Pierre Nozière/3/05

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Calmann-Lévy (p. 274-322).
Livre III

V

EN BRETAGNE

De la pointe du Raz (Finistère), 23 juillet.

Nous avons laissé derrière nous, sur la route d’Audierne, le bourg de Plogoff et ses pêcheurs de sardines. Au lieu de haies vives et d’arbres ébranchés, ce sont maintenant des murs bas de granit qui bordent les champs maigres et sauvages. Dans une de ces clôtures se dresse la table d’un dolmen écroulé, vieux témoin muet des âges immémoriaux. Il y a longtemps sans doute qu’il a fait gémir la terre de sa chute pesante. Les nains noirs, poulpiquets et korrigans, qui, le soir, dès que la corne du berger a rappelé le troupeau aux étables, dansent au clair de lune et forcent le voyageur à entrer dans leur ronde, habitent ce palais farouche. Tous les paysans bretons savent que les dolmens sont les maisons des nains. Ils savent aussi que les menhirs de Carnac sont des géants païens changés en pierre par saint Cornély.

À notre gauche, la chapelle de Saint-Collédoc lève son clocher de pierre ajourée. Saint Collédoc vécut au temps du roi Arthur. Son nom, sans doute, n’a pas échappé au chanoine Trévoux, qui occupa son innocente vie à cataloguer les saints de Bretagne.

J’ai connu dans mon enfance ce chanoine Trévoux, et il y a quelque chance qu’aujourd’hui je reste seul au monde à l’avoir connu. Son image subsiste encore en moi avant de s’abîmer à jamais dans le néant. Le souvenir de ce vieux prêtre m’est revenu assez étrangement sur cette route désolée d’Audierne. Ce n’est point de ma faute. Il y a des gens qui sont maîtres de leurs impressions et de leurs souvenirs. Je les admire et je les envie. Mais je ne puis les imiter. À tout moment, des hôtes, que je n’avais point priés et que je ne saurais congédier, viennent s’asseoir, ou souriants ou moroses, à la table de ma pensée. Et voici que le chanoine Trévoux, trente ans après sa belle mort, entre, coiffé de son tricorne, sa tabatière à la main, dans mon âme surprise. Qu’il y soit le bienvenu ! Il était d’humeur heureuse et douce, ses joues brillaient d’un vermillon si pur qu’on le croyait pétri par un de ces petits anges joufflus qui flottaient dans le chœur de l’église, au-dessus de sa stalle canonicale. Il avait des goûts les plus paisibles, et, comme les longs voyages dans la lande et sur la grève ne convenaient point à sa vaste corpulence, c’est sur le quai Voltaire, dans les boîtes des bouquinistes, qu’il cherchait ses saints bretons. Il allait du pont Notre-Dame au pont Royal tous les jours que Dieu faisait, pourvu que Dieu les fît assez beaux. Car le bon chanoine n’aimait ni le brouillard ni la pluie, et, de toutes les œuvres divines, il était enclin à préférer celles où Dieu a montré le plus manifestement sa bonté. Pourtant, un jour qu’il allait, cherchant, selon sa coutume, quelque saint breton oublié du siècle ingrat, il fut assailli par un soudain orage, près de la Samaritaine, et secoué, selon ses propres expressions, par une rafale effroyable ; même il y perdit son riflard que le vent emporta dans la Seine. Ce fut une des plus terribles épreuves de sa vie terrestre. Chaque fois qu’il y songeait, on voyait s’éteindre le sourire de ses lèvres et le vermillon de ses joues.

Le chanoine Trévoux quitta ce monde à quelque temps de là, laissant une histoire des saints de Bretagne qui atteste la pureté de son âme et la simplicité de son esprit. C’est un livre que je m’accuse de n’avoir pas assez lu. Dès mon retour à Paris, je me promets bien, si je parviens à mettre la main sur un bon exemplaire de cet ouvrage, d’y chercher l’histoire de saint Collédoc dont la chapelle, déjà loin derrière nous, ne laisse plus voir à l’horizon que son clocher de dentelle, plein de ciel bleu. Saint Collidor ou Collédoc était évêque de Cambrie, quand il vint du pays de Galles en Armorique. Probablement il traversa l’Océan dans une auge de pierre, car tel était alors l’usage des saints de la Grande-Bretagne. Ayant abordé à Plogoff, il se fit ermite dans la lande, et, là, parmi les œillets sauvages, les rosiers nains et les petites immortelles qui fleurissent au ras du sol, sous le ciel chargé de nuages pareils aux visions des Écritures et sillonné par le vol des oiseaux de mer dont quelques-uns sont les âmes des trépassés, il louait le Seigneur, se livrait à la contemplation et parfois, entrant en extase, pénétrait profondément dans la connaissance des choses tant visibles qu’invisibles. Aussi n’est-il pas surprenant qu’il reçût, par une voie mystérieuse, des nouvelles de ce monde dont il vivait séparé. Il est certain qu’il apprit avant tous les habitants d’Audierne et de Plogoff la sanglante bataille de Camlan, et la mort d’Arthur que son épée enchantée n’avait pu défendre des coups d’un chevalier félon. Saint Collidor apprit par une voie non moins mystérieuse que Lancelot du Lac aimait l’épouse d’Arthur, la belle reine Genièvre. Et (ce que Collédoc n’ignorait pas non plus) Lancelot était la fleur des chevaliers. Nourri sur les genoux d’une fée, il en gardait un charme. Et parce qu’il était aimable, Genièvre l’aimait.

Mais saint Collédoc, qui avait beaucoup médité dans la solitude, savait ce qu’ignorent les gens qui vivent dans le siècle. Il savait que l’amour humain est périssable et que ceux qui mettent leur espérance dans la créature sont bientôt déçus. Par ces raisons, et considérant que Genièvre et Lancelot offenseraient Dieu d’une manière effroyable s’ils en venaient à la satisfaction de leur désir, il résolut d’empêcher, avec l’aide du ciel, un si grand malheur. Il prit son bâton et alla trouver dans son palais la reine Genièvre. Et, lui ayant parlé quelque temps en secret, il la détermina tout aussitôt à renoncer à l’amour de Lancelot du Lac. Il lui inspira une pressante envie d’embrasser la vie religieuse. Enfin, il la donna jeune, belle, heureuse, parée, toute chaude encore d’un amour profane, à Jésus-Christ, qui n’a pas coutume de voir venir à lui les amoureuses en si bon état. Que lui avait-il dit ? Le petit livre que je viens d’acheter sur la route à un barde aveugle comme Homère et profondément ivre de tafia, un petit livre de gwerz et de sonn, où je trouve beaucoup d’histoires de saints, ne rapporte pas les propos que tint l’ermite Collédoc pour changer ainsi le cœur de Genièvre. Ah ! monsieur Trévoux, que lui avait-il dit ? Vous qui connaissiez si bien dans leurs moindres détails les vies des saints bretons, le saviez-vous, de votre vivant, quand vous passiez au soleil sur le beau quai Voltaire, tranquille avec deux ou trois bouquins dans chaque poche de votre douillette ? Le saviez-vous et l’avez-vous mis dans votre grande compilation hagiographique ?

Hélas ! comment l’auriez-vous appris, puisque l’entrevue de la reine et du saint fut secrète ? Vous me direz que Collédoc lui représenta la laideur et la difformité des péchés charnels. Mais cela ne suffit pas, monsieur Trévoux. Vous n’imaginez pas quelle situation c’est que de se mettre entre une femme et son amour ! On est renversé, foulé aux pieds, broyé. Je vous entends : vous ajoutez que saint Collédoc a sûrement menacé Genièvre de la colère divine et de la damnation éternelle, qu’il lui a montré l’enfer béant. Cela ne suffit pas encore, monsieur Trévoux. Une femme amoureuse ne craint pas l’enfer ; le paradis ne lui fait point envie, monsieur Trévoux. En vérité, je voudrais bien savoir ce que saint Collédoc de Plogoff a dit à la reine Genièvre pour la séparer de Lancelot du Lac qu’elle aimait et qui l’aimait. Songez que, pour produire un tel effet, il fallait des paroles plus puissantes que ces runes, connues seulement des vieux Scandinaves, par lesquelles on pouvait soulever l’Océan et réduire la terre en poudre ; car l’amour, monsieur Trévoux, est plus fort que la mort. Il est pourtant vrai que la douce reine écouta l’ermite et qu’elle entra dans un monastère. Et l’on en a fait des complaintes en vers bretons.

Mais nous approchons du bout de la terre. Nous avons passé la région des genêts et des ajoncs et nous sentons le vent d’ouest raser les champs stériles. Voici Lescoff, son clocher et ses menhirs. Encore quelques pas, et nous touchons à la pointe du Raz. Déjà nous découvrons à notre droite une plage pâle, que creuse une mer blanche d’écueils. C’est la baie des Trépassés.

Ici, sur le promontoire qui s’avance entre deux côtes semées d’écueils, finit la terre. Au bout de l’étroit sentier dans lequel nous nous engageons, la mer déferle, et déjà l’embrun nous enveloppe. Devant nous, l’Océan, où le soleil se couche dans un lit de flammes, étend au loin la nappe magnifique de ses eaux, que déchirent çà et là les rochers noirs, fleuris d’écume, et sur laquelle l’île de Sein, sombre et basse, dort au ras des lames.

C’est l’île sainte des Sept-Sommeils où l’on dit que vivaient les vierges prophétiques. Mais ces créatures extraordinaires ont-elles jamais existé ailleurs que dans l’imagination des hommes de mer ? Les matelots n’ont-ils pas pris, de loin, pour les robes blanches des prêtresses les mouettes posées au soleil sur les rochers ? Le souvenir de ces vierges est vague comme un rêve. On a fouillé le peu de terre contenu dans les creux du granit, où croissent aujourd’hui pour la nourriture des pêcheurs, de rares et maigres épis d’orge. On n’a trouvé dans ce sol aucune pierre taillée. On y a recueilli seulement quelques médailles en forme de petites coupes, portant sur leur face bombée une effigie de héros ou de dieu, à la chevelure bouclée, nouée de perles, et, sur la face creuse, un cheval à tête d’homme. Comment imaginer un collège de prêtresses sur cet écueil ras, stérile, nu, noyé de brumes, et que, par les tempêtes, la mer recouvre quelquefois tout entier ? Mais peut-être l’île de Sein était-elle autrefois plus vaste et plus ombreuse qu’elle n’est aujourd’hui, et l’Océan, qui sans cesse ronge ses bords, a-t-il englouti une partie de l’île avec le temple et le bois sacré des vierges.

C’est ici que l’Océan est terrible ; c’est ici qu’il est puissant. Les rochers innombrables qu’il couvre d’écume apparaissent comme les restes du rivage qu’il a submergé avec ses villes antiques et tous leurs habitants. En ce moment, il est calme, il pousse dans son sommeil un immense et tranquille mugissement. Les traînées d’huile qui moirent sa face glauque révèlent seules les courants perfides. Le vieux dieu, couché sur les cadavres des belles Atlantides, content, s’égaie sous l’or du soleil ; son sourire est large et pacifique. Pourtant dans son repos il laisse deviner sa force. Les lames qui brisent à quarante pieds au-dessous de nous couvrent d’écume la falaise et nous jettent au visage leur rosée amère. Après chaque coup de la vague, le rocher, de nouveau découvert, répand avec un bruit clair, par toutes ses pentes, des cascades argentées.

À notre gauche fuit la ligne désolée de la baie d’Audierne jusqu’aux rochers funestes de Penmarch. À droite, la côte hérissée de falaises et d’écueils se courbe pour former la baie des Trépassés. Plus loin, nous voyons luire comme un feu rouge le cap de la Chèvre. Plus loin encore, la côte de Brest et les îles d’Ouessant, bleuissant à l’horizon, se confondent avec le bleu léger du ciel.

L’Océan et les falaises changent à tout moment d’aspect. Ses lames sont tour à tour blanches, vertes, violettes, et les rochers, qui tout à l’heure faisaient briller leurs veines de mica, sont maintenant d’un noir d’encre. L’ombre vient à grands coups d’ailes. Les dernières gouttes de flamme tombées dans la mer s’éteignent. Une grande lueur orangée marque seule l’endroit où le soleil s’est couché. C’est à peine si nous voyons encore les murs de granit qui, debout ou ruinés, ferment la baie des Trépassés. On entend distinctement, dans le silence du soir, le bruit sourd des lames que traverse le cri mélancolique du cormoran.

Cette heure est d’une tristesse mortelle, et tout ici, le rocher, la lande et la mer, et le sable livide de la baie, tout nous dit la désolation de vivre. Seul, le ciel, où s’allument les premières étoiles, a sur nos têtes une douceur charmante. Ce ciel de Bretagne est léger et profond. Souvent voilé par les bancs de brume qui viennent et qui passent en un moment, presque toujours couvert de nuées épaisses qui ressemblent à des montagnes et qui lui donnent l’air d’une terre d’en haut, il laisse voir, par de soudaines échappées, un bleu qui attire comme l’abîme. Je sens en ce moment pourquoi les Bretons aiment la mort. Ils l’aiment, et l’âme celtique est souvent tentée par elle. Ils la craignent aussi, car elle est en horreur à tous les êtres.

La mort plane sur ces parages, c’est elle qui, passant sur nos têtes avec le vent de mer, effleure nos cheveux. Tout ce golfe informe qui s’étend de l’île d’Ouessant à l’île du Sein, et qu’on nomme l’Iroise, est la terreur des gens de mer. Les naufrages y sont ordinaires. Le Bec-du-Raz, fréquenté par tout le cabotage qui va de la Manche à l’Océan, est particulièrement dangereux à cause des brises changeantes qui viennent du large, des écueils invisibles, des courants qui tourbillonnent autour des rochers et des formidables ras de marée qui frappent la falaise. Les pêcheurs bretons chantent en traversant le chenal du Raz :

« Mon Dieu ! secourez-moi : ma barque est si petite et la mer est si grande ! »

Les cadavres des naufragés qui ont péri dans l’Iroise sont amenés par le courant dans la baie des Trépassés. Est-ce pour sa fidélité à déposer les restes humains sur son sable blanc comme une poussière d’os que la baie hospitalière aux morts a reçu son nom funèbre ? Suivant une tradition, ces prêtres gaulois qui furent plutôt des moines, les druides, étaient embarqués après leur mort sur cette côte pour être ensevelis dans l’île de Sein. Et d’autres traditions, recueillies par le poète Brizeux, font de ce golfe lugubre le rendez-vous des morts pieux qui voulaient dormir dans l’île des Sept-Sommeils.


Autrefois, un esprit venait, d’une voix forte
Appeler, chaque nuit, un pêcheur sur sa porte.
Arrivé dans la baie, on trouvait un bateau
Si lourd et si chargé de morts qu’il faisait eau.
Et pourtant il fallait, malgré vent et marée,
Le mener jusqu’à Sein, jusqu’à l’île sacrée…


Ici l’on conte encore que, sur ce rivage, les âmes en peine se promènent en pleurant, tandis que les ossements des naufragés frappent aux portes des pêcheurs pour demander la sépulture. Et c’est une vive croyance chez les paysans que, pendant la nuit du deux novembre, au jour fixé par l’Église pour la commémoration des fidèles défunts, les âmes des naufragés s’amassent en nuées épaisses sur le rivage de la baie, d’où s’élève une clameur lamentable. Alors les morts, dit-on, reviennent sur la terre, « plus nombreux que les feuilles qui tombent des arbres, plus serrés que les brins de l’herbe qui pousse dans les champs. »

Tandis que nous marchions le long des rochers mornes, le vent s’étant élevé, un grain nous couvrit d’ombre et de pluie. Nous allâmes nous sécher dans une auberge du hameau de Kerherneau. Là, dans la salle basse où des hommes chevelus, chaussés de braies antiques, boivent le cidre blond et le rude tafia, assis au coin de la cheminée dans laquelle brûle une poignée de genêts et de bruyères, je songe à ce rivage dont les voix plaintives emplissent encore mon oreille et à cette île sainte des Sept-Sommeils que l’Océan recouvre d’une écume plus blanche et plus froide que la robe des vierges prophétiques et que les âmes des morts. Le hibou miaule sur le toit. Près de moi, les buveurs à la longue chevelure se tiennent graves et silencieux devant l’écuelle de cidre ou le verre d’eau-de-vie.

En attendant le souper que l’hôtesse apprête, je tire de ma poche le seul livre que j’aie emporté sur ce bord brumeux de la terre. C’est une chanson, ou plutôt une suite de contes mis en langage rythmé, avec une gravité enfantine, par des chanteurs qui ne savaient pas écrire, pour des auditeurs qui ne savaient pas lire : c’est l’Odyssée. Je l’ouvre à l’onzième livre qui est le livre des morts, et que l’antiquité nommait la Nékyia.

La Nékyia nous est parvenue fort surchargée, par les aèdes qui la chantaient aux banquets, de morceaux qui ne sont ni du même âge ni du même caractère. Ces vieux joueurs de phorminx y ont intercalé notamment un dénombrement des amantes des dieux, qui semble pris à quelque catalogue formé dans l’âge religieux d’Hésiode et de sa postérité poétique. Ils y ont ajouté encore un tableau des tourments que souffrent, dans les enfers, les ennemis des dieux ; et rien n’est plus contraire à l’idée que les premiers homérides, dans leur ingénuité, se faisaient de la mort. Aucun helléniste ne m’accompagne ici pour me débrouiller parmi ces interpolations, et les seuls scoliastes qui m’entourent dans cette auberge de pêcheurs bretons, au bord de la sombre baie, sont les hiboux qui miaulent sur ma tête et les goélands endormis là-bas sur les rochers. Ils me suffiront, car ils disent les tristesses de la nuit et l’horreur de la mort.

Quand commence la Nékyia, le subtil Ulysse a franchi sur son vaisseau l’océan qui sépare le monde des vivants de la demeure des ombres ; il a abordé dans l’île des Cimmériens, que jamais le soleil ne regarde, de son lever à son coucher ; il a mis le pied sur la terre molle de ce rivage plongé dans la nuit éternelle et il s’en est allé sous les hauts peupliers et les saules stériles de Perséphone, jusqu’à l’humide demeure de Hadès. Là, près du rocher où se rencontrent les deux fleuves funèbres, dans la prairie d’asphodèles, il a creusé avec son épée une fosse où il a versé ensuite des libations de miel et de vin aux ombres descendues sous la terre. Ce n’est pas une curiosité vaine qui l’a conduit dans ce monde muet où nul homme vivant n’est entré avant lui. Il va évoquer dans l’île ténébreuse des Cimmériens les ombres errantes des morts. Il y est venu sur le conseil de la magicienne Circé, pour demander à l’ombre du devin Tirésias par quel moyen il lui sera donné enfin de retourner dans Ithaque. Car le vieux chef, qui a vu les Cicones, les Lotophages, les Cyclopes, les Lestrygons, les Sirènes, et qui a partagé la couche des déesses et des magiciennes, est dévoré du désir de revoir enfin son île, sa femme et son fils.

Tirésias, qui errait parmi les morts, son bâton augural à la main, était un personnage extraordinaire ; et l’on comprend qu’Ulysse soit allé le consulter jusque dans l’île des Cimmériens. Tirésias n’a point, il est vrai, dans l’Odyssée, une physionomie bien distincte. Il ressemble, dans ce poème, aux magiciens des Mille et une Nuits et à tous les sorciers de nos contes populaires. Mais il était fameux parmi les vieux Hellènes comme Merlin l’Enchanteur chez les Bretons, et, dès que l’imagination des Grecs se délia au sortir de l’enfance, les poètes contèrent mille merveilles de l’antique devin. À les en croire, devenu femme pour avoir séparé de sa baguette deux serpents unis, il reprit ensuite sa première forme ; mais le souvenir de sa métamorphose lui donnait une expérience singulière sur des points délicats. Aveugle, il comprenait le langage des oiseaux et voyait les choses futures. Il vécut, plein de sagesse, sept âges d’hommes, malheureux infiniment de vivre et de savoir. Sa tristesse s’exhala un jour en une plainte sublime :

« Ô Zeus, père et roi, s’écria le vieux devin, pourquoi ne m’as-tu pas donné une vie plus courte et ma part de l’ignorance humaine ? Ce n’est pas par bienveillance que tu as prolongé ma vie jusqu’au terme de sept générations mortelles. »

Afin de le rendre plus tragique, les poètes nous montrent Tirésias gardant chez les morts sa science qui lui était amère. Il va sans dire qu’on ne trouve pas trace dans le Nékyia d’une mélancolie si profonde. Le très vieil aède qui a inventé la plus grande partie du Livre XI ne s’inquiétait pas plus que ma Mère l’Oie des tristesses qui accompagnent la méditation et la connaissance.

Il avait cette idée que les morts sont bien morts. « Hélas ! dit Achille, il est dans la demeure de Hadès des âmes et des fantômes, mais ils sont privés de sentiment. » Telle était la croyance très simple de ces temps héroïques. Pour notre chanteur errant, Tirésias, tout devin qu’il était sur la terre, partage sous la terre l’insensibilité commune à tous les morts. Il ne voit ni n’entend.

Mais Ulysse, instruit par la magicienne Circé dans l’art de la nécromancie, connaît le moyen de rendre aux ombres, du moins pour un moment, la force de penser et de parler. Il sait que les morts se raniment en buvant du sang chaud.

C’est pourquoi il égorge des brebis au bord de la fosse qu’il a creusée. Aussitôt les âmes montent en essaim de l’Érèbe. Jeunes femmes, adolescents, vieillards ayant beaucoup enduré et tendres vierges au cœur plein d’un deuil récent, et ceux-là, en grand nombre, que perça la lance d’airain, guerriers tués dans les combats, portant leurs armes ensanglantées, ils se pressaient autour de la fosse avec une immense clameur.

Et Ulysse, qui avait vu par les mers tant de spectacles à faire dresser les cheveux sur la tête, eut peur. Il écartait avec son épée ces ombres qui, comme une nuée de mouches, volaient autour des brebis égorgées et du sang des victimes. Reconnaissant sa mère dans l’essaim des âmes, il la chassa comme les autres. Car il voulait que le devin Tirésias bût le premier. Il aimait sa mère, mais il était pressé de se faire dire la bonne aventure. Au reste, si l’on songe que l’homéride suivait de très près quelque conte populaire, on ne sera surpris, pour peu qu’on ait l’habitude du folk-lore, ni de la gaucherie naïve du conteur ni de la dureté du héros. Pourtant, ce n’est pas Tirésias qui parle le premier. C’est Elpénor. Il parle sans avoir bu de sang. Et l’on peut croire qu’il a été introduit dans cette scène d’évocation par quelque nouvel aède peu soucieux d’observer les rites de la vieille nécromancie.

Mais il faut considérer aussi que la situation d’Elpénor est particulière. Il n’a pas encore sa place dans les demeures de Hadès. Il est de ces morts qui, n’ayant point été ensevelis, errent misérablement autour des habitations et reviennent demander, la nuit, à ceux qu’ils ont laissés en ce monde, un peu de terre pour couvrir leur malheureux corps. C’est une âme en peine. Il avait accompagné Ulysse dans ses voyages, et il était encore auprès de lui dans l’île d’Ea. Se trouvant la nuit sur le toit plat de la maison de Circé, il en tomba par mégarde, et il se rompit le cou dans sa chute. On ne le regretta point parce que c’était un maladroit et un ivrogne. Ulysse, qui avait laissé son compagnon sur la place où il était tombé, fut très étonné de le voir chez les Cimmériens ; il lui en témoigna sa surprise.

« Comment, lui dit-il, cheminant à pied sous terre, es-tu arrivé plus vite que moi avec mon vaisseau ? »

Aristarque tenait cette question pour inepte. M. Alexis Pierron, éditeur d’Homère, affirme qu’elle est naïve, mais non point inepte. Elle était peut-être embarrassante, car Elpénor n’y répondit point. Il supplia en gémissant Ulysse de lui accorder les honneurs de la sépulture :

« Quand tu retourneras à l’île d’Ea, ne me laisse point non pleuré et non enseveli ; mais brûle-moi avec mes armes, et élève-moi un tertre au bord de la blanche mer, et plante sur ce tertre la rame avec laquelle, vivant, je ramais parmi mes compagnons. »

Telle est la plainte qu’exhale aux pieds d’Ulysse l’ombre d’Elpénor. Tant qu’il n’est point enseveli, Elpénor, qui n’a plus de place sur la terre, n’a pas encore de place chez Hadès. Il erre lamentablement entre les vivants et les morts. C’est peut-être pourquoi il parle sans avoir bu le sang. Mais je crois plutôt à une interpolation. Cette Nékyia est rapiécée comme une tapisserie de l’histoire d’Alexandre, pendue sur le pignon d’une maison de Bruges, aux jours de fête, pendant quatre cents ans. Elle est ainsi très plaisante et très vénérable.

La première ombre que le héros laisse approcher de la fosse, pour qu’elle boive le sang et y retrouve la force de sentir et de parler, est le devin Tirésias qui, aussitôt qu’il a bu, récite une prédiction dont le commencement a trait aux voyages du héros, mais dont la dernière partie, sans doute tirée de quelque chanson très antique, se rapporte à des traditions bizarres et puériles, tout à fait étrangères à l’Odyssée et de tout point contraires à l’esprit même du poème. Car l’ingénieux Ulysse, cher à la vierge Athéné, y est voué à la destinée des impies et des maudits, promis au châtiment des Caïn et des Ahasverus. Et si le devin laisse entrevoir la rémission finale, les menaces qu’il profère, s’accordant d’ailleurs avec des légendes qui nous ont été conservées, donnent le caractère d’un réprouvé au héros dont les contes homériques ont fait le type du parfait Hellène. Ici l’on a cousu à la vieille tapisserie un lambeau d’une tapisserie plus vieille encore et plus sombre.

Après avoir entendu cette prophétie, Ulysse veut interroger, sans tarder davantage, l’ombre de sa mère, et il semble, d’après une question qu’il fait à Tirésias, que, s’il n’a pas appelé encore la morte bien-aimée, c’est qu’il ne savait pas comment s’y prendre. Dans ce cas, nous avons accusé faussement d’insensibilité le rude roi pirate, si admiré des matelots et des pêcheurs hellènes, qui erra longtemps sur la mer stérile. Mais nous avons vu qu’instruit en nécromancie par la magicienne Circé, il avait évoqué sa mère sans même le vouloir, et nous croirons plutôt qu’il trompa Tirésias. Il était menteur et la déesse qui l’aimait lui dit un jour : « Je t’aime parce que tu mens bien. » Son ignorance en effet semble inconcevable après les leçons de Circé qui lui avait révélé l’art des évocations. Et nous venons de voir qu’il avait très bien retenu les préceptes de la magicienne. Ou simplement y a-t-il encore à cet endroit une reprise à la tapisserie.

Tout est obscur dans cette merveilleuse poésie d’enfants peureux. Mais l’obscurité même y est un charme et un sujet d’émerveillement. Et quand la mère vénérable d’Ulysse, la vieille Anticlée, boit le sang noir et parle à son fils, nous sommes saisis d’une émotion large et profonde, et pénétrés d’un tel sentiment de beauté qu’il nous faut reconnaître que le génie hellénique eut, dès l’enfance, l’instinct de l’harmonie et connut cette sorte de vérité qui passe la vérité scientifique et dont, seuls au monde, les poètes et les artistes sont les révélateurs.

« Mon enfant, comment es-tu venu vivant dans la nuit sans lumière ? car il est difficile aux vivants de voir ces choses.

« … Celle qui est habile à l’arc ne m’a pas tuée de ses flèches, ni une de ces maladies ne m’est survenue, qui enlève la vie aux membres par une triste langueur. Mais le regret, le souci de toi et le souvenir de ta tendresse m’ont ôté la douce vie. »

« Elle dit. Son fils voulut la presser dans ses bras. Trois fois il s’élança, le cœur ardent à la saisir ; trois fois, elle s’évanouit dans ses mains, semblable à une ombre et à un songe.

« Alors, le cœur déchiré par une douleur aiguë, il lui dit :

« Ma mère, pourquoi ne m’attends-tu pas, quand je veux t’embrasser, afin que chez Hadès, dans les chers bras l’un de l’autre, nous puissions nous rassasier de nos tristes pleurs ? »

« Et la vénérable mère répondit :

« Hélas ! mon enfant, tel est l’état des hommes quand ils sont morts : les nerfs sont privés de chair et d’os, la force du feu les consume aussitôt que l’esprit abandonne les os blancs, et l’âme, comme un songe, flotte, envolée… »

Paroles infiniment douces et toutes trempées du lait de la tendresse humaine ! Elles ont été trouvées par un très vieux chanteur qui vivait au bord de la mer « violette », dans un temps où les hommes n’avaient pas encore appris à monter à cheval ni à faire bouillir les viandes. Ce chanteur n’avait jamais vu de figures peintes ni sculptées ; les seuls autels des dieux qu’il connût étaient des stèles grossières dans un bois sacré. Il était sans cesse occupé du soin de pourvoir à sa subsistance. Parmi des hommes qui ne pensaient qu’à manger et à faire la guerre pour voler des femmes et des trépieds d’airain, il menait une vie plus misérable que celle d’un ménétrier de quelque village d’Auvergne. Pourtant, il trouva en son âme rude et neuve des accents qui retentiront à tout jamais dans les cœurs généreux :

« Mon enfant, celle qui est habile à l’arc ne m’a pas tuée de ses flèches, ni une de ces maladies ne m’est survenue, qui enlève la vie aux membres par une triste langueur. Mais le regret, le souci de toi et le souvenir de ta tendresse m’ont ôté la douce vie. »

Ainsi le vieux joueur de phorminx exprima la douleur harmonieuse et se montra déjà Hellène par le sentiment de la beauté, qui est la seule chose humaine qui ne trompe pas, car elle seule est de l’homme et toute de l’homme.

Je ferme le vieux recueil des aèdes ioniens et j’ouvre la fenêtre de la chambre rustique. Je revois dans la nuit la baie des Trépassés. Tout à l’heure, j’étais avec l’antique Ulysse, et j’avais à peine changé de monde. Il n’y a pas loin, pour le sentiment, de la Nékyia de l’homéride aux gwerz des bardes de Breiz-Izel. Toutes les vieilles croyances se ressemblent par leur simplicité. Ces légendes immémoriales des trépassés sont restées peu chrétiennes dans la chrétienne Bretagne. La croyance à la vie future y est aussi obscure et flottante que dans l’épopée homérique. Pour l’Armoricain comme pour l’Hellène primitif, les morts traînent languissamment un reste d’existence. Les deux races croient également que, si les corps ne sont pas rendus à la terre maternelle, les ombres de ces corps errent en se lamentant et supplient qu’on leur donne la sépulture. L’ombre d’Elpénor demande un tombeau à Ulysse ; les naufragés de l’Iroise viennent frapper avec leurs ossements les portes des pêcheurs. Dans le monde celtique comme dans le monde hellénique, les morts ont une terre à eux, séparée de la nôtre par l’Océan, une île brumeuse qu’ils habitent en foule. Là, l’île des Cimmériens ; ici, plus rapprochée du rivage, l’île sainte des Sept-Sommeils. Les tombes revêtent la même forme dans la Grèce héroïque et chez les Celtes[1].

Que dis-je ? j’ai vu à Carnac le tombeau d’Elpénor. Seulement la rame y manquait, et les archéologues, en le fouillant, ont enlevé les armes et les os qui dormaient : c’est le tertre Saint-Michel, qui s’élève sur le rivage, « au bord de la blanche mer ».

Mais l’hôtesse vient m’annoncer que le souper est servi. L’omelette dorée brille sur la table, et l’odeur du mouton parfumé de thym emplit la chambre. Je laisse là mon Homère et mes rêveries. N’allez pas croire au moins que les Celtes étaient des Pélasges et qu’on parlait grec à Quimper comme à Mycènes.


De Carnac (Morbihan), le 4 août.

Du haut du tertre funéraire, consacré à saint Michel, on découvre deux plaines mornes, dont l’une est la terre et l’autre la mer. Au couchant, l’Océan s’étend jusqu’à l’arc azuré de l’horizon. À gauche, fuient les noirs rivages de Locmariaker, où dort, depuis des siècles innombrables, un chef barbare sous une chambre informe fait de quartiers de roche, et plus loin s’efface dans la brume la pointe de Saint-Gildas, où Abélard fut menacé de mort par des moines ignorants, qui haïssaient la musique et la philosophie. À droite, la lugubre presqu’île de Quiberon s’avance dans la mer que, vers le large, Belle-Île barre comme un grand brise-lames.

Mais, en tournant sur vous-même de manière à mettre Quiberon à votre gauche, vous voyez la lande s’étendre jusqu’aux bois de pins qui tracent au bord du ciel leurs lignes d’un bleu sombre ; sur cette plaine, que la bruyère colore d’un rose triste, passe la grande ombre des nuages. C’est Carnac, le Lieu-des-Pierres.

Une armée de menhirs s’y tient en ordre régulier. Devant vous se dressent les alignements du Menec ; vous apercevez plus à droite ceux de Kermario. Un pli de terrain vous cache de ce côté les pierres de Kerlescan. Deux mille de ces géants informes sont encore ou debout ou couchés à leur rang. On croit qu’il y en avait autrefois plus de dix mille.

Quels bras les ont plantés dans la lande ? On ne sait. On ignore leur âge et leur destination. Ils semblent, dans leur majesté grossière, garder le muet souvenir de races depuis longtemps éteintes, et ils ont je ne sais quoi de funèbre, qui fait songer à des hommes très rudes, à des chefs de tribus sauvages qui dorment sous leur poids énorme. Pourtant, en fouillant la terre sous ces menhirs, on n’y a rien trouvé qui révélât des sépultures.

M. de Mortillet croit que ces alignements sont les archives d’un peuple qui vivait sur cette terre avant la venue des tribus celtiques et qui plantait une pierre en commémoration de chaque fait dont il voulait garder le souvenir ; en sorte que la lande de Carnac serait un livre où ces hommes écrivaient en quartiers de rocs les guerres, les alliances, les grandes chasses, les navigations sur des troncs d’arbres creusés, et les généalogies des chefs.

Les habitants de Carnac attribuent à ces pierres une origine très différente et beaucoup plus merveilleuse. Ils content qu’un jour saint Cornély fut poursuivi dans la lande par une armée de païens. Les païens, comme on sait, étaient des géants. Le serviteur de Dieu courut jusqu’au rivage, dans l’espoir de s’embarquer pour fuir un si grand péril. Mais, ne trouvant point de bateau, il se tourna vers les mécréants, et, étendant les mains vers eux, il les changea en pierres. Aujourd’hui encore, on appelle ces pierres « les soldats de saint Cornély ».

Depuis qu’il n’est plus de géants idolâtres, saint Cornély s’adonne spécialement à la protection des bêtes à cornes.

Ce saint Cornély est très original, et je regrette bien de n’avoir pas consulté, à son sujet, ce bon chanoine Trévoux qui étudiait avec tant de candeur les saints de Bretagne : il m’en aurait conté des merveilles. Que ce saint Cornély ne soit autre que le pape saint Corneille, qui reçut l’anneau du pêcheur en l’an 251 et fut assailli dans la chaise de saint Pierre par de nombreuses tribulations, les hagiographes le disent, et je suis sûr que M. Trévoux le croyait. M. Trévoux croyait tout, et cette heureuse disposition se lisait sur son visage. C’était un homme de bonne volonté ; c’est pourquoi il eut la paix sur la terre. J’espère qu’il l’a présentement dans le ciel. Il est doux de croire que saint Cornély est précisément le pape Corneille ; mais il faut reconnaître qu’en Bretagne il est devenu très Breton. Il a pris l’esprit et les mœurs des paysans de Carnac, qui l’ont choisi pour leur patron et leur intercesseur auprès de Dieu. Il a oublié le farouche Novatien qui troubla si cruellement son pontificat. Je l’ai vu tantôt sur une des portes de son église paroissiale. Il y est sculpté et peint, dans ses habits pontificaux, entre deux bœufs qui tournent vers lui leur mufle obéissant. C’est un saint tout à fait approprié à un pays de pâturages. Sa fête tombe le 13 septembre, et, ce que n’eût point dit M. Trévoux, cette date coïncidant avec l’équinoxe d’automne, la fête du saint a dû se substituer à quelque féerie agricole des païens. Il n’est pas douteux que le nom même de saint Cornély n’ait prédestiné le saint de Carnac à remplacer l’antique divinité tutélaire des bêtes à cornes. Je regrette de ne pouvoir rester à Carnac jusqu’à ce jour-là. Car c’est un beau pardon. Des pèlerins y viennent de toute la Bretagne pour baiser dévotement les os du saint renfermés dans un chef d’or tout brillant de pierreries. Puis, le chapeau sous le bras et le chapelet à la main, ils se rendent en procession à la fontaine qui élève près de l’église, sur quatre arches, son pyramidion surmonté d’une boule et d’une croix. Là, s’étant agenouillés, ils goûtent l’eau que des mendiants leur présentent dans une cruche, en mouillant leur visage et leurs mains, qu’ils élèvent ensuite au-dessus de leur tête, et, ayant accompli ces rites antiques, ils retournent à l’église pour déposer leur offrande devant le protecteur des bestiaux.

On répand aussi l’eau de cette fontaine sur la tête des bœufs qui ont été guéris par l’intercession de saint Cornély. Ce saint est à ce point favorable aux troupeaux, qu’on lui amène parfois, la nuit, des bœufs en procession. Comme le dieu rustique dont il a pris la place, il reçoit des victimes ; on lui offre des vaches, mais on ne les immole pas. Elles sont vendues au profit de l’église. La fabrique vend aussi les attaches qui ont servi à conduire les victimes à l’autel ; et c’est une croyance que les bestiaux mis à l’attache avec ces cordes ne périssent point de maladie. Aussi bien fallait-il à ces bouviers avares et pauvres un vétérinaire céleste.

Le tumulus sur lequel vous êtes monté offre un autre témoignage de la piété bretonne. Les apôtres d’Armorique ont sanctifié ce tertre en élevant sur le faîte une chapelle à saint Michel-Archange, qui lance et retint la foudre et se plaît sur les hauts lieux. Les femmes de marins viennent dans cette chapelle prier l’archange de préserver leur mari du péril de la mer. Chaque année, dans la nuit du 23 juin, les gars du pays y allument, en poussant des cris de joie, le feu de la Saint-Jean, auquel d’autres feux répondent de toutes les hauteurs voisines. Et il est croyable que cette coutume remonte à une fabuleuse antiquité.

Ces petites buttes, visibles à vos pieds maintenant que le soleil, déjà bas, en prolonge les ombres, ce sont les Bossenno, bosses semées entre les pierres de l’Océan. On raconte qu’elles recouvrent un monastère de moines rouges. Il s’y commit, dit-on, de telles abominations que le ciel et la terre ne purent les souffrir. Le moustier périt en une nuit, dévoré par les flammes.

Encore aujourd’hui, le lieu où sont ensevelis les moines rouges est mal famé. Dans l’ombre du soir, des flammes s’allument sur les buttes, et l’on entend des voix qui parlent une langue inconnue aux chrétiens. On a fouillé les Bossenno. Un archéologue anglais, M. Miln, y a porté la pioche, et il a découvert, en effet, des murs portant encore des traces d’incendie. Mais ce ne sont pas les murs d’un monastère. Les Bossenno recouvrent une villa gallo-romaine qui était établie là, au bout du monde connu, avec ses murs de pierre et de brique, ses chambres peintes de vives couleurs, sa métairie, ses bains et son temple, telle enfin que Columelle décrit une villa romaine. L’art de Pompéi se retrouve sur ces enduits de stuc, où sont tracées des grecques et des guirlandes, et sur ces caissons incrustés de coquillages.

Aux premiers siècles de l’ère chrétienne, les Latins, comme aujourd’hui les Anglais, transportaient leur civilisation sur tous les points du monde connu. Ils portaient avec eux leurs lares et leurs pénates. On a trouvé dans le sacellum de la villa les figurines de terre cuite qui y avaient été mises par des mains pieuses. Ce sont des Vénus Anadyomènes et des Déesses-Mères. Celles-ci, vêtues d’une longue tunique, assises dans un grand fauteuil d’osier et tenant un petit enfant entre leurs bras, ressemblent beaucoup aux Saintes-Vierges de l’art chrétien. Celles de Carnac ont été portées, loin du village, dans une cabane qui sert de musée. D’autres, de même style, ont eu ailleurs une tout autre fortune. Elles ont été prises pour des images de Marie, et, tenues pour miraculeuses, ont attiré des pèlerins dans le sanctuaire où on les avait déposées au sortir de terre.

Voilà tout ce que, du haut du tertre Saint-Michel, nous pouvons découvrir de choses dans l’espace et le temps. Ce tertre a été fait de main d’homme, il est formé de pierres amoncelées et de vase marine. M. René Galles, en le creusant, a découvert le dolmen sous lequel un chef avait sa sépulture. On a vu ses os à demi dévorés par la flamme du bûcher, ses armes de jaspe et de fibriolite et ses colliers de jaspe rouge. On croit, d’après certains indices, qu’il a, sous cette montagne, un compagnon de mort dont la poussière demeure encore inviolée. Ainsi Achille voulut que ses cendres fussent mêlées à celles de Patrocle sous le même tertre funéraire. L’ombre de Patrocle était venue elle-même l’en prier, la nuit, pendant son sommeil. Elle lui avait dit : « Je te demanderai, ne l’oublie pas, que mes os ne soient pas séparés des tiens, Achille. Nous avons été nourris ensemble dans ta maison… Que nos os soient renfermés dans la même urne d’or. » C’est pourquoi Achille ordonna de ne faire d’abord pour son ami qu’un tertre bas.

« Quand je serai mort, ajouta-t-il, élevez à lui et à moi une haute et large tombe, vous qui me survivrez. »

La tombe, dont nous foulons les herbes salées par l’embrun, est large et haute comme celle d’Achille et de Patrocle. Les guerriers qui y reposent étendus, avec leurs armes, furent sans doute des chefs illustres parmi les peuples. Mais un Homère n’a pas dit leur nom.

À la place où nous sommes, sans doute, une vierge barbare, plus blanche que Polyxène, fut égorgée comme la fille de Priam. Et son âme indignée s’enfuit sous le ciel bas, entre la lande et l’Océan.


Sainte-Anne-d’Auray, 28 juillet.

C’était le jour du Pardon. On sait qu’on appelle pardon, en Bretagne, la fête paroissiale d’une église ou d’une chapelle. Les pèlerins qui s’y rendent y gagnent des indulgences, moyennant certaines pratiques pieuses et quelques dons au saint ou à la sainte. Dans leur seigneurie, les saints de Bretagne ont gardé la simplicité rustique. Ils acceptent des dons en nature. Encore faut-il leur payer la redevance selon l’usage et la coutume. Notre-Dame de Relec ne veut que des poules blanches. Sainte Anne, sa mère, n’a point cette délicatesse : elle reçoit tous les présents, et sa couronne est faite des joyaux des dames de Lorient et de Quimper.

Il y a une petite lieue de la gare à Sainte-Anne. Le chemin qui, à travers la lande, conduit au village, était, quand nous le prîmes, couvert de pèlerins. Les coiffes blanches des paysannes brillaient au soleil, comme des ailes d’oiseaux de mer. Les hommes en veste brune, et coiffés du large chapeau d’où pend un ruban noir, allaient en silence, appuyés sur leur bâton de cornouiller. Et tout le long du chemin s’étendait une double haie de mendiants.

Les uns, vieillards aveugles, blancs et chevelus, la main posée sur la tête d’un enfant, semblaient, dans leur majesté lamentable, les derniers bardes. Plus avant, une femme élevait en gémissant, sur le ciel bleu qui couvrait la lande, un bras si mutilé, si dépouillé de chair, si déchiqueté et si étrangement terminé par une main où ne restait plus que deux doigts, qu’on eût dit un bois de cerf trempé dans le sang des chiens décousus. Ailleurs se dressait une grande forme humaine terminée par une masse de chair sanguinolente et tuméfiée qu’on ne reconnaissait pour un visage que parce qu’elle en occupait la place. Puis c’étaient côte à côte, et appuyés les uns sur les autres, des innocents qui se ressemblaient par le vide du regard, par l’immobilité du sourire, par un perpétuel tremblement de tout le corps, et aussi par un air de famille ; car ils étaient frères et sœurs, et peut-être, appuyés les uns aux autres, le sentaient-ils confusément. L’un d’eux, grand jeune homme à la barbe bouclée, vêtu d’une robe de femme, ouvrait tout grands des yeux bleus qui faisaient peur ; on sentait que toutes les images de l’univers n’y entraient que pour s’y perdre. Et là, debout dans sa robe grise, de forme antique, plus étrange que ridicule, il avait l’air d’une statue taillée par un vieil imagier et qu’une puissance ténébreuse animait, comme cela est conté dans les vieux contes. Ces mendiants sont une des beautés de la Bretagne, une des harmonies de la lande et du rocher.

Le chemin, sillonné de pèlerins et bordé de pauvres, aboutit à la grande place sur laquelle s’élève l’église de Sainte-Anne. Une foule rustique l’emplit. Toutes les paroisses du Morbihan sont là, et celles des îles patriarcales d’Houat et d’Hœdic. Des pèlerins sont venus en grand nombre du pays de Tréguier, du Léonnois et de la Cornouaille. Les hommes ont attaché au chapeau des brins d’ajonc et de bruyère. Mais c’en est fait du vieux costume celtique, et le paysan ne porte plus les braies séculaires, le bragonbras bouffant. Ils ont tous, même ceux du Finistère, un pantalon noir comme le sénateur Soubigou. Les femmes, heureusement, ont gardé la coiffure nationale. Leurs coiffes blanches, tantôt relevées en coquille sur le haut de la tête, tantôt pendantes sur les épaules, mettent dans les assemblées une grâce très douce, profonde et triste. La grande cornette des Vannetaises, le béguin empesé des femmes d’Auray, le serre-tête austère qui cache les cheveux des filles de Quimperlé, le bonnet aux ailes soulevées de celles du Pont-Aven, la coiffe de dentelle de Rosporden, le diadème de drap d’or et de pourpre de Pont-l’Abbé, les barbes, tendues comme des voiles, de Saint-Thegonec, le bavolet de Landerneau, toutes ces coiffures portées depuis tant de siècles chargent ces têtes nouvelles de toute la mélancolie du passé. Sur ces visages flétris en quelques années, et courbés sur cette dure terre qui les recouvrira bientôt, la coiffe des aïeules garde sa forme immuable. Passant des mères aux filles, elle enseigne que les générations succèdent aux générations et qu’en la race seule est la suite et la durée. Ainsi le pli d’un morceau de toile nous donne l’idée d’un temps beaucoup plus long que celui de l’existence humaine.

Vêtues de noir, les joues, le cou voilés, les femmes du Morbihan ont l’air de religieuses. Leur plus grande beauté est dans leur douceur. Assises sur leurs talons, dans l’attitude qui leur est habituelle, elles ont une grâce paisible et lourde assez touchante. Coiffées et vêtues comme elles, leurs fillettes sont charmantes, sans doute parce que l’austérité du costume rend plus sensible la fraîcheur riante de l’enfance. Il n’y a rien de joli comme ces petites béguines de sept ou huit ans. Entre elles, volontiers, elles s’amusent à lutter sur l’herbe. C’est l’instinct de la race qui les pousse ; car on sait qu’elles sont filles de vaillants lutteurs.

L’église de Sainte-Anne est toute neuve et d’une richesse que le temps n’a pas encore éteinte. M. de Perthes, l’architecte, est peut-être un habile homme. Mais le temps a seul le secret des profondes harmonies. La place sur laquelle elle s’élève est bordée de petites boutiques où les femmes vont acheter des médailles, des chapelets, des cierges, des livres de cantiques en breton et en français, et des images d’Épinal.

Je n’ai pas vu passer la procession. Je ne sais si elle a gardé le caractère de foi naïve qu’elle avait jadis. J’ai aperçu les bannières ; elles m’ont paru trop neuves et trop belles.

Autrefois, on voyait dans cette procession des marins portant les débris du navire sur lequel ils avaient été sauvés du naufrage, des convalescents traînant le linceul préparé pour eux et maintenant inutile, des hommes échappés à l’incendie et tenant à la main la corde ou l’échelle de leur salut. On y remarquait surtout les matelots d’Arzon. C’étaient les descendants des quarante-deux marins qui, dans la guerre de Hollande, en 1673, se vouèrent à sainte Anne et furent préservés des canons de Ruyter. Précédés de la croix d’argent de leur paroisse, ils marchaient, soutenant de leurs épaules le modèle d’un vaisseau de soixante-quatorze, pavoisé de tous ses pavillons, et ils chantaient une complainte dont voici quelques couplets :


Nous avons été de bande
Quarante et deux Arzonnois
À la guerre de Hollande,
Pour le plus grand de nos rois.

. . . . . . . . . . . . . .


Ce fut de juin le septième
Mil six cent septante et trois,
Que le combat fut extrême
De nous et de Hollandois.

Les boulets comme la grêle
Passaient parmi nos vaisseaux,
Brisant mâts, cordages, voile,
Et mettant tout en lambeaux.

La merveille est toute sûre
Que pas un homme d’Arzon
Ne reçut la moindre injure
Du mousquet ni du canon.

Un d’Arzon changeant de place,
Un boulet vint à passer,
Brisant de celui la face
Qui venait de s’y placer.

L’Arzonnois, la sauvant belle,
Eut l’épaule et les deux yeux
Tout couverts de la cervelle
De ce pauvre malheureux.

De Jésus la sainte aïeule,
Par un bienfait singulier,
Nous connaissons que vous seule
Nous gardiez en ce danger.


Ce n’est pas là proprement une poésie populaire ; ces vers sont l’œuvre de quelque bon recteur qui savait le français dans les règles. Ils se chantent sur un vieil air triste à pleurer.

Il y a en face de l’église un double escalier d’un assez beau style. C’est une imitation de la Scala santa de Rome dont les degrés sont toute l’année recouverts d’un tablier de bois. L’escalier d’Auray, comme l’autre, ne se monte qu’à genoux. On gagne neuf années d’indulgences pour chacune des marches ainsi gravies. Je vis une centaine de femmes occupées à cet exercice salutaire. Mais je dois dire que, pour la plupart, elles trichaient. Je les voyais fort bien poser le pied sur les degrés. La chair est faible. D’ailleurs, l’idée de tromper saint Pierre doit venir très naturellement à l’esprit d’une femme.

Cet escalier est de style Louis XIII, ainsi que le cloître adossé à l’église. Le culte de sainte Anne d’Auray ne remonte pas plus haut que le XVIIe siècle. L’origine en est due aux visions d’un pauvre fermier de Keranna, nommé Yves Nicolazic.

Ce brave homme avait des hallucinations de l’œil et de l’ouïe. Parfois, il voyait un cierge allumé et, quand il revenait la nuit à la maison, le flambeau marchait à son côté, sans que le vent agitât la flamme. Par un soir d’été, comme il menait ses bœufs boire à la fontaine, il vit une belle dame, vêtue d’une robe d’une éclatante blancheur. Cette dame revint plusieurs fois le visiter dans sa maison et dans sa grange.

Un jour, elle lui dit :

« Yves Nicolazic, ne craignez point : je suis Anne, mère de Marie. Dites à votre recteur que, dans la pièce appelée le Bocenno, il y a eu autrefois, même avant qu’il y eût aucun village, une chapelle dédiée en mon nom. C’était la première de tout le pays, et il y a neuf cent vingt-quatre ans et six mois qu’elle a été ruinée. Je désire qu’elle soit rebâtie au plus tôt et que vous en preniez soin. Dieu veut que j’y sois honorée. »

Les visions du fermier Nicolazic n’ont rien de singulier. Avant lui Jeanne d’Arc, après lui le maréchal-ferrant de Salon, qui fut conduit à Louis XIV, et plus récemment le laboureur Martin de Gallardon eurent des hallucinations semblables et reçurent d’un personnage céleste une mission particulière. Comme Jeanne, comme le maréchal-ferrant, comme Martin, le fermier de Keranna résista d’abord à la voix du ciel, alléguant sa faiblesse, son ignorance, la grandeur de la tâche. Mais la dame de la fontaine insista ; sa parole devint plus impérieuse. Les prodiges se multiplièrent. Il y eut des lueurs soudaines, des pluies d’étoiles. Quand on étudie d’un peu plus près les hallucinés qui crurent avoir une mission, on est frappé de la similitude, je dirais même de l’identité de leur état psychique et des actes qui en résultèrent. Nicolazic, obsédé par une idée fixe, alla trouver le recteur de Pluneret, qui le reçut fort mal et le renvoya rudement à son seigle et à ses bêtes. Le visionnaire ne se laissa pas décourager et il finit par triompher de tous les obstacles. Ce Nicolazic était un homme simple, ne sachant ni lire ni écrire et ne parlant que le breton.

Il est aussi impossible de douter de sa sincérité que de celle de Jeanne d’Arc, du maréchal de Salon et de Martin de Gallardon. Mais il est probable qu’il fut aidé dans son entreprise par des gens habiles et avisés. Je n’ai pas eu le loisir d’étudier son histoire d’après les textes originaux, et je ne la connais que par des hagiographes modernes, dont la manière édifiante et béate exclut toute critique. Mais il me semble bien voir que le pauvre homme était conduit à son insu par M. de Kerlogen. Ce seigneur avait déjà donné le terrain sur lequel devait s’élever la chapelle. On devine l’intérêt qui poussait alors les catholiques bretons à susciter des voyants et à faire éclater des prodiges. Les progrès de la réforme les avaient effrayés et leurs craintes étaient vives encore. On était en 1625. En ce moment même, Soubise, qui avait reçu de l’armée calviniste de la Rochelle le commandement du Poitou, de la Bretagne et de l’Anjou, reprenait les armes et capturait une escadre royale à l’embouchure du Blavet. Il fallait ranimer la vieille foi, frapper un grand coup. Les visions du bon Nicolazic avaient éclaté à propos. On en profita.

Nous disions tout à l’heure que les voyants qui reçoivent mission d’un ange ou d’un saint procèdent tous exactement de même. Tous donnent un signe. Jeanne, quand on l’arma, envoya chercher à Notre-Dame de Fierbois une épée marquée de cinq croix qui s’y trouvait effectivement. Et l’on conta depuis que cette arme était scellée dans le mur de l’église.

Yves Nicolazic apporta, lui aussi, un signe de ce genre. Conduit par un cierge que tenait une main invisible, le bonhomme descendit dans un fossé, gratta la terre et en tira une statue de bois représentant sainte Anne. Le lieu où cette image fut trouvée se nommait Ker-Anna, et il est possible, comme le nom semble l’indiquer, que ce fut l’emplacement d’une chapelle consacrée à la mère de la Vierge. Mais que cette chapelle eût été ruinée depuis neuf cent vingt-quatre ans et six mois, comme le disait la dame blanche, c’est ce qu’il n’est pas possible de croire. Au VIIe siècle, ni sainte Anne ni sa fille n’avaient de sanctuaires ni d’images. Et, si cette dame blanche était sainte Anne elle-même, il faut bien admettre que sainte Anne ignorait sa propre iconographie. Cette difficulté n’embarrasse pas les Bretons que je vois au Pardon.

Sainte Anne tant glorifiée dans Auray et dont l’image porte cette couronne fermée que l’art religieux n’avait posée jusqu’ici que sur le front de Marie, sainte Anne n’a pas de légende. L’Évangile ne la nomme même pas. Saint Épiphane, le premier, je crois, parle de sa longue stérilité qui pesait sur elle comme une opprobre. À la fête des Tabernacles, le prêtre rejeta son offrande. Elle se cachait dans sa maison de Nazareth quand, déjà sur le retour, elle enfanta Marie.

Les pèlerins d’Auray chantent, sur l’air d’Amaryllis vous êtes blanche, un cantique dans lequel Anne demande en ces termes un enfant au ciel :


— Mon Dieu, mon tout que j’aime et que j’adore,
Ayez pitié de ma stérilité !
Depuis vingt ans elle me déshonore,
Couronnez-la par la fécondité.
Je vous promets, grand Dieu, plus de cœur que de bouche,
De vous offrir le fruit de notre couche.

Je n’ose plus hanter aucune amie.
Je ne reçois que mépris et qu’affront.
Ôtez, Seigneur, la tache d’infamie.
Que fait monter la honte sur mon front,
Jetez un seul regard sur votre humble servante
Qui, soumise à vos lois, et pleure et se lamente.


Qu’importe, après tout, si cette assemblée d’Auray, qui réunit tant d’hommes dans une foi commune, a pour origine les hallucinations d’un malade ignorant ! Le Breton n’a pas l’esprit d’examen ; il est incapable de critique, et vraiment on ne peut lui en faire un reproche. L’esprit critique se développe dans des conditions trop particulières et trop rares pour exercer une action efficace sur les croyances de l’humanité. Ces croyances échappent absolument au contrôle de l’intelligence. Elles peuvent se montrer ineptes et absurdes sans compromettre l’autorité qu’elles exercent sur les âmes. C’est un lieu commun que de penser qu’elles sont consolantes. À la réflexion, on s’apercevrait peut-être que, le plus souvent, les hommes en reçoivent moins de plaisir que de peur. La foi des Bretons me semble particulièrement morne. Tout au moins, ils ne paraissent pas en tirer plus de joie que de leur petite pipe courte et de leur litre d’eau-de-vie. Ces hommes entêtés, sauvages et silencieux ressemblent aux Peaux-Rouges ; et l’on ne peut se défendre, en les regardant, de prévoir le jour où, murmurant un cantique, buvant et fumant, ils se laisseront mourir en regardant la lande ou la mer.





  1. Dans son livre si méthodique et si profond sur « la religion des gaulois », M. Alexandre Bertrand a solidement établi, ce semble, que les peuples à dolmens n’étaient point des celtes. Mais il ne saurait être question ici d’ethnographie. On s’y contente d’une vue très générale du culte des morts sur la terre de Bretagne, où plusieurs races humaines se sont superposées. Et c’est encore M. Alexandre Bertrand qui fait à ce sujet une remarque judicieuse : « Les religions recueillent, dans le cours de leur développement, des éléments nouveaux qui les rajeunissent et les transforment, mais sans qu’elles se débarrassent jamais complètement de leur passé…

    « Ces observations trouvent particulièrement leur application dans les pays dont la population, comme en Gaule, se compose de plusieurs couches successives et diverses de conquérants et d’immigrants, de complexion religieuse différente, ayant eu chacun leurs divinités particulières qu’ils ont dû tenter d’introduire dans le culte national, ou à ce défaut, qu’ils ont dû conserver à titre de culte familial ou de tribu. » (Loc.cit., p. 215).