Pierre Curie (Marie Curie)/2

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CHAPITRE II

RÊVES DE JEUNESSE. — PREMIERS TRAVAUX SCIENTIFIQUES. — DÉCOUVERTE DE LA PIÉZOÉLECTRICITÉ.


Pierre Curie était encore fort jeune quand il commença ses études supérieures en préparant la licence de physique. Il suivait les cours et les travaux pratiques de la Sorbonne, et avait, de plus, accès au laboratoire du professeur Leroux, dans l’ancienne École de pharmacie, où il aidait à la préparation des cours de physique. En même temps, il prenait l’habitude du laboratoire en travaillant avec son frère Jacques, qui était alors préparateur des cours de chimie auprès de Riche et Jungfleisch.

Pierre Curie fut reçu licencié ès-sciences physiques à l’âge de dix-huit ans. Pendant ses études, il fut remarqué par Desains, directeur du laboratoire des Hautes-Études, et par Mouton, sous-directeur du même laboratoire. Grâce à leur appréciation, il fut nommé, à dix-neuf ans, en 1878, préparateur de Desains à la Faculté des Sciences de Paris et chargé des manipulations de physique des élèves ; il occupa cette situation pendant cinq ans, et c’est alors qu’il fit ses premières recherches expérimentales.

On peut regretter qu’en raison de sa situation de fortune, Pierre Curie ait été obligé d’accepter un poste de préparateur dès l’âge de dix-neuf ans, au lieu de continuer librement ses études pendant deux ou trois ans encore. Absorbé par ses occupations professionnelles et par ses recherches, il dut renoncer à suivre les cours de mathématiques supérieures et ne passa plus d’examens. Par contre, il fut dispensé des obligations du service militaire, conformément aux avantages accordés à cette époque aux jeunes gens qui prenaient l’engagement de servir dans l’enseignement public.

C’était alors un jeune homme grand et mince, aux cheveux châtain, d’aspect timide et réservé. L’impression d’une vie intérieure profonde se dégage pourtant du jeune visage tel qu’il apparaît sur une bonne photographie du groupe familial composé par le docteur Curie, sa femme et ses deux fils. La tête est appuyée sur la main dans une pose d’abandon et de rêverie, et on ne peut s’empêcher de trouver frappante l’expression des grands yeux limpides à la forme allongée qui semblent suivre quelque vision intérieure. Son frère auprès de lui offre un contraste saisissant par ses cheveux bruns, son regard plein de vivacité et son allure décidée.

Les deux frères s’aimaient tendrement et vivaient en bons camarades, ayant coutume de travailler en commun au Laboratoire et de se promener ensemble aux heures de liberté. Ils avaient quelques amis d’enfance, avec lesquels ils conservèrent des relations affectueuses par la suite : Louis Depoully, leur cousin, qui devint docteur en médecine, Louis Vauthier, qui devint également médecin, Albert Basille, qui devint ingénieur des postes et télégraphes.

Pierre Curie m’a raconté les souvenirs très vifs qu’il conservait de vacances passées à Draveil, au bord de la Seine, où, avec son frère Jacques, il faisait sur la rivière de longues randonnées, agrémentées de bains en pleine eau et de plongeons ; les deux frères étaient excellents nageurs. Ils étaient aussi capables de marcher pendant des journées entières, ayant acquis de bonne heure l’habitude de parcourir à pied les environs de Paris. Parfois aussi, Pierre Curie s’engageait dans des excursions solitaires qui convenaient bien à son esprit méditatif. Il lui arrivait en ce cas d’oublier l’heure et d’atteindre l’extrême limite de ses forces. S’absorbant dans la contemplation ravie des choses extérieures, il ne voulait pas songer aux difficultés matérielles.

Dans des pages de journal écrites en 1879[1], il exprimait ainsi l’influence salutaire exercée sur lui par la campagne : « Oh ! quel bon temps j’ai passé là, dans cette solitude bienfaisante, bien loin des mille petites choses agaçantes qui, à Paris, me mettent au supplice. Non, je ne regrette pas mes nuits passées dans les bois et mes journées qui coulaient toutes seules. Si j’avais le temps, je me laisserais bien aller à raconter toutes les rêvasseries que j’ai faites. Je voudrais aussi décrire ma délicieuse vallée, toute embaumée de plantes aromatiques, le beau fouillis si frais et si humide que traversait la Bièvre, le palais des fées aux colonnades de houblon, les collines rocailleuses et rouges de bruyère sur lesquelles on était si bien. Oui, je me souviendrai toujours avec reconnaissance du bois de la Minière ; c’est de tous les coins que j’ai vus jusqu’ici celui que j’ai le plus aimé et où j’ai été le plus heureux. Je partais souvent le soir et je remontais la vallée ; je revenais avec vingt idées en tête ».

Ainsi, chez Pierre Curie, la sensation de bonheur éprouvée à la campagne se liait à la possibilité de réflexion tranquille. La vie courante, avec ses obligations et ses nombreuses causes de dérangement, ne lui permettait pas de se concentrer en lui-même, et c’était pour lui une cause de souffrance et d’inquiétude. Il se sentait destiné à la recherche scientifique. C’était pour lui un besoin impérieux d’approfondir et de comprendre les phénomènes pour s’en former une théorie satisfaisante. Mais en essayant de fixer son esprit sur quelque problème, il en était fréquemment détourné par une multiplicité de causes futiles qui troublaient ses réflexions et le plongeaient dans le découragement. Sous le titre : « Un jour comme bien d’autres », il écrivait dans son journal le récit des événements puérils qui avaient rempli une de ses journées sans laisser de place au travail utile. Il concluait : « Voilà ma journée et je n’ai rien fait. Pourquoi ? » Plus loin, il revenait sur le même sujet, et écrivait, prenant comme titre une ligné extraite d’un auteur célèbre :

« Étourdir de grelots l’esprit qui veut penser[2] ».

« Pour que, faible comme je le suis, je ne laisse pas ma tête aller à tous les vents, cédant au moindre souffle qu’elle rencontre, il faudrait que tout fût immobile autour de moi ou que lancé comme une toupie qui ronfle, le mouvement même me rende insensible aux choses extérieures.

» Lorsqu’en train de tourner lentement sur moi-même, j’essaye de me lancer, un rien, un mot, un récit, un journal, une visite m’arrêtent et peuvent reculer ou retarder à jamais l’instant où, pourvu d’une vitesse suffisante, je pourrais malgré ce qui m’entoure, me concentrer en moi-même… Il nous faut manger, boire, dormir, paresser, aimer, toucher aux choses les plus douces de cette vie, et pourtant ne pas succomber ; il faut qu’en faisant tout cela, les pensées anti-naturelles auxquelles on s’est voué restent dominantes et continuent leur cours impassible dans notre pauvre tête ; il faut faire de la vie un rêve et faire d’un rêve une réalité. »

Cette analyse aigüe, d’une lucidité assez surprenante chez un jeune homme de vingt ans, évoque d’une manière admirable le milieu nécessaire aux plus hautes manifestations de la pensée ; elle comporte un véritable enseignement qui, s’il était compris, faciliterait la route aux esprits rêveurs capables d’ouvrir pour l’humanité des voies nouvelles.

L’unité de pensée vers laquelle tendait Pierre Curie était troublée non seulement par ses obligations professionnelles et sociales, mais aussi par ses goûts, qui le poussaient vers une culture littéraire et artistique étendue. Comme son père, il aimait la lecture et ne craignait pas d’aborder les œuvres littéraires ardues ; à quelque critique faite à ce sujet, il répondait volontiers : « Je ne déteste pas les livres ennuyeux ». C’est qu’il était séduit par la recherche de la vérité qui s’associe parfois à une rédaction dépourvue d’agrément. Il aimait aussi la peinture et la musique et allait volontiers voir des tableaux ou assister à un concert.

Quelques fragments de poésies, transcrits de sa main, sont restés dans ses papiers.

Mais toutes ces préoccupations étaient subordonnées à ce qu’il estimait être sa vraie tâche, et quand son imagination scientifique n’était pas en pleine activité, il se sentait en quelque sorte incomplet. Son inquiétude s’exprimait en paroles émouvantes, inspirées par la souffrance des périodes de dépression passagères. « Que serai-je plus tard ? » écrivait-il. « Bien rarement je suis tout à moi ; ordinairement, une portion de mon être est endormie. Mon pauvre esprit, es-tu donc si faible que tu ne puisses réagir sur mon corps ? Ô mes pensées ! vous êtes donc bien peu de chose ! C’est en mon imagination que j’aurais le plus confiance pour me tirer de l’ornière, mais j’ai bien peur qu’elle ne soit morte. »

Malgré les hésitations, les doutes et les instants perdus, le jeune homme arrivait peu à peu à trouver sa voie et à affermir sa volonté ; il s’engageait résolument dans des recherches scientifiques fructueuses, à un âge où bien des futurs savants ne sont encore que des élèves.

Son premier travail, fait en collaboration avec Desains, est relatif à la détermination des longueurs d’onde calorifiques à l’aide d’une pile thermoélectrique et d’un réseau formé de fils métalliques. Ce procédé, alors complètement nouveau, a depuis été repris fréquemment pour l’étude de cette question.

Il entreprit ensuite un travail sur les cristaux, en collaboration avec son frère, qui, après avoir passé sa licence, était préparateur de Friedel au laboratoire de minéralogie de la Sorbonne. Ce travail conduisit les deux jeunes physiciens à un grand succès : la découverte du phénomène nouveau de piézoélectricité, qui consiste en une polarisation électrique produite par la compression ou la dilatation des cristaux dépourvus de centre de symétrie. Cette découverte n’était point l’effet du hasard ; elle fut amenée par des réflexions sur la symétrie de la matière cristalline, qui ont permis aux deux frères de prévoir la possibilité de cette polarisation. La première partie du travail a été faite au laboratoire de Friedel. Avec une habileté expérimentale rare à leur âge, les jeunes physiciens ont réussi à poursuivre l’étude complète du nouveau phénomène, ont établi les conditions de symétrie nécessaires à sa production dans les cristaux, ont donné ses lois quantitatives remarquablement simples, ainsi que sa grandeur absolue pour certains cristaux. Plusieurs savants étrangers très connus (Rœntgen, Kundt, Voigt, Riecke) ont fait des recherches dans cette voie nouvelle ouverte par Jacques et Pierre Curie.

La deuxième partie du même travail, beaucoup plus difficile à réaliser au point de vue expérimental, concerne le phénomène de déformation que présentent les cristaux piézoélectriques, quand ils sont soumis à l’action d’un champ électrique. Ce phénomène, prévu par Lippmann, a été mis en évidence par les frères Curie. La difficulté de cette recherche résidait dans la petitesse des déformations qu’il s’agissait d’observer. Desains et Mouton mirent à la disposition des deux frères une pièce écartée du Laboratoire de physique où ils purent mener à bien leurs expériences délicates.

De ces recherches, autant théoriques qu’expérimentales, ils déduisirent aussitôt un résultat pratique, sous la forme d’un appareil nouveau, le quartz piézoélectrique, qui sert à mesurer, en valeur absolue, de faibles quantités d’électricité, ainsi que des courants électriques de faible intensité. Cet appareil a, plus tard, rendu de grands services dans les recherches sur la radioactivité[3].

Au cours de leurs recherches sur la piézoélectricité, les frères Curie durent employer des dispositifs électrométriques. Ne pouvant utiliser tel quel l’électromètre à quadrants connu à cette époque, ils ont établi de cet instrument un nouveau type, mieux adapté aux besoins de leur travail, et généralisé ensuite en France sous le nom d’électromètre Curie.

Ces années de collaboration entre les deux frères, toujours intimement unis, furent ainsi heureuses et fécondes. Leur amitié et leur passion pour la science leur servaient de stimulant et de soutien. Au cours du travail commun, la vivacité et l’énergie de Jacques étaient un secours précieux pour Pierre, plus aisément absorbé dans ses pensées.

Toutefois cette belle et étroite collaboration ne dura que peu d’années. En 1883, Pierre et Jacques Curie furent obligés de se séparer ; Jacques partit à Montpellier, comme maître de conférences de minéralogie. Pierre venait d’être nommé chef de travaux à l’Ecole de physique et de chimie industrielles, fondée par la ville de Paris sous l’impulsion de Friedel et de Schützenberger, qui en devint le premier directeur.

Les travaux remarquables faits par Jacques et Pierre Curie sur les cristaux leur ont valu, beaucoup plus tard, il est vrai, l’attribution du prix Planté, en 1895.





  1. Pierre Curie n’a pas laissé de véritable Journal, mais seulement un petit nombre de pages écrites pendant une courte période de sa vie, au hasard des circonstances.
  2. Victor Hugo, Le Roi s’amuse.
  3. La propriété piézoélectrique du quartz a reçu récemment une application importante : elle a été utilisée par P. Langevin pour la production d’ondes élastiques de haute fréquence (ultra-sons), émises dans l’eau, dans le but de la détection d’obstacles sous-marins. Cette même méthode peut servir d’une manière plus générale à explorer les profondeurs de la mer. On voit ainsi, une fois de plus, comment la spéculation pure peut conduire à une découverte utilisable plus tard dans des directions imprévues.