Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Les vieilles connaissances

La bibliothèque libre.
C. Darveau (Ip. 368-379).

XIX

LES VIEILLES CONNAISSANCES.


Aures habent et non audient ! dit l’ex-élève fatigué de héler un canot qui passait loin de lui, sur le grand lac.

Well ! let them go !… C’est nous les rejoindre, ajouta John.

— C’est un canot de missionnaires, dit Baptiste.

— On voit les robes-noires, continua Félix.

— Je ne sais pas si les Couteaux-jaunes sont arrivés au fort, reprit l’ex-élève.

The Yellow knives ? demanda John I guess so !…

— On le saura bientôt, dit Baptiste, car dans six heures on touchera terre.

Le canot qui passait au large de celui de nos chasseurs Canadiens était, en effet, l’un des canots de la mission. Deux prêtres, trois religieuses et deux indiens le montaient. C’était le missionnaire de Providence qui revenait de la mission de St. Joseph et du fort Résolution, avec le nouveau missionnaire et les sœurs de charité que nous avons rencontrés déjà. Trois des guides engagés au fort Chippeway amenaient le canot chargé de provisions.

Les trappeurs canadiens arrivèrent à Providence en même temps que les missionnaires. Ils furent bien accueillis et se hâtèrent, à l’exception de John, d’aller à confesse, comme, du reste, c’était leur coutume. Ils avaient toujours quelques peccadilles sur la conscience, et aujourd’hui surtout, ils n’étaient pas parfaitement rassurés sur la légèreté de la faute qu’ils avaient commise en scalpant quelques uns de leurs ennemis.

Le Hibou-blanc éprouva du mécontentement, et peut-être de la frayeur, à la vue des canadiens, quand il les rencontra. C’était près de la chapelle, le jour même de leur arrivée. Il était allé demander au missionnaire à quelle heure Iréma et lui pourraient se présenter pour être mariés. L’ex-élève lui lança un regard oblique plein de menaces, et John lui dit : Take care ! by God ! Baptiste et Félix lui avaient montré le poing. Affaire d’habitude ou distraction, car le cœur était pur et la confession avait été bonne.

Cependant le Hibou-blanc comptait sur ses nouveaux alliés pour apaiser les canadiens. Et il n’avait pas tort. Quand l’ex-élève et ses amis connurent les dispositions des Litchanrés, ils se dirent qu’ils n’avaient plus rien à voir dans les affaires de ces indiens : mais restait toujours le grand-trappeur qui n’était pas assez vengé.

Le lendemain matin, le Hibou-blanc, fier et insolent, se rendit à la tente d’iréma, qui ne pouvait se résoudre à partir, et, moitié menaçant, moitié doucereux, il l’entraîna vers le fort. Couteaux-jaunes et Litchanrés suivirent en chantant et dansant. Iréma fondait en larmes quand elle entra dans l’humble chapelle en bois rond. Le missionnaire supplia le Hibou-blanc de rendre à la pauvre indienne la promesse arrachée dans un moment fatal.

— J’ai attendu assez longtemps, dit le Hibou-blanc, vos prières sont inutiles.

— Mais cette femme ne vous aime pas.

— Elle a promis de m’épouser !

— Vous la rendrez malheureuse et vous serez malheureux vous-même.

— C’est mon affaire.

Les chasseurs canadiens étaient là, bondissant de rage, mais n’osant parler haut sans permission.

— S’il était à la porte ! grinça l’ex-élève.

— Il ne l’aura pas longtemps ! fit Baptiste…

— À nous quatre, dit Félix, on peut en tordre joliment de ces Hiboux.

Upon my soul ! murmura John en serrant les poings.

— Vous n’êtes pas indien ? demanda le missionnaire au vieux chef.

Le renégat fit un pas en arrière, et devint livide.

— Qui vous a dit cela ? répliqua-t-il.

— Ceux qui vous connaissent, repartit le prêtre.

Le Hibou-blanc promena autour de lui un regard anxieux ; il aperçut les chasseurs Canadiens et se mit à trembler de rage : Je suis libre de vivre ici ou ailleurs, et de la façon qu’il me plaît, répondit-il au missionnaire.

— C’est vrai, mais je ne puis vous marier sans savoir votre nom.

Le Hibou-blanc passa sa main ridée sur son front couvert de sueurs, il hésita une minute, puis, à la fin, convaincu que personne, au milieu de cette solitude lointaine, ne le connaissait ou n’avait entendu parler de lui, il reprit son assurance arrogante et dit à haute voix : Je m’appelle José Racette !

— Racette ! crièrent deux échos…

Une angoisse horrible saisit le vieux chef. Il se maudit d’avoir été assez bête pour dire son nom, car il vit qu’il était connu. L’ex-élève et Baptiste s’étaient approchés, la terreur ou la colère peinte sur la figure. Ils ne disaient rien et regardaient avec une fixité brûlante le vieux renégat. D’un autre côté, une jeune religieuse, l’amie d’Iréma, s’était affaissée sur le sol… On se hâta de lui porter secours. Elle reprit ses sens, mais ses yeux se détournèrent avec horreur de Racette, et se reposèrent avec pitié sur Iréma.

— Que veut dire ceci ? demanda le prêtre ; que ceux qui savent quelque chose parlent ! Je le permets, et Dieu le veut…

Alors l’ex-élève s’écria, content de donner cours à son indignation :

— Racette ! quoi ! c’est vous, misérable ! vous, un voleur de grand chemin ! un ravisseur de jeunes filles, un assassin ! un échappé du pénitencier ! qui vous cachez ainsi sous le masque de l’indien pour échapper à la justice des hommes, et continuer vos œuvres damnées ! ah ! si le prêtre me le permet, vous ne tuerez plus personne ! Et, disant cela, il levait son bras armé du terrible couteau. Ses compagnons l’encourageaient de leurs frémissements. Le prêtre l’arrêta.

— Êtes-vous chrétien ? dit-il avec force, est-ce ainsi que vous pratiquez la charité ?

— L’a-t-il pratiquée, lui, le maudit ! quand il s’est fait voleur ? quand il a enlevé une enfant de douze ans ? quand il s’est caché dans une cave pour tuer Djos ! Djos, mon ami, Djos le pèlerin de Ste. Anne ?… L’a-t-il pratiquée encore dernièrement quand il a tué le grand-trappeur.

— Il a tué le grand-trappeur ? demanda le prêtre avec émotion.

— Je ne l’ai pas tué, répondit Racette, puisque voilà le prix de sa liberté. Il montrait Iréma.

— Où est-il le grand-trappeur ? demanda le missionnaire.

— Dans la forêt, libre et heureux, répliqua le Hibou-blanc.

— Ici ! répondit une voix sonore.

Tous les yeux se tournèrent du côté d’où venait la voix. Un cri s’éleva : Le grand-trappeur !

En effet, le grand-trappeur entrait.

L’ex-élève, Baptiste, John et Félix se précipitèrent vers leur compagnon et le pressèrent dans leurs bras avec tous les transports de la plus vive ivresse.

— Vous voyez qu’il est vivant et libre, reprit Racette avec une audace incroyable, vous savez mon nom, monsieur le missionnaire, mariez-nous !

Iréma poussa une plainte profonde.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle, il faut donc que je me sacrifie ?… Mais il est sauvé !

— Iréma, s’écria le grand-trappeur, pauvre enfant ! console-toi !…

— Je me consolerai puisque je vous ai sauvé la vie, même en perdant le bonheur et la liberté.

— Que veux-tu dire, Iréma ?

Le prêtre répondit : Elle a promis d’épouser le chef, s’il vous rendait la liberté…

— Le traître ! gronda le grand-trappeur, il avait embusqué ses guerriers pour m’assassiner.

Un frisson d’horreur courut dans l’assemblée.

La jeune religieuse, revenue de son évanouissement, mais encore livide de surprise et de peur, écoutait en frémissant les révélations de toutes sortes.

— Tu es libre, dit le missionnaire à la jeune Iréma, tu peux épouser le mari de ton choix.

La jeune fille, folle de joie, se jeta dans les bras de la sœur St. Joseph.

— Vous, Hibou-blanc, continua le missionnaire, reprenez votre nom de José Racette et allez vous faire pendre ailleurs.

— Racette ! José Racette ! hurla le grand-trappeur.

— Eh bien ! oui ! repartit le renégat avec cynisme, ce nom-là te fait-il peur aussi ?

— Racette ! José Racette ! le maître d’école !

— Oui ! Racette, José Racette, le maître d’école ! répéta, en se moquant, le vieux chef.

— Misérable ! je te trouverai donc toujours sur mon chemin ? vociféra le grand-trappeur.

— Et toi, qui es-tu donc ? demanda le Hibou-blanc.

— Moi ! moi !… qu’est-ce que cela te fait ? Va-t-en, ou…

— Vous connaissez Racette ? demanda l’ex-élève au grand-trappeur.

— Hélas ! si je l’ai connu !…

— Pas mieux que moi, toujours ! Si vous saviez tout le mal qu’il a fait ! Si vous saviez comme il a persécuté le meilleur de mes amis, Djos, le pèlerin de Ste. Anne !

Une pâleur affreuse couvrit la figure honnête du trappeur. L’ex-élève continua : Pauvre Djos ! s’il n’avait pas eu tant d’ennemis il vivrait encore sans doute et serait heureux !… son enfant ne serait point orphelin, sa femme ne serait pas veuve !…

— Sa femme veuve ! fit le grand-trappeur, d’une voix étranglée.

— Veuve depuis vingt ans passés, reprit l’ex-élève — si elle ne s’est pas remariée, bien entendu…

— Tu te trompes, mon ami, repartit le grand-trappeur, tout frémissant, Djos a tué sa femme dans un moment de folie…

— Sa femme ? s’il l’avait tuée je ne l’aurais pas vue, je ne lui aurais pas parlé il y a cinq ans !… c’est la femme de Picounoc qu’il a tuée… et encore on ne sait pas si c’est lui qui l’a tuée…

Le grand-trappeur, défait, tremblant comme un homme qui tombe épuisé par les tortures, s’appuya sur ses amis Baptiste et l’ex-élève. L’eau ruisselait froide de ses tempes, et ses dents claquaient. L’ex-élève continua : Moi, j’ai toujours cru que Picounoc avait tué sa femme lui-même et peut-être tué Djos aussi, car il aimait Noémie, la femme de Djos, et quand on aime comme cela…

— Pitié ! mon Dieu ! pitié ! s’écria tout-à-coup le grand-trappeur. Et il tomba à genoux les mains levées vers le ciel.

— Qu’avez-vous donc ? demanda le missionnaire.

Tout le monde le regardait avec étonnement. La jeune religieuse s’était levée.

— Noémie ! Noémie ! s’écria-t-il de nouveau, me pardonneras-tu ? me pardonneras-tu ?

La stupeur se peignit sur toutes les figures ; on sentit un frisson courir dans la foule…

— Noémie, reprit-il, ô ma femme bien aimée !

— Sa femme ? murmure-t-on de toutes parts.

— Djos ! le Pèlerin de Ste Anne ! c’est moi !… oui… c’est moi ! ajouta le grand-trappeur.

— Toi, s’écrièrent ensemble l’ex-élève et Baptiste !

— Lui ! dirent les autres.

— Mon frère ! mon frère ! exclama une voix douce et frémissante.

Et, de nouveau, les vieux amis se serrèrent cœur contre cœur.

— Elle n’est pas morte ! je ne l’ai pas tuée ! disait, au milieu de ses sanglots, le grand-trappeur ! Elle n’est pas morte !… Je ne l’ai pas tuée !…

— Mon frère ! mon frère ! s’écria de nouveau la douce voix de femme ! Et une jeune religieuse, s’échappant des bras d’Iréma, vint tomber dans ceux du grand-trappeur :

— Je suis Marie-Louise, ta petite sœur Marie-Louise !

— Marie-Louise ! tu es Marie-Louise ? Ah ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! et le grand-trappeur, fort contre les tortures, fort contre le malheur, s’affaissa lourdement sous le poids de son étrange félicité… Le Hibou blanc se glissa dehors ; plusieurs l’entendirent crier.

— Malédiction ! malédiction ! je l’ai tenu un jour et je l’ai laissé échapper.