Pierre Nozière/3/03

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Calmann-Lévy (p. 202-249).

III

SAINT-VALERY-SUR-SOMME

Saint-Valery-sur-Somme, vendredi 13 août.

De la chambre où j’écris, on découvre toute la baie de la Somme, dont le sable s’étend à l’horizon jusqu’aux lignes bleuâtres du Crotoy et du Hourdel. Le soleil, en s’inclinant, enflamme le bord des grands nuages sombres. La mer monte et déjà, du côté du large, les bateaux de pêche s’avancent avec le flot. Sous ma fenêtre, des barques amarrées au bord du chenal portent à leur mât, au lieu de voilure, des filets qui sèchent. Cinq ou six pêcheurs, plongés à mi-corps dans la maigre rivière, épient le poisson qu’autour d’eux des rabatteurs effrayent en frappant l’eau à grands coups de gaule. Ces pêcheurs sont armés d’une baguette pointue dont ils piquent adroitement leur proie. Chaque fois qu’ils lèvent hors de l’eau leur arme flexible, on voit briller à la pointe une sole transpercée.

Un vent salé fait voltiger les papiers sur ma table et m’apporte une âcre odeur de marée. Des troupes innombrables de canards nagent sur le bord du chenal et jettent à plein bec dans l’air leur coin coin satisfait. Leurs battements d’ailes, leurs plongeons dans la vase, leur dandinement quand ils vont de compagnie sur le sable, tout dit qu’ils sont contents. Un d’eux repose à l’écart, la tête sous l’aile. Il est heureux. À la vérité, on le mangera un de ces jours. Mais il faut bien finir ; la vie est enfermée dans le temps. Et puis le malheur n’est pas d’être mangé. Le malheur, c’est de savoir qu’on sera mangé ; et il ne s’en doute pas. Nous serons tous dévorés ; nous le savons, nous ; la sagesse est de l’oublier.

Suivons la digue, pendant que la mer, qui a déjà couvert les bancs de Cayeux et du Hourdel, entre dans la baie par de rapides courants et ramène la flottille des pêcheurs de crevettes. Nous avons à notre gauche les remparts, que la Somme et la mer baignaient naguère, et dont les vieux grès ont été couverts par l’embrun d’une rouille dorée. L’église élève sur ces remparts ses cinq pignons aigus, percés, au XVe siècle, de grandes baies à ogives, son toit d’ardoises en forme de carène renversée, et le coq de son clocher. Au XIe siècle, il y avait là une autre église qui avait aussi sa girouette. Au mois de septembre 1066, Guillaume le Bâtard venait ici chaque matin consulter avec inquiétude le coq du clocher. Son ost, composé de soixante-sept mille combattants, sans compter les valets, les ouvriers et les pourvoyeurs, attendait proche la ville ; sa flotte, échappée à un premier naufrage, mouillait dans la baie. Quinze jours durant, le vent, soufflant du Nord, retint au port cette multitude d’hommes et de barques. Le Bâtard, impatient de conquérir l’Angleterre sur Harold et les Saxons, s’affligeait d’un retard pendant lequel ses navires pouvaient s’avarier et son armée se disperser. Pour obtenir un vent favorable, il ordonna des prières publiques et fit promener dans le camp la châsse de saint Valery. Ce bienheureux, sans doute, n’aimait pas les Saxons, car aussitôt le vent tourna et la flotte put appareiller.

Quatre cents navires à grandes voiles et plus d’un millier de bateaux de transport s’éloignèrent de la rive au même signal. Le vaisseau du duc marchait en tête, portant en haut de son mât la bannière envoyée par le pape et une croix sur son pavillon.

Ses voiles étaient de diverses couleurs, et l’on y avait peint en plusieurs endroits trois lions, enseigne de Normandie. À la proue était sculptée une tête d’enfant tenant un arc tendu avec la flèche prête à partir.

Ce départ eut lieu le 29 septembre. Huit jours après, Guillaume avait conquis l’Angleterre.

Une rampe monte en serpentant à une vieille porte de la ville qui reste debout, flanquée de ses deux tours décrénelées que fleurissent de petits œillets roses. Une de ces tours garde encore, sous les herbes folles et les fleurs sauvages, sa couronne de mâchicoulis. Une bonne femme plante des choux au pied de cette ruine. L’hiver, il pleut de grosses pierres dans son jardin. Sa maisonnette, assise sur d’antiques souterrains, se fend et fait mine de s’abattre à chaque éboulement. Pourtant, la bonne créature admire la porte Guillaume ; elle l’aime. « Sûrement, elle me tuera un jour, me dit-elle, mais tout de même, elle est fière ! »

Après avoir traversé une rue de village, dont les maisons basses, couvertes de chaume, sont gaiement peintes en bleu clair, nous touchons à la pointe du cap Cornu. Là s’élève une chapelle à demi cachée par un bouquet d’ormes centenaires. C’est une construction toute moderne, d’un roman bâtard. Mais les murs de pierre et de galet présentent l’aspect d’un damier et rappellent ainsi les vieux édifices normands. Cette chapelle, dite de Saint-Valery ou des Marins, remplace un édicule plus ancien et abrite le tombeau de l’apôtre du Vimeu.

C’est un lieu de pèlerinage très fréquenté des marins. Quatre ou cinq petits navires ont déjà été suspendus à la voûte de la chapelle neuve par des pêcheurs échappés d’un naufrage. Ces braves gens se font l’idée d’un Dieu violent et puéril comme ils sont eux-mêmes. Ils savent qu’il est terrible dans sa colère, mais qu’il ne faut pas lui en vouloir. Ils entretiennent son amitié par de petits cadeaux. Ils lui apportent des joujoux pour l’amuser. Il est vrai que ces joujoux sont des joujoux symboliques et que ces bateaux d’enfant représentent la barque que le Seigneur a miraculeusement préservée. Je pense bien que le bon saint Valery a sa part de ces humbles présents ; les petits bateaux sont faits pour lui plaire, car il fut en ses jours terrestres l’ami des bateliers de la Somme.

Le cap Cornu est magnifique et sauvage, et il est plein de souvenirs. C’est là qu’il faut nous arrêter. Là, sous ces grands ormes qui frissonnent au vent du large, au pied de la chapelle des Marins, à quelques pas de cette pointe avancée d’où l’on découvre à gauche les falaises du pays de Caux, à droite la baie de la Somme, puis les côtes basses de Picardie, et, tout en face, la haute mer. Je voudrais rappeler en quelques mots l’homme fort des anciens jours, qui laissa dans ces contrées une trace si profonde de son passage.


HISTOIRE DE SAINT GUALARIC OU VALERY


Gualaric ou Walaric, appelé depuis Valery, n’est point originaire de la contrée maritime où son nom fut donné à deux villes et à d’innombrables églises. Il naquit de pauvres paysans, dans la province d’Auvergne. Il fut berger dans son enfance et n’eut qu’une houlette pour tout bien. Mais il était riche de sens, d’esprit et de piété.

Il quitta de bonne heure son pays pour se mettre au service du saint évêque d’Auxerre, Germain. Puis il se fit moine dans l’abbaye de Luxeuil, que saint Colomban d’Irlande gouvernait alors avec sagesse. Pourtant les religieux secouèrent le joug de leur pasteur, et saint Colomban, chassé par ses ouailles, prit le chemin de l’exil. La piété, la modestie et la tempérance quittent Luxeuil avec lui. Valery, profondément affligé, sortit à son tour de ce port salutaire devenu un pernicieux écueil, et il résolut de vivre dans la solitude, loin des méchants.

« J’irai, dit-il, où Dieu voudra me conduire. »

Au bout de quelques jours, il se trouva sur les rives du fleuve de Somme et il en suivit les bords jusqu’au rivage de la mer. Là, il s’arrêta, épuisé de fatigue, au bord d’une fontaine, et il secoua la poussière de ses chaussures. C’est sur cette poussière que s’éleva depuis la ville de Saint-Valery.

Une épaisse forêt descendait alors jusque sur les grèves de la mer. Les lièvres l’habitaient. Elle recouvrait des marais peuplés de vanneaux, de bécasses, de canards et de sarcelles. Les mouettes déposaient leurs œufs sur la roche nue des falaises. Le cri aigu du héron et la plainte du courlis s’élevaient des grèves pâles où le cygne, l’oie sauvage et le grèbe, chassés par les glaces, venaient passer l’hiver dans les sables marins. Des hommes en petit nombre habitaient ces contrées sauvages. C’étaient de pauvres bateliers qui pêchaient dans l’embouchure poissonneuse de la Somme. Ils étaient païens. Ils adoraient des arbres et des fontaines. En vain les saints Quentin, Mellon, Firmin, Loup, Leu, et plus récemment, saint Berchund, évêque d’Amiens, étaient venus les évangéliser. Ils croyaient aux génies de la terre et aux âmes des choses.

Ces simples pêcheurs étaient saisis d’une horreur sacrée quand ils pénétraient dans les forêts profondes qui couvraient alors tout le rivage. Ils voyaient partout des dieux agrestes. Au bord des sources, où tremblaient les rayons de la lune, ils apercevaient des nymphes, des fées, des dames merveilleuses ; ils les adoraient et leur apportaient en tremblant des guirlandes de fleurs. Ils croyaient bien faire en les aimant, puisqu’elles étaient belles.

Sans doute, la source qui descendait le coteau feuillu où le pieux Valery s’arrêta était une des sources sacrées auxquelles ces hommes faisaient des offrandes. Elle coule encore au pied de la chapelle, du côté de la baie. Comme aux anciens jours, l’eau en est fraîche et toute claire. Mais, maintenant elle ne chante plus. Elle n’est plus libre comme au temps de sa rustique divinité. On l’a emprisonnée dans une cuve de pierre à laquelle on accède par plusieurs degrés. Du temps de saint Valery, c’était une nymphe. Nulle main n’avait osé la retenir, elle fuyait sous les saules. Semblable à ces ruisseaux qu’on voit encore en grand nombre dans les vallées du pays, elle formait, de distance en distance, de petits lacs où sommeillait, sur un lit flottant de feuilles vertes, la pâle fleur du nénuphar. C’est là, c’est dans ces fontaines des bois que se réfugièrent les dernières nymphes chassées par les évêques. Ces agrestes déesses étaient poursuivies sans pitié. Un article des ordonnances du roi Childebert porte que : « Celui qui sacrifie aux fontaines, aux arbres et aux pierres sera anathématisé. »

Valery jugea ce lieu convenable à ses desseins. Il avait obtenu du roi des Francs la permission d’établir sa demeure en tout endroit du royaume où il lui plairait d’habiter. Il bâtit de ses mains une cellule, et il s’y consacra à la prière et à la contemplation. Quelques disciples vinrent près de lui pour vivre de sa vie et se nourrir de ses pieux exemples. Ils construisirent leur cellule près de la sienne, à l’extrémité de la forêt, sur le bord d’un précipice dont le pied baignait dans la mer. L’évêque Berchund venait, dit-on, passer chaque année le saint temps du carême dans cette solitude.

Valery, autant qu’on peut ressaisir les traits de son âme sous le pinceau timide et maladroit de ses pieux historiens, était à la fois plein de force et de douceur. On rapporte de lui des traits de bonté qui sont rares dans la vie des rudes apôtres de l’Occident barbare. On dit que, comme plus tard saint François d’Assise, il répandait jusque sur les pauvres animaux la pitié qui remplissait son cœur. Les petits oiseaux venaient manger dans sa main.

« Mes enfants, disait-il à ses compagnons, ne leur faisons pas de mal et laissons-les se rassasier des miettes de notre pain. »

C’est contre les nymphes des bois et des fontaines que le saint homme tournait toute sa colère. Pourtant ces nymphes étaient des innocentes. Je crois bien que les pêcheuses et les villageoises venaient leur demander en secret d’avoir de beaux enfants. Mais il n’y avait pas de mal à cela. Ces nymphes, ces fées, ces dames étaient jolies et mettaient un peu de grâce au fond des cœurs rustiques. C’étaient des divinités toutes petites, qui convenaient aux petites gens. Saint Valery les tenait pour des démons pernicieux, et il résolut de les détruire. Pour y réussir, il abandonna la vie contemplative si douce à son cœur blessé, et il parcourut la contrée, prêchant les païens et portant l’Évangile de village en village.

Un jour, passant dans un lieu proche de la ville d’Eu, il vit un arbre aux branches duquel des images d’argile étaient suspendues par des bandelettes de laine rouge. Ces images représentaient l’Amour, le dieu Hercule et les Mères. Ces Mères étaient très vénérées dans toute la Gaule occidentale. Les potiers de terre ne cessaient point de modeler les figures de ces dieux qui se trouvent encore en grand nombre dans la terre sur le rivage de l’océan, de la Somme à la Loire. Elles sont parfois géminées, et deux mères sont assises côte à côte, tenant chacune un enfant. Parfois, il n’y a qu’une Mère, et les paysans qui la découvrent en labourant leur champ la prennent pour la Vierge Marie. Mais c’est une idole des païens.

Saint Valery fut irrité à cette vue et pensa en son cœur :

« Des démons pendent comme des fruits pernicieux aux rameaux de cet arbre. »

Puis il leva la cognée qu’il portait à sa ceinture et, avec l’aide du moine Valdolène, son compagnon, il renversa l’arbre avec les images saintes qu’il abritait sous son feuillage. Quand les gens du pays virent couché sur le sol l’arbre-dieu avec la multitude des offrandes et la sève saignant sur le tronc mutilé, ils furent saisis de douleur et d’effroi. Et lorsque saint Valery leur cria : « C’est moi qui ai renversé l’arbre que vous adoriez faussement, » ils se jetèrent sur lui et le menacèrent de l’abattre comme il avait abattu le dôme verdoyant.

Alors l’apôtre étendit les deux bras et dit :

« Si Dieu veut que je meure, que sa volonté soit faite. »

Et soit que ces hommes sentissent en lui quelque chose de divin, soit pour tout autre raison, ils le laissèrent aller.

Mais il voulut rester avec eux pour les instruire dans l’Évangile. Il était juste aussi qu’il leur donnât un Dieu en échange de ceux qu’il leur avait ôté, car ceux qui détruisent l’espérance dans les âmes sont cruels. Puis, sa pieuse conquête étant achevée, Valery retourna à la solitude qu’il avait choisie.

Les travaux de son apostolat étaient souvent pénibles. Un jour, dit son biographe, que cet ami de Dieu revenait à pied d’un lieu dit Cayeux à son monastère dans la saison d’hiver, il arriva qu’à cause de l’excessive rigueur du froid il s’arrêta pour se chauffer dans la maison d’un certain prêtre. Celui-ci et ses compagnons, qui auraient dû traiter avec un grand respect un tel hôte, commencèrent au contraire à tenir audacieusement, avec le juge du lieu, des propos inconvenants et déshonnêtes. Fidèle à sa coutume de poser toujours sur les plaies corrompues et hideuses le salutaire remède et la parole divine, il essaya de les réprimer, disant :

« Mes fils, n’avez-vous pas vu dans l’Évangile qu’au jour du jugement, vous aurez à répondre de toute parole vaine ? »

Mais eux, méprisant son avertissement, s’abandonnèrent de plus en plus à des propos grossiers et impudiques. Pour lors, secouant la poussière de ses souliers, il dit :

« J’ai voulu, à cause du froid, chauffer un peu à votre feu mon corps fatigué. Mais vos coupables discours me forcent à m’éloigner tout glacé encore. »

Et il sortit de la maison.

Ce récit semblera peut-être insipide à distance. Ici, dans la terre où il est né, et dont il a gardé le goût, je le trouve plein de saveur et j’en goûte avec plaisir le parfum sauvage.

En l’an 622, un jour du mois de décembre, Gualaric, appelé aussi Valery, plein d’œuvres et de jours, se leva avant matines de dessus son lit de feuilles sèches et conduisit ses disciples jusqu’à l’orme entouré de ronces au pied duquel il avait coutume de faire ses prières ; là, plantant deux bâtons dans la terre, il marqua une place de la longueur de son corps, et dit :

« Lorsque, par volonté de Dieu, je sortirai de l’exil de ce monde, c’est là qu’il faudra m’ensevelir. »

Les saints des Gaules avaient ainsi coutume de choisir eux-mêmes le lieu de leur sépulture. Dans le pays de Tréguier, saint Renan ne s’étant pas expliqué à cet égard avant sa mort, ses disciples déposèrent son corps sur un chariot attelé de bœufs qu’ils laissèrent aller librement, et ils le mirent en terre à l’endroit où les bœufs s’étaient arrêtés d’eux-mêmes.

Saint Valery mourut le dimanche qui suivit le jour où il avait marqué lui-même le lit de son repos. Il fut fait selon sa volonté, et l’évêque Berchund vint inhumer le corps du bienheureux.

L’histoire d’un saint ne finit point à la mort et à la sépulture. Elle se continue d’ordinaire par la relation des miracles opérés sur la tombe du bienheureux. Nous avons vu que Guillaume-le-Bâtard fit promener la châsse de saint Valery pour obtenir un vent favorable. Quatre-vingts ans après vivait un comte de Flandre nommé Arnould et surnommé le Pieux. Il avait une grande foi en la vertu des saints et professait une vénération particulière pour le corps du bienheureux Valery. Il le fit bien voir, car il vint avec son ost assiéger la ville de Saint-Valery, massacra les habitants et pilla l’abbaye afin de s’emparer des reliques du bienheureux. Il les emporta dans son comté avec les os de saint Riquier, qu’il avait pris en même temps, et il croyait s’être assuré ainsi la protection divine, tant sa foi était forte.

En ce temps-là, Hugues Capet était comte de France. Un jour qu’il s’était endormi dans une grotte, deux personnages vêtus de robes blanches lui apparurent dans son sommeil.

« Je suis l’abbé de Saint-Valery, dit l’un d’eux. Avant de mourir, je demeurais sur le rivage de la mer. Mes os, et ceux de saint Riquier, ici présent avec moi, ont été ravis à leur tombe, et maintenant ils sont captifs sur une terre étrangère, mais le temps est venu où ils doivent être replacés dans les lieux où nous avons vécu. Quand Dieu m’aura déposé dans mon ancienne tombe, je te prédis que tu reviendras roi, et que ta race portera la couronne pendant plus de sept siècles. »

Il dit et s’évanouit avec son compagnon. Le comte Hugues redemanda les précieuses reliques à Arnould le Pieux afin de les rendre à l’abbaye de Saint-Valery et de devenir roi.

La promesse du bienheureux s’accomplit. Mais certains auteurs croient que cette prophétie a été inventée après l’événement.


Pour achever de peindre ce tableau gothique, j’aurais encore beaucoup d’autres merveilles à rapporter. Mais il est temps de me rappeler que je ne suis point un hagiographe. Si j’ai, sous les vieux ormes du cap Cornu, dessiné de mon mieux la figure du grand apôtre du Vimeu, c’est que cette figure ressemble, dans ses traits essentiels, à celle de tous les vieux évangélisateurs des Gaules. Par là, elle mérite d’être considérée avec attention par tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de notre pays.

Religieux et colons, ils ont pétri de leurs rudes mains et la terre où nous vivons, et les âmes de ses anciens habitants ; ils ont creusé dans le sol de la France une indestructible empreinte. Il n’est pas indifférent pour nous que ces hommes apostoliques aient existé. Nous leur devons quelque chose. Il reste dans le patrimoine de chacun de nous quelques parcelles des biens qu’ils ont légués à nos pères. Ils ont lutté contre la barbarie avec une énergie féroce. Ils ont défriché la terre ; ils ont apporté à nos aïeux sauvages les premiers arts de la vie et de hautes espérances.

« Mais, hélas ! direz-vous, ils ont tué les petits génies des bois et des montagnes. Le bon saint Valery a fait mourir la nymphe de la fontaine. C’est pitié.

— Oui, ce serait une grande pitié. Mais cessez de vous attrister. Je vous le dis tout bas : ces pieux personnages n’ont pas fait périr le moindre petit dieu. Saint Valery n’a pas tué de nymphes, et les doux démons qu’il chassait d’un arbre entraient dans un autre. Les génies, les nymphes et les fées se cachent quelquefois, mais ils ne meurent jamais. Ils défient le goupillon des saints. »

Je lis dans un gros livre que, après la mort de saint Valery, les habitants de la baie de la Somme retombèrent dans l’idolâtrie. Ils avaient revu les dames mystérieuses des sources, et ils étaient revenus à leurs premières amours. Tant qu’il y aura des bois, des prés, des montagnes, des lacs et des rivières, tant que les blanches vapeurs du matin s’élèveront au-dessus des ruisseaux, il y aura des nymphes, des dryades ; il y aura des fées. Elles sont la beauté du monde : c’est pourquoi elles ne périront jamais.

Voyez, la nuit tombe sur les toits. Un charme paisible, triste et délicieux, enveloppe les choses et les âmes. Des formes pâles flottent dans la clarté de la lune. Ce sont les nymphes qui viennent danser en chœur et chanter des chansons d’amour autour de la tombe du bon saint Valery.


Saint-Valery-sur-Somme, 14 août.

Nous sommes ici dans un pays rude. La mer y est jaunâtre ; c’est à peine si parfois elle bleuit au loin, vers le large. La côte, toute boisée, est d’un vert sombre. Le ciel est gris et pluvieux. L’eau n’a pas de sourires et le vent n’a pas de caresses. Cette baie où le vent du nord entre avec les goëlettes norvégiennes chargées de planches et de fers bruts, Saint-Valery, ne plaît point aux étrangers. Et c’est aussi pour cela qu’on l’aime. On y a la mer et les marins ; on y voit tout le mouvement d’un petit port de commerce et d’une baie poissonneuse. On y vit au milieu des pêcheurs. Ce sont de braves gens, des cœurs simples. Ils habitent le quartier de Courgain. C’est le bien nommé, disent les gens du pays, car ceux qui y vivent gagnent peu. Le Courgain s’étend derrière la rue de la Ferté, sur une rampe assez rude. Des maisonnettes, qui auraient l’air de joujoux si elles étaient plus fraîches, se pressent les unes contre les autres, sans doute pour n’être point emportées par le vent. Là, on voit à toutes les portes de jolies têtes barbouillées d’enfants, et çà et là, au soleil, un vieillard qui raccommode un chalut, où une femme qui coud à la fenêtre derrière un pot de géranium. Cette population, me dit-on, souffre beaucoup en ce moment.

Elle est ruinée par les pêcheries étrangères, qui jettent en abondance le poisson sur nos marchés. Ces simples n’ont pas, pour le combat de la vie, d’autres armes que leur barque et leur filet. Ce sont de grands enfants qui connaissent les ruses des poissons et ne connaissent point celles des hommes. En les voyant, on est pris de sympathie et d’amitié pour eux. La vie les use comme le temps use les pierres, sans toucher au cœur. La vieillesse même ne les rend point avares. Ils s’aident les uns les autres. Ce sont les seuls pauvres qui ne s’évitent point entre eux. Justement je vois passer sous ma fenêtre un ancien du pays. Il ressemble au père Corot. Il est propre ; il porte un petit anneau d’or à l’oreille. Le sel de la mer a tanné sa peau ; le poids du chalut a courbé son échine.

À sa vue, je ne puis me défendre d’un souvenir. Je me répète à moi-même l’épitaphe qu’une poétesse grecque fit, au temps des Muses, pour un pauvre pêcheur de Lesbos. Elle est composée de peu de mots. Le style austère et pur des vers en atteste l’antique origine. Je traduis littéralement ce distique funéraire :


« Ici est la tombe du pêcheur Pelagon. On y a gravé une nasse et un filet, monuments d’une dure vie. »


Ainsi parle dans sa pitié sereine cette Muse grecque, qui ne pleure pas, parce que les larmes souilleraient sa beauté. Le vieux Pelagon jetait ses filets au pied des blancs promontoires. Il avait vu, dans ses rudes travaux, le vieillard des mers, le terrible Protée s’élever comme un nuage du sein des vagues. Il avait peut-être entendu les sirènes chanter dans la mer bleue. La Manche n’a point de sirènes sur ses sables dangereux. Le blanc Protée n’erre point au pied des falaises à pic. Mais le vieux loup de mer, qui passe en ce moment sur le quai, a vu les âmes des naufragés voler comme des mouettes à la pointe des lames ; il a vu sur la terre des feux célestes, et peut-être que Notre-Dame-de-Bon-Secours s’est montrée à lui dans la brume de l’océan. Hélas ! à travers combien de fatigues le ciel lui a souri ! Aujourd’hui, comme au temps de Sapho, la barque et le chalut sont les monuments d’une dure vie.

Hier, un enfant de onze ans s’est noyé dans la baie. Il était originaire de Cayeux. Cayeux est un port de pêche à trois lieues de Saint-Valery. Ce port est sans abri contre les vents de l’ouest et du nord-ouest, qui amenaient autrefois dans les rues tant de sable qu’on y enfonçait jusqu’aux genoux. Aujourd’hui les galets que la mer a amoncelés forment une digue naturelle et protègent les maisons, ainsi qu’une partie des champs. C’est là que le bon saint Valery faillit mourir de fatigue et de froid quand il frappa à la porte de la maison où un prêtre se chauffait en compagnie d’un juge. La vie n’y est aisée pour personne. La pauvre famille dont je parle y souffrit cruellement. Plusieurs enfants moururent. Un d’eux, par un hasard inconcevable, se noya dans un baquet. Quand le père et la mère vinrent s’établir à Saint-Valery, de neuf enfants qu’ils avaient eus, il ne leur restait que le fils qui est mort hier et un aîné appelé sous les drapeaux. La mère, entêtée dans le malheur et donnant à l’avenir la figure sombre du passé, répétait tous les jours avec épouvante :

« Je sais que celui-ci se noiera comme les autres. »

De tels accidents sont rares à Saint-Valery. La baie et les bancs de sable prennent par an à peine une ou deux victimes. Pourtant la pauvre mère pleurait tous les jours son fils par avance.

Vendredi, à quatre heures, il partit seul en barque, bien que ses parents le lui eussent défendu. Il se noya par un clair soleil, dans une mer calme, en vue de la maison où il avait été nourri et où l’attendait sa mère. La marée ramena à la côte sa barque et ses vêtements. Pendant huit heures, ses parents restèrent les yeux fixés sur cette eau tranquille qui recouvrait le cadavre de leur fils. Enfin, au milieu de la nuit, la mer s’étant retirée, quinze ou vingt pêcheurs s’en allèrent avec des lanternes, par les sables, chercher le corps. Ils le trouvèrent dans un trou. Les crabes avaient déjà dévoré une oreille et attaqué la joue.

On a porté aujourd’hui le petit cercueil sous un drap blanc, dans la vieille église qui domine la mer. Les femmes de Cayeux, avec les parents de l’enfant défunt, tenaient la tête du cortège ; elles portaient la pelisse noire, commune autrefois à toutes les femmes de la Picardie et des Flandres. Elles ressemblaient ainsi, sur le chemin montueux de l’église, aux saintes femmes que peignaient les maîtres flamands, au pied du Calvaire, en prenant leurs modèles sous leurs yeux. Les grandes pelisses ont passé par héritage des mères aux filles, et quelques-unes ont vu peut-être d’un siècle d’humbles douleurs. Les jeunes Valéricaines dédaignent aujourd’hui ce vêtement traditionnel. Elles portent, aux grands jours de la vie, des chapeaux à la mode de Paris et se croient « braves » avec des mantelets garnis de jais, sur lesquels elles croisent leurs mains rouges.

Le cortège entra sous le vieux porche et l’office des morts commença. Derrière le cercueil, au poële blanc dont les cordons étaient tenus par quatre petits garçons, raidement habillés de gros drap noir, le père et la mère se tenaient par le bras. L’homme ne pleurait plus. Mais on voyait que les larmes avaient coulé longtemps sur le cuir fauve de ses joues. La tête renversée, il sanglotait. Les sanglots secouaient son long collier de barbe grise et ses hautes épaules. Ils donnaient à sa bouche un faux air de sourire, horrible à voir. Cependant il se balançait ainsi qu’un homme ivre, et il mêlait aux chants des psaumes et aux prières de l’officiant une plainte lente, régulière et douce, comme l’air d’une de ces chansons avec lesquelles on endort les petits enfants. Ce n’était qu’un murmure, et l’église en était pleine ! Mais elle, la mère ! debout, immobile, muette dans sa pelisse antique, elle tenait son capuchon baissé au-dessous de sa bouche, et sous ce voile elle amassait sa douleur.

Quand l’absoute fut donnée, le cortège s’achemina vers Cayeux. C’est là, sous le vent de mer, qu’ils veulent que leur enfant repose. Croient-ils que cette terre, si dure aux vivants, sera douce aux morts ? Ou plutôt n’est-ce pas qu’ils gardent un tendre amour pour le rude pays où ils sont nés et auquel ils portent aujourd’hui ce qu’ils avaient de plus cher ? Nous vîmes la petite troupe disparaître lentement sur le chemin pierreux. Jamais, pour ma part, je n’avais contemplé un si grand spectacle. C’est qu’il n’y a rien de plus grand au monde que la douleur. Dans les villes, elle se cache. Aujourd’hui, je l’ai vue au soleil, sur une colline qui ressemblait au calvaire.

Ce dimanche les rues sont pavoisées. C’est la fête de la ville. De grandes affiches jaunes annoncent que des régates seront données sous le patronage du Yacht-Club de France. Les bateaux de Saint-Valery, de Cayeux courront. Des tribunes ornées des écussons des villes rivales s’élèvent sur le quai. Les habitants de la ville, de noir vêtus, s’y groupent autour de leurs officiers municipaux. À onze heures et demie, un coup de canon annonce que la fête nautique commence. Au-dessus de la pièce, un blanc flocon de fumée s’élève tout droit dans l’air tranquille. On craint que les voiles manquent de vent. Mais, peu à peu, tandis que manœuvrent les yachts et les clippers, une jolie brise « nord-oua » s’élève et les bateaux de pêche de Saint-Valery et du Crotoy se mettent en ligne par un temps favorable. Ce sont de bons marcheurs. Tous les jours ils sortent à la mer descendante. Ils vont traîner leur chalut sur les bancs qu’on voit émerger au loin à mesure que l’eau baisse et qui forment alors des îlots jaunes dans la mer verte ou bleue. Ils pêchent la crevette grise qu’on trouve en abondance sur ces bancs entre la pointe du Hourdel et les dunes de Saint-Quentin. Ces petits bateaux animent la baie ; ils en sont la vie, partant la joie. Le flot les ramène. C’est plaisir d’épier de loin leurs voiles grises, blanches ou noires, quand ils reviennent ensemble comme une compagnie d’oiseaux.


16-18 août.

On a distribué aujourd’hui les prix aux filles de l’école. À la sortie, nous essuyons un grain. Les couronnes de lauriers et de chênes déteignent, à la pluie, sur le front et sur les joues des fillettes, qui deviennent horriblement livides. Elles communiquent par des baisers ce teint à leurs parents attendris. Tout le monde est vert.

Il y a pour les filles, à Saint-Valery, deux écoles communales dirigées par les sœurs de la Providence. Les Augustines tiennent, dans la ville, un pensionnat libre. Il n’y a point d’école laïque de filles.

Par contre, il n’y a pas d’école religieuse de garçons. Les deux écoles communales de garçons ont été laïcisées dernièrement. Les frères n’ont point ouvert d’école libre. Ils se sont retirés de la ville, décevant ainsi, dans ses secrètes espérances, la municipalité qui se flattait, en appelant un instituteur laïque, de faire naître une féconde émulation entre l’enseignement municipal et l’enseignement libre.

Quant à l’obligation légale, elle n’a pas eu ici de résultats pratiques. La misère est une grande force. Que peut la loi contre elle ? Comment empêcher des gamins qui meurent de faim de voler des pommes de terre au lieu d’apprendre à lire ? J’ai vu discuter au Sénat la loi d’obligation. Le débat était solennel. Il en sortit une grande loi. Mais je vois ici combien il est difficile de soumettre à cette loi de petits malheureux qui n’ont pas une culotte à mettre pour aller à l’école.

Le soin généreux que nous prenons aujourd’hui d’instruire l’enfance n’était pas aussi étranger à l’esprit de nos pères qu’on le croit communément. Je viens d’en trouver une nouvelle preuve dans le registre manuscrit des lettres et ordonnances concernant la ville de Saint-Valery, qui est conservé aujourd’hui à la mairie et que M. Vanier, conseiller municipal, m’a communiqué. On lit dans ce registre une lettre que le cardinal de Bourbon, gouverneur du Vimeu, écrivit vers 1536, à ses « chers et bien amés » le maire et les échevins de Saint-Valery, touchant es « escolles » de la ville. Il leur rappelle qu’il entend garder « le droit de l’escollatre » qui lui appartient. Il veut que les écoles soient pourvues « d’ung homme de bien et bonnes lettres ». Et il n’a pas d’autre exigence. Si le personnage que l’échevinage lui propose « est suffisant », il l’agrée. « Car, ajoute-t-il, je désire merveilleusement que vos enfants soient bien instruictz, car c’est le bien de vostre chose publique. »

Ce registre que j’ai sous les yeux, et qui embrasse la première moitié du XVIe siècle, contient aussi, à la date de 1533, une bien curieuse ordonnance relative « au péché d’adultère ». Je vais la transcrire tout au long. Mais il faut d’abord rappeler que Saint-Valery était au XVIe siècle un port de cabotage très important. Si la ville avait été vingt fois ruinée par les guerres, la baie était une source de biens. À cette époque où la navigation naissante, déjà hardie, grâce à la découverte de la boussole, et le commerce dans son premier essor, faisaient affluer la richesse sur nos côtes, on pouvait dire que la mer était d’or. Devenus riches, les habitants de Saint-Valery eurent hâte de jouir, et ils étalèrent un luxe inconnu aux braves gens qui avaient défendu jadis leur forteresse contre les Anglais. Les dames portèrent des étoffes et des fourrures venues des Indes ou de l’Amérique, des soies, des laines magnifiques. Ainsi parées, on les trouva plus jolies. On les aima beaucoup ; elles se laissèrent aimer. Aussi les mœurs devinrent très relâchées dans cette ville aujourd’hui simple, rude et modeste. C’est pourquoi la municipalité rendit en 1533 l’ordonnance suivante dont le lecteur entendra sans trop de peine, je le crois, le vieux français, encore qu’un peu picard.

Je reproduis fidèlement le texte original, tel que je le lis sur le registre qui m’a été gracieusement communiqué :

« Considérant la justice tant ecclésiastique que temporelle, que Nostre Seigneur Jésucrist est journellement offensé en ceste paroisse de plusieurs crimes et énormes vices qui se y perpètrent et principallement au péché d’adultère par plusieurs personnes hommes et femmes mariés qui sont tous publicques et manifestes. Pour lesquelz crimes et villains péchés sommes appertement menachés de l’ire de Dieu, a esté advisé et conclud tant de monseigneur l’official que par les bailly et maïeur de ceste ville quil sera faicte deffense générale tant en l’église que es lieux publicquez que nulz hommes ne femmes mariés ne aient plus à commettre adultère à paine de estre mis en une brincqueballe qui sera faicte et mise sur ung des flos de ceste ville et illec tombez et plongés testes et corps. Assavoir pour la première fois que il sera trouvé et sceu que ilz auront adultéré ou pourront estre trouvez en lieu suspect de tel vice, par trois fois dedens ledit flos et de soixante sols parisis d’amende pour estre donnée pour Dieu aux povres et aux dénuntiateurs et accusateurs de telz crimez. Et pour la seconde fois de estre fustiguez par les carfours de ceste ville par la main du bourreau et banys de ladicte ville et paroisse è leurs biens confisqués, espérant que moiennant telles pugnitions l’ire de Dieu Notre Seigneur sera apaisée. »

Il est peut-être utile de dire ce que c’est que cette brincqueballe sur laquelle on mettait les victimes des passions de l’amour. Une brincqueballe est, en langage picard, le levier qui sert sur les navires à faire jouer le piston de la pompe. Quant aux « flots » de la ville, ce sont de grandes citernes. Les magistrats valéricains punissaient par l’eau ces mêmes « péchés » que Dante vit châtiés dans l’enfer par le souffle du vent. Le flot dans lequel on trempait les pécheurs charnels se voit encore proche la porte Guillaume. Il vient d’être mis à sec. La municipalité a décidé que ce flot serait conservé comme monument historique.

La fête communale du 15 août a amené ici quelques forains qui campent sur la petite place des Pilotes. Des somnambules et des tireuses de cartes ont dételé leur voiture garnie d’un lit blanc. La femme sauvage est venue aussi. Une peinture déployée le long de la baraque la représente dévorant la chair palpitante d’un homme blanc. En réalité la femme sauvage est une pauvre fille qu’on a cirée comme une botte et qui garde, sous le cirage, un air de candeur et d’innocence. Elle a des yeux bleus d’une inaltérable douceur. Elle est la vivante image de la faiblesse, de la souffrance paisible et de la résignation, et c’est elle qui fait la femme anthropophage ! Voilà un grand exemple du désordre qui règne sur cette terre.

L’orgue des chevaux de bois ronfle toute la soirée sur la place des Pilotes, et mêle au bruit des lames qui brisent des airs de bals de barrière. Les chevaux, assiégés par de jolies demoiselles de Paris, et par des petits pêcheurs déguenillés, tournent sans répit.

J’ai longtemps médité sur les chevaux de bois. Je voudrais les étudier méthodiquement. Mais la grandeur du sujet m’effraie. Et j’y découvre d’abord une grande difficulté. Si l’on s’efforce de définir les diverses sensations qui affectent douloureusement l’organisme humain on peut espérer d’y réussir. Quand nous disons par exemple qu’une douleur est aiguë ou qu’elle est sourde, qu’elle est lancinante ou fulgurante, nous nous faisons entendre assez bien. On éprouve au contraire un insurmontable embarras à représenter par des mots les sensations agréables ; celles mêmes qui, résultant du jeu régulier des organes, sont usuelles et fréquentes, échappent aux approximations du langage articulé. Dire que ces sensations sont vives ou qu’elles sont douces, c’est ne rien dire ; les termes, fort usités, de délices et de transports, sont vagues. Il paraît donc qu’au physique le plaisir est plus indistinct que la douleur. Pour cette raison sans doute, je désespère de rendre très sensible, par le seul moyen du discours, le plaisir que procurent les chevaux de bois. Il est certain, toutefois, que ce plaisir est grand. De leur cercle mouvant jaillissent des cris de volupté qui percent le bruit de l’orgue et des trombones. Et après quelques tours de la machine ce ne sont que regards noyés, lèvres humides, têtes pâmées. Les jeunes femmes y prennent l’expression que la statuaire antique donne aux Bacchantes. Et moins habiles à la volupté, les petits enfants, roides et la joue empourprée, restent graves, en proie à un dieu inconnu. Je ne parle point de ceux qui ont mal au cœur. Il s’en trouve. Mais c’est un cas particulier. Je m’en tiens au général. Grands et petits, ce qu’ils éprouvent est vaguement délicieux.

Sur le cheval de bois, sur la montagne russe, sur l’escarpolette, ils sont remués, secoués, agités, tout leur être résonne, la circulation est activée ; ils se sentent mieux vivre. Ils jouissent du jeu facile de leurs organes, ils soupirent, ils expirent ; des caresses invisibles, des caresses intérieures, les font tressaillir : ils sont heureux.

Le cheval de bois durera autant que l’humanité, parce qu’il répond à un instinct profond de l’enfance et de la jeunesse, ce désir de mouvement, ce besoin de vertige, cette secrète envie d’être emporté, bercé, ravi, qu’on éprouve aux heures enfantines, aux heures virginales. Plus tard, nous redoutons ces machines à mouvement ; nous craignons que le moindre choc ne ranime en nous des souffrances engourdies. Mais dans l’âge divin des chevaux de bois, toute secousse éveille une volupté.


Saint-Valery, 22 août.

Aujourd’hui, j’ai vu célébrer de ma fenêtre, sur le quai, l’humble fête de la bénédiction d’un bateau. C’était un petit canot de pêche. Le pavillon français flottait à son mât. À bord, une table, couverte d’une nappe blanche, portait un gâteau, une bouteille de vin et des verres. Un prêtre, précédé d’un bedeau, entra dans l’embarcation pour la bénir. Un chantre et un enfant de chœur y prirent place après lui, ainsi que le patron de la barque et sa femme. Ces deux bonnes gens gardaient, dans leurs pauvres vêtements de fête, une raideur simple et une gravité naïve. Ils n’étaient plus jeunes ni l’un ni l’autre. Brunis et durcis dans le travail, ils rappelaient, par la rude simplicité de leur attitude, les statues des vieux âges. Le prêtre prit, sur un plateau que lui présenta l’enfant de chœur, une poignée de sel et de blé, et il la sema dans la barque afin d’y semer en même temps la force et l’abondance. Puis il trempa dans l’eau bénite un rameau de buis, image du rameau que la colombe apporta dans l’arche, aspergea la barque, et, la nommant par son nom, la bénit.

Le chantre entonna alors le Te Deum. Il chanta ensuite le psaume cent six et l’Ave maris stella. Quand il eut fini, la femme du pêcheur coupa le gâteau qui avait été béni en même temps que la barque ; elle versa du vin dans les verres et offrit à boire et à manger au prêtre ainsi qu’à tous les assistants.

Il est d’usage, lors de la bénédiction des grands bateaux, de casser sur l’étrave une bouteille pleine. Cet usage n’est pas suivi par les pauvres patrons des petits canots de pêche. Ils disent qu’il vaut mieux boire le vin que de le perdre. J’ai demandé à un vieux marin ce que signifiait cette bouteille cassée. Il m’a répondu en riant que l’étrave glisse mieux dans la mer quand elle a été d’abord bien arrosée. Puis, reprenant sa gravité ordinaire, il a ajouté :

« C’est mauvais signe quand la bouteille ne se brise pas. Il y a dix ans, j’ai vu bénir un grand bateau. La bouteille glissa sur l’étrave et ne se cassa pas. Le bateau se perdit à son premier voyage. »

Et pourquoi casse-t-on une bouteille avant de lancer un bateau à la mer ? Pourquoi ? Pour la raison qui fit que Polycrate jeta son anneau à la mer, pour faire la part du malheur. On dit au malheur : « Je te donne ceci. Il faut t’en contenter. Prends mon vin et ne me prends plus rien. » C’est ainsi que les Juifs fidèles aux coutumes antiques brisent une tasse quand ils se marient. La bouteille cassée, c’est une ruse d’enfant et de sauvage, c’est la malice du pauvre homme qui veut jouer au plus fin avec la destinée.


Eu, 23 août.

Du haut de la colline de Saint-Laurent, nous découvrons la ville d’Eu, paisiblement couchée dans le creux d’un vallon. Elle est charmante ainsi avec ses toits pointus, ses rues tortueuses et le clocher en charpente de son élégante église. Nous la contemplons dans une sorte de ravissement. C’est qu’aussi la vue à vol d’oiseau d’une jolie ville est un spectacle aimable et touchant, où l’âme se plait. Des pensées humaines montent avec la fumée des toits. Il y en a de tristes, il y en a de gaies ; elles se mêlent pour inspirer toutes ensemble une tristesse souriante, plus douce que la gaieté. On songe :

« Ces maisons, si petites au soleil que je puis les cacher toutes en étendant seulement la main, ont pourtant abrité des siècles d’amour et de haine, de plaisir et de souffrances. Elles gardent des secrets terribles, elles en savent long sur la vie et la mort. Elles nous diraient des choses à pleurer et à rire, si les pierres parlaient. Mais les pierres parlent à ceux qui savent les entendre. La petite ville dit aux voyageurs qui la contemplent du haut de la colline :

« Voyez ; je suis vieille, mais je suis belle ; mes enfants pieux ont brodé sur ma robe des tours, des clochers, des pignons dentelés et des beffrois. Je suis une bonne mère ; j’enseigne le travail et tous les arts de la paix. Je nourris mes enfants dans mes bras. Puis, leur tâche faite, ils vont, les uns après les autres, dormir à mes pieds, sous cette herbe où paissent les moutons. Ils passent ; mais je reste pour garder leur souvenir. Je suis leur mémoire. C’est pourquoi ils me doivent tout, car l’homme n’est l’homme que parce qu’il se souvient. Mon manteau a été déchiré et mon sein percé dans les guerres. J’ai reçu des blessures qu’on disait mortelles. Mais j’ai vécu parce que j’ai espéré. Apprenez de moi cette sainte espérance qui sauve la patrie. Pensez en moi pour penser au-delà de vous-mêmes. Regardez cette fontaine, cet hôpital, ce marché que les pères ont légué à leurs fils. Travaillez pour vos enfants comme vos aïeux ont travaillé pour vous. Chacune de mes pierres vous apporte un bienfait et vous enseigne un devoir. Voyez ma cathédrale, voyez ma maison commune, voyez mon Hôtel-Dieu et vénérez le passé. Mais songez à l’avenir. Vos fils sauront quels joyaux vous aurez enchâssés à votre tour dans ma robe de pierre. »

Mais, pendant que j’écoute parler la ville, nos chevaux descendent la rampe de la colline, et voici que notre break traverse la grande rue au milieu du silence et de la solitude. On dirait que la ville d’Eu dort depuis cent ans. L’hôtel où nous descendons a éteint ses fourneaux. En demandant à déjeuner au malheureux aubergiste, nous l’embarrassons visiblement.

Aussi bien la ville d’Eu a-t-elle peu d’attraits pour retenir les visiteurs, aujourd’hui que le château et le parc sont fermés. On ne se promène plus sous les hêtres plantés pour les Guises. Le parc, autrefois ouvert au public les jeudis et les dimanches, est interdit à tous les promeneurs. On ne visite plus le château. Il faut se contenter d’en voir la façade, à travers la grille de la cour. Cette façade, de brique et de pierre, ne doit qu’à la hauteur de ses toits son aspect monumental. Elle est plate, lourde et vulgaire. Ainsi la conçut Fontaine, qui restaura le château pour le duc d’Orléans en 1821.

Fontaine avait d’ordinaire peu de respect pour les œuvres des vieux maîtres maçons. Il jugea que les façades du château d’Eu étaient faites sans méthode et, comme il le dit lui-même, il les rectifia. Il les rectifia si bien que le château a maintenant l’air d’une caserne.

Nos goûts sont bien changés depuis le temps de Percier et de Fontaine. Un château n’est jamais assez vieux pour nous, mais l’architecte n’a pas moins d’occasions que jadis de pratiquer son art funeste. Autrefois, il démolissait pour rajeunir ; maintenant, il démolit pour vieillir. On remet le monument dans l’état où il était à son origine. On fait mieux : on le remet dans l’état où il aurait dû être.

C’est une question de savoir si Viollet-le-Duc et ses disciples n’ont point accumulé plus de ruines en un petit nombre d’années, par art et méthode, que n’avaient fait, par haine ou mépris, durant plusieurs siècles, les princes et les peuples, dégoûtés à l’envi des vestiges d’un passé qui leur semblait barbare. C’est une question de savoir si nos églises du moyen âge n’eurent pas à souffrir aussi cruellement du zèle indiscret des nouveaux architectes que de cette longue indifférence qui les laissait vieillir tranquilles. Viollet-le-Duc obéissait à une idée vraiment inhumaine quand il se proposait de ramener un château ou une cathédrale à un plan primitif qui avait été modifié dans le cours des âges ou qui, le plus souvent, n’avait jamais été suivi. L’effort en était cruel. Il allait jusqu’à sacrifier des œuvres vénérables et charmantes et à transformer, comme à Notre-Dame de Paris, la cathédrale vivante en cathédrale abstraite. Une telle entreprise est en horreur à quiconque sent avec amour la nature et la vie. Un monument ancien est rarement d’un même style dans toutes ses parties. Il a vécu, et tant qu’il a vécu il s’est transformé. Car le changement est la condition essentielle de la vie. Chaque âge l’a marqué de son empreinte. C’est un livre sur lequel chaque génération a écrit une page. Il ne faut altérer aucune de ces pages. Elles ne sont pas de la même écriture parce qu’elles ne sont pas de la même main. Il est d’une fausse science et d’un mauvais goût de vouloir les ramener à un même type. Ce sont des témoignages divers, mais également véridiques.

Il y a plus d’harmonies dans l’art que n’en conçoit la philosophie des architectes restaurateurs. Sur la façade latérale d’une église, entre les grands bonnets d’évêque de deux vieux arcs en tiers-point, un portique de la Renaissance dresse élégamment les ordres de Vitruve et s’accompagne d’anges graciles, aux tuniques légères. Cela fait une belle harmonie. Sous une corniche de fraisiers et d’orties, taillés au temps de saint Louis, une petite porte Louis XV étale ses rocailles frivoles et ses coquilles, devenues austères avec l’âge. Cela encore fait une belle harmonie. Une nef magnifique du XIVe siècle est lestement enjambée par un jubé charmant de l’époque des Valois ; à une branche du transept, sous la pluie de pierreries d’une verrière du premier âge, un autel de la décadence hausse ses colonnes torses de marbre rouge où courent des pampres d’or, ce sont là des harmonies. Et quoi de plus harmonieux que ces tombeaux de tous les styles et de toutes les époques, multipliant les images et les symboles sous une de ces voûtes qui tiennent de la géométrie, dont elles procèdent, une beauté absolue.

Je me rappelle avoir vu sur un des bas-côtés de Notre-Dame de Bordeaux un contrefort qui, par la masse et les dispositions générales, ne diffère pas beaucoup des contreforts plus anciens qui l’environnent. Mais pour le style et l’ornementation, il est tout à fait singulier. Il n’a ni ces pinacles, ni ces clochetons, ni ces longues et étroites arcades aveugles qui amincissent et allègent les contreforts voisins. Il est décoré, celui-là, de deux ordres renouvelés de l’antique, de médaillons, de vases. Ainsi l’a conçu un contemporain de Pierre Chambiges et de Jean Goujon, qui se trouvait conducteur des travaux de Notre-Dame au moment où un des arcs primitifs se rompit. Cet ouvrier, qui avait plus de simplicité que nos architectes, ne songea pas, comme ils l’eussent fait, à travailler dans le vieux style perdu ; il ne tenta point un pastiche savant. Il suivit son génie et son temps. En quoi il fut bien avisé. Il n’était guère capable de travailler dans le goût des maçons du XIVe siècle. Plus instruit, il n’aurait produit qu’une insignifiante et douteuse copie. Son heureuse ignorance l’obligea à avoir de l’invention. Il conçut une sorte d’édicule, temple ou tombeau, un petit chef-d’œuvre tout empreint de l’esprit de la Renaissance française. Il ajouta ainsi à la vieille cathédrale un détail exquis, sans nuire à l’ensemble.

Ce maçon inconnu était mieux dans la vérité que Viollet-le-Duc et son école. C’est miracle que, de nos jours, un architecte très instruit n’ait pas jeté bas ce contrefort de la Renaissance pour le remplacer par un contrefort du XIVe siècle.

L’amour de la régularité a poussé nos architectes à des actes de vandalisme furieux. J’ai trouvé à Bordeaux même, sous une porte cochère, deux chapiteaux à figures qui y servaient de bornes. On m’expliqua qu’ils venaient du cloître de *** et que l’architecte chargé de restaurer ce cloître les avait fait sauter pour cette raison que l’un était du XIe siècle et l’autre du XIIIe, ce qui n’était point tolérable, le cloître datant du XIIe, et devant y être sévèrement ramené. En raison de quoi l’architecte les remplaça par deux chapiteaux du XIIe. Je n’aime pas beaucoup qu’une œuvre du XIIe siècle soit exécutée au XIXe. Cela s’appelle un faux. Tout faux est haïssable.

Ingénieux à détruire, les disciples de Viollet-le-Duc ne se contentent pas de détruire ce qui n’est pas de l’époque adoptée par eux. Ils remplacent les vieilles pierres noires par des blanches, sans raison, sans prétexte. Ils substituent des copies neuves aux motifs originaux. Cela encore, je ne le leur pardonne pas ; c’est pour moi une douleur de voir périr la plus humble pierre d’un vieux monument. Si même c’est un pauvre maçon très rude et malhabile qui l’a dégrossie, cette pierre fut achevée par le plus puissant des sculpteurs, le temps. Il n’a ni ciseau, ni maillet : il a pour outils la pluie, le clair de lune et le vent du nord. Il termine merveilleusement le travail des praticiens. Ce qu’il ajoute ne se peut définir et vaut infiniment.

Didron, qui aima les vieilles pierres, inscrivit peu de temps avant sa mort, sur l’album d’un ami, ce précepte sage et méprisé : « En fait de monuments anciens, il vaut mieux consolider que réparer, mieux réparer que restaurer, mieux restaurer qu’embellir ; en aucun cas, il ne faut ajouter ni retrancher. »

Cela est bien dit. Et si les architectes se bornaient à consolider les vieux monuments et ne les refaisaient pas, ils mériteraient la reconnaissance de tous les esprits respectueux des souvenirs du passé et des monuments de l’histoire.


Le Tréport, 23 août.

Nous sommes émerveillés de la beauté du spectacle. Nous avons devant nous Mers et sa blanche falaise ; à notre droite, des prairies aux pentes desquelles paissent les bœufs et les moutons ; à gauche, la mer, où glissent des barques dont les voiles sont nouées en festons. À nos pieds, la jetée. Elle est couverte de la foule diversement colorée des baigneurs et des baigneuses. Les bérets rouges, blancs ou bleus, les robes claires, les chapeaux de paille brillent au soleil. Tout cela a des papillotements joyeux. Soudain, une exclamation bruyante s’élève, les chapeaux volent en l’air. C’est un torpilleur qui quitte le port, franchit l’écluse et gagne le large pour aller à Boulogne. Il en passe trois, et c’est trois fois le même enthousiasme. Trois fois on crie, on salue ; trois fois, les chapeaux, les mouchoirs, les ombrelles s’agitent.

Les torpilleurs sont populaires. Ils sont aimés sans doute parce qu’ils ont l’air terrible, et qu’ils flattent cette douce espérance de carnage qui sourit mollement au fond du cœur paisible des bourgeois. En vérité, ils ne sont pas jolis ; ils ressemblent à une baleine, mais à une baleine comme il n’y en a pas, à une baleine cuirassée, jetant une fumée noire au lieu d’eau par les évents.

Naguère, en voyant un torpilleur qui mouillait dans les eaux de la Seine, à la hauteur du quai d’Orsay, M. Renan souhaitait qu’on donnât le commandement des torpilleurs non à des marins, mais à des savants et à des philosophes, qui pussent y méditer les vérités éternelles en attendant le moment de sauter en l’air. L’existence de ces hommes extraordinaires eût concilié l’inconciliable. Soldats contemplatifs, ils eussent satisfait l’idéal par leur vie et le réel par leur mort. C’est une excellente idée, mais qui n’entrera pas facilement dans la tête d’un ministre de la marine. Et je crains aussi que les philosophes ne soient pas tentés excessivement d’entrer, comme Jonas, dans ces vaisseaux-poissons.