Pierre et Amélie/Chapitre II

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J. N. Duquet, Libraire-Éditeur (p. 12-19).

II


En 1632, un jeune homme, d’une pauvre mais honnête famille de Québec, nommé Léopold, vint s’établir au milieu de ce vallon encore vierge de culture, sans autre ressource que les ustensiles strictement nécessaires au défrichement d’une terre ; mais son courage, joint à une persévérance invincible, suppléa à tout, et ses efforts furent bientôt couronnés de succès.

Les arbres réduits en une cendre féconde ne redirent plus les échos de la cognée triomphante ; le soc tranchant de la charrue déchira les entrailles productives de la terre, et une moisson abondante vint sourire au laborieux Léopold, largement récompensé de ses incessants labeurs. Voyant l’état progressif de son petit domaine, il voulut se bâtir une habitation forte et durable, sur un endroit d’où il pût embrasser d’un seul coup d’œil toute l’étendue de son vallon ; il choisit en conséquence la place où nous sommes assis, et éleva cette cabane que j’habite depuis bien des années. Une épouse, qui lui ressemblait en vertu, vint partager son bonheur ; mais, depuis cette union que le ciel semblait bénir, un an s’était à peine écoulé qu’elle mourut quelques jours après avoir donné la lumière à un fils, qu’elle nomma Pierre, en mémoire du grand saint qui lui avait été souvent propice dans ses fréquentes invocations.

Léopold restait seul avec son fils, qui tout en le consolant de la perte de sa compagne, ne lui en faisait pas moins verser de larmes ; « pauvre petit, disait-il souvent, si jeune être privé des douceurs d’une mère ! » Mais la Providence qui veillait sur le jeune Pierre, lui envoya une seconde mère. Léopold avait une sœur nommée Clothilde, dont le mari venait de perdre la vie dans une expédition contre les sauvages ; cette jeune et brave femme supportait le poids de son malheur avec la résignation d’une bonne chrétienne ; mère depuis deux lunes, elle ne vivait que pour sa petite fille, Amélie, dont le seul sourire suspendait toutes ses peines. Léopold et Clothilde connaissait l’analogie de leur caractère ; depuis leur enfance ils n’avaient cessé de se témoigner le plus vif amour et la plus grande sympathie ; ils étaient frappés d’un même sort, ils voulurent partager ensemble leur malheur et élever leurs enfants sous un même toit.

Le jeune Pierre trouvait déjà une seconde mère dans Clothilde ; et Léopold pouvait désormais s’éloigner de son habitation, et s’occuper des divers travaux de sa ferme. Au printemps, la neige fondue se précipitant par torrents de tous les points de cette colline, tenait trop longtemps le domaine inaccessible à la herse ; pour obvier à ces inconvénients, Léopold creusa de nombreuses rigoles de larges et profonds fossés, qui portèrent bientôt toutes les eaux superflues dans le ruisseau que vous voyez fuir au milieu du val ; son lit profond recèle toujours une eau abondante et pure pendant les plus grandes chaleurs de l’été, et désaltère les troupeaux. Cet homme laborieux ne pouvait souffrir le moindre désordre dans l’arrangement de sa ferme ; ici le terrain était propre à voir mûrir le mil ; là, le blé devait onduler à flots pressés ; sur la pente de ce coteau sablonneux, la patate étalerait la verdure de son feuillage, et le maïs roulerait en nappes d’or ; aussi, était-il immensément récompensé de ses soins minutieux.

Pour Clothilde, elle s’occupait des travaux qui étaient de son ressort, une propreté continuelle régnait dans l’habitation ; les toisons, les toiles qu’elle lavait au courant d’une onde pure le disputaient en blancheur à la neige. Le soir, tandisque ses nourrissons dormaient leur sommeil d’ange, dans un même berceau, elle courait, la tête nue, et le seau au bras, dans un coin du parc, appelant et la vache oisive, et la chèvre errante qui accouraient à sa voix lui présenter leurs mamelles gonflées, d’où elle faisait jaillir entre ses doigts, un lait plus pur que le miel fraîchement extrait de l’alvéole parfumée. Après le dernier repas du jour, Léopold, fatigué d’un travail rude, prenait le frais sur le seuil de sa cabane, poussait vers le ciel en ondes argentées la fumée de sa pipe, prêtait l’oreille aux gémissements de ses troupeaux, au froissement du feuillage sous la brise nocturne, ou partageait les tendres caresses que prodiguait Clothilde aux deux jeunes orphelins.

Si les chagrins ne peuvent fuir les maisons superbes, les salons brillants d’orgueil, ils s’envolent et disparaissent sous le beau ciel qui couvre la verte couche des campagnes. C’était sous l’humble toit d’un chaume que Léopold et Clothilde oubliaient leur malheur ; c’était sous un toit où séjournait la vertu que se développaient Pierre et Amélie. Déjà ces deux jeunes enfants commençaient à se témoigner un attachement assez sensible ; et, comment pouvait-il en être autrement ? Ils avaient sucé le même lait et dormaient dans le même berceau. Que pouvait dire la nature à leur jeune cœur, si ce n’est : « aimez-vous. » Leur séparation, quelque peu longue qu’elle fut, était toujours suivie de longs cris de douleur, qui, dès leur réunion, faisaient soudainement place aux caresses et aux sourires. Sitôt qu’ils purent marcher, main en main ils franchirent le seuil de la cabane, et essayèrent leurs premiers pas sur le gazon, manifestant leur étonnement de fouler, pour la première fois, un sol qui leur était inconnu. De même le jeune habitant des airs quitte pour la première fois le nid maternel : d’abord craintif et joyeux, il voltige de branche en branche, jusque sur la cime onduleuse de l’arbre, d’où il jette un regard inquiet sur l’empire qu’il doit fendre de son aile. Clothilde les trouvait souvent endormis à l’ombre des arbres qui environnaient la cabane, dans les bras l’un de l’autre, visage contre visage et confondant leurs douces haleines.

Ô enfance, qui pourra dire tes douceurs et tes charmes ! quel est l’homme qui, au milieu des tempêtes de la vie, pourra se transporter en imagination vers ses premières années, sans que ses yeux versent à flots l’amertume de son cœur !

Cependant, plus ces jeunes enfants grandissaient, plus les liens de l’amitié les unissaient fortement l’un à l’autre ; Pierre était rempli de complaisances pour Amélie, qu’il appelait sa sœur ; et celle-ci agissait de même à l’égard de son frère. Ils faisaient la joie de leurs parents ; et les habitants des chaumières voisines les citaient à leurs enfants comme des modèles de douceur et d’obéissance. Léopold les instruisait de la religion, sans laquelle l’homme, quel qu’il soit, ne peut goûter le vrai bonheur ; il leur enseignait à lire, et ne voulait pas qu’ils en sussent davantage ; ils en sauront bien assez, disait-il, pour servir Dieu et cultiver notre vallon ; le soir à la clarté tremblotante d’une bougie allumée dans la cabane, il leur faisait la lecture de quelques parties de l’évangile, qu’il savait propres à leur inspirer l’amour et la crainte de Dieu. Une aussi douce éducation s’unissant à la pureté de leur jeune cœur, les rendaient les plus heureuses créatures du monde.

Amélie commençait à s’occuper des travaux qu’exigeait l’entretien du ménage ; elle déployait un zèle et une intelligence, qu’on ne trouve que très rarement chez une jeune fille de son âge ; déjà, elle maniait la quenouille avec toutes les grâces de sa jeunesse, les filandres dorées du chanvre se tordaient comme par enchantement entre ses petits doigts d’ivoire. Sa mère n’était jamais veuve de son secours, quand elle lavait les habits du dimanche ; ceux de son frère occupaient surtout son attention, elle avait toujours soin de les lui porter, en lui disant qu’ils étaient très propres, qu’elle avait pris toutes les précautions possibles pour les rendre dignes de lui ; Pierre la remerciait par un baiser, et lui mettait sur la tête une couronne de fleurs, dont l’écarlate contrastant avec la blancheur de son visage, ajoutait encore à sa beauté ; Amélie, fière de sa parure, qu’elle n’aurait pas échangée pour toutes les couronnes des rois, courrait se regarder dans le cristal d’une fontaine voisine, et se présentait ensuite devant sa mère, tenant Pierre par la main ; alors les tendres caresses maternelles ne leur laissaient plus rien à désirer, ils ne pouvaient imaginer d’êtres plus heureux qu’eux.

Pierre se rendait déjà utile à son père qu’il suivait aux travaux des champs ; tantôt, muni d’une légère pioche, il coupait les mauvaises herbes, le chardon aride sur le sillon où croissait la patate ; ou un râteau en mains, il glanait, çà et là, les épis épars sur le sol. Quand il travaillait avec son père et sa mère à l’extrémité du vallon, Amélie leur apportait le repas du milieu du jour. À midi, le visage tourné au levant, Pierre disait à ses parents « l’ombre s’allonge droit à mon côté, les troupeaux cherchent l’ombrage ; je vois venir Amélie ; » il disait, et toute la famille allait s’asseoir en rond près des ondes crystallines d’un ruisseau, sous un arceau verdoyant et fleuri ; Amélie puisait de l’eau dans une cruche de terre, et déployait sur le gazon une nappe d’un lin plus blanc que l’écume des cascades ; et les convives commençaient leur repas champêtre ; une viande saine et agréable, un pain du plus pur froment, des patates d’un goût délicieux, des œufs frais, du lait de chèvre dans des vases d’écorce de bouleau, encore teints de l’incarnat des fraises que Pierre avait cueillies dans la prairie voisine, et qu’il distribuait en parts égales pour le dessert, étaient la nourriture que ces heureux enfants de la ferme préféraient aux mets exquis et variés dont le sybarite nonchalamment assis sur sa couche, se regorge à foison. Après le repas, mollement étendus à l’ombre de la voûte feuillée, une légère brise, embaumée de l’odeur des moissons, les invitait au sommeil. Une heure de repos, et les travaux recommençaient avec une nouvelle ardeur ; les épis grinçaient en tombant sous les efforts de la faucille tranchante ; sous leurs mains laborieuses, les gerbes s’érigeaient en bataillon, fortement liées par leurs cimes pourprées avec le frêle osier ou l’aune humide des marais.

À peine l’ombre de la colline couvrait-elle le vallon qu’Amélie, dont les yeux s’étaient souvent portés vers le couchant et sur les fleurs du val, disait à son frère : « Pierre, tu es fatigué, le soleil vient de passer sous les montagnes, je ne vois plus ses rayons sur la colline, et le tournesol flétri, penche son front vers la terre ; montons à notre demeure il est temps que tu te reposes, » puis, avec ses petites mains brûlantes elle essuyait les sueurs qui roulaient sur son front, et tombaient en perles sur ses joues roses. Pierre souriait, serrait sa sœur dans ses bras et la famille s’acheminait vers l’habitation ; Amélie faisait souvent la moitié de la route sur le dos de son frère, qui malgré ses protestations, voulait qu’elle fût trop fatiguée pour marcher jusqu’à la cabane. Arrivés à leur demeure ils prenaient le dernier repas du jour, faisaient la prière en commun et s’endormaient paisiblement aux plaintes du vent dans les interstices de la couverture, au murmure d’une onde voisine et aux derniers roucoulements du ramier sur la cime du toit. Sitôt que le chant du coq annonçait l’apparition de l’aube, ils abandonnaient leur couche, et recommençaient leurs travaux.