Pierre Leroy-Beaulieu (Raphaël-Georges Lévy)

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Pierre Leroy-Beaulieu (Raphaël-Georges Lévy)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 548-567).
PIERRE LEROY-BEAULIEU


I

Pierre Leroy-Beaulieu naquit le 25 septembre 1811, à Montplaisir, dans cette résidence de l’Hérault, qui est devenue le second berceau de sa famille, dont la ligne paternelle était originaire de Lisieux, en Normandie. Cet ancien rendez-vous de chasse avait été acquis, au début du XIXe siècle, par M. Barbot, grand-père de Mme Michel Chevalier, qui fabriquait des draps de troupe et s’était associé son gendre Fournier, teinturier. La famille de ce dernier fut à peu près ruinée par la Révolution : on raconte qu’il se trouva un jour en face d’une chambre remplie d’assignats, reçus en paiement de ses fournitures, et qui avaient alors perdu toute valeur. C’était une leçon d’économie politique donnée par avance à ses illustres descendans. Sous le premier Empire, la fortune se rétablit. La résidence de Montplaisir fut agrandie. Plus tard, Michel Chevalier s’occupa beaucoup du domaine : il y fit de nombreuses plantations, que son gendre Paul Leroy-Beaulieu continue avec amour ; il sait que les arbres sont aussi nécessaires à un pays que les enfans, et il prêche d’exemple en multipliant les pins et les chênes verts autour de sa maison, dans un rayon qui va sans cesse en augmentant. Au cours de ses promenades matinales, celui en qui nous saluons le chef incontesté de la science économique française se plaît à examiner chacun de ses baliveaux et mesure la croissance des jeunes plants. En veillant ainsi sur les bois dont le développement doit profiter à toute une région, il témoigne de cet heureux mélange de science et de pratique, qui donne à ses travaux un caractère si particulier et ajoute à la force de la théorie celle de sa confirmation expérimentale.

Tous ses enfans sont nés à Montplaisir, tous ont habité avec lui, jusqu’à leur mariage, cet hôtel de l’avenue du Bois-de-Boulogne, où l’arrière-grand’mère de Pierre, Mme Fournier, vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, pieusement entourée de ses descendans. Comme, pendant les dernières années de sa vie, l’aïeule ne pouvait plus se déplacer, sa fille ne la quitta pas, restant ainsi à Paris pendant dix étés consécutifs et renonçant, pendant cette période, au séjour de l’Hérault qu’elle aimait profondément.

Nous insistons à dessein sur ces quelques souvenirs anecdotiques, parce qu’ils servent à marquer l’intimité de la vie de foyer, au milieu de laquelle Pierre Leroy-Beaulieu se forma. Il reçut l’empreinte de ces générations successives d’hommes et de femmes attachés à leur devoir, consciens de leur rôle social, pénétrés de cette vérité fondamentale que la patrie est l’agrégat des familles, et que celles-ci sont les cellules essentielles dont la force fait celle du pays.

Dans une notice lue à l’Académie des Sciences morales et politiques sur Anatole Leroy-Beaulieu, le secrétaire perpétuel, M. Stourm, rappelait les brillans succès scolaires obtenus par lui et par son frère Paul, qui se partageaient les prix d’honneur et les nominations au Concours général. Pierre ne fut pas un élève moins distingué que son père et son oncle : dans toutes ses classes, il a remporté le prix d’excellence, témoignage d’efforts soutenus et heureux dans toutes les branches de l’enseignement, d’une application constante au travail, d’un esprit ouvert à toutes les variétés de la culture humaine ; lui aussi obtint de nombreux prix et accessits au Concours général.

Dès cette époque, ses ascendans devinaient en lui le digne héritier d’une longue tradition ancestrale et prévoyaient les succès qui attendaient dans la vie cet enfant remarquablement doué et d’un caractère aussi sérieux que son intelligence était précoce. Sa grand’mère, Mme Michel Chevalier, l’entourait de soins particuliers. Sa mère, autre femme supérieure, qui avait à un degré très élevé le sens de la chose publique, rêvait pour son fils une carrière politique : ce fut à elle que sa première élection à la Chambre causa la joie la plus vive, et elle suivit avec l’intérêt le plus passionné ses débuts à la tribune.

Au sortir du lycée, il voulut entrer à l’Ecole polytechnique. Afin de ne se laisser distraire par rien du but qu’il s’était proposé, il s’enferma, pour préparer son examen, chez un prêtre qui habitait en face de l’Ecole : de la fenêtre de son cabinet de travail, le candidat voyait les hautes murailles de la maison séculaire de la rue Lhomond, qui devint sienne en 1890, à la date même qu’il s’était fixée. Il en sortit pour faire son stage d’officier d’artillerie à Fontainebleau.

Dès son séjour dans cette ville, il commença à tourner son esprit vers les occupations qui devaient être celles de sa vie. C’est là qu’il écrivit, au mois de février 1894, son premier article pour l’Économiste français, la revue fondée, il y aura bientôt un demi-siècle, par son père, dont l’action est si grande et le nom si justement réputé. Le choix du sujet, l’entrée des Français à Tombouctou, indiquait à lui seul le programme d’une partie de l’activité future de Pierre Leroy-Beaulieu. Son ardente curiosité était attirée par les continens nouveaux qui s’ouvraient à la civilisation européenne, et par les nombreux problèmes que soulève l’administration des vastes territoires que nos admirables officiers ont annexés à la mère patrie. Il n’ignorait pas l’intérêt que son père portait aux questions africaines : c’était un témoignage d’affection filiale qu’il lui donnait en débutant par cette étude. En 1895, le jeune lieutenant d’artillerie entreprit un voyage autour du monde, qui, dans sa pensée comme dans celle des siens, était le complément indispensable de son éducation et qui, en le mettant en contact direct avec les diverses parties du globe, devait lui donner cette connaissance immédiate des hommes et des choses, aujourd’hui plus nécessaire que jamais pour la formation complète de l’intelligence et la conduite des affaires publiques et privées.

Au cours de ces voyages ou plutôt de ces séjours à l’étranger, pas une minute n’était perdue, toute l’intensité d’une observation pénétrante était mise au service d’un esprit admirablement préparé à comprendre les sociétés, si différentes de la nôtre, dont il analysait les ressorts pour nous en expliquer la marche. C’est dans une vingtaine d’articles publiés par la Revue des Deux Mondes, de 1896 à 1905, et dans quelques centaines d’articles parus dans l’Économiste français au cours des vingt dernières années que se trouve la meilleure part du trésor de documens et de réflexions amassé par notre collaborateur dans les deux hémisphères. L’Afrique, l’Australie, le Japon, les États-Unis, le Mexique, la Sibérie, la Chine l’ont successivement attiré ; il s’est particulièrement étendu sur le problème chinois, qui parait sommeiller en ce moment, mais qui se réveillera certainement au cours du XXe siècle et qui réserve plus d’une surprise à nos descendans.

Il cessa d’écrire à la Revue pendant les années suivantes, à cause de nombreuses occupations qui absorbèrent son activité. A l’Economiste français, il prit place en 1910, comme directeur-adjoint, aux côtés de celui qui était, de toutes façons, son maître, son inspirateur, qui avait été son éducateur et qui se plaisait à voir en lui le digne continuateur de sa grande œuvre. Il nous donna en 1912 un dernier article sur l’Organisation de l’empire britannique, à propos de la conférence impériale de Londres et des élections canadiennes.

Son département à l’Economiste français fut celui des Affaires étrangères : il y étudiait les problèmes économiques, financiers, sociaux qui se présentent dans le monde moderne avec une rapidité et une intensité croissantes, et qui réclamaient à tout instant les investigations d’un écrivain si bien préparé à initier le lecteur français aux problèmes qu’il abordait. Cette collaboration a duré jusqu’à la fin de sa vie. Elle fut féconde ; elle obligeait le savant à faire part au public du fruit de ses immenses lectures, nous disons avec intention qu’elle l’obligeait : car, chose curieuse, ce n’était qu’à la dernière minute qu’il se décidait à écrire ses articles, qu’il envoyait souvent en deux ou trois morceaux à l’imprimerie, impatiente de recevoir la copie attendue. Il avait cela de commun avec le célèbre chroniqueur politique de la Revue, Forcade, que Buloz était obligé d’enfermer à double tour lorsque arrivait l’heure de lui réclamer son manuscrit. Ce n’est que sous cette menace qu’il écrivait des pages demeurées classiques sur la politique étrangère. Pierre Leroy-Beaulieu éprouvait cette hésitation à prendre la plume, dont souffrent parfois les hommes dans le cerveau desquels se pressent le plus grand nombre d’idées. Il était tellement plein de son sujet, qu’il cherchait, non pas ce qu’il avait à dire, mais ce qu’il fallait taire. De là cette méthode de travail in extremis, qui amenait, dans les heures des repas de famille, une irrégularité acceptée avec une bonne grâce souriante par celle qui fut son admirable compagne.

C’est en 1900 qu’il avait épousé Mlle Hourblin. Le mariage fut célébré dans la cathédrale de Reims. N’y a-t-il pas quelque chose d’émouvant à rapprocher ce souvenir du nom d’une autre basilique non moins vénérable, aussi étroitement liée à notre histoire, celle de Soissons, devant laquelle, quinze ans plus tard, devait tomber celui à qui tous les présages de bonheur semblaient sourire à l’aurore du siècle nouveau ? Lorsqu’il mit sa main dans la main de sa fiancée, au pied de l’autel où le primat des Gaules sacrait jadis les rois de France, quels glorieux souvenirs il dut évoquer, en se promettant à lui-même de faire en toute circonstance son devoir envers lui-même, envers la famille qu’il allait fonder, envers la patrie !

Pour cela, la plume ne lui suffisait pas. Il lui fallait la vie politique, les luttes oratoires, la tribune, où il pourrait défendre ses idées et proclamer ce qu’il croyait nécessaire au salut de son pays. Dès 1902, il se présenta à Lodève aux élections législatives : il vit aussitôt se grouper autour de lui des partisans ardens et enthousiastes ; à la suite d’une réunion électorale, il fut porté en triomphe par les auditeurs ; il reconquit à ses idées tout un canton qui avait passé à l’opinion adverse. Néanmoins, il ne fut pas élu. Le gouvernement le combattit, comme il ne cessa de le faire en toute circonstance, comme il avait déjà combattu son père. Quel est cependant le régime qui ne se sentirait honoré d’avoir au Parlement des hommes de cette valeur ? Conçoit-on que les finances françaises soient gérées sans qu’un Leroy-Beaulieu soit appelé à donner son avis ? Et ne songe-t-on pas, en présence d’une attitude aussi mesquine, aux pays où les hommes qui sont au pouvoir prennent eux-mêmes soin de faire entrer aux Chambres les représentans les plus éminens de l’opposition constitutionnelle, His Majesty’s opposition, comme on dit en Angleterre ?

Ce fut quatre ans plus tard, en 1906, que Pierre Leroy-Beaulieu fut élu député de la première circonscription de Montpellier. La lutte avait été des plus vives. Il avait rallié à lui toutes les nuances de l’opinion libérale et de l’opinion conservatrice. L’élection eut lieu à 500 voix de majorité : ce fut, au premier tour, le seul siège gagné en France contre le parti radical. La Chambre ordonna une enquête et invalida le député de Montpellier, qui sortit de la salle des séances en lançant cette apostrophe : « Au revoir, messieurs, à l’année prochaine ! » On était en décembre 1906. Au mois d’avril 1907, une nouvelle élection eut lieu. Les adversaires eurent recours aux moyens les plus violens. Une première tentative criminelle ayant échouée des coups de feu furent dirigés contre Pierre Leroy-Beau-lieu, un soir qu’il venait d’une réunion à Vailhauques, village situé à une quinzaine de kilomètres du chef-lieu : une balle, passant à la hauteur du cœur, le frappa à l’avant-bras. Ses ennemis prétendirent qu’il s’était tiré lui-même un coup de pistolet. Il ne fallut rien moins que le rapport décisif de M. Sibille pour démontrer le guet-apens. Une majorité plus forte que celle de l’année précédente, mille voix au lieu de cinq cents, renvoya Pierre Leroy-Beaulieu au Palais-Bourbon ; il devait y occuper son siège pendant deux législatures consécutives.

A son métier d’écrivain, à ses fonctions de représentant, il avait ajouté une troisième branche d’activité, qui ne convenait pas moins bien à son tempérament, celle du professeur. Dès 1899, l’Ecole des Sciences politiques l’appela à lui. Ses voyages et ses travaux le désignaient pour siéger aux côtés du savant qui avait été le créateur, rue Saint-Guillaume, de l’enseignement de la géographie commerciale et de la statistique. Sa parole claire, la solidité de ses connaissances, l’autorité avec laquelle, malgré sa jeunesse, il s’imposait à l’attention de ses auditeurs, firent de lui l’un des maîtres les plus écoutés de nos étudians.

C’est dans cette triple direction que s’est exercée, avec une intensité remarquable, l’activité du publiciste, de l’homme politique, du professeur. Nous allons reprendre successivement l’analyse de ses travaux dans les trois ordres, avant d’arriver à la page la plus glorieuse de cette noble existence, si prématurément et si cruellement fauchée dans sa fleur.


II

Les deux caractères dominans des articles et des livres de Pierre Leroy-Beaulieu sont l’abondance des matériaux et la vigueur d’une pensée, qui se traduit par des jugemens, sur les hommes et les choses, d’une netteté singulière.

De fortes études littéraires et scientifiques, poursuivies sans relâche depuis l’âge le plus tendre jusqu’à la fin de l’adolescence, avaient meublé son esprit. Une mémoire très sûre lui permettait de ne rien perdre des précieuses semences qu’il avait récoltées si abondamment. Le contact direct qu’il prit, dès son entrée dans la vie, avec les peuples des principales parties du globe, lui fournit des trésors de faits et d’observations. C’est dans cette Revue qu’il publia les principaux chapitres des volumes qui devaient être le fruit de ses premières enquêtes sociales et économiques.

Le lecteur est frappé, dès l’abord, par l’acuité de sa vue, la précision de ses jugemens, la portée de ses prédictions. Dans le premier travail de lui que publie la Revue des Deux Mondes, le 15 février 1890 : Boers et Anglais, il pressent les événemens qui se produiront trois ans plus tard, et décrit par avance la guerre de l’Afrique australe. « Sans doute l’Angleterre, dit-il, après d’énormes sacrifices et une longue lutte, viendra à bout des Boers, mais à quel prix ? Au point de vue de l’industrie minière, ce serait une désorganisation complète… Cette guerre, entreprise en vue de la favoriser, serait le pire désastre qui pût l’atteindre. » Il disait vrai, et il a fallu plusieurs années à cette industrie pour retrouver la prospérité dont elle jouissait sous l’ancien régime. Heureusement, l’admirable esprit politique de l’Angleterre lui a fait organiser l’Afrique du Sud de telle sorte qu’elle n’y compte plus aujourd’hui que de loyaux sujets.

On demeure surpris de la maturité d’esprit de cet homme de vingt-quatre ans, qui discerne chez les peuples qu’il observe les traits essentiels de leur organisation politique, qui dessine, d’une main sûre, le tableau de leur origine, de leur constitution, qui montre le fort et le faible de chacun d’eux. Quelle page d’histoire que celle qui commence son chapitre de l’Australasie, « chef-d’œuvre, comme il l’appelle, de la colonisation anglaise, centre de production d’une extraordinaire activité, théâtre d’expériences sociales de toute sorte ! »

Après avoir comparé les îles de la Nouvelle-Zélande avec leurs hautes montagnes et leur relief mouvementé, à un morceau d’Europe émergé aux antipodes, il nous dépeint l’Australie en quelques traits : il la compare au continent africain, pour sa massive lourdeur, ses côtes inhospitalières, ses déserts, le climat des régions de l’intérieur, le manque de bonnes communications fluviales, qui constitue une de ses grandes infériorités. L’eucalyptus est presque le seul arbre australien : son feuillage est si maigre qu’il ne forme point de forêts. En ces quelques mots, nous voyons apparaître la physionomie du pays. Ce qui suit nous montre la vie des habitans. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la société australienne avait été soumise à l’influence des grands propriétaires ou squatters. En 1851, la découverte de gisemens d’or en Victoria et en Nouvelle-Galles du Sud attira une foule d’immigrans, très différens des cultivateurs qui s’étaient antérieurement établis dans le pays. La vie y est large dans toutes les classes ; nulle part la démocratie n’est plus triomphante ; nulle part les innovations sociales n’ont été poussées plus loin ; nulle part l’extension des pouvoirs de l’État n’a été mise en pratique à un pareil degré.

L’une des raisons de cette évolution, si différente de celle qu’ont suivie les États-Unis de l’Amérique du Nord, originairement colonisés, eux aussi, par la Grande-Bretagne, c’est la rapidité de l’immigration qui a submergé l’Australie. En 1891, la population, qui approchait de 4 millions d’âmes, était décuple de celle de 1850. Voilà une observation très simple : peut-être cependant Pierre Leroy-Beaulieu a-t-il été l’un des premiers à la noter et à expliquer ainsi pourquoi deux États, fondés par des hommes de même race, se sont développés de façon si différente. Les nouvelles sociétés constituées dans les colonies anglaises des antipodes représentent, scion lui, au plus haut degré les tendances, bonnes ou mauvaises, de la civilisation contemporaine. L’Australie a distancé toutes ses aînées.

La faveur que les idées socialistes y ont rencontrée surprend l’observateur qui constate que l’Amérique a évolué, jusqu’à ces derniers temps, dans un sens opposé, celui de l’individualisme. Et cependant l’Australie semble plus anglaise que les États-Unis : la part des élémens étrangers aux Iles Britanniques dans sa colonisation est négligeable ; mais elle a manqué de cette base solide qu’avaient constituée aux États-Unis les descendans des Puritains et l’aristocratie des planteurs du Sud. Les mines d’or ont amené une irruption d’élémens médiocres. Les ouvriers, qui d’abord recevaient des salaires énormes, ont vu la vie devenir pour eux plus difficile, à mesure que les mines s’épuisaient. L’État, enrichi par des ventes de terres domaniales, leur est venu en aide en soutenant par des tarifs excessifs les industries naissantes, dont l’existence ne se traînait que grâce à cette protection douanière, en légiférant sur la vente des terres, en entreprenant des travaux publics inutiles, mais qui permettaient de payer de grasses journées aux sans-travail. En Nouvelle-Zélande, une étendue maximum a été imposée à la propriété foncière ; l’Etat a reçu le pouvoir d’exproprier les propriétaires dont les domaines dépassaient certaines étendues. En Nouvelle-Galles du Sud, le gouvernement a été autorisé à reprendre aux squatters une partie des terres qui leur avaient été concédées, en se bornant à réduire, en guise d’indemnité, le fermage du restant. L’Australie est aussi la terre d’élection du féminisme, et sous ce rapport, elle plaisait à Pierre Leroy-Beaulieu : la Nouvelle-Zélande et l’Australie du Sud ont accordé aux femmes le droit électoral politique.

Les expériences socialistes n’ont pas amélioré la situation, et lorsque, en 1901, l’auteur du volume : Les nouvelles sociétés anglo-saxonnes, publiait une deuxième édition de son ouvrage, il avait le droit d’affirmer que les événemens qui s’étaient déroulés depuis ses premières observations en avaient démontré l’exactitude. L’immigration s’était ralentie : ces vastes contrées n’ont plus d’attrait pour les colons. L’intervention abusive de l’Etat a enlevé à la société australienne son élasticité, sa force de récupération ; elle a diminué les énergies individuelles et tué l’esprit d’initiative. On a demandé au gouvernement de remédier à des maux contre lesquels il est impuissant, et il n’a fait que les aggraver en essayant de les guérir. Ni les hommes, ni les capitaux, dont un pays neuf ne saurait se passer ne viennent plus en Australie. Augmentation de la misère et des charges publiques, aussi lourdes qu’en France et en Angleterre, arrêt du progrès, voilà le bilan des expériences tentées dans ces régions : cependant, comme l’usine n’y joue qu’un rôle secondaire, les lois imprudentes sur le travail ne produisent pas une commotion aussi désastreuse qu’elles le feraient dans des sociétés essentiellement industrielles. Il semble d’ailleurs qu’une réaction commence à se manifester en divers endroits et que, instruits par leurs souffrances, les Australiens essayent de s’organiser d’une façon plus rationnelle.

Le second volume né des voyages entrepris par l’auteur fut celui qu’il intitula : La Rénovation de l’Asie. Publié au début de 1900, il réunissait l’ensemble de ses études sur la Sibérie, la Chine et le Japon. Il paraissait au moment où la révolte des Boxers déterminait l’envoi du corps expéditionnaire européen et japonais, chargé de délivrer les légations et de rétablir l’ordre dans la capitale de l’Empire du Milieu. Aussi deux éditions de l’ouvrage furent-elles épuisées en quelques mois. Le rapprochement des chapitres consacrés à la Sibérie et au Japon n’était pas seulement dû à un ordre géographique, suivi par Pierre Leroy-Beaulieu. Il pressentait les causes de conflit entre l’empire moscovite et son voisin du Pacifique : tout en exprimant l’espoir que les difficultés entre les deux nations pourraient se régler à l’amiable, il ne dissimulait pas à ses lecteurs l’idée qu’il se faisait de la puissance militaire du Japon ; il insistait sur la force de son armée et de sa flotte. C’est à ce pays plus qu’à aucun autre que s’appliquaient ces lignes de la préface : « La pénétration des hommes et des idées de l’Occident dans la plus vaste des parties du monde, l’application des méthodes scientifiques modernes à la mise en valeur de ses richesses longtemps endormies, en un mot la Rénovation de l’Asie, berceau de la civilisation, mais demeurée depuis tant de siècles à l’écart de tout progrès, est un phénomène de la plus haute importance. » Il est d’ailleurs de date récente : ce n’est que vers le milieu du XIXe siècle que la Russie descendit des solitudes glacées que baigne la mer d’Okhotsk pour s’emparer des rives du fleuve Amour et pousser sa frontière sur le Pacifique jusqu’au 23e degré de latitude : elle entrait ainsi en contact réel avec la Chine, que le Japon, de son côté, ne devait pas tarder à réveiller d’une longue torpeur par la campagne de 1894. L’Empire du Soleil-Levant avait donné, depuis 1868, le spectacle inattendu d’un peuple abandonnant une civilisation vieille de douze siècles et adoptant brusquement celle d’une autre race.

Le volume se termine par l’étude du problème chinois. La Chine, à l’aube du XXe siècle, présentait le spectacle d’un mauvais gouvernement, placé à la tête d’un peuple remarquable, dont les défauts sont rachetés par une endurance, une persévérance, une habileté commerciale de premier ordre. Il eût été intéressant de connaître l’opinion de l’auteur sur la dernière révolution qui a substitué la république à la monarchie et mis à la tête de la nouvelle organisation le dictateur Yuen-Chi-Kai, qui a imposé sa volonté au semblant de représentation nationale convoquée à Pékin il y a quatre ans. En montrant la faiblesse du gouvernement impérial, l’auteur laissait entendre que la voie était ouverte à l’ingérence étrangère ou à la révolution ; en insistant sur les difficultés presque insurmontables que rencontrerait la première, il indiquait que la seconde lui paraissait plus probable. Suivant une méthode excellente, il nous décrit la configuration du pays, villes et campagnes ; il nous dépeint ensuite les diverses classes d’habitans, mandarins, lettrés, hommes du peuple, leurs rapports avec les étrangers, les relations de la Cour avec les autres Puissances. Pékin est à ses yeux un symbole, sur une échelle réduite, et comme un résumé de la Chine, de l’ancienneté de sa civilisation, de son immobilité prolongée, de sa décadence. Elle diffère à la fois des villes de l’Europe et de celles de l’Orient musulman : c’est l’idée de Ninive ou de Babylone qu’évoquent les immenses murailles entourant la ville, les enceintes successives qui la divisent en quatre parties.

Après nous avoir retracé l’aspect extérieur des choses, révélateur de bien des traits du caractère national, l’auteur nous fait pénétrer dans l’âme des habitans : dès les premières lignes du chapitre consacré à la classe des lettrés, nous comprenons comment la décadence est née de ce mandarinat, qui paralyse tout effort et arrête tout progrès. Le gouvernement est dans la main d’administrateurs qui se recrutent par des examens à trois degrés auxquels tous ont accès. Comme les fonctions publiques leur sont réservées, il se forme des syndicats qui commanditent les candidats de valeur, en échange de la promesse que leur font ceux-ci de les récompenser largement lorsqu’ils seront en place. Ce seul détail indique à quelles exactions les gouverneurs de provinces, de villes, et autres mandarins devront se livrer pour payer les dettes contractées par eux, à la suite de ces examens dont le pire défaut est de porter uniquement sur des questions de style, d’écriture, de mnémotechnie, de dissertations oiseuses sur des sujets de creuse scolastique. La masse du peuple supporte néanmoins avec patience ce gouvernement, parce qu’en temps ordinaire elle n’en sent que peu l’action : elle n’est guère troublée dans la gestion des affaires de la commune, toujours fortement constituée en Extrême-Orient. La bonne humeur du Chinois est un trait de caractère remarquable : elle explique sa résignation à des misères que bien d’autres supporteraient moins aisément.

La conclusion de l’étude est que le péril jaune a été exagéré : si l’abondance de la main-d’œuvre permet d’organiser des industries dans de bonnes conditions, l’amélioration du sort des ouvriers, qui résulte de l’ouverture de fabriques nouvelles, fait d’eux des consommateurs de plus en plus importans. Le commerce extérieur d’un empire aussi vaste ne s’élève encore qu’à un chiffre insignifiant : à mesure qu’il produira sur son territoire des objets susceptibles d’être exportés, il augmentera ses importations, et la demande d’objets sur les marchés européens croîtra parallèlement à l’offre qui pourra y être faite de marchandises chinoises et japonaises. En cherchant, dans un dernier chapitre, à prévoir l’avenir, l’auteur pense qu’une fois mise en contact avec le monde occidental, le bon sens pratique de la Chine l’amènera peut-être à s’en assimiler la civilisation. Il est vrai qu’en l’an de grâce 1915, une civilisation, qui se présenterait sous les espèces d’une guerre comme celle que mène l’Allemagne, ferait peut-être hésiter les paisibles habitans de l’Empire du Milieu.

Après l’Afrique et l’Asie, Pierre Leroy-Beaulieu voulut connaître l’Amérique. Il résuma ses voyages à travers cet autre continent dans le volume intitulé : Les Etats-Unis au XXe siècle, qui parut en 1904 et eut quatre éditions successives, dont la dernière remonte à 1909. Comme les précédens, il a été traduit en plusieurs langues étrangères. Dans la préface, écrite au moment où l’Exposition de Saint-Louis célébrait le centenaire de l’annexion de la Louisiane, l’auteur soulignait l’importance qu’avait eue cet événement pour la République fédérale, qui se trouvait ainsi, au début du XIXe siècle, débarrassée de tout voisinage inquiétant et pouvait dès lors se lancer dans la voie du développement économique, sans avoir à se préoccuper d’entretenir une armée : ni le Canada au Nord, ni le Mexique au Sud, ne constituent à ce point de vue une menace pour le gouvernement de Washington. Riverains du Pacifique, les Etats-Unis vont, après l’ouverture du canal de Panama, accentuer leur politique du côté de cet Océan, où ils possèdent les Philippines, l’archipel d’Hawaï et une partie des îles Samoa. Depuis longtemps premier pays agricole du monde, ils en sont devenus aussi le premier pays industriel.

En dressant l’inventaire de leurs forces et de leurs ressources, Pierre Leroy-Beaulieu concluait qu’aucun pays neuf ne peut prétendre à un développement comparable à celui des Etats-Unis, dont l’hégémonie commerciale lui paraissait devoir s’affirmer au cours du XXe siècle sur tous les pays asiatiques ou américains riverains du Pacifique. Nous ferons des réserves en ce qui concerne la Chine et le Japon, qui ne nous paraissent pas destinés à devenir les vassaux des Américains.


III

Dès l’année 1899, M. Boutmy, ce grand découvreur d’hommes, qui sut grouper à l’Ecole des Sciences politiques tant de maîtres dont l’enseignement a exercé une influence profonde sur la jeunesse française et celle de maint pays étranger, confia un cours à Pierre Leroy-Beaulieu. Il le chargea de faire aux élèves une série de conférences sur la Russie économique. Deux ans plus tard, en 1901, le jeune professeur eut l’honneur de recueillir en partie l’héritage d’une chaire qu’Alfred de Foville abandonnait pour se consacrer à l’enseignement de l’économie politique : la chaire de géographie commerciale et de statistique. Il la partagea avec Levasseur jusqu’en 1911 et en demeura alors le seul titulaire.

Il exposait la méthode et les procédés de la statistique, en indiquant quels sont les facteurs généraux de la production et de la puissance économique des nations. Il passait en revue leurs ressources naturelles, leur situation et leur configuration géographiques ; leur population, envisagée au point de vue de la quantité et de la qualité ; les capitaux dont elles disposent. Du jeu de ces facteurs, il dégageait l’évolution des diverses contrées envisagées à ce point de vue. Chacune d’elles était étudiée sous le rapport des richesses exploitées et de celles qui sont susceptibles de l’être, en matière agricole, minière, industrielle. Les voies de communication, les échanges avec le dehors, l’expansion au-delà des frontières formaient le complément du cadre, dans lequel entraient ensuite successivement les pays passés en revue : en premier lieu, les grandes Puissances économiques : Etats-Unis, Angleterre, Allemagne ; en second lieu, les pays secondaires très avancés économiquement, comme la Belgique ; en troisième lieu, les pays européens jeunes, à évolution encore incomplète et à production peu variée, tels que les royaumes balkaniques ; en quatrième lieu, les vieux pays à population dense, en voie de rénovation, comme l’Italie et le Japon ; puis les pays neufs de colonisation et d’immigration, à vastes territoires vacans et à production extensive, dont le Canada est le type ; enfin, les pays tropicaux à population et économie primitives, comme l’Afrique occidentale française. Le cours se terminait par l’étude des principales productions et de leur distribution géographique : viandes et substances alimentaires ; textiles ; combustibles minéraux el autres sources de force ; métaux usuels et précieux ; minéraux divers. Les considérations finales s’appliquaient au commerce, agent indispensable de la distribution, à la surface du globe, de ces produits, aux grandes voies de communication internationales qu’il emprunte, au marché mondial qui lui est ouvert.

On devine avec quelle sûreté Pierre Leroy-Beaulieu guidait ses élèves sur un terrain qu’il connaissait si bien. Fortement étayé sur des chiffres soigneusement établis, son enseignement s’élevait, sans effort, à des considérations générales, qu’il savait dégager de la base solide sur laquelle il s’appuyait. L’autorité du maître grandissait chaque année. Son cours se classait peu à peu parmi ceux que l’Ecole des Sciences politiques appelle fondamentaux et qui, depuis bientôt un demi-siècle, ont formé des générations successives d’étudians, dont beaucoup, devenus hommes, jouent un rôle considérable dans la vie politique ou administrative de leurs pays.


IV

Pierre Leroy-Beaulieu siégea à la Chambre pendant deux législatures, de 1900 à 1914, comme député de l’Hérault. Il prit la parole quatre-vingt-deux fois, c’est-à-dire qu’il prononça chaque année une moyenne de dix discours, dont plusieurs, notamment ceux qu’on entendit à peu près régulièrement à l’occasion de la discussion générale du budget, méritent d’être conservés. Il ne se bornait pas, en effet, à discuter le détail des lois soumises au Parlement. Il s’efforçait d’élargir le débat ; il essayait de montrer, à des collègues, trop souvent enclins à ne voir que le petit côté des questions, la voie des réformes fécondes et durables.

La première fois qu’il monta à la tribune, le 20 juin 1906, ce fut pour défendre sa propre élection. Il le fit avec énergie et simplicité. Il n’eut pas de peine à démontrer l’inanité des accusations portées par ses adversaires, mais il n’empêcha pas la Chambre de voter l’enquête. Quelques jours plus tard, le 2 juillet, il attaqua l’élection d’un collègue qui lui paraissait entachée de fraude : il déploya ce jour-là un véritable courage : car, ainsi qu’il le disait, ce n’était pas augmenter ses chances de validation que de contester les titres d’un membre de la majorité. La Chambre l’entendit encore deux fois dans cette session : en décembre 1906, à propos d’un amendement déposé par lui, qui tendait à faire rétablir le chiffre primitif du gouvernement pour l’évaluation des propriétés non bâties, il insista sur la nécessité d’alléger le poids de l’impôt foncier. C’est ainsi que, dès ses débuts, nous le voyons entrer dans la. voie où il devait exercer son action.

Renvoyé au Parlement par une majorité plus forte que la première fois, Pierre Leroy-Beau lieu se fit, le 7 juin 1907, l’interprète des revendications du Midi, qui souffrait alors cruellement de la mévente des vins. Il intervint à plusieurs reprises, en 1907 et en 1908, à propos du projet d’impôt sur le revenu présenté par M. Caillaux. Le 17 février 1908, il combat l’impôt complémentaire, convaincu qu’il y a un danger considérable à créer une machine fiscale qui, par des tours de vis successifs, arriverait à surcharger d’une façon intolérable les revenus un peu importans : il est décevant de laisser croire à la démocratie qu’on peut réaliser les réformes destinées à améliorer le sort du plus grand nombre en puisant seulement dans la poche de quelques-uns.

Le 1er février 1909, à propos du même impôt, il s’élève contre la disposition qui prétendait confondre les revenus du mari et de la femme, pour en faire un revenu unique, alors qu’en cas de décès de l’un des conjoints, les droits de succession frappent la fortune laissée par l’autre. L’article proposé, disait-il en termes énergiques, est un impôt sur le mariage, sur la famille, une prime au divorce, au concubinage. Le 9 février, il s’élève contre l’inquisition fiscale et certaines dispositions qu’il juge de nature à porter le plus grand préjudice aux banques françaises. Il n’était que trop bon prophète. On sait combien ces menaces ont fait émigrer de capitaux. Le 16 février, alors qu’il poursuivait sa critique de plusieurs dispositions du même projet, il répondit à une interruption que lui adressait le rapporteur : « Enfant terrible, vous n’êtes pas d’accord avec vos amis, » ces fières paroles : « Je tiens à mon indépendance, je suis responsable devant ma conscience, et devant mes électeurs. Je me suis tracé une ligne de conduite et je la suis. »

Le 9 juin, il demande au gouvernement de déposer sans retard le projet de budget pour 1910. « Nous devions l’avoir en carême : c’eût été de saison, puisque nous sommes dans la période des vaches maigres ; les plus sceptiques espéraient l’avoir à Pâques ou à la Trinité. La Trinité est passée, et le budget n’est pas venu. » Il développe les fâcheuses conséquences de ce retard chronique, et compare le travail des législateurs qui étudient les finances à la dernière heure à celui des mauvais écoliers qui, n’ayant rien fait de l’année, mettent les bouchées doubles afin d’achever, vaille que vaille, leurs devoirs à la veille des vacances.

Le 8 juillet 1909, il fait un exposé lumineux de ce que doit être, selon lui, la législation douanière. Il juge utile, pour favoriser la conclusion de conventions commerciales avec l’étranger, pour nous ménager des débouchés à l’extérieur, de fournir au gouvernement certaines armes, non de combat, mais de négociation. Orientons-nous, dit-il, vers les traités de commerce. Ne nous hérissons pas de tarifs trop élevés et réfléchissons avant d’aller aux outrances de la protection exagérée.

Le 18 novembre, il critique le budget, qui a dépassé 4 milliards, et il termine par ces belles paroles : « Aussi longtemps qu’on méconnaîtra le lien indissoluble qui unit ces trois termes, la paix à l’extérieur, l’apaisement à l’intérieur, les réformes et l’économie, on pourra bien faire de vaines apparences de réformes ; en réalité, on se condamnera à l’impuissance et à la stérilité. »

Au cours de sa seconde législature, de 1910 à 1914, il fut constamment sur la brèche, pour défendre nos finances contre les excès de dépenses d’un côté, les réformes téméraires de l’autre.

Si l’on essaie de résumer l’action législative de Pierre Leroy-Beaulieu, on peut dire qu’elle ne cessa de s’exercer dans le sens de l’intérêt général. En dehors de la défense de certaines réclamations locales, qui ne prit qu’une petite place dans sa féconde activité, tous ses efforts se tournèrent vers les finances publiques, dont la gestion l’inquiétait à juste titre. La profession de foi qu’il adressait au mois d’avril 1914, à ses électeurs, résumait les opinions pour lesquelles il avait lutté. « J’ai toujours défendu et je défendrai, disait-il, contre toute atteinte, avouée ou hypocrite, contre toute restriction sectaire, la liberté sous toutes ses formes : liberté de conscience, liberté d’enseignement, liberté d’association, liberté d’opinion, liberté du travail. »

Le dernier écrit sorti de sa plume est une œuvre politique, au meilleur sens du mot. C’est une étude sur Les impôts et les revenus en France, en Angleterre et en Allemagne, qu’il publia en 1914. Frappé des erreurs qui se répètent couramment lorsqu’on nous cite en exemple le régime fiscal d’autres pays, il voulut montrer, à travers les mots, la réalité des choses, et prouver que, chez nous, avant l’institution de l’impôt sur le revenu, celui-ci existait déjà, dans une proportion souvent supérieure à celle qu’il atteint à l’étranger. Il donne les chiffres auxquels sont évalués les revenus des Français, 27 milliards ; des Anglais, 53 milliards ; des Allemands, 43 milliards de francs. La proportion prélevée par le fisc était, avant la guerre, de 11 pour 100 en Angleterre, 12 pour 100 en Allemagne, 17 pour 100 en France. Les petits et moyens revenus constituent chez nous une part plus forte de l’ensemble que chez les deux nations prises comme termes de comparaison : ceux qui soit supérieurs à 100 000 francs ne représentent que 3 pour 100 du total, au lieu de 6 en Allemagne et de 7 en Grande-Bretagne. Les taxes sur les consommations utiles, droits de douane protecteurs mis à part, ne constituent pas une portion plus forte des impôts en France qu’en Angleterre, et bien moindre qu’en Allemagne.

C’est ainsi que celui, que des électeurs peu reconnaissais et peu clairvoyans n’avaient pas maintenu à la Chambre, s’efforçait encore de se rendre utile en ouvrant les yeux de ses anciens collègues sur les dangers d’une législation mal appropriée à notre organisation sociale, et incapable, par suite, de donner les résultats que certains réformateurs prétendaient en retirer. Combien ses avis eussent été précieux au lendemain de la guerre ! A coup sûr, lors des élections prochaines, il eût reconquis de haute lutte son siège de député. A la lueur tragique de la conflagration actuelle, la nation aura appris à connaître, pour les avoir vus à l’œuvre, ses bons serviteurs, et c’est une majorité écrasante qui eût renvoyé au Palais-Bourbon des hommes comme Pierre Leroy-Beaulieu.


V

Telle fut la vie de celui qui, à l’âge où beaucoup d’hommes commencent seulement à dessiner leur carrière, avait marqué sa place dans les lettres, dans la science économique, dans la vie politique. Il ne faut pas qu’un tel exemple soit perdu. C’est autant pour donner un modèle aux générations à venir que pour rendre un dernier hommage à celui qui n’est plus, que la Revue des Deux Mondes a tenu à honorer la mémoire de Pierre Leroy-Beaulieu, et à léguer à sa fille et à ses cinq fils le témoignage durable de nos sentimens. Sans aucune exagération, il nous est permis de dire qu’il fut un homme complet. Dans toutes les directions où il la porta, son activité fut féconde ; partout, il accomplit sa tâche pleinement et brillamment.

En jetant un dernier regard sur cette existence de quarante-trois ans, nous ne pouvons nous empêcher d’admirer la façon dont elle fut remplie. A peine a-t-il atteint l’âge de raison qu’il comprend tout son devoir : lui aussi, comme son père, comme son grand-père, sera un homme utile à son pays. Cultiver son esprit, l’enrichir de la plupart des connaissances que la science moderne a multipliées, tremper son caractère dans une forte discipline de travail et de moralité, dont l’exemple était devant ses yeux au foyer familial, fut la devise de l’adolescent, on pourrait presque dire de l’enfant, à laquelle l’homme est toujours resté fidèle. Il avait un goût prononcé pour la carrière des armes, pour ce corps d’élite de l’artillerie qui contribue si efficacement à nos succès. Après avoir achevé son éducation militaire, il céda cependant aux avis de son père, qui avait reconnu en lui les qualités et le talent qui devaient en faire le digne continuateur de son œuvre. Mais à peine la mobilisation avait-elle été décrétée, le 2 août 1914, qu’il courut rejoindre son poste de capitaine dans la territoriale. Désigné pour commander le dépôt de Castres, il réclama son envoi sur le front. Là, il commanda d’abord une section de munitions, puis ne tarda pas, sur ses instances répétées, à être mis à la tête d’une batterie de 90, heureux d’être en première ligne. Le jour de la bataille de Soissons, le 13 janvier 1915, il prit part à l’action sanglante qui se déroula sur la rive droite de l’Aisne. Quand la crue de la rivière eut rendu impossible le passage des renforts qui nous eussent assuré le succès, l’ordre fut donné de se replier. Le capitaine obéit et donna les instructions nécessaires ; mais, après que toute sa troupe eut été mise en sûreté, il se porta, seul, vers d’autres canons qui tiraient encore. Les servans tués, il chargea lui-même les pièces et les pointa contre les Allemands. Ceux-ci, avançant en nombre, sommèrent de se rendre l’héroïque officier, qui répondit en faisant feu de son revolver. Une salve de mousqueterie fut la riposte : une balle atteignit au front Pierre Leroy-Beaulieu, qui tomba face à l’ennemi. Telle fut sa mort, si belle que les Prussiens eux-mêmes n’ont pu s’empêcher de lui décerner un dernier hommage. Les honneurs militaires lui furent rendus et les prières dites par le prêtre catholique de la division, qui, avant de bénir sa tombe, prononça une allocution en allemand et en français.

Le catholique convaincu qu’il était a vu venir en souriant la fin de sa vie terrestre, dont il offrit avec joie le sacrifice à son Dieu, à sa patrie. Il avait une foi simple, qui lui donnait la parfaite sérénité dont jouissent les vrais croyans. Jamais un doute, en matière religieuse, n’avait effleuré ce puissant esprit. Il répondait à ceux qui s’étonnaient de cette soumission touchante aux dogmes de l’Eglise : « Plus d’un parmi mes compatriotes ne saurait comprendre les mobiles de tous mes actes. Entre les plus humbles d’entre eux et moi, il y a cependant infiniment moins de distance qu’entre Dieu et son serviteur. Pourquoi dès lors chercherais-je à pénétrer tous les mystères de la théologie ? »

A notre tour, nous nous inclinons devant cette tombe prématurément ouverte et nous saluons, en celui qu’elle enferme, tous les vaillans qui ont donné leur vie à la patrie. Naguère la Revue célébrait la mémoire du colonel Patrice Mahon, l’un de ses plus brillans collaborateurs militaires, qui fut aussi l’ami enthousiaste de Pierre Leroy-Beaulieu. Aujourd’hui, nous rendons le même hommage à celui qui, sans être resté officier de carrière, a rempli les mêmes devoirs, couru les mêmes périls, rendu les mêmes services et prodigué le même dévouement que ses camarades de l’armée active. Ce n’est pas un des moins beaux côtés de l’admirable effort dont la France donne en ce moment le spectacle au monde, que cette union absolue, cette fusion complète de tous les combattans, quelle que soit la diversité de leur carrière. Les civils, à peine entrés dans les régimens, n’ont fait qu’un avec le reste de la troupe, et, dans cette troupe, le laboureur, l’ouvrier, l’artisan fraternisent avec l’artiste, le professeur, l’écrivain. S’il était permis de revendiquer pour quelques-uns la première place dans cette course au sacrifice sublime, nous pourrions dire qu’elle revient à l’élite intellectuelle de la nation. Quelque forte qu’ait été pour tous la proportion des morts, elle a atteint son maximum parmi les élèves de nos grandes écoles, en particulier ceux de l’Ecole normale supérieure, dont le glorieux nécrologe compte déjà tant de victimes parmi ceux qui étaient partis au front. Cette jeunesse incomparable nous a légué l’immortel exemple du patriotisme le plus pur et le plus complet. Puisse-t-il ne jamais être oublié des générations qui viennent et à qui incombe la tâche sacrée de refaire la France et de récolter la moisson sur une terre arrosée de ce sang généreux ! Si c’est une pensée profondément douloureuse que celle de tant d’existences précieuses fauchées avant l’heure, nous savons qu’elles n’ont pas été sacrifiées en vain. Nos morts, nos chers disparus revivent en nous. Leur image ne nous quitte plus ; elle est celle même de la patrie, qui s’incarne dans la mémoire de tous les soldats et de tous les officiers qui, comme Pierre Leroy-Beaulieu, sont glorieusement tombés sur le champ de bataille, en attestant que ceux qui avaient le mieux vécu ont le mieux su mourir.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.