Pierre et Amélie/Chapitre VI

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J. N. Duquet, Libraire-Éditeur (p. 35-44).

VI


Cependant, le jour que Pierre et Amélie avaient toujours attendu avec une si profonde anxiété, ce jour, où ils devaient prononcer les vœux d’une inséparable union, ce jour qui hélas ! devait fixer leur sort, ce jour, dis-je, apparut enfin. L’aube avait à peine doré l’orient, qu’assis sous les peupliers de la fontaine, nos deux jeunes amants s’entretenaient de leur bonheur futur, Pierre s’adressant à Amélie.

— Amélie disait-il, d’où vient que ma voix tremble et que mon corps frémit quand j’ouvre les lèvres pour te parler ; mon cœur se gonfle, mon esprit se trouble ; je nage dans des régions inconnues, je ne sais où je suis, je ne vois rien autour de moi ; toi seule je te vois ; tu es toujours là comme un ange à mes côtés ; le vent de ton haleine rafraîchit les sueurs de mon visage ; tes yeux ne peuvent rencontrer les miens sans qu’une larme s’échappant comme une brillante perle de ta paupière humide tombe sur la verdure que nous foulons ; tu laisses tomber ta main dans ma main, et ton front se penche sur mon front ; Ô Amélie, tu m’enivres de tes charmes ! Quel sera donc notre bonheur demain ! !

— Je suis faible et craintive comme la fauvette ; je tremble comme le palmier ; je me réfugie dans tes bras comme le poussin, sous l’aile de sa mère ; je me donne à toi, je ne veux plus te quitter ; j’irai où tu iras, ton ciel sera mon ciel ; je partagerai tes fatigues, tes peines, tes joies ; je reposerai tu reposeras, ta tombe sera ma tombe. Je veux être une épouse digne de toi.

— J’élèverai un autel dans le plus bel appartement de notre cabane, devant lequel, ce soir même, nous irons nous agenouiller ; un missionnaire, un prêtre de Jésus-Christ, sera là devant nous, unissant nos cœurs au nom de Dieu ; tu seras plus aimable que l’ombrage des bois au milieu du jour ; tu me passeras ta main, ton doigt recevra l’anneau des éternelles amours, et les anges donneront le signal de notre union ; nous entendrons des musiques dans l’air, notre bocage inclinera sa cime onduleuse, et les oiseaux feront ouïr l’harmonie de leurs chants. C’est alors, Ô ma tendre Amélie, que tu seras à moi ; en vain, ces traîtres, ces féroces ennemis de notre patrie, voudraient t’arracher à mon amitié, ils n’emporteront un cheveu de ta tête, avant que je n’aie rendu la vie à tes pieds !… Ces dernières paroles firent pâlir Amélie ; relevant avec précipitation sa tête du sein de son ami, Pierre, dit-elle, d’une voix tremblante, Pierre, les Iroquois ont-ils fait une irruption dans le pays ? hélas ! je m’en doutais ; depuis plusieurs jours j’entends des cris dans la forêt, et je vois de toutes parts s’élever la flamme des incendies ; Pierre, Pierre, je tremble pour tes jours.

— Amélie ma bonne Amélie, répondit Pierre ne te laisse pas séduire par une vaine crainte ; rappelle-toi de cette nuit que nous avons passée dans l’endroit le plus sauvage de notre colline, exposés à toute la fureur des éléments ; ne sommes-nous pas encore pleins de vie. Oh ! dissipe ces alarmes, je t’en prie ; tiens, donne-moi ton bras et allons nous asseoir dans notre cabane ; nos parents nous attendent sans doute pour le souper ; ce propos ramena la gaieté sur le front d’Amélie et elle suivit Pierre sans résistance.

Cependant le père Garnier, (c’était le nom du missionnaire qui devait marier Pierre et Amélie) qui devait se rendre sur cette colline quelques temps après le coucher du soleil, afin d’échapper à la flèche des Iroquois, n’était pas encore arrivé à une heure déjà avancée de la nuit.

La nuit était sombre et lugubre, de gros nuages couvraient la surface du ciel ; la lune apparaissait derrière ces voiles épais comme la lumière d’un phare à travers la brume. L’horizon était tout rouge de la lueur des incendies qui embrasaient les forêts et les moissons, unique espoir du pauvre colon. La nature était silencieuse ; on n’entendait que les murmures du vent sur les obstacles de son chemin, les chuchotements et le bruit des pas des hordes sauvages qui se tenaient en embuscade dans les bois, ou s’approchaient des habitations pour y saisir leur proie. L’effroyable aspect de la nuit, la crainte des Iroquois, le long retard du père Garnier tout concourait à semer l’inquiétude dans l’âme de nos jeunes amants ; et toute la famille, retirée au fond de la chaumière écoutait en silence le moindre bruit qui pouvait parvenir à leurs oreilles, Amélie, agenouillée avec Pierre au pied d’une petite chapelle, que ce dernier avait entouré de branches de sapins et de chênes verts, portait ses regards sur une madone faiblement éclairée par une bougie toujours prête à s’éteindre sous le vent d’une fenêtre voisine ; et des larmes involontaires, qu’elle essayait en vain de cacher à son amant sillonnaient son visage. Pierre, craignant de troubler le silence parle ainsi à voix basse.

— Amélie, ma chère Amélie, nous sommes devant l’autel où le saint père viendra dans quelques minutes bénir notre union ; tout est calme autour de nous, et je te vois pleurer.

— Pierre répondit tout bas Amélie, Pierre, en regardant cette madone, je me rappelle d’un songe qui, cette nuit, est venu troubler mon sommeil ; et les larmes tombent de mes paupières, sans que j’aie même pensé à en verser : nous étions agenouillés comme nous le sommes à l’instant même, au pied de cette chapelle ; ma main était dans ta main, la joie rayonnait sur nos fronts, nous respirions à peine, et d’une voix qu’entrecoupaient d’amoureux soupirs nous allions prononcer le serment d’union quand, soudain, une harmonie inconnue se fait entendre dans l’appartement, et une femme semblable à cette madone descend sur l’autel au milieu d’un nuage lumineux ; elle promène quelques temps, sur nous ses yeux, où se peignaient la douceur et la bonté, et prononça ces mots d’une voix plus douce que le zéphyr qui ride à peine la surface de l’eau de notre bassin : « mes enfants dit-elle, la terre n’est pas digne de vos amours, au ciel… ; » Amélie interrompit son discours ; des bruits de pas et de voix humaines retentissent au dehors ; enfin, comme en proie à quelques sombres pressentiments, elle tombe dans les bras de son ami, lève sur lui des regards suppliants, et termine, d’une voix, forte, ces mots qu’une frayeur soudaine avait suspendus : « Au ciel se fera votre union… » Ô confusion !… ô terreur !… ces dernières paroles étaient à peine sorties de sa bouche que la porte s’enfonce avec un horrible fracas, une troupe d’Iroquois se précipitent écumant de rage sur la famille tremblante qui, réfugiée au pied de l’autel de Marie, faisait retentir la chaumière et les échos d’alentour de leurs cris déchirants. En vain Pierre et Léopold s’efforcent de repousser la hache de ces féroces ennemis ; ils succombent sous le nombre et voient planer sur eux les sombres voiles de la mort… Amélie se jette aux genoux d’un de ces meurtriers, elle embrasse ses pieds qu’elle trempe de ses larmes, et lui demande au nom du ciel, d’une voix entrecoupée de sanglots, la vie de ses parents et de son amant ; sa jeunesse, sa beauté, ses larmes émurent les entrailles de cet homme d’airain, ses supplications n’allaient pas être vaines, lorsque Pierre, Léopold et Clothilde, le corps tout hérissé de flèches viennent tomber à ses pieds, tandisque leur âme s’élance vers la patrie des heureux ; Oh ! dit-elle en s’affaissant sur elle-même « frappez-moi, je veux mourir, je veux suivre ma mère, je veux suivre mon père, je veux m’ensevelir avec Pierre ; » elle dit, et une hache part, siffle et s’enfonce dans son flanc. Telle qu’un tendre palmier qui, ayant été frappé de la cognée du bûcheron, voit ses feuilles se flétrir, ses branches se dessécher ; la sève ne circule plus dans son sein, il meurt, et le vent du désert le précipite sur la rive qu’il a si souvent couvert de son ombre ; ainsi tombe Amélie sur le corps de son amant, le visage teint des violettes de la mort ; elle veut parler, sa voix expire sur ses lèvres ; la flamme du bocage, que les Iroquois avaient incendié en fuyant l’habitation, jette une lueur sanglante dans l’intérieur de la cabane et dessine sur les murs déserts l’ombre de ces malheureuses victimes. Amélie entrouvre sa paupière appesantie que cette effroyable perspective referme aussitôt ; sa bouche murmure quelques paroles, c’était sans doute le nom de Pierre, et elle s’endort pour l’éternité.

Cependant le père Garnier, qu’une mission lointaine avait retardé, arrive tout haletant de fatigues, le corps couvert de sueur et de poussière ; personne accourt au devant de lui, il en est étonné ; « ils dorment ces bons enfants, se disait-il à lui même, ils ne m’attendent plus ; » il touche à la cabane, il entre, son pied heurte les débris d’une porte ; l’incendie, par un miracle de la providence, s’était soudainement éteint, une profonde obscurité régnait dans la chaumière, le saint père appelle à haute voix, personne ne lui répond ; il allait sortir pour allumer un flambeau quand un rayon de la lune, s’échappant des flancs d’un nuage, vient introduire le jour dans la cabane. À l’horreur du spectacle qui s’offre à sa vue, le saint père ne peut retenir ses larmes, et tombant à genoux, il redit, avec l’accent de la plus profonde tristesse, ces paroles du roi prophète : « Seigneur, écoutez ma voix, et que vos oreilles se rendent attentive à ma prière. Donnez-leur Seigneur le repos éternel. »

À peine le saint missionnaire eût-il prononcé ces mots que, voulant dérober les dépouilles de ces malheureux à la fureur des Iroquois, qui pouvaient revenir à toutes minutes, il jugea qu’il était à propos de les enfouir sous l’argile, dernière demeure des mortels ; alors, mû par les sentiments sublimes de la religion, oubliant les fatigues dont il était accablé, il creusa au fond du ravin où vous m’avez vu en arrivant ici, une large fosse, et plus d’une de ses larmes trempa la terre qui couvrit bientôt ces infortunés enfants de la ferme.

Après avoir chanté le cantique des morts, et s’être prosterné la face contre terre devant la croix qu’il éleva, pour perpétuer le souvenir de cette famille, à laquelle il adressa un éternel adieu, le père Garnier s’achemina vers d’autres habitations pour consoler d’autres malheureux.

Ô touchante sublimité de la religion, à jamais grande, toujours immuable, quelle voix pourra dire ta gloire ! où trouver des accents pour chanter tes louanges ! Tu parles, ta voix modeste, douce, insinuante émeut l’âme du pécheur et des larmes de repentir tombent de ses yeux ; tu parles, et ta voix pacifique se fait entendre depuis le palais des rois jusque sous l’humble toit du laboureur. Compagne assidue de l’humanité souffrante, tu la consoles ; pour l’égayer, tu jettes des fleurs sur son passage, tu lui souris, tu l’encourages et lui enseignes à supporter les maux, les vicissitudes de ce bas-monde, en lui montrant là-haut le terme de ses souffrances. Persévérante, infatigable, il n’est d’obstacles que tu ne surmontes pour ramener au bercail la brebis égarée dans de dangereux sentiers. Près de la couche fiévreuse du mourant, tu le réconcilies avec son Dieu ; tu lui dis, et ta voix est consolante, tu lui dis : mon fils, tu vas bientôt recevoir la récompense de tes peines. Enfin, tu viens répandre des larmes et des lauriers sur l’humble tombeau de la vertu.

Cependant le soleil se lève ; mais, point de joyeux chants dans le bocage que la flamme avait réduit en cendre ; les oiseaux voltigeaient tristement autour des cyprès du ravin, et paraissaient déplorer la perte de ceux qui leur donnaient souvent des graines à manger ; les troupeaux assemblés autour de la cabane faisaient retentir le vallon de tristes gémissements : et tous les habitants des chaumes environnants accouraient en foule répandre des larmes et jeter des fleurs sur la tombe de leurs amis et de leurs bienfaiteurs ; plusieurs d’entre eux voulaient même s’ensevelir dans leur fosse, en disant qu’ils ne pouvaient vivre s’ils étaient condamnés à ne jamais revoir Pierre et Amélie.

Hélas ! famille trop malheureuse, amants infortunés, que tout est changé depuis que vous n’êtes plus… ! Ces lieux qui ont retenti des cris joyeux de votre enfance, ces lieux jadis riants et enchanteurs, sont maintenant arides et déserts. Le chardon solitaire élève de toutes parts sa tête grisâtre et désolée. Les bosquets fleuris sont disparus et ont fait place à la ronce épineuse. De tous ces arbres à l’ombre desquels vous vous entreteniez si souvent, en prenant le frais au milieu du jour, à peine en voit-on s’élever isolément quelques troncs mousseux, où le vent des nuits vient souffler et gémir. Cette fontaine, d’où vous aimiez à contempler les flots blanchissants du majestueux Saint-Laurent, qu’est-elle devenue ? on ne peut même dire, elle était là. Cependant le temps, ce fleuve inexorable, qui engloutit tout dans sa course rapide, a voulu conserver votre cabane, marque irrévocable du respect qu’on doit à la vertu héroïque et malheureuse.

C’est sous le toit qui vît naître votre amour que je viens de voir passer ma centième année, c’est à l’âtre autour duquel vous causiez dans vos longues soirées d’hiver que je réchauffe mes membres débiles, quand un vent froid souffle au dehors ; enfin, je ne puis faire un pas sans être frappé de votre souvenir, et que de chaudes larmes coulent sur mon visage chargé de rides. Combien de fois j’ai cru voir, à l’entrée de la nuit, vos ombres chéries, tantôt errer autour de ma cabane, tantôt appuyées sur la croix vermoulue de votre tombeau.

Ici, le vieillard termina son récit, il faisait encore nuit. J’allai au bord du ravin verser des larmes sur l’infortune de ces malheureux amants, et m’acheminai vers les murs de Québec.


FIN.