Pierre et Jean/8
VIII
Quand il fut rentré dans son appartement, Jean s’affaissa sur un divan, car les chagrins et les soucis qui donnaient à son frère des envies de courir et de fuir comme une bête chassée, agissant diversement sur sa nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait mou à ne plus faire un mouvement, à ne pouvoir gagner son lit, mou de corps et d’esprit, écrasé et désolé. Il n’était point frappé, comme l’avait été Pierre, dans la pureté de son amour filial, dans cette dignité secrète qui est l’enveloppe des cœurs fiers, mais accablé par un coup du destin qui menaçait en même temps ses intérêts les plus chers.
Quand son âme enfin se fut calmée, quand sa pensée se fut éclaircie ainsi qu’une eau battue et remuée, il envisagea la situation qu’on venait de lui révéler. S’il eût appris de toute autre manière le secret de sa naissance, il se serait assurément indigné et aurait ressenti un profond chagrin ; mais après sa querelle avec son frère, après cette délation violente et brutale ébranlant ses nerfs, l’émotion poignante de la confession de sa mère le laissa sans énergie pour se révolter. Le choc reçu par sa sensibilité avait été assez fort pour emporter, dans un irrésistible attendrissement, tous les préjugés et toutes les saintes susceptibilités de la morale naturelle. D’ailleurs, il n’était pas un homme de résistance. Il n’aimait lutter contre personne et encore moins contre lui-même ; il se résigna donc, et par un penchant instinctif, par un amour inné du repos, de la vie douce et tranquille, il s’inquiéta aussitôt des perturbations qui allaient surgir autour de lui et l’atteindre du même coup. Il les pressentait inévitables, et, pour les écarter, il se décida à des efforts surhumains d’énergie et d’activité. Il fallait que tout de suite, dès le lendemain, la difficulté fût tranchée, car il avait aussi par instants ce besoin impérieux des solutions immédiates qui constitue toute la force des faibles, incapables de vouloir longtemps. Son esprit d’avocat, habitué d’ailleurs à démêler et à étudier les situations compliquées, les questions d’ordre intime, dans les familles troublées, découvrit immédiatement toutes les conséquences prochaines de l’état d’âme de son frère. Malgré lui il en envisageait les suites à un point de vue presque professionnel, comme s’il eût réglé les relations futures de clients après une catastrophe d’ordre moral. Certes un contact continuel avec Pierre lui devenait impossible. Il l’éviterait facilement en restant chez lui, mais il était encore inadmissible que leur mère continuât à demeurer sous le même toit que son fils aîné.
Et longtemps il médita, immobile sur les coussins, imaginant et rejetant des combinaisons sans trouver rien qui pût le satisfaire.
Mais une idée soudaine l’assaillit : — Cette fortune qu’il avait reçue, un honnête homme la garderait-il ?
Il se répondit : « Non, » d’abord, et se décida à la donner aux pauvres. C’était dur, tant pis. Il vendrait son mobilier et travaillerait comme un autre, comme travaillent tous ceux qui débutent. Cette résolution virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser son front contre les vitres. Il avait été pauvre, il redeviendrait pauvre. Il n’en mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient le bec de gaz qui brûlait en face de lui de l’autre côté de la rue. Or, comme une femme attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement à Mme Rosémilly, et il reçut au cœur la secousse des émotions profondes nées en nous d’une pensée cruelle. Toutes les conséquences désespérantes de sa décision lui apparurent en même temps. Il devrait renoncer à épouser cette femme, renoncer au bonheur, renoncer à tout. Pouvait-il agir ainsi, maintenant qu’il s’était engagé vis-à-vis d’elle ? Elle l’avait accepté le sachant riche. Pauvre, elle l’accepterait encore ; mais avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice ? Ne valait-il pas mieux garder cet argent comme un dépôt qu’il restituerait plus tard aux indigents ?
Et dans son âme où l’égoïsme prenait des masques honnêtes, tous les intérêts déguisés luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers cédaient la place aux raisonnements ingénieux, puis reparaissaient, puis s’effaçaient de nouveau.
Il revint s’asseoir, cherchant un motif décisif, un prétexte tout-puissant pour fixer ses hésitations et convaincre sa droiture native. Vingt fois déjà il s’était posé cette question : « Puisque je suis le fils de cet homme, que je le sais et que je l’accepte, n’est-il pas naturel que j’accepte aussi son héritage ? » Mais cet argument ne pouvait empêcher le « non » murmuré par la conscience intime.
Soudain il songea : « Puisque je ne suis pas le fils de celui que j’avais cru être mon père, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne ni équitable. Ce serait voler mon frère. »
Cette nouvelle manière de voir l’ayant soulagé, ayant apaisé sa conscience, il retourna vers la fenêtre.
« Oui, se disait-il, il faut que je renonce à l’héritage de ma famille, que je le laisse à Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l’enfant de son père. Cela est juste. Alors n’est-il pas juste aussi que je garde l’argent de mon père à moi ? »
Ayant reconnu qu’il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s’étant décidé à l’abandonner intégralement, il consentit donc et se résigna à garder celle de Maréchal, car en repoussant l’une et l’autre il se trouverait réduit à la pure mendicité.
Cette affaire délicate une fois réglée, il revint à la question de la présence de Pierre dans la famille. Comment l’écarter ? Il désespérait de découvrir une solution pratique, quand le sifflet d’un vapeur entrant au port sembla lui jeter une réponse en lui suggérant une idée.
Alors il s’étendit tout habillé sur son lit et rêvassa jusqu’au jour.
Vers neuf heures il sortit pour s’assurer si l’exécution de son projet était possible. Puis, après quelques démarches et quelques visites, il se rendit à la maison de ses parents. Sa mère l’attendait enfermée dans sa chambre.
— Si tu n’étais pas venu, dit-elle, je n’aurais jamais osé descendre.
On entendit aussitôt Roland qui criait dans l’escalier :
— On ne mange donc point aujourd’hui, nom d’un chien !
On ne répondit pas, et il hurla :
— Joséphine, nom de Dieu ! qu’est-ce que vous faites ?
La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol :
— V’là, M’sieu, qué qui faut ?
— Où est Madame ?
— Madame est en haut avec m’sieu Jean !
Alors il vociféra en levant la tête vers l’étage supérieur :
— Louise ?
Mme Roland entr’ouvrit la porte et répondit :
— Quoi ? mon ami.
— On ne mange donc pas, nom d’un chien !
— Voilà, mon ami, nous venons.
Et elle descendit, suivie de Jean.
Roland s’écria en apercevant le jeune homme :
— Tiens, te voilà, toi ! Tu t’embêtes déjà dans ton logis.
— Non, père, mais j’avais à causer avec maman ce matin.
Jean s’avança, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur ses doigts l’étreinte paternelle du vieillard, une émotion bizarre et imprévue le crispa, l’émotion des séparations et des adieux sans espoir de retour.
Mme Roland demanda :
— Pierre n’est pas arrivé ?
Son mari haussa les épaules :
— Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commençons sans lui.
Elle se tourna vers Jean :
— Tu devrais aller le chercher, mon enfant ; ça le blesse quand on ne l’attend pas.
— Oui, maman, j’y vais.
Et le jeune homme sortit.
Il monta l’escalier, avec la résolution fiévreuse d’un craintif qui va se battre.
Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit :
— Entrez.
Il entra.
L’autre écrivait, penché sur sa table.
— Bonjour, dit Jean.
Pierre se leva.
— Bonjour.
Et ils se tendirent la main comme si rien ne s’était passé.
— Tu ne descends pas déjeuner ?
— Mais… c’est que… j’ai beaucoup à travailler.
La voix de l’aîné tremblait, et son œil anxieux demandait au cadet ce qu’il allait faire.
— On t’attend.
— Ah ! est-ce que… est-ce que notre mère est en bas ?…
— Oui, c’est même elle qui m’a envoyé te chercher.
— Ah ! alors… je descends.
Devant la porte de la salle il hésita à se montrer le premier ; puis il l’ouvrit d’un geste saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis à table, face à face.
Il s’approcha d’elle d’abord sans lever les yeux, sans prononcer un mot, et s’étant penché il lui tendit son front à baiser comme il faisait depuis quelque temps, au lieu de l’embrasser sur les joues comme jadis. Il devina qu’elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les lèvres sur sa peau, et il se redressa, le cœur battant, après ce simulacre de caresse.
Il se demandait : « Que se sont-ils dit, après mon départ ? »
Jean répétait avec tendresse « mère » et « chère maman », prenait soin d’elle, la servait et lui versait à boire. Pierre alors comprit qu’ils avaient pleuré ensemble, mais il ne put pénétrer leur pensée ! Jean croyait-il sa mère coupable ou son frère un misérable ?
Et tous les reproches qu’il s’était faits d’avoir dit l’horrible chose l’assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la bouche, l’empêchant de manger et de parler.
Il était envahi maintenant par un besoin de fuir intolérable, de quitter cette maison qui n’était plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus à lui que par d’imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur l’heure, n’importe où, sentant que c’était fini, qu’il ne pouvait plus rester près d’eux, qu’il les torturerait toujours malgré lui, rien que par sa présence, et qu’ils lui feraient souffrir sans cesse un insoutenable supplice.
Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n’écoutant pas, n’entendait point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frère et prit garde au sens des paroles.
Jean disait :
— Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment de leur flotte. On parle de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois prochain.
Roland s’étonnait :
— Déjà ! Je croyais qu’il ne serait pas en état de prendre la mer cet été.
— Pardon ; on a poussé les travaux avec ardeur pour que la première traversée ait lieu avant l’automne. J’ai passé ce matin aux bureaux de la Compagnie et j’ai causé avec un des administrateurs.
— Ah ! ah ! lequel ?
— M. Marchand, l’ami particulier du président du conseil d’administration.
— Tiens, tu le connais ?
— Oui. Et puis j’avais un petit service à lui demander.
— Ah ! alors tu me feras visiter en grand détail la Lorraine dès qu’elle entrera dans le port, n’est-ce pas ?
— Certainement, c’est très facile !
Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases, poursuivre une introuvable transition. Il reprit :
— En somme, c’est une vie très acceptable qu’on mène sur ces grands transatlantiques. On passe plus de la moitié des mois à terre dans deux villes superbes, New-York et le Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut même faire là des connaissances très agréables et très utiles pour plus tard, oui, très utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les économies sur le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille francs par an, sinon plus…
Roland fit un « bigre ! » suivi d’un sifflement, qui témoignaient d’un profond respect pour la somme et pour le capitaine.
Jean reprit :
— Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le médecin a cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, éclairage, chauffage, service, etc., etc. Ce qui équivaut à dix mille au moins, c’est très beau.
Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra ceux de son frère, et le comprit.
Alors, après une hésitation, il demanda :
— Est-ce très difficile à obtenir, les places de médecin sur un transatlantique ?
— Oui et non. Tout dépend des circonstances et des protections.
Il y eut un long silence, puis le docteur reprit :
— C’est le mois prochain que part la Lorraine ?
— Oui, le sept.
Et ils se turent.
Pierre songeait. Certes ce serait une solution s’il pouvait s’embarquer comme médecin sur ce paquebot. Plus tard on verrait ; il le quitterait peut-être. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien à sa famille. Il avait dû, l’avant-veille, vendre sa montre, car maintenant il ne tendait plus la main devant sa mère ! Il n’avait donc aucune ressource, hors celle-là, aucun moyen de manger d’autre pain que le pain de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autre toit. Il dit alors, en hésitant un peu :
— Si je pouvais, je partirais volontiers là-dessus, moi.
Jean demanda :
— Pourquoi ne pourrais-tu pas ?
— Parce que je ne connais personne à la Compagnie transatlantique.
Roland demeurait stupéfait :
— Et tous tes beaux projets de réussite, que deviennent-ils ?
Pierre murmura :
— Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux meilleurs espoirs. D’ailleurs, ce n’est qu’un début, un moyen d’amasser quelques milliers de francs pour m’établir ensuite.
Son père, aussitôt, fut convaincu :
— Ça, c’est vrai. En deux ans tu peux mettre de côté six ou sept mille francs, qui bien employés te mèneront loin. Qu’en penses-tu, Louise ?
Elle répondit d’une voix basse, presque inintelligible :
— Je pense que Pierre a raison.
Roland s’écria :
— Mais je vais en parler à M. Poulin, que je connais beaucoup ! Il est juge au tribunal de commerce et il s’occupe des affaires de la Compagnie. J’ai aussi M. Lenient, l’armateur, qui est intime avec un des vice-présidents.
Jean demandait à son frère :
— Veux-tu que je tâte aujourd’hui même M. Marchand ?
— Oui, je veux bien.
Pierre reprit, après avoir songé quelques instants :
— Le meilleur moyen serait peut-être encore d’écrire à mes maîtres de l’École de médecine qui m’avaient en grande estime. On embarque souvent sur ces bateaux-là des sujets médiocres. Des lettres très chaudes des professeurs Mas-Roussel, Rémusot, Flache et Borriquel enlèveraient la chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il suffirait de faire présenter ces lettres par ton ami M. Marchand au conseil d’administration.
Jean approuvait tout à fait :
— Ton idée est excellente, excellente !
Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du succès, étant incapable de s’affliger longtemps.
— Tu vas leur écrire aujourd’hui même, dit-il.
— Tout à l’heure, tout de suite. J’y vais. Je ne prendrai pas de café ce matin, je suis trop nerveux.
Il se leva et sortit.
Alors Jean se tourna vers sa mère :
— Toi, maman, qu’est-ce que tu fais ?
— Rien… Je ne sais pas.
— Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosémilly ?
— Mais… oui… oui…
— Tu sais… il est indispensable que j’y aille aujourd’hui.
— Oui… oui… C’est vrai.
— Pourquoi ça, indispensable ? — demanda Roland, habitué d’ailleurs à ne jamais comprendre ce qu’on disait devant lui.
— Parce que je lui ai promis d’y aller.
— Ah ! très bien. C’est différent, alors.
Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la mère et le fils montaient l’escalier pour prendre leurs chapeaux.
Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda :
— Veux-tu mon bras, maman ?
Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l’habitude de marcher côte à côte. Elle accepta et s’appuya sur lui.
Ils ne parlèrent point pendant quelque temps, puis il lui dit :
— Tu vois que Pierre consent parfaitement à s’en aller.
Elle murmura :
— Le pauvre garçon !
— Pourquoi ça, le pauvre garçon ? Il ne sera pas malheureux du tout sur la Lorraine.
— Non… je sais bien, mais je pense à tant de choses.
Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant du même pas que son fils, puis avec cette voix bizarre qu’on prend par moments pour conclure une longue et secrète pensée :
— C’est vilain, la vie ! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on est coupable de s’y abandonner et on le paye bien cher plus tard.
Il dit, très bas :
— Ne parle plus de ça, maman.
— Est-ce possible ? j’y pense tout le temps.
— Tu oublieras.
Elle se tut encore, puis, avec un regret profond :
— Ah ! comme j’aurais pu être heureuse en épousant un autre homme !
À présent, elle s’exaspérait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur sa bêtise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et l’aspect commun de sa personne toute la responsabilité de sa faute et de son malheur. C’était à cela, à la vulgarité de cet homme, qu’elle devait de l’avoir trompé, d’avoir désespéré un de ses fils et fait à l’autre la plus douloureuse confession dont pût saigner le cœur d’une mère.
Elle murmura : « C’est si affreux pour une jeune fille d’épouser un mari comme le mien. » Jean ne répondait pas. Il pensait à celui dont il avait cru jusqu’ici être le fils, et peut-être la notion confuse qu’il portait depuis longtemps de la médiocrité paternelle, l’ironie constante de son frère, l’indifférence dédaigneuse des autres et jusqu’au mépris de la bonne pour Roland avaient-ils préparé son âme à l’aveu terrible de sa mère. Il lui en coûtait moins d’être le fils d’un autre ; et après la grande secousse d’émotion de la veille, s’il n’avait pas eu le contre-coup de révolte, d’indignation et de colère redouté par Mme Roland, c’est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de se sentir l’enfant de ce lourdaud bonasse.
Ils étaient arrivés devant la maison de Mme Rosémilly.
Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxième étage d’une grande construction qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait toute la rade du Havre.
En apercevant Mme Roland qui entrait la première, au lieu de lui tendre les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l’embrassa, car elle devinait l’intention de sa démarche.
Le mobilier du salon, en velours frappé, était toujours recouvert de housses. Les murs, tapissés de papier à fleurs, portaient quatre gravures achetées par le premier mari, le capitaine. Elles représentaient des scènes maritimes et sentimentales. On voyait sur la première la femme d’un pêcheur agitant un mouchoir sur une côte, tandis que disparaît à l’horizon la voile qui emporte son homme. Sur la seconde, la même femme, à genoux sur la même côte, se tord les bras en regardant au loin, sous un ciel plein d’éclairs, sur une mer de vagues invraisemblables, la barque de l’époux qui va sombrer.
Les deux autres gravures représentaient des scènes analogues dans une classe supérieure de la société.
Une jeune femme blonde rêve, accoudée sur le bordage d’un grand paquebot qui s’en va. Elle regarde la côte déjà lointaine d’un œil mouillé de larmes et de regrets.
Qui a-t-elle laissé derrière elle ?
Puis, la même jeune femme assise près d’une fenêtre ouverte sur l’Océan est évanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux sur le tapis.
Il est donc mort, quel désespoir !
Les visiteurs, généralement, étaient émus et séduits par la tristesse banale de ces sujets transparents et poétiques. On comprenait tout de suite, sans explication et sans recherche, et on plaignait les pauvres femmes, bien qu’on ne sût pas au juste la nature du chagrin de la plus distinguée. Mais ce doute même aidait à la rêverie. Elle avait dû perdre son fiancé ! L’œil, dès l’entrée, était attiré invinciblement vers ces quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s’en écartait que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux sœurs. Il se dégageait surtout du dessin net, bien fini, soigné distingué à la façon d’une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une sensation de propreté et de rectitude qu’accentuait encore le reste de l’ameublement.
Les sièges demeuraient rangés suivant un ordre invariable, les uns contre la muraille, les autres autour du guéridon. Les rideaux blancs, immaculés, avaient des plis si droits et si réguliers qu’on avait envie de les friper un peu ; et jamais un grain de poussière ne ternissait le globe où la pendule dorée, de style Empire, une mappemonde portée par Atlas agenouillé, semblait mûrir comme un melon d’appartement.
Les deux femmes en s’asseyant modifièrent un peu la place normale de leurs chaises.
— Vous n’êtes pas sortie aujourd’hui ? demandait Mme Roland.
— Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguée.
Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mère, tout le plaisir qu’elle avait pris à cette excursion et à cette pêche.
— Vous savez, disait-elle, que j’ai mangé ce matin mes salicoques. Elles étaient délicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou l’autre cette partie-là…
Le jeune homme l’interrompit :
— Avant d’en commencer une seconde, si nous terminions la première ?
— Comment ça ? Mais il me semble qu’elle est finie.
— Oh ! Madame, j’ai fait, de mon côté, dans ce rocher de Saint-Jouin, une pêche que je veux aussi rapporter chez moi.
Elle prit un air naïf et malin :
— Vous ? Quoi donc ? Qu’est-ce que vous avez trouvé ?
— Une femme ! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n’a pas changé d’avis ce matin.
Elle se mit à sourire :
— Non, Monsieur, je ne change jamais d’avis, moi.
Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, où elle fit tomber la sienne d’un geste vif et résolu. Et il demanda :
— Le plus tôt possible, n’est-ce pas ?
— Quand vous voudrez.
— Six semaines ?
— Je n’ai pas d’opinion. Qu’en pense ma future belle-mère ?
Mme Roland répondit avec un sourire un peu mélancolique :
— Oh ! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d’avoir bien voulu Jean, car vous le rendrez très heureux.
— On fera ce qu’on pourra, maman.
Un peu attendrie, pour la première fois, Mme Rosémilly se leva et, prenant à pleins bras Mme Roland, l’embrassa longtemps comme un enfant ; et sous cette caresse nouvelle une émotion puissante gonfla le cœur malade de la pauvre femme. Elle n’aurait pu dire ce qu’elle éprouvait. C’était triste et doux en même temps. Elle avait perdu un fils, un grand fils, et on lui rendait à la place une fille, une grande fille.
Quand elles se retrouvèrent face à face, sur leurs sièges, elles se prirent les mains, et restèrent ainsi, se regardant et se souriant, tandis que Jean semblait presque oublié d’elles.
Puis elles parlèrent d’un tas de choses auxquelles il fallait songer pour ce prochain mariage, et quand tout fut décidé, réglé, Mme Rosémilly parut soudain se souvenir d’un détail et demanda :
— Vous avez consulté M. Roland, n’est-ce pas ?
La même rougeur couvrit soudain les joues de la mère et du fils. Ce fut la mère qui répondit :
— Oh ! non, c’est inutile !
Puis elle hésita, sentant qu’une explication était nécessaire, et elle reprit :
— Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit de lui annoncer ce que nous avons décidé.
Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel, car le bonhomme comptait si peu.
Quand Mme Roland se retrouva dans la rue avec son fils :
— Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer.
Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l’épouvante de sa maison.
Ils entrèrent chez Jean.
Dès qu’elle sentit la porte fermée derrière elle, elle poussa un gros soupir comme si cette serrure l’avait mise en sûreté ; puis, au lieu de se reposer, comme elle l’avait dit, elle commença à ouvrir les armoires, à vérifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et des chaussettes. Elle changeait l’ordre établi pour chercher des arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage à son œil de ménagère ; et quand elle eut disposé les choses à son gré, aligné les serviettes, les caleçons et les chemises sur leurs tablettes spéciales, divisé tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son œuvre, et elle dit :
— Jean, viens donc voir comme c’est joli.
Il se leva et admira pour lui faire plaisir.
Soudain, comme il s’était rassis, elle s’approcha de son fauteuil à pas légers, par derrière, et, lui enlaçant le cou de son bras droit, elle l’embrassa en posant sur la cheminée un petit objet enveloppé dans un papier blanc, qu’elle tenait de l’autre main.
Il demanda :
— Qu’est-ce que c’est ?
Comme elle ne répondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du cadre :
— Donne ! dit-il.
Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires. Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant l’appartement, alla l’enfermer à double tour, dans le tiroir de son bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses yeux, puis elle dit, d’une voix un peu chevrotante :
— Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine. Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me rendre compte.