Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Robert et Charlot

La bibliothèque libre.
C. Darveau (Ip. 206-217).

VII

ROBERT ET CHARLOT


Picounoc entra de nouveau chez la veuve Letellier en revenant de Ste. Emmélie. Il avait l’air découragé, et Noémie, en le voyant, comprit qu’elle n’avait plus rien à espérer.

Impitoyable, cet homme ! dit-il avec amertume.

— Il ne veut plus attendre ? demanda anxieusement Noémie.

— Il refuse toute espèce d’arrangement. J’ai voulu me porter caution et lui donner une hypothèque sur mes terres : rien ! pas d’affaire ! Ô l’usurier ! si je l’eusse mieux connu !…

— Et quand va-t-il faire vendre la terre ?

— Sans délai. Elle est annoncée depuis trois mois dans la Gazette officielle.

— Victor est arrivé de Québec. Il est reçu avocat. Il pourra peut-être prévenir le malheur qui me menace ; il doit avoir de l’influence.

— Victor est ici ! ce cher enfant ! Il est reçu ! que j’en suis aise ! Mais où est-il donc ? Il me tarde de lui serrer la main…

— Il vient de sortir pour aller chez vous…

— Il est jeune encore, et son influence ne peut pas être grande, mais il a du talent et de l’honnêteté ; tôt ou tard il arrivera. En attendant, Noémie, ne vous désolez pas trop. Vous me trouverez toujours quand vous aurez besoin de moi. Vous ne voulez pas m’aimer, de bon gré — ajouta-t-il en souriant — vous m’aimerez de force : je vous rendrai tant de services que je gagnerai votre affection, et vous finirez par vous jeter dans mes bras, quand tout le monde vous abandonnera. N’importe, je ne vous garderai point rancune. Savez-vous que je suis presque heureux des malheurs qui fondent sur vous ? Ils me fournissent l’occasion de vous faire du bien…

— Que vous êtes bon !

— Soyez donc reconnaissante ! et…

— Et quoi ? reprit la veuve avec timidité…

— Et prouvez-moi votre reconnaissance en accédant à mes vœux.

— J’ai peur de finir par laisser paraître trop ma faiblesse… ou ma gratitude.

— Noémie ! que je serais heureux !…

— Si Dieu le veut, vous le serez !

Picounoc sortit plus rayonnant que jamais. Décidément la fortune tournait en sa faveur, et son regard perçant pouvait entrevoir les premières lueurs de la félicité, à travers les brumes de l’horizon. Il avait manœuvré habilement, et se trouvait en vue du port, après avoir franchi mille écueils, et vogué des années sur une mer sans bornes. Vingt ans il avait ourdi et déroulé des trames pour surprendre cette femme trop fidèle à son premier amour. Il n’avait trouvé qu’un chemin pour arriver à son cœur : le chemin de la reconnaissance. Il l’avait poursuivie de ses bons conseils et de ses soins charitables, comme d’autres poursuivent de leurs injures et de leurs vengeances. Comment rester insensible devant une pareille vertu ? devant un si beau, si long dévouement ? Mais la grande habileté de Picounoc avait surtout consisté à faire faire par d’autres la plupart des bonnes œuvres qu’on lui attribuait. Et il fallait le voir rire sournoisement quand il repassait dans sa mémoire, en fumant sa pipe, au coin du foyer, la suite de ces belles actions qui ne lui avaient rien coûté et dont il demandait le prix avec instance.

La veuve Letellier n’avait jamais manqué de serviteurs, pour les travaux de sa terre, et c’était grâce à lui. Mais toujours ou presque toujours, ces ouvriers étaient devenus infidèles, et c’était encore grâce à lui. Victor, l’enfant de Noémie avait reçu une instruction classique et embrassé une profession, tout comme un fils de bourgeois ; c’était grâce à lui. Mais le prêteur qui avait fourni l’argent nécessaire allait maintenant jeter la veuve dans le chemin, en la dépouillant de sa propriété, et c’était encore grâce à lui. Et mille choses étaient arrivées, grâce à lui, qui, bonnes d’abord, s’étaient bientôt changées en adversités.

Picounoc se rendit à sa maison. Il trouva Marguerite et Victor assis dans la fenêtre ouverte, et causant fleurs et soleil. Il serra la main à son protégé et le félicita de ses succès. Victor laissa parler son cœur et fut éloquent. Il croyait devoir beaucoup à cet homme, et il était à l’âge où nulle passion ne fait taire la voix de la reconnaissance. Picounoc recueillait avec avidité les bonnes paroles du jeune homme et devinait qu’il avait un auxiliaire nouveau.

Le soleil rayonnait dans les champs ; les oiseaux gazouillaient de toutes parts ; les fleurs avaient des arômes, et les arbres, de doux ombrages. Les deux jeunes gens regardaient les prairies, aspiraient les tièdes haleines et paraissaient n’avoir qu’une pensée : aller se mêler aux plantes qui fleurissent, aux oiseaux qui gazouillent. Ils se comprirent, et, souriant, se dirigèrent vers le jardin. Les prunes commençaient à mûrir et les gadelliers s’émaillaient de grappes brillantes. Le long des allées, sur les plates-bandes, des marguerites de toutes couleurs offraient aux curieux leurs feuilles devineresses, l’immortelle élevait son front que nul souffle ne saurait flétrir, la zinnie entr’ouvrait ses étoiles plus petites, mais plus durables que le dahlia. Sur des ronds, des losanges, des carrés, cent autres fleurs : la violette humble, la pensée qui ouvre ses feuilles comme des ailes, le royal-george aux touffes de roses, l’héliothrope aromatique, la verveine éclatante, le myosotis couleur du ciel, les géraniums et les œillets qui renaissent toujours si beaux et si parfumés, formaient des chiffres, des lettres, des figures gracieuses et charmantes à voir. La jeune fille cueillit une marguerite et se mit à l’effeuiller en disant : Il m’aime — pas du tout — un peu — beaucoup — passionnément ; il m’aime…

— Il t’aime ! dit Victor en souriant. Tu ne devais pas en douter.

— Pourquoi n’en douterais-je pas ? il ne me l’a jamais dit !…

— Jamais ! Et toi, l’aimes-tu ?…

Marguerite regarda le jeune homme d’une étrange façon. Il sentit comme un courant de feu passer dans ses veines.

— Il faut que j’interroge aussi la marguerite. Et il prit une fleur qu’il effeuilla à son tour, en prononçant les paroles sacramentelles : Elle m’aime — pas du tout — un peu — beaucoup — passionnément ; elle m’aime — pas du tout…

— Elle ne m’aime pas !… Vilaine fleur ! si j’avais su cela ! je t’aurais bien laissée sur ta tige. J’aurais au moins le doute encore et, quelquefois, c’est un grand bonheur que de pouvoir douter…

— Elles ne disent pas toujours la vérité ces fleurs, répliqua Marguerite, et il faut ne s’y fier qu’un peu.

— Je n’ose pas en consulter d’autres, j’ai peur de voir se confirmer le témoignage de celle-ci.

— Pourquoi aussi demander cela aux fleurs ?

— Mais c’est à la Marguerite que je le demande. Et il regarda la jeune fille avec tant de douceur, il eut tant de caresses dans la voix que Marguerite, émue, laissa tomber de ses lèvres, involontairement peut-être, le plus suave des aveux… Je ne sais ce qui se passa alors, mais les fleurs parurent se vêtir de plus riches couleurs, et verser de plus odorants parfums, les oiseaux chantèrent plus haut, la brise murmura plus doucement, les rayons du soleil jouèrent plus gaiement sur le sable, et les peupliers sauvages eurent une ombre plus fraîche. Et, sous l’ombrage agréable, dans cette atmosphère de lumière et de joie, loin du bruit de la foule, Victor et Marguerite qui n’avaient plus de secrets l’un pour l’autre, gazouillaient amoureusement, les regards suspendus aux regards, de l’ivresse plein le cœur, de l’amour et du sourire sur les lèvres.

Cependant Chèvrefils le bossu n’était pas, lui non plus, mécontent. Il avait servi les intérêts de Picounoc, c’est vrai, mais en cela il avait trouvé son compte. Le motif déterminant de sa conduite était le même que pour Picounoc : L’amour. Il faut avouer que c’est un motif puissant, toujours nouveau, bien qu’aussi vieux que le monde. Le bossu aimait Marguerite. Et souvent, pour avoir la fille, il faut commencer par conquérir le père… ou la mère. Surtout quand la fille est jeune et que l’on est à la période du refroidissement ; surtout encore lorsque l’on porte sur le dos une protubérance ridicule.

Picounoc ne tenait pas à marier sa fille avec le bossu, mais il ne tenait pas non plus à laisser connaître au bossu le fond de sa pensé, et il voulait le ménager, entretenir ses espérances jusqu’au jour de son mariage avec Noémie. Il avait pour cela quelques petites raisons. Il avait parlé devant son ami ; et les amis, vous savez comme c’est dangereux ! Le bossu venait de doubler la quarantaine, et voguait à pleines voiles de l’autre côté, vers cette mer sans fin ou nous allons tous fatalement nous perdre. Une bosse à cheval sur quarante ans, ce n’est ni gai, ni consolant pour une jeune fille. Il est vrai que monsieur le marchand était riche et pouvait donner à sa femme des robes de soie ! Mais, Dieu merci ! bien peu de nos jeunes filles échangeraient l’humble robe d’indienne contre le gros-de-Naples, s’il fallait en même temps échanger leur jeune et joli cavalier contre une vieille parodie de la gente masculine.

Le bossu songeait au bonheur qui l’attendait dans les bras de Marguerite, et, tout en songeant, il mangeait prosaïquement sa soupe au bœuf, ou peut-être que c’est en mangeant qu’il songeait ainsi. Il fut tiré de sa rêverie par l’arrivée de deux étrangers ; l’un, grand, sec et maigre, l’autre, gros et trapu. Deux barbes blanches, deux chevelures grises, deux faces ridées et curieuses.

— Que voulez-vous, Messieurs ? demanda le bossu, entre deux bouchées.

— Nous sommes, reprit le grand, deux voyageurs des pays hauts, et, comme vous le voyez, nous ne sommes plus des jeunesses.

— Non, Seigneur ! dit le gros en branlant la tête.

— Nous avons bien travaillé, reprit le grand.

— Oui, Seigneur ! dit le gros, toujours branlant la tête.

— Nous avons essuyé bien des épreuves, et nous voici rendus à la vieillesse sans avoir, continua le grand, la moindre peccadille à nous reprocher.

— Non, Seigneur ! soupira le gros.

— Et nous ne voudrions pas, pour tous les jours qui nous restent à vivre, faire le moindre tort à qui que ce soit…

— Non, Seigneur !

— Nous avions amassé quelques piastres… assez pour mettre nos vieux jours à l’abri de la misère, et nous revenions content dans nos familles, quand le malheur nous fit entrer, à Montréal, dans une maison d’où, hélas ! nous ne sommes sortis que la vie sauve…

— Oui, Seigneur !

— Mais, pourquoi entrez-vous dans ces maisons ? demanda le bossu un peu intrigué.

— Dans ces maisons ? dites-vous, cher monsieur. Mais c’était une honnête maison : nous n’allons jamais ailleurs…

— Non, Seigneur ! fit le gros écho.

— C’était une honnête maison, à preuve qu’il y avait une enseigne écrite en grosses lettres au-dessus de la porte : Eusèbe Asselin’s restaurant.

— Eusèbe Asselin ! fit le bossu avec étonnement.

— Oui. Seigneur ! répéta, le gros vieillard.

— Le connaissez-vous ? demanda le grand.

— Un peu, un peu… Je l’ai connu jadis…

— À Québec peut-être ?

— À Québec et ici ; mais cela ne fait rien : continuez votre histoire… et assoyez-vous donc.

Les deux étrangers s’assirent.

— Et que fait-il à Montréal cet Asselin ?

— Il tient un restaurant près du Canal.

— Raconte donc son histoire ; moi, je n’ai pas de mémoire, et je raconte mal, dit le grand à son compagnon.

— Elle n’est pas longue, et si Monsieur veut la savoir, je la raconterai bien, reprit le gros.

— Vous me ferez plaisir, dit le bossu. Mais vous allez manger la soupe avec moi… Paméla !

— Monsieur !

— Apportez deux assiettes.

Paméla s’en vint de la cuisine, souriante et lissée. Les deux étrangers la regardèrent attentivement, puis se firent un signe de l’œil. Paméla qui les surprit se dit en elle-même.

— Friponne que je suis ! je fais encore frissonner les barbes blanches…