Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Entre amis

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C. Darveau (Ip. 185-194).

V

ENTRE AMIS.


Picounoc sortit de chez Madame Letellier avec l’espérance dans l’âme : J’ai souffert vingt ans, pensait-il, mais qu’importe ? les vingt ans sont passés et la volupté que j’ai si longtemps désirée semble m’être promise. Qu’est-ce que c’est que vingt années de martyre pour une heure de pareilles jouissances ? Et cette femme, ce n’est pas pendant une heure seulement que je la posséderai, mais pendant des années, car je ne suis pas vieux encore ! je suis solide et plein de vigueur ! Oh ! la persévérance ! la persévérance ! quelle force et quelle vertu ! Je n’ai que celle-là, mais !… Si je me faisais illusion ! Illusion ! Est-ce que je me suis fait illusion quand elle m’a repoussé fièrement, durement, impitoyablement ? Est-ce que je me suis fait illusion quand elle m’a accueilli avec froideur, avec indifférence ? Illusion ? Allons donc ! on n’est plus à l’âge des illusions. Elle s’incline vers moi, elle penche, elle penche, comme… n’importe ? je ne suis pas un poète, moi, pour faire des comparaisons. Si Victor son garçon peut monter de Québec maintenant, il la fera bien se décider, lui ! Il m’aime, ce Victor ; il me considère comme un père !… Oh !… je sens que je l’aimerai, cet enfant ; je le protégerai, je le pousserai dans le monde. Il faut bien, après tout, qu’on répare un peu le dommage fait au père… On est chrétien ou on ne l’est pas. Pauvre Djos ! lui qui aimait les bons tours, je ne sais pas comment il prendrait celui-là, s’il savait le fond de l’affaire. Qu’il dorme en paix dans les cendres de sa grange, j’aurai bien soin de sa veuve.

C’est en se parlant ainsi à lui-même que Picounoc arriva chez son ami le bossu.

— Les affaires avancent-elles ? dit celui-ci.

— Pas vite. Le plus sûr moyen de vaincre sa résistance, je crois, serait de faire vendre la terre. Quand Noémie se verra dans le chemin elle se montrera plus accommodante.

— Je suis prêt, dit le bossu.

— Je l’achèterai, moi, reprit Picounoc ; tu ne me nuiras pas ?

— Non, pourvu que mes intérêts soient protégés.

— J’ai rarement vu une veuve aussi tenace.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Monsieur le marchand, empêchez donc ces gamins de me persécuter, pour l’amour de n’importe qui et de n’importe quoi !

— Tiens ! Geneviève ! dit le bossu, — car c’était elle, la pauvre folle, qui entrait — que te font-ils donc, ces mauvais garnements ?

— Ils m’appellent « la folle ».

— Ne les écoute point, dit Picounoc, tu sais bien que tu es plus fine qu’eux.

— Oui, et plus fine que vous aussi, soit dit sans vous offenser.

— C’est bon pour toi, Picounoc, dit le bossu.

— Non, ce n’est pas bon, répliqua la folle ; j’aurais du dire : meâ culpâ, meâ culpâ, meâ maximâ culpâ.

En te frappant la poitrine ? dit le bossu.

— En me perçant le cœur avec un poignard.

— Penses tu encore à Racette ? demanda Picounoc.

— Quand j’étais jeune et belle, il y a bien cent ans de cela, je l’aimais bien, comme cela, pour lui dire un mot sans faire semblant de rien et continuer ma route.

— Je croyais que vous vous étiez connus intimement, reprit le bossu.

— J’ai tant vu de monde depuis que je suis descendue des limbes que je ne puis me remettre chacun. Mais vous autres, je vous reconnais bien toujours. Vous allumiez les étoiles tous les deux pour éclairer le paradis de la bonne femme Labourique, dans la rue Champlain, et vous allumez maintenant la colère de Dieu.

— Est-elle égarée un peu ? remarqua le bossu en éclatant de rire.

— C’est presque de l’idiotisme, répondit Picounoc.

— Veux-tu me prêter cela pour jouer un peu ? dit-elle au marchand. Elle montrait des rouleaux de fil.

— Tiens ! amuse-toi, mais ne les salis point.

— Oh ! non, j’ai les mains nettes ; je me les suis lavées il n’y a pas plus de quinze jours.

Et elle se mit à faire des tourelles et des colonnes avec des fuseaux. Et pendant qu’elle s’amusait ainsi, les deux vauriens causaient.

— Tu l’as donc toujours aimée cette femme ? demandait le bossu.

— Toujours, depuis que je la connais.

— Et tu en as épousé une autre cependant ?

— Avec raison, puisque je suis veuf.

— Farceur, tu fais du mystère.

— C’est mon fort.

— Et tu es devenu veuf si tôt !

— Elle se fait prier depuis vingt ans. Si je ne commençais le siège que d’aujourd’hui, où cela me mènerait-il ? j’aurais les cheveux blancs quand j’entrerais dans la place…

— Drôle ! va, dit le bossu, lui tapant sur l’épaule, tu es si fort que cela ?…

Picounoc se gourma : Silence, dit-il ; à la finesse du renard il faut unir la prudence du serpent.

— Mais deux d’un coup ! allons donc ! son mari et ta femme ?…

— Jamais je ne pourrai refaire la tour de Babel avec ces rouleaux, dit la folle, c’est décourageant ; comment monter au ciel ?

— Courage, dit le bossu, tu y arriveras.

— Eh bien ! c’est entendu, tu fais vendre la terre de suite, reprit Picounoc, il me tarde d’en avoir fini, s’il faut la prendre par la famine, réduisons-la !

— J’ai bien conduit la besogne, n’est-ce pas ? j’ai corrompu tous ses serviteurs.

— Tu les as tous jetés dans l’ivrognerie.

— C’est le plus sûr moyen de perdre un homme et de l’empêcher de travailler.

— Aussi, la terre est-elle dans un état pitoyable. Elle ne se vendra pas cher.

— Tant mieux pour toi ; quant à moi, je ne perdrai rien. Mais tu sais ?… l’autre affaire…

— Marguerite ?

— Oui, il faut que les deux mariages soient célébrés à la même messe. Je deviens ton gendre respectueux et dévoué ; tu te fais mon auguste beau-père.

— Mais si Marguerite refuse ?

— Il n’y a pas de si…

— Je m’en vais, dit la folle, excusez.

— Tu reviendras, Geneviève.

— Merci bien de la politesse, vous dites des choses qu’on ne peut pas comprendra ; j’aime bien à tout comprendre, moi. Et elle sortit.

— C’est heureux qu’elle ne comprenne rien ! dirent à la fois les deux amis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Mère, je suis avocat ! je viens d’être reçu avec distinction, s’écria un beau jeune homme, en se précipitant, tout joyeux, dans les bras de la veuve Noémie…

— Victor ! exclama l’heureuse mère, en embrassant le nouveau disciple de Thémis. Ô mon Dieu ! je croyais ne pouvoir plus jamais éprouver les douceurs d’une joie véritable !… Tu viens te reposer ! tu vas passer quelque temps avec moi, reprit-elle après un moment.

— Oui ! mère, je suis un peu fatigué, j’ai besoin de respirer l’air des champs et de courir libre dans nos bois et sur le bord des ruisseaux… Mais avant tout, j’ai besoin de manger un crouton.

Noémie jeta un regard inquiet sur sa nièce.

— Tiens ! ma cousine Henriette ! dit le jeune avocat. Comme te voilà belle ! comme te voilà grande ! Un baiser, voyons ! encore un, cela fait oublier la faim.

— Va donc emprunter un pain, Henriette, demanda la veuve avec des larmes dans la voix.

— Vous n’avez pas de pain ? dit Victor.

— Tu ne l’aimeras pas, mon enfant.

— Et vous le mangez, vous ? petite mère ?

— Faut bien !

— Voyons cela ! Et il ouvre le buffet, prend la nappe, la déroule et voit tomber un morceau de ce misérable pain d’avoine amer que trop de pauvres gens sont condamnés à manger.

— Ce pain noir ! c’est tout ce que vous avez ?

— On y est accoutumé ; mais toi !…

— Mais moi ? j’en mangerai aussi.

— Va chercher du pain de blé, Henriette.

— Où vais-je aller ?… les gens, vous le savez bien, n’aiment guère à prêter…

— Victor comprit tout : Je n’ai plus faim, dit-il… Bientôt, je l’espère, je pourrai vous apporter de meilleur pain, ma bonne mère. Je pourrai relever cette maison qui tombe, améliorer cette terre qui ne produit plus que du mauvais grain, car je vais travailler ; je veux me faire une place au soleil !

La veuve pleurait : Cher enfant, soupira-t-elle, il sera trop tard.

— Que voulez-vous dire ? vous m’effrayez… Vous êtes malade ? les chagrins, le travail et les privations vous ont brisée ?…

— Notre terre va être vendue… tu le sais, elle a été décrétée…

— Vendue ! c’est vrai ! et par celui qui vous a prêté de l’argent pour me faire instruire ! C’est pour moi que vous vous êtes ainsi jetée dans la misère ! Oh ! que Dieu me donne la force et les moyens de vous prouver ma reconnaissance ! Mais, comment se fait-il que celui qui nous a rendu service pendant tant d’années, retire tout à coup ce bras qui nous soutenait ?

— Quand on doit, mon fils, il faut payer : souvent le créancier n’a pas tort.

— Le créancier, c’est toujours…

— Monsieur Chèvrefils.

— Je vais aller le voir : il faut qu’il patiente encore un peu. Il comprendra que je suis en état de gagner quelque chose maintenant.

— Il dit qu’il a besoin d’argent pour son commerce. Au reste, notre bon ami St. Pierre est allé lui parler à ce sujet ; et s’il est possible d’obtenir du délai, il en obtiendra.

— Quel brave homme que ce Saint-Pierre !

— Son dévouement ne s’est jamais démenti.

— Vient-il ici souvent ?

La jolie veuve rougit. Elle voulut cacher son émotion et se détourna pour tousser.

— Assez souvent, répondit-elle.

— Sais-tu une chose, mère ?

— Non… qu’est-ce que c’est ?

— Il m’a laissé comprendre, un jour, qu’il t’aimait et serait heureux de t’épouser…

— Il t’a fait de pareilles confidences ?

— Indirectement… mais, j’ai compris… Il ne vous en a jamais parlé ?…

— Comme te voilà curieux, fit la veuve en riant.

— Ah ! je devine. C’est bien, petite mère, épouse-le, c’est un bon parti… et moi…

— Et toi ?…

— Et moi j’épouserai Marguerite.