Picounoc le maudit, Tome 2/Les faux témoins

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C. Darveau (IVp. 117-133).

VII

LES FAUX TÉMOINS.


Quelques jours se sont écoulés. Marguerite est triste et se flétrit comme les fleurs du jardin. Pourtant, elle n’est qu’à son printemps, et les fleurs ne tombent que sous le souffle glacé de l’automne. Elle songe aux paroles de son ami, et ces paroles déchirent son âme. Elle rapproche cet avertissement mystérieux et terrible du jeune homme des prières de son père qui voulut la jeter, malgré elle, dans les bras du bossu ; elle essaie à deviner pourquoi son père était tombé alors à ses genoux, et elle a peur d’en découvrir la raison ; elle veut croire encore, croire toujours à son innocence. Pendant qu’elle est plongée dans cette mer d’amertume, Picounoc l’aborde :

— Tu es assez sage, sans doute, lui dit-il brusquement, pour comprendre qu’il te faut oublier Victor ?

— Mon père, pardonnez-moi, mais je n’ai pas cette sagesse… si cet oubli toutefois est de la sagesse.

— Tous rapports entre ces gens et nous doivent cesser.

— C’est l’arrivée de M. Letellier, mon père, qui a modifié vos sentiments.

— Il a réveillé un passé que je n’avais réussi à oublier qu’avec peine, tant pis pour lui ! tant pis pour les siens !

— La miséricorde, mon père, est une belle chose, et qui n’en a pas besoin ?…

Picounoc fixa sur Marguerite un œil scrutateur.

— As-tu vu Victor ? dit-il.

— Oui, mon père…

— Depuis que j’ai fait arrêter le meurtrier de ta mère ?

— Oui, mon père…

— Et que t’a-t-il dit ?…

— Il m’a dit : Quoi qu’il arrive, je t’aimerai toujours… car, ajouta-t-elle, l’âme serrée par l’émotion — car, dit-il, les enfants ne doivent pas porter la peine due aux fautes de leurs pères…

Picounoc réfléchit une minute :

— Et que compte-t-il faire ? demanda-t-il.

— Sauver son père, répondit Marguerite…

— Et comment le sauvera-t-il ?

— Je n’en sais rien.

— Je le crois bien que tu n’en sais rien, et lui non plus ne peut le savoir,… car cet homme qui fut un jour mon ami, ce misérable qui fut l’assassin de ma femme, le meurtrier de ta mère, ne peut pas être sauvé ! Au reste, ne s’est-il pas avoué coupable lui-même en disparaissant après son crime ; pour ne reparaître que vingt ans après, alors qu’il supposait tout oublié.

Marguerite pencha la tête et ne répondit rien.

— J’ai promis ta main, reprit Picounoc, et tu te marieras dans quinze jours.

— Moi me marier dans quinze jours ? dit la jeune fille en se redressant tout à coup dans sa fierté.

— Oui, je le veux, je l’exige.

— Et avec qui me mariez-vous comme cela ?

— Avec Monsieur Chèvrefils,

— Encore lui ! fit Marguerite avec un geste de dédain, encore lui !…

— Oui, lui ! et cette fois je suis bien décidé.

— Et quel prix m’avez-vous vendue ?

Cette parole hardie et juste fut un coup de foudre pour ce père infâme. Il recula d’un pas et resta muet… Marguerite le regardait avec cette assurance que donne la pureté de l’intention ou la sainteté de la cause.

— Je ne t’ai pas vendue, reprit Picounoc après quelques instants, mais je veux ton bonheur. J’ai plus d’expérience que toi, et j’espère que tu auras confiance en mon amitié paternelle…

Marguerite craignit de le voir se jeter encore à ses genoux comme auparavant. Elle avait peur des larmes si elle bravait les menaces.

— Mon père, dit-elle, nous parlerons de cela plus tard, laissez-moi me retirer je suis souffrante.

Et elle s’éloigna.

Picounoc la regarda s’enfuir. Il eut un sentiment de compassion.

— Pauvre enfant ! murmura-t-il, tu ne peux pas être heureuse, car tu es d’une race maudite… Il faut que tu subisses ta destinée… Et puis, ajouta-t-il en s’animant, il faut que Djos monte sur l’échafaud !…

Victor revint à Lotbinière. Il aborda tout le monde, cherchant dans les on-dits quelque bribe utile à sa cause, plantant des jalons pour s’orienter vers le but où il tendait. Il ne recueillit pas grand’chose. Il put s’assurer, toutefois, que la défunte femme de Picounoc n’avait jamais porté de châle comme celui qu’elle avait lorsqu’elle fut tuée. Ce châle avait donc été acheté exprès pour tromper le malheureux Letellier, puis caché avant et après le crime. Il questionna le bossu, mais le rusé compère ne se souvenait de rien. Victor éprouvait parfois de profonds découragements, et se sentait écrasé sous l’implacable fatalité. Il se débattait contre la force passive de la résistance, la plus redoutable des forces. L’ex-élève lui dit bien que Picounoc, quelque temps avant son mariage, avait déclaré qu’il épousait sa femme sans l’aimer, et qu’il se sentait entraîné vers Noémie. Ce fait, joint à quelques autres, pouvait faire une preuve de circonstance, assez faible il est vrai, mais suffisante pour éveiller le doute dans l’esprit d’un juré, et c’est déjà une bonne chance avec le système d’unanimité qui prévaut ici. Souvent Victor visitait son père toujours sous les verrous, pour lui faire part du fruit de ses recherches et le consoler ; mais le prisonnier ne faiblissait point ; seulement quand le spectre de l’échafaud passait devant ses yeux avec sa honte éternelle, il frémissait et sentait son front devenir humide : c’est que l’ignominie ne serait pas pour lui seul, mais retomberait sur sa femme et sur son enfant. Ah ! l’on peut bien être fort contre le malheur qui nous broie d’un pied impitoyable, mais jamais contre le malheur qui frappe ceux que l’on aime !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est dix heures du soir et l’on est au 15 d’octobre. Encore douze jours et le sort du prisonnier sera fixé. Entrons dans l’auberge enfumée de la mère Labourique. La Louise, veuve de son mari qui n’est qu’absent, verse à boire à deux vieux habitués ; la bonne femme s’est mise au lit et dort du sommeil des… endurcis.

— Et comme cela, Robert, vous avez-vu mon mari ? demande la Louise à l’un des buveurs.

— Comme je te vois là, ma fille, répond le vieillard, et il avale son verre.

— Nous avons pinté ensemble toute une nuit, dit l’autre vieillard.

— Et la Asselin ? continue la fille de la mère Labourique.

— Toujours à ta place, répond Robert…

— Que font-ils pour vivre… ?

— Ils mangent et boivent…

— Et pour avoir de quoi boire et manger ?

— Ils volent…

— Mais ils sont plus chanceux ou plus adroits que nous, ajouta Charlot.

— Et ils sont à la veille de se retirer des affaires, dit Robert.

— Même que ton mari m’a dit qu’il allait acheter une terre et vivre paisiblement des rentes des autres, comme un rat dans son fromage.

— Mon Dieu ! que j’ai eu de la peine ! soupira la Louise.

— Cela se comprend.

— Et Asselin ? dit la Louise.

— Pauvre comme deux Jobs.

— Ce que c’est !

— Oui, ce que c’est ! répéta Robert. Il a fermé boutique ces jours-ci, grâce au dernier tour que ton mari lui a joué. Nous étions là, et il y a deux mois au moins que cette belle affaire a eu lieu. C’est réellement un de nos meilleurs coups. La Asselin, une vraie comédienne, vient se jeter aux genoux de son mari ; la paix est faite, l’absolution accordée… Bref pendant que le mari dort enivré d’un bonheur inattendu, sa femme lui donne, je suppose, un doux baiser sur le front, et descend silencieusement de la couche nuptiale. Elle savait où prendre la clef du coffre comme la clef des champs. En un clin d’œil le tour fut joué. Asselin était ruiné bel et bien, et d’autant mieux que le feu consuma, la même nuit, le ménage et la maison dont il était propriétaire.

— Nous avons raconté cette affaire au bossu de Ste. Emmélie, mais avec une légère variante, dit Charlot. Nous nous sommes fait passer pour les victimes…

La porte de l’auberge s’ouvrit tout à coup, et tous les yeux se tournèrent vers le nouvel arrivé. Les deux compères se touchèrent du coude et clignèrent de l’œil. C’était le bossu qui entrait. Il marcha droit au comptoir. Robert et Charlot firent un pas en arrière.

— Ne vous dérangez pas, messieurs, dit le bossu, feignant de ne pas les reconnaître.

Les deux vieillards s’effaçaient petit à petit.

— Faites-moi donc l’honneur de prendre un verre avec moi, invita le bossu.

— Merci, nous venons de prendre, dit Charlot, en se retirant toujours.

— Venez donc ! sans façon… je ne bois jamais seul, dit le bossu.

Force fut aux deux voleurs de revenir près du comptoir. Le bossu ordonna trois verres et, tout en vidant le sien, il dévisageait ses nouveaux compagnons.

— Il me semble vous avoir vus déjà, dit-il.

— C’est possible, répondit Charlot, mais à coup sûr, je ne vous ai jamais vu, moi.

— Jamais ! fit le bossu en le fixant de son œil de feu.

— Du moins, répondit Charlot, je n’ai pas souvenir…

— Vous avez bien changé tous deux, depuis, reprit d’un air moqueur le bossu, et, plus heureux que le reste des mortels, vous avez rajeunis au lieu de vieillir…

Les deux vieillards se regardèrent avec inquiétude… C’est que ce soir-là ils portaient fausses barbes et perruques noires. Ils jetèrent un coup d’œil rapide dans la porte pour s’assurer que le nouvel ami était bien seul, puis, comme la timidité n’était pas de longue durée chez eux, ils reprirent leur aplomb.

— Si nous avons changé, reprit Charlot, vous avez dû changer, vous aussi, car, foi de gentilhomme, nous ne nous rappelons pas vous avoir jamais vu avec cet apanage sur le dos…

Le bossu devint vert de stupeur et ne répliqua rien, mais il comprit que Paméla avait parlé… Charlot crut avoir blessé la susceptibilité du monsieur, et lui fit des excuses. Allons ! pensa le bossu, Paméla n’a peut-être rien dit… Et il reprit toute son assurance.

— Je vous connais, mes amis, dit-il, si vous ne me connaissez pas. Vous m’avez proprement dévalisé, il n’y a pas longtemps, pour me récompenser de vous avoir bien accueillis. Vous voyez que je vous connais bien et que je sais où vous prendre. Je lis à travers les masques et je descends jusqu’au fond des cœurs. Robert Picouille, Charlot Grismouche, vous êtes deux heureux gaillards, car depuis quarante ans vous courez après la potence sans pouvoir l’atteindre… Vous voyez que je vous sais par cœur. Il n’y a pas d’oreille indiscrète ici, je suppose, et je puis parler sans crainte ?

— Personne autre que vous et moi, dit la Louise…

— Et la mère Labourique dort sur les deux oreilles ? demanda le bossu.

— Oui, et quand même elle entendrait, vous n’auriez rien à craindre.

— Oh ! je la connais ; aussi ce n’est pas comme mesure de précaution, mais par convenance, que je m’informe d’elle, répliqua le bossu.

Puis s’adressant aux deux voleurs.

— Bien ! franchement, savez-vous mon nom, vous autres ?

— Nous croyons le savoir, répondit Robert, vous êtes M. Chèvrefils…

— Oui, mais j’ai un autre nom encore…

Les deux voleurs se regardèrent pour s’interroger.

— Il n’est pas nécessaire de tout dire aujourd’hui, répondit Charlot.

— Nous nous tenons sur la défensive, ajouta Robert.

Le bossu fit une grimace :

— Eh bien ! dit-il, je n’attaque pas. Ce que j’ai à vous dire aujourd’hui, c’est que j’ai besoin de vous.

— Fort bien, à votre service ! répondirent les escrocs.

— Vous avez entendu parler de Djos, le Pèlerin de Ste. Anne ? demanda le bossu.

Les vieillards se mirent à rire…

— Vous savez qu’il a tué la femme de Picounoc son voisin ?…

— Connu ! connu ! dirent les vieillards… et ensuite il s’est brûlé bêtement dans sa grange.

— Pas du tout ! il ne s’est pas réduit en cendres, mais il s’est rendu invisible pendant vingt ans…

— Ah !… et comment ?…

— En allant faire la chasse dans les régions du nord…

— Tiens ! exclamèrent les escrocs, intéressés à ce récit.

— Et il est revenu il y a quinze jours avec son camarade l’ex-élève ou Paul Hamel, qui lui aussi s’était fait trappeur…

— Mais, Batiscan ! la farce est belle, s’écria Charlot.

— Impayable ! ajouta Robert.

— Je ne serai pas fâché de lui prouver ma reconnaissance pour les services qu’il m’a rendus autrefois, dit Charlot.

— J’ai bonne mémoire aussi moi, continua Robert.

— Et vous, monsieur Chèvrefils, avez-vous la bosse de la reconnaissance ? demanda Charlot.

— Vous ne l’aviez pas jadis, ajouta Robert…

— Vous êtes des drôles, répondit le bossu, mais il ne s’agit pas de cela pour le moment.

— Parlez, vos serviteurs vous écoutent.

— Voici ce que je veux. Picounoc a fait arrêter le meurtrier. La preuve qu’il va produire est forte, mais, en pareil cas, nulle précaution n’est de trop, et il voudrait avoir des témoins pour corroborer le fait…

— Je comprends, dit Charlot… C’est un moyen comme un autre de faire son chemin… vers le pénitencier.

— Il n’y a rien à craindre, dit le bossu.

— Au contraire, répondit Robert… le parjure…

— Vous vous effrayez de rien ; voici, écoutez bien ! Vous n’avez pas vu commettre le meurtre, mais vous vous êtes rencontrés à Montréal ou ailleurs avec l’assassin — rien de plus aisé — et vous avez surpris quelques paroles compromettantes, comme celles-ci, par exemple, qu’il disait à son compagnon : J’ai peur d’arriver !… Ce meurtre que j’ai commis n’a peut-être pas été oublié… Si j’étais reconnu !… arrêté ! Rien que cela, ou quelque chose de semblable. Vous ne courez aucun danger. Si l’ex-élève veut contredire vos témoignages, il sera seul et vous serez deux ! Deux contre un, c’est la victoire…

— Nous y penserons, répondit Charlot. Combien cela paie-t-il ?

— Je vous donne quittance… Est-ce assez généreux ?

— Oh ! oui, nous n’espérions pas tant… mais…

— Quoi ?

— C’est déjà fondu joliment… et voici l’hiver qui approche…

— Vous êtes impitoyables.

— Bah ! vous êtes riche, monsieur Chèvrefils,… et puis le Pèlerin… quelle satisfaction pour vous !… comme cela se présente bien !

— Vous comprenez que ce n’est pas mon affaire…

— Quel dévouement ! fit Charlot avec un sérieux comique.

— Voyons ! vous aurez chacun vingt dollars, est-ce dit ?

— Qu’en dis-tu, Charlot ?

— Qu’en penses-tu, Robert ?

— Va ! pour vingt piastres chacun ; mais c’est peu pour le service… dit Robert…

— Et quand le terme criminel ?

— Le vingt-sept de ce mois, répondit le bossu.

— Nous serons à Montréal, vous nous ferez servir les « subpœnas » à l’auberge du Bœuf-gras, près de Bonsecours : Robert Picouille et Charlot Grismouche, bourgeois…

Le bossu, de retour chez lui, fit un brin de toilette et, tout en faisant une petite marche pour se dégourdir, se rendit chez madame Gagnon.

— Il faut que vous me rendiez un petit service, lui dit-il entre mille autres choses. Je voudrais connaître les moyens de défense que va employer Victor pour essayer de sauver son père…

— Ses moyens de défense ? répéta la vieille femme en ruminant.

— Oui, ce qu’il va dire, ce qu’il va faire, ce qu’il va essayer de prouver, ou de nous empêcher de prouver… Quand je dis nous… ce n’est pourtant pas mon affaire…

— Alors, pour vous être agréable, j’irai voir Noémie et Victor ; je tâcherai de les faire parler ; ils ne se défieront pas de moi.