais; mais avant tout dites-moi votre nom.

— Oui, dit-il, répondant à une première interrogation au lieu de s’en tenir à la dernière, c’est-à-dire non; mais peu importe, c’est comme si c’était lui. Où veut aller vos’ signoria? Aux Cascine? au Poggio?

— Ni à l’un ni à l’autre. Je voudrais savoir ce qu’est devenu Pepe, puisque ses chevaux et sa voiture...

À ce moment arrivaient deux bouquetières qui me coupèrent la parole. Chacune tenait à la main un panier rempli d’œillets, de jasmins, de tubéreuses, et voulait me vendre tout un parterre. Le goût des fleurs est universel à Florence. Dès le matin, on en doit pour ainsi dire orner la boutonnière de son habit. On ne peut faire trois pas dans la rue, sans rencontrer un marchand qui vous en pourvoit de gré ou de force. L’étranger surtout n’est presque pas le maître de refuser. Dans une ville où il jouit de tant de libertés, il n’a pas celle de ne point aimer les bouquets. Avec deux crazie[17], je me débarrassai des deux bouquetières importunes, et je revins à mon interrogatoire.

— Et Pepe ?

— Je le remplace.

— Bien; mais où est-il?

Voyant qu’il s’agit non de traiter, mais de discourir, le substitut de Pepe laisse flotter les rênes de ses chevaux, qui, de fringans qu’ils étaient sous le fouet, deviennent aussitôt pacifiques comme des bœufs.

— A l’hôpital, me répondit-il en croisant les jambes et en faisant passer son fouet dans la main gauche, appuyée sur le genou. il a été enlevé par la Miséricorde[18].

— Ah ! Dio santo ! il lui est arrivé un accident ?

No, signore, il est malade.

— De quelle maladie ?

Chi la sa ?

— Et qui le saura, birbante, si ce n’est son camarade ?

— Vrai, mossu, je l’ignore. Je sais seulement qu’il est à moitié mort.

— Conduisez-moi vite à Santa-Maria-Nuova, répondis-je en ouvrant moi-même la portière et en sautant dans la voiture.

Un cri, un coup de fouet, et nous voilà lancés au galop au milieu de la via Caciajo’ i, une rue aussi animée que la rue Vivienne. Par miracle, nous n’écrasons personne. Je passe, sans même les regarder, au pied du joli campanile de Giotto et à l’ombre de la haute coupole de Brunelleschi. En quelques secondes, entre les deux rangées de palais de la via Pucci, nous arrivons à l’hôpital. Il est fermé. L’heure des visites aux malades est passée. Je ne pourrai voir Pepe que le lendemain matin.

Le soir, j’allai faire une visite à la marquise Capranica, dans la société de laquelle j’avais eu l’honneur d’être admis à mon premier voyage. Tout y était bien changé, à commencer par la maîtresse de maison, que j’avais laissée dans tout l’éclat d’une beauté incontestée, quoique déjà à son couchant, et que je retrouvais presque vieille femme, mais toujours spirituelle, aimable et hospitalière. Pour une raison quelconque, elle n’était pas encore partie pour la campagne. Quelques retardataires comme elle étaient réunis dans son salon. Parmi eux ne se trouvait presque aucune de mes anciennes connaissances. La marquise me présenta à deux ou trois personnes. En fait de courtoisie, les Italiens sont passés maîtres. Rien de plus aisé, de plus facile, de plus gracieux que leur accueil. De prime-saut, on se trouve avec eux sur le pied d’une demi-familiarité pleine de charme. Cependant, en dépit du plaisir que je ne pouvais manquer de ressentir en si aimable compagnie, ma pensée se reportait sans cesse sur le malheureux Pepe et sur la pauvre Pichichia.

Le lendemain matin, je me levai plus tôt que de coutume. On n’est admis à l’hôpital qu’à dix heures, et il en était seulement huit. Pour tuer le temps, je passai par San-Lorenzo, la paroisse et l’œuvre des Médicis, — sévère basilique où deux membres sans gloire de cette illustre famille ont pour tombeau deux des plus grands chefs-d’œuvre de Michel-Ange, tandis que ses vrais grands hommes, les fondateurs de sa puissance, reposent sous une simple dalle de marbre ou dans un sarcophage de granit. Je regardais ma montre toutes les cinq minutes. Neuf heures et demie approchant, je me dirigeai vers Santa-Maria-Nuova en passant devant la statue du fameux Giovanni delle bande nere, le père de ce gros soldat que Charles-Quint fit duc de Toscane sous le nom de Cosme Ier, souche vigoureuse et luxuriante de vie d’où sortit cette lignée de princes efféminés et dégénérés qui s’éteignit dans la personne de l’imbécile Gaston. Laissant à gauche le vaste palais Riccardi, somptueuse demeure autrefois des premiers Médicis, j’arrivai devant Santa-Maria-dei-Fiore. Encore une demi-heure d’attente. J’essayai en vain de chasser les noires images d’agonie ou de mort qui m’assiégeaient en regardant les portes du Baptistère, ou en me promenant sous la nef du Dôme: ni l’exquise et élégante finesse des bas-reliefs de Ghiberti, ni la mâle grandeur de la nef d’Arnolfo di Lapo ne m’en pouvaient distraire. Enfin dix heures arrivent. Je cours à l’hôpital: grande foule à la porte; je passe à mon tour. — Pepe Gamba, vetturino? — Quatrième salle, numéro 14. — Je monte. Tous les hôpitaux se ressemblent : longue galerie, deux rangées de lits vis-à-vis les uns des autres. Voici celui de Gamba. Je m’approche. Il est maigre et pâle, mais n’a point l’air d’un moribond. Je m’informe : on me dit qu’il est hors d’affaire. Je vais à son chevet, et je reconnais alors, mais bien défait, le jeune homme à la barcarolle napolitaine qui m’avait heurté au milieu des oliviers, près de Manafrasca.

Poverino ! lui dis-je, comment vous trouvez-vous?

— Mieux, signor dottore, me répondit-il d’une voix faible, me prenant pour quelque médecin.

— Pichichia est bien inquiète. C’est de sa part que je viens vous voir.

Le regard du pauvre garçon s’illumina soudain, et, faisant effort pour se soulever sur un coude : — Anima mia ! Aussi bien, ajouta-t-il après une courte pause, et la larme à l’œil, c’est par amour pour elle que j’ai pensé mourir.

— Comment cela? Mais d’abord quelle maladie vous a conduit ici?

— Une fluxion de poitrine, caro signore, et une belle, je vous en réponds. Il y a eu dimanche quinze jours, pour voir quelques minutes Pichichia, j’ai couru à Manafrasca pendant que mes chevaux se reposaient d’un voyage à Volterra... Un voyage pénible, signore. — Il avait encore l’haleine courte : il s’arrêta pour respirer. — Je revins encore à pied,... c’était fête, et le soir... toutes les voitures venaient de Florence, et pas une n’y allait.

— C’est vous qui avez annoncé votre présence à Pichichia en chantant io te voglio ben’ assai, n’est-il pas vrai?

— Justement. Serait-ce votre seigneurie que j’ai rencontrée dans le sentier du casino Neri?

— Plus que rencontré, repris-je en souriant.

— Ah! que vos’ signoria me pardonne! Il y avait une éternité que je n’avais vu Pichichia. J’étais comme un homme ivre.

— C’est tout simple... Mais votre maladie?

— Donc, caro signore, je reviens en ville, éreinté et mouillé de sueur comme un barbero. Il était nuit... A peine arrivé, voici le patron qui m’apostrophe : « Pepe, d’où viens-tu comme ça? Attelle, et vite. Un signor anglais attend la voiture à San-Donato. » Je me dépêche, je monte sur le siège, et en route! Le froid me saisit. La nuit suivante, une fièvre de cheval, un point de côté... Je croyais étouffer... La Miséricorde m’a apporté ici. On m’a saigné à blanc... Je croyais mourir... Et la pauvre Pichichia?

— Sauf le chagrin et l’inquiétude de ne pas vous voir, elle va à merveille, car elle ne se doute pas de l’état dans lequel vous êtes. Je vais lui mander de vos nouvelles.

Vos’ signoria lui dira que j’irai bientôt à Manafrasca. Qui sait quand je pourrai reprendre mon fouet? ajouta-t-il d’une voix sourde après une pause. Et mes pauvres chevaux, dans quel état vais-je les retrouver?

Puis, revenant, après ce souvenir donné à ses bêtes, à son idée première, il reprit avec un soupir : — Voilà une convalescence qui va me coûter bien des florins. Cela n’avance pas l’époque de notre mariage.

— Ne songez qu’à votre guérison pour le moment, répliquai-je en lui tendant la main. Je vois que je vous fatiguerais en demeurant plus longtemps près de vous. Au revoir.

J’eus un instant la pensée d’aller moi-même à Manafrasca, mais j’avais accepté la veille une invitation à dîner chez la marquise. A quoi bon d’ailleurs effrayer Pichichia? Il suffisait de lui faire savoir que son cher Pepe était de ce monde, et ne l’oubliait point. Je pris donc le parti d’écrire, et d’envoyer ma lettre à Manafrasca par le fattore de M. Neri.

Rassuré sur le compte de mon amoureux, je me relançai à pleines voiles dans l’admiration de Florence. Au tocco[19], j’étais en face de la belle statue d’Auguste, qui orne le vestibule des Uffizi. Après une journée passée en compagnie de Raphaël, du Corrège, d’André del Sarto, de Titien, de Giorgione et des vieux maîtres florentins, je gagnai les quartiers populaires qui s’étendent derrière le Palazzo-Vecchio, autour de la Radia, la plus antique église de Florence, et dans la direction du carrefour de Santo-Ambrogio. Je revenais par le Borgo degli Albizzi, m’arrêtant de temps à autre pour considérer l’architecture de l’un des vieux palais dont le Corso est bordé, lorsque je vis arriver à moi une femme couverte de poussière, pieds nus, essoufflée, le corps penché en avant, les traits du visage tirés et contractés comme par un suprême effort. C’était Pichichia. Aussitôt qu’elle me reconnut, elle retrouva la force de courir vers moi.

— Ah! c’est Dieu qui vous envoie, s’écria-t-elle. Vit-il encore?

— Certainement. Il est sauvé. Je l’ai vu ce matin.

Benedetta sia la santissima Vergine ! dit-elle en levant les yeux au ciel avec l’expression d’une profonde et touchante reconnaissance.

Puis, redescendant sur la terre : — Où est-il? Je veux le voir tout de suite.

— Cela est impossible. On ne vous laissera pas entrer à l’hôpital à cette heure. Vous verrez Pepe demain.

— Non, non; je veux le voir tout de suite, reprit-elle avec énergie, et comme si elle n’avait qu’à commander.

— Cela ne se peut, répétai-je à Pichichia; mais tranquillisez-vous. Je l’ai vu.

Quelle était sa maladie, s’il était bien changé, comment ce malheur était arrivé, il fallait tout lui apprendre à la fois. Et elle revenait sans cesse, avec cette opiniâtre ténacité propre aux paysans de tous les pays, sur le désir d’entrer immédiatement à l’hôpital. J’eus beaucoup de peine à lui persuader qu’elle ne réussirait à fléchir le portier ou le directeur, ni par ses prières, ni par ses supplications, lors même qu’elle leur confierait son amour pour Pepe et l’amour de Pepe pour elle. A dire vrai, je n’en vins pas à bout. Je ne m’en tirai qu’en lui répétant à satiété que l’émotion d’une entrevue inopinée ferait beaucoup de mal au convalescent. Lorsqu’elle se calma, ce fut à mon tour de la questionner. Par qui avait-elle appris la maladie de Pepe? Comment s’était-elle hasardée à entreprendre seule et à pied cette longue course, elle qui ne connaissait Florence que pour y être venue une seule fois dans sa vie? Pichichia me conta qu’elle était le matin en sentinelle à son poste ordinaire. Elle avait vu arriver la voiture, les chevaux de Pepe. Hélas! Pepe ne les conduisait pas. Elle s’était précipitée. Le cocher avait passé outre. Ses cris l’avaient fait cependant arrêter. « Qu’est-il arrivé? La voiture de Pepe porte des étrangers à Vallombreuse, et ce n’est pas lui qui est sur le siège!... Il est donc mort? — Non, mais il n’en vaut guère mieux; il est très malade. » Sans regarder en arrière, elle prend la route de Florence. Elle est dans son costume de travail, elle n’a pas une crazia en poche; mais elle va droit devant elle, sous la protection d’un signe de croix, sans autre pensée que celle de Pepe.

Lui et moi exceptés, Pichichia ne connaissait pas une âme en ville. Que faire d’elle jusqu’au lendemain? Je la conduisis dans une auberge voisine de San-Remigio, dans le borgo dei Greci, à l’enseigne du Lis rouge. La maison était d’apparence honnête. J’entrai suivi de mon escorte féminine. Le patron de la locanda parut fort étonné. Un étranger bien vêtu et une contadine pieds nus, c’était une association que, malgré sa longue expérience de la vie, il n’avait pas rencontrée encore. Moitié de bonne grâce, moitié de mauvaise humeur, il donna cependant gîte à Pichichia, après avoir écouté d’un air assez incrédule les quelques explications que je jugeai à propos de donner. J’allais donc me retirer, lorsque la pauvre fille prit peur de rester seule à l’auberge. Sur la route, en plein air, au milieu des champs, toute à son chagrin, à ses angoisses, à son désespoir, elle n’avait pas éprouvé d’inquiétude pour elle-même. Tranquillisée sur le compte de Pepe, enfermée dans les murs d’une grande ville, claquemurée dans une chambrette d’auberge, Pichichia s’effrayait et faisait mine de ne plus vouloir me quitter. On juge de mon embarras; je lui fais à grand’peine comprendre qu’elle ne peut venir à mon hôtel. Son parti pris sur ce point, une nouvelle difficulté se présente aussitôt : elle veut aller prier pour son amant.

— C’est à merveille, ma fille; mais priez dans votre chambre.

— Non, je veux aller à l’église; je veux aller prier la madone de l’Annunziata. C’est une madone qui a fait quantité de miracles. Qu’elle m’accorde la guérison de Pepe! Il faut que je fasse brûler un cierge devant son image !

Je me trouvais parfaitement ridicule, croyant donner la comédie aux assistans. Pas du tout; cette scène redressait la mauvaise impression produite par notre entrée. Chacun dès lors fit bon visage à Pichichia. En ceci, il fallut lui céder, et il fut convenu qu’après souper elle serait conduite à l’Annunziata par une servante de l’auberge.

Toutes ces négociations m’avaient pris beaucoup de temps. Il était plus de six heures, et à six heures je devais être chez la marquise Capranica. J’y courus en toute hâte. Après m’avoir attendu, on s’était mis à table. Je me confondis en excuses, et pour me justifier je racontai mon aventure. Tous les convives prirent le plus grand intérêt à l’héroïne de mon histoire. Les questions pleuvaient de tous les bouts de la table. Travaillée par la misère, Pichichia aurait excité peu de pitié ; mais, malheureuse par amour, elle ne trouvait que des cœurs compatissans. Les Florentins passent pour avoir été de tout temps plus forts en économie domestique qu’en économie politique, et encore aujourd’hui ils sont accusés par les autres Italiens d’une excessive parcimonie. Cependant les invités parlèrent aussitôt de se cotiser pour acheter à Pepe la voiture et les chevaux qui devaient enlever le consentement des parens Cardoni à son mariage avec Pichichia.

Au nombre des convives se trouvaient deux jeunes filles : une nièce de la marquise et l’une de ses amies, fille d’une princesse sicilienne fixée à Florence. Celle-ci exprimait hautement et vivement sa sympathie pour la pauvre contadine inconnue dont elle venait d’apprendre le dévouement amoureux. L’autre gardait le silence. Était-elle insensible, ou cachait-elle son émotion sous une indifférence jouée? Ne la connaissant point, je ne pouvais lire dans le fond de son cœur. Feinte ou sincère, son impassibilité au milieu de la compassion universelle excita ma curiosité, et je l’observai plus attentivement. Son visage et toute sa personne appartenaient au type florentin le plus pur. J’ai ouï dire à plus d’un voyageur qu’à Florence le sang n’est pas beau. Peut-être en effet la beauté des Florentins, des Florentines surtout, car c’est principalement des femmes qu’il s’agit, n’est-elle pas de celles qui frappent à première vue. Elles n’ont ni la plénitude de formes qui plaît au statuaire, ni la régularité de traits que recherche le peintre. Elles sont belles pourtant, mais d’un autre genre de beauté. Elles attirent par la distinction de leurs formes et de leur tournure, par l’expression fine et intelligente de leur physionomie. Dans le charme qu’elles exercent et qu’on ne tarde pas à ressentir, il n’y a rien de platonique, mais tout est élevé et délicat[20]. Si elles n’ont pas l’imposante gravité de la matrone romaine, la grâce caressante et voluptueuse de la Vénitienne est bien moins encore leur fait. Ce qui domine en elles, c’est le noble et le sérieux. Un parfait atticisme, voilà le trait le plus caractéristique de la femme florentine. Chez elle, une beauté physique imparfaite est illuminée et comme transfigurée par la beauté intérieure, je ne dis pas de l’âme, mais de la pensée. Aussi captive-t-elle l’esprit bien plus qu’elle ne sollicite les sens. Jusque dans son enjouement, il y a une réserve extérieure qui écarte l’idée de galanterie; mais si sa familiarité même retient quelque chose de sévère, elle n’a pourtant jamais rien de mélancolique : en elle, rien qui sente la rêverie sentimentale. Il y a plus de passion dans l’émotion qu’elle fait naître, une passion contenue et sobre, mais rehaussée par cette idéalisation spiritualiste qui est le cachet de la littérature comme de la peinture des Florentins. De ce genre exquis de beauté, la nièce de la marquise était le plus parfait modèle. J’ai vu de plus jolies femmes; je n’en ai point rencontré qui, frappant aussi peu au premier aspect, fussent douées d’une telle puissance de séduction, séduction sérieuse, sans tendresse comme sans emportement, mais qui, s’adressant à toutes les facultés à la fois, exerçait une attraction irrésistible et presque mécanique.

Pendant que je regardais ma charmante voisine, les choses suivaient leur cours naturel. Les plus grandes infortunes ne jouissent que peu de temps du privilège de nous occuper. Pour l’homme, c’est beaucoup que d’accorder quelques minutes de sincère commisération à autrui, et de le ravir à ses plaisirs ou plutôt à lui-même, car son égoïsme lui fait considérer comme un dommage personnel tout ce qu’il accorde à son prochain d’attention et d’intérêt. Aussi ne fut-il bientôt plus question de Pepe et de Pichichia. La conversation reprit son tour ordinaire, et je remarquai qu’à Florence, comme dans tous les salons de la terre, les gens du monde s’occupent et parlent surtout d’eux-mêmes.

Comme nous venions de nous lever de table, Mlle Elena Dini (ainsi s’appelait la nièce de la marquise) disparut. Je ne m’en aperçus pas tout de suite, occupé que j’étais à regarder l’ameublement du salon : soffitto en bois sculpté, pavé en marbre de diverses couleurs, tentures en soie cramoisie, glaces de Venise, divans le long des murs; dispersés au milieu de la pièce un piano, deux ou trois tables, une causeuse et plusieurs sièges modernes. J’entendis une porte s’ouvrir, c’était la jeune reine de céans. Je crus d’abord qu’elle venait à moi; mais elle passa de l’autre côté d’une table ronde sur laquelle un vase de Chine contenait un énorme bouquet de fleurs. Retenu par je ne sais quoi, je restais à l’écart. Après plusieurs allées et venues, tours et détours, après avoir échangé d’un air distrait quelques mots avec plusieurs personnes, elle s’approcha tout à coup de moi. On connaît le fameux vers :

Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.


Cela est bon pour le palais; mais dans le monde, c’est tout le contraire : le commencement est la partie la plus difficile de toute conversation. On s’attaque par la santé ou le temps qu’il fait, et on s’accroche ensuite le plus vite qu’on peut à la première branche qui passe à portée; mais avec les gens qu’on ne connaît pas assez pour s’informer de l’état de leurs nerfs, et dans un pays où il fait presque toujours beau, par où commencer? Je cherchais, et je trouvais d’autant moins que je cherchais davantage. Dieu sait quelle platitude allait m’échapper, lorsque la charmante Elena m’en épargna la honte en commençant la première.

— Monsieur, je m’intéresse vivement à votre Pichichia...

Je m’inclinai.

— Voulez-vous vous charger d’une commission pour elle?

— Très volontiers, mademoiselle. Je suis trop heureux...

La voix de mon interlocutrice était encore moins assurée que la mienne, et une légère rougeur colorait son visage.

Dunque, reprit-elle en levant sur moi deux beaux yeux rayonnans de satisfaction intérieure, ayez la bonté de lui remettre ceci. C’est ma part de souscription.

En même temps elle me mit dans la main un rouleau de pièces d’or.

— Ah! mademoiselle! c’est vraiment trop de générosité de votre part !

— Point du tout. J’espère tout simplement que cela me portera bonheur.

Sur quoi elle rougit pour tout de bon, et s’enfuit sans attendre ma réponse.

Je rejoignis mon voisin de table : c’était un vieillard fort poli, que tout le monde appelait Piero, comme s’il n’avait eu que vingt ans, et qui n’était ni plus ni moins qu’un descendant des Soderini. Nous venions de faire connaissance, et il me semblait déjà être de ses amis. Je lui demandai l’explication de cette énigme.

— Eh bien! qu’est-ce qui vous arrête? C’est tout simple.

— Pour vous, repris-je, mais pour moi cela demande quelque éclaircissement, bien que je sois, je pense, sur la voie.

— Comment! vous ignorez que la marchesina est éprise d’un bel aide-de-camp de l’archiduc Louis?... D’où arrivez-vous? ajouta-t-il en souriant. — De Pontasieve, où personne ne m’en a soufflé mot.

— Je vous croyais à Florence depuis deux jours, et vous n’en savez pas plus long! Apprenez donc que Lena est orpheline, fort riche, ravissante (il est inutile de vous le dire), qu’elle aime Paroli, un garçon plein d’esprit, qui est beau comme Apollon, mais ruiné, peut-être même endetté. La tante se laisserait toucher, mais le tuteur est intraitable. Vous devinez le reste.

— De sorte que sa pitié pour Pichichia part d’un touchant retour sur elle-même.

— Certainement; mais il ne faut pas mal juger de son cœur pour cela. La préoccupation de soi-même, c’est notre misère à tous.

— Et Mlle Dini, repris-je, parle ouvertement de son amour pour M. Paroli?

— Pourquoi pas? Quel mal y a-t-il à cela? Je ne sais pourquoi vous faites l’étonné; on voit bien que vous êtes du pays où l’on cache l’amour comme une faiblesse, mais où la galanterie est fort de mise. En France, vous n’avez la pruderie que du bon et de l’honnête.

— C’est une boutade.

— Point du tout. Pardon de vous parler avec cette franchise; mais remarquez que vous-même êtes surpris de ce que Lena parle d’un sentiment très avouable...

L’histoire du lendemain serait longue. On imagine que ce fut un beau jour pour Pichichia et pour Pepe, qui était entré en pleine convalescence. Ils se retrouvaient avec plus d’argent qu’ils n’en avaient jamais vu, avec la possibilité d’acheter sur-le-champ cette voiture et ces chevaux qui étaient l’objet de leur suprême ambition et l’espoir d’un lointain avenir, avec la certitude de leur prochaine union. Dès l’après-midi, Pichichia reprit le chemin de Manafrasca en pleurant de joie au milieu de la rue. De contentement, Pepe en guérit dans les vingt-quatre heures.

Le soir, je retournai chez la marquise. J’étais porteur des plus vifs témoignages de leur gratitude à tous deux envers Mlle Elena Dini. La pensée de leur prochain bonheur lui fit, par un triste retour sur elle-même, pousser un profond soupir.

Plus tard, comme je me trouvais à côté de la marquise, je lui demandai à voix basse le nom d’une femme d’une quarantaine d’années qui se trouvait non loin de nous, et qui roucoulait sur un divan avec un homme de bonne mine, visiblement plus jeune qu’elle. — C’est la Ruccellaï, me dit-elle.

— Elle paraît avoir pour son voisin un faible qu’elle ne cherche guère à déguiser?...

— Un faible! Elle en est folle, cher monsieur, et ne s’en cache pas le moins du monde... Mais à quoi rêvez-vous? — Je songe, madame, que l’amour est une maladie universelle dans ce bienheureux pays... Je vais m’enfermer à la campagne : les fils du métayer voisin sont a dama; la fille est invaghita d’un vetturino de Florence... Je reviens en ville : mademoiselle votre nièce est éprise de M. Paroli; Mme Riiccellaï est folle de je ne sais qui!... Il n’y a évidemment que moi ici qui ne sois pas amoureux.

— Ayez la bonté de me dire s’il y a un plus grand bonheur sur la terre que celui d’aimer et d’être aimé, répliqua la marquise avec un soupir étouffé qui disait clairement que, si ce double bonheur lui échappait, elle n’en avait pas encore bien pris son parti. J’allais riposter par quelque fadeur, de peur de répondre par un traité de morale, lorsqu’un grand homme maigre, qui, pendant notre colloque, s’était assis de l’autre côté de la marquise, prit la parole : — Aimer, le plus grand bonheur! Vous oubliez, chère marquise, que la vengeance est le plaisir des dieux.

— Qui est-ce? demandai-je à l’oreille de ma voisine.

— Un Cerchi[21], me répondit-elle à demi-voix. Vous voyez qu’ils n’ont pas trop dégénéré.

Cette réminiscence quasi-mythologique, débitée sur un sofa avec un sourire, me semblait un bien pâle vestige du caractère implacablement vindicatif des contemporains des Uberti, de Dante et de Machiavel. Je laissai deviner mon sentiment à la marquise.

— Ne vous y trompez pas, me dit-elle. Sous ces apparences frivoles se cachent plus d’énergie et de vigueur morale que vous ne croyez. Les fortes qualités du caractère florentin vous paraissent perdues : elles ne sont qu’engourdies faute d’emploi, et le cas échéant vous les verriez revivre.

La marquise avait raison : les descendans des anciennes familles patriciennes de Florence n’ont pas trop dégénéré. A l’heure qu’il est, il y a des représentans de plus d’un nom historique parmi les volontaires qui sont allés sur les bords du Tessin chercher une revanche contre les héritiers de Charles-Quint, et c’est un prince Corsini, le marquis Lajatico, qui s’est courageusement mis à la tête du parti qui veut l’alliance de la Toscane avec la France et la Sardaigne.


A. DE METZ-NOBLAT.

  1. Coteau, colline.
  2. Vache laitière.
  3. Tonneau.
  4. Grosse bouteille enveloppée de paille tressée.
  5. Espèce d’amphore, grand vase en terre cuite.
  6. Aire à battre le grain.
  7. Traîneau. On en fait usage sur les pentes rapides et dépourvues de bons chemins.
  8. Vase en cuivre.
  9. Vers à soie.
  10. Bêche toscane. Elle a la forme d’un écusson. Le manche en est très long.
  11. Vase en terre.
  12. Contadini, habitans des comtés. En Italie, on désigne ainsi les paysans, parce qu’à l’époque de la formation de la langue italienne les habitans de la campagne étaient encore soumis à la domination féodale, tandis que ceux des villes en étaient affranchis et vivaient en république.
  13. Disque en bois qu’on lance le plus loin possible. Pour cet exercice, on se sert aussi de fromages durs, qui ont la forme d’une petite meule.
  14. Je te veux tant de bien, et tu ne penses pas à moi, refrain d’une chanson napolitaine.
  15. Lorsqu’ils ont affaire à un étranger, les vetturini ne manquent pas de substituer mossu à signore, persuadés que le reste de leur phrase italienne en devient bien plus intelligible.
  16. « Pour peu de chose, monsieur; huit pauls l’heure; de bons chevaux. » Le paul vaut environ douze sous.
  17. Corruption du mot allemand kreuzer.
  18. La Miséricorde est une confrérie de pénitens qui prend soin des malades et des blessés à Florence. Qu’un accident arrive ou que survienne une maladie, on sonne la cloche de la Miséricorde, et les confrères viennent enlever le blessé ou le malade. Beaucoup de membres de la confrérie appartiennent aux meilleures familles de Florence. Tous portent des guêtres, une tunique et une pèlerine noires, avec un capuchon de même couleur rabattu sur le visage et servant de masque. Ce costume, qui prête à rire aux esprits légers, a été un moyen très respectable d’établir entre confrères et vis-à-vis du public, à une époque d’inégalité sociale, cette égalité qui nous est si chère et qu’on trouve au fond des plus anciennes institutions chrétiennes. D’autres pénitens, vêtus de blanc, portent les morts au cimetière. À Florence comme à Rome, on enterre à la tombée de la nuit. Le cercueil est précédé par un prêtre. Quatre pénitens portent le corps ; d’autres marchent à côté, des torches en main et psalmodiant les répons. Ni parens, ni amis. Rien de sinistre comme la rencontre d’un de ces funèbres cortèges dans l’une des rues sombres et étroites du vieux Florence. Les costumes, la lumière rouge des torches, le son lugubre des voix récitant les prières des morts, la marche rapide du prêtre, et des pénitens, tout est étrange, saisissant, presque fantastique. On pense involontairement à la peste décrite par Boccace et aux sépultures hâtives et mystérieuses des temps de grande épidémie.
  19. Le coup d’une heure.
  20. Florence passe pour une ville où les mœurs sont très relâchées. A en juger par les apparences, on ne s’en douterait pas tout d’abord. Au théâtre et jusque dans la rue, le vice lui-même se cache sous une froideur jouée qui peut faire illusion aux étrangers.
  21. Rivaux de Donati, le premier chef des noirs; les Cerchi étaient à la tête du parti des blancs.