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Pierrot chien de Belgique/1

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Traduction par Fanny Mathot.
Paul Ollendorf (p. 1-26).

PIERROT

CHIEN DE BELGIQUE




CHAPITRE PREMIER


Dès le début les enfants l’appelèrent Pierrot ! Évidemment ce nom ne convenait pas à un chien flamand, mais voilà, sa maîtresse, mère Marie, était arrivée de Dinant où l’on parle le français et on le lui avait enseigné à l’école. À part cela, elle avait des amis français à Bruxelles et aimait beaucoup leur langue qui évoquait tout ce qui est chaud et méridional.

Elle avait souvent raconté aux enfants des histoires d’Arlequin, de Colombine et de Pierrot, et quand ceux-ci virent combien le jeune chien était comique et maladroit et comme il avait l’air d’être affublé de pantalons larges et bouffants, Henri l’appela « drôle de Pierrot » et petite Lisa battit de ses menottes potelées en riant aux éclats.

Un soir de printemps, Jean Van Huyk avait apporté Pierrot dans ses bras à la maisonnette et l’avait fait culbuter sur le plancher afin d’effrayer Henri et Lisa. Mais ils n’eurent pas de craintes, car Henri avait appris à ne pas avoir peur et Lisa avait pris d’abord le jeune chien pour un petit agneau. Immédiatement elle le saisit et essaya de le soulever jusqu’à sa petite poitrine dodue, mais Pierrot lui mordilla l’oreille et la fit crier de joie, puis s’échappant de ses bras, il s’avança en trébuchant vers Henri qui le renversa sur le dos et chatouilla son petit ventre rond. Sur quoi Père Jean s’esclaffa bruyamment tandis que Grand-Père s’affalait dans sa chaise.

Alors le vieux Luppe qui traînait la charrette à lait de mère Marie, depuis sept ans, hérissa son poil, bâilla formidablement, se dressa lentement sur ses pattes, abandonna la porte d’entrée et, d’une démarche fière, s’approcha de Pierrot, le flaira, puis se détourna avec un regard plein de dignité mécontente. C’est par cette cérémonie que Pierrot fut accepté et consacré membre de la famille.

C’était, en fait, parce que Luppe prenait de l’âge que l’on avait fait venir Pierrot. C’était chose triste que de songer au jour où le vieux compagnon ne serait plus capable de trotter vers la ville pour livrer le lait et le fromage, mais la Providence a mis d’étroites limites à la vie d’un chien, et, mère Marie aurait bientôt besoin d’un coursier plus jeune et plus fort.

Ainsi, un dimanche matin, père Jean avait fait mettre à Henri, ses plus beaux habits, car ils allaient en voiture à Bruxelles, au marché aux chiens, où se trouveraient quantité de

gens. Il ne paraît pas étrange aux Belges d’aller au marché le dimanche, car celui-ci est entièrement différent de ceux qui se tiennent en semaine ; ils en font une vacance en mettant leurs habits de fête.

Quand père Jean et Henri arrivèrent, la ville était déjà vivante et animée par le monde, ce qui, au gai soleil, leur apparut un spectacle amusant. Père Jean trouva un endroit pour attacher son cheval, puis ils se dirigèrent directement vers la Grand-Place. C’était un grand square pavé avec, tout autour, d’imposants bâtiments tels que l’Hôtel de Ville et la Maison du Roi. Il y avait beaucoup de monde sur la place et tout était animé, affairé et joyeux.

Un côté semblait être un grand jardin, car c’était le marché aux fleurs et les marchandes rivalisaient entre elles dans l’arrangement de leurs bouquets et de leurs plantes. C’était très beau et aussi cela sentait fort bon, à tel point qu’Henri fut pris d’une sorte d’enchantement qui fit que père Jean dut l’emmener de force.

D’un autre côté du square, il y avait des perroquets, des cacatoès, des serins et des oiseaux de toutes espèces dans de petites cages de bois. Quelques-uns des perroquets faisaient des efforts comiques pour parler comme les gens ; les oiseaux chanteurs sifflaient et faisaient des trilles et tout était gai et coloré, ce qui ravissait Henri. Mais à la maison ils avaient déjà un oiseau, et père Jean n’était pas venu pour en voir d’autres.

À la fin ils arrivèrent au marché aux chiens.

Cinq ou six cents chiens de tous âges et de toutes tailles et couleurs étaient debout, tirant sur leurs laisses ou couchés somnolents. Il y avait de grands et robustes chiens comme Luppe ; d’alertes schipperkes noirs ; des griffons bruxellois avec des têtes comme celles de petits vieillards barbus ; des chiens de berger belges avec les oreilles pointues et dressées ; d’autres à poils bruns et courts et de superbes chiens noirs à longs poils ; toutes sortes de chiens, depuis les grands Danois jusqu’aux ridicules petits bassets. Il y avait des chiens qui avaient l’aspect de travailleurs avertis ; des mères au regard larmoyant ; de jeunes fanfarons pur sang proclamant très haut leur passion belliqueuse ; de maladroits, étourdis, adorables petits « cabots » âgés de quelques mois qui vacillaient sur leurs jambes écartées et flasques comme si elles étaient de gelée.

Henri vit une douzaine de chiens qui lui auraient parfaitement plu, mais père Jean était apparemment plus difficile à satisfaire, car il allait de groupe en groupe sans arrêter son choix. À la fin il dit à Henri qu’il ne pouvait pas trouver l’espèce dont il avait besoin et que mieux valait retourner à la maison que de prendre un chien qu’on ne pourrait pas bien dresser.

Henri jeta un regard désolé vers cette rangée de chiens assurément désirables et sa lèvre commença à trembler un peu. Aussi, père Jean, au lieu de rentrer de suite à la maison avec Henri, acheta quelques gâteaux pour dîner et lui promit de rester pour entendre le grand concert de l’après-midi, ce qui plut tant à Henri qu’il en oublia son désappointement.

À midi il se produisit un branle-bas général et beaucoup d’agitation à la Grand-Place, car le marché était fini et tous les vendeurs devaient quitter immédiatement.

Dans l’après-midi, le régiment vint en superbe uniforme et joua dans le kiosque une musique entraînante jusqu’à la tombée du jour, alors qu’Henri se sentait devenir très las.

Cela avait été une journée étonnante et Henri s’endormit cette nuit-là avec de gaies visions dansant devant les yeux et de la musique résonnant dans les oreilles. C’était assez de bonheur pour petit Henri, quant à père Jean il n’avait pas trouvé le chien qu’il convoitait.

Il connaissait la valeur de la véritable race et ne se souciait point d’en avoir d’autre.

Aussi père Jean décida-t-il un jour d’entreprendre un voyage pour voir le gros Auguste Naets, boucher à Vilvorde, renommé pour les chiens qu’il élève.

Auguste s’en vantait fort. Leur race, disait-il, remontait loin jusqu’au moyen âge, aux chiens employés par les ducs de Brabant pour la chasse aux sangliers. Il les appelait des mâtins, et il est vrai que pendant une centaine d’années, alors que d’autres les avaient élevés sans souci de leur croisement, le père d’Auguste, son grand-père et son arrière-grand-père avaient gardé la race pure. Ce, à tel point que quand la Fédération Nationale pour l’Élevage des Chiens de Trait fut fondée, il y a une douzaine d’années, elle estima que les efforts des Naets valaient un certificat de mérite et le leur avait décerné scellé de cinq cachets rouges. Auguste l’avait fièrement encadré et accroché dans sa boutique.

Des cent mille chiens ou plus, qui sont employés en Belgique comme chiens de trait, aucun n’était plus accompli que ceux que père Jean trouva dans les chenils d’Auguste Naets. C’étaient de grandes bêtes avec quelque chose en eux qui rappelait le Saint-Bernard, mais avec de plus petites têtes et le corps mieux pris. Comme couleurs, ils étaient de toutes espèces de combinaisons de noir, blanc, fauve ; Auguste prétendant que la couleur ne signifiait rien pour un chien de charrette. Leurs oreilles étaient longues et tombantes et leurs queues avaient été écourtées quand c’étaient des chiots, afin de ne pas les gêner dans les harnais. Ils auraient été plus beaux avec de longues queues, mais Auguste faisait de l’élevage dans un but utilitaire plutôt qu’esthétique. Il fut un temps où les propriétaires de chiens en Belgique leur taillaient les oreilles pour les faire tenir dressées et en pointes, mais on découvrit qu’au cours de leur travail continu à l’extérieur en hiver, la pluie, la neige fouettant dans leurs oreilles étaient cause de douleurs et les rendaient parfois sourds, aussi l’habitude de les priver de cette protection naturelle fut-elle abandonnée.

Les chiens d’Auguste, comme les autres de leur race, étaient infatigables et vigoureux. Ils pouvaient aisément traîner deux cents kilogrammes, quoique cent kilogrammes soient considérés être la charge habituelle pour un chien. Trois chiens attelés à une charge de cent quatre-vingts kilogrammes peuvent courir ainsi, à un trot rapide et régulier, pendant des lieues sans lassitude apparente.

Père Jean aimait les chiens et il aurait pu rester toute la journée avec Auguste dans ses chenils, mais pour Auguste, les affaires étaient les affaires et, finalement, il persuada père Jean de payer un bon prix pour un semblant de petit gueux de la dernière nichée. C’était Pierrot !

« Il a les pattes larges et les os gros », disait Auguste. « Cela veut dire qu’il deviendra grand et vigoureux et vivra de longues années comme mon Jacques », et il désignait le superbe mâle qui régnait sur ses chenils.

Ainsi père Jean emmena le cocasse, maladroit jeune petit chien avec lui à la maisonnette au toit de tuiles qu’il avait construite pour sa fiancée, dix ans auparavant et où Henri et petite Lisa étaient nés.

Les Van Huyk étaient gens sobres, industrieux, économes et prospères parmi leurs voisins. En Belgique, un paysan est toujours un paysan et il subsiste une large barrière dressée entre le riche et le pauvre, mais père Jean était propriétaire de sa petite métairie située à deux lieues de Bruxelles, sur la route de Waterloo, au delà de la forêt de Soignes, et tous y vivaient confortablement et étaient heureux.

C’était une région très agréable, avec de verts pâturages et des prairies, des blés ondoyants et des champs de seigle, et, comme ornements, des jardins potagers alignés de toutes parts, avec des routes droites, unies et dures, toutes conduisant à la ville entre deux rangées de grands ormes.

Père Jean cultivait son petit champ et aidé de Grand-Père, trayait les vaches et faisait le fromage pendant que mère Marie portait le lait à Bruxelles chaque matin, dans de grandes cruches en cuivre qu’elle maintenait propres et luisantes.

Plus loin de la ville, où les fermes étaient plus pauvres et plus éloignées du marché, les paysans portaient des blouses grossières et de lourds sabots ; ils vivaient pour la plupart de pain de seigle, de lard et de pommes de terre, et les vendredis, de riz au lait et de harengs saurs.

Tandis que père Jean et mère Marie portaient toujours des souliers de cuir quand ils allaient à la ville, les enfants portaient des sabots jaunes, avec lesquels ils déambulaient gauchement, afin d’épargner leurs souliers des dimanches, de même Grand-Père qui préférait ses sabots.

Mère Marie était une jeune femme plantureuse, à la figure fraîche avec une superbe et lourde couronne de cheveux bruns dorés qui étaient toujours proprement coiffés, peu importait qu’elle fût pressée ou non. Elle allait nu-tête, hiver comme été, excepté quand il pleuvait, alors elle se couvrait la tête de son châle. Elle portait une jupe courte et ajustée et un tablier blanc toujours propre.

Le dimanche, la famille allait régulièrement à la messe, habillée de ses plus beaux vêtements, et après cela se régalait de gibier, d’œufs, de beurre et de fromage et de toutes espèces de légumes.

L’après-midi père Jean prenait son cornet et allait s’exercer avec sa société de musique, parfois il emmenait Henri.

C’était une société remarquable car tous les Belges sont amateurs de musique et petit Henri attendait impatiemment le moment où son père lui enseignerait à jouer. Quand la société jouait un air martial, oh ! alors la poitrine de petit Henri s’enflait à éclater et il décidait d’être un soldat quand il serait grand. Cela serait superbe, vraiment. Mais père Jean ne pouvait que sourire et lui dire qu’être soldat ne consistait pas exclusivement à porter un bel uniforme et faire partie de sociétés de musique.

Certains paysans employaient des chiens à traîner la herse et à cultiver leurs jardins potagers, mais pére Jean possédait un grand cheval noir nommé Médard ; ainsi, la seule tâche de Luppe était-elle de tirer la charrette à lait et d’aboyer la nuit si des étrangers approchaient.

Quand Pierrot devint assez grand et put comprendre, Luppe lui apprit à s’éveiller et à aboyer lorsqu’il entendait des bruits inaccoutumés et, autrement, à se tenir tranquille, car un bon chien de garde ne doit pas gaspiller son souffle à aboyer à la lune.

Quand les chasseurs rôdaient aux environs avec leurs chiens, Pierrot devenait très excité et voulait les suivre, mais Luppe lui expliqua que leurs fonctions étaient vaines et frivoles et au-dessous de la dignité d’un chien de trait, quoique Luppe lui-même avait perdu souvent la tête rien qu’en flairant la piste d’un lièvre ou même celle d’un rat, ou d’une taupe.

Le vieux Luppe était, comme vous le voyez, un chien très sage et ayant beaucoup d’expérience. Il connaissait, comme un guide, toutes les routes et la plupart des rues de Bruxelles. Il savait comment conduire sa charrette avec sécurité à travers les rues encombrées sans être guidé, et s’arrêter sans qu’on le lui dise devant les maisons des clients de mère Marie. Il savait aussi comment traîner sa charge en déployant le moins de souffle et d’efforts et se coucher et se reposer tout harnaché chaque fois qu’il faisait une halte, ne fût-ce que d’une minute.

Il apprendra toutes ces choses un jour à Pierrot, mais en attendant, l’éducation du chiot était en partie faite de principes fondamentaux. Quand Luppe était parti pour son travail, Pierrot faisait le gamin et jouait pendant des heures avec les enfants, et lorsque tombèrent ses premières dents et que la seconde rangée se montra blanche et forte, il apprit comment il faut à propos mordiller une main tendre ou une cheville potelée en jouant ou en caressant. Parfois il voulait suivre père Jean et Grand-Père à la ferme ou à la métairie, et ceux-ci lui apprirent à obéir à l’appel, et à se coucher en attendant d’être requis. Ceci était une leçon très dure à apprendre, vous pouvez m’en croire.

Il était difficile aussi à apprendre que les souliers du dimanche n’étaient pas faits pour être rongés comme on le ferait d’un os du bouillon.

Ainsi Pierrot voyait ses jours d’enfance s’écouler heureux à la ferme-métairie de la route de Waterloo. Il y avait assez de lait écrémé et d’autres choses à manger pour lui, et après avoir triomphé d’une légère prédisposition aux coliques il commença à se développer très rapidement. Ses pattes persistaient à se maintenir en avant pendant la croissance et il était encore maladroit quand il courait vite, mais ses os devenaient durs et forts et il grandissait solide et vigoureux. Quand arriva le temps froid, ses aboiements devinrent plus profonds et moins aigus et les poils rudes commencèrent à se montrer à travers sa douce toison de chiot. Pierrot grandit rapidement et devint un beau gros chien noir et blanc avec des taches rousses au-dessus des yeux, sur le museau et aux pattes de devant.

Pierrot ne pouvait encore porter petite Lisa sur son dos comme le faisait si aisément le vieux Luppe, mais il semblait suffisamment grand à Henri pour quoi que ce soit et le gamin était très impatient de voir commencer sérieusement l’éducation de Pierrot. Alors Grand-Père, en ses heures de loisir, construisit une petite voiture-jouet et un harnais pour Pierrot, et lui et Henri commencèrent les leçons.

Au début, Pierrot était très indocile et paraissait désireux de se coucher lui-même dans la voiture, mais après quelque temps Grand-Père lui fit comprendre qu’il devait

marcher droit devant lui quand on le lui ordonnait et ne pas s’arrêter avant qu’on le lui permît. Et enfin ils lui enseignèrent de tourner quand il sentait la traction d’une rêne sur son collier.

Finalement, quand Grand-Père fut certain que Pierrot avait bien profité de ses leçons, il permit à Henri de l’emmener sur la route avec Lisa dans la charrette, à la grande joie de cette menue et joyeuse personne.

Un jour, comme ils passaient solennellement sur la route, Henri marchant crânement à côté et petite Lisa assise fièrement comme une dame dans sa voiture, ils rencontrèrent un soldat belge coiffé d’un bizarre petit bonnet et portant un uniforme noir avec une raie rouge au pantalon. Henri salua comme Grand-Père le lui avait appris et le soldat fit halte. « Où allez-vous, Monsieur et Mademoiselle ? » demanda gaiement le soldat. « Faire une promenade en voiture, tout simplement », répondit Henri, interloqué de s’entendre interpeller de façon si cérémonieuse.

Le grenadier qui n’était pas loquace, les regardait avec un sourire moqueur. Alors Henri reprit courage.

« Mon père porte aussi un costume avec des boutons de cuivre », dit-il. « Est-il soldat ? » demanda l’homme. « Non », répondit Henri, « mais il fait partie de la société de musique. » « Ah ! voilà. Et en ferez-vous partie aussi et porterez-vous aussi un paletot avec des boutons de cuivre ? »

« Peut-être. Et peut-être serai-je un grenadier ou un lignard. »

« Et Mademoiselle ? Que deviendra-t-elle alors ? »

« Lisa ? Oh ! elle se mariera avec un bourgmestre ! » répondit Henri, ce qui fit rire le soldat de bon cœur parce qu’il avait l’esprit simple, et il passa.

Père Jean aussi rit de sa façon bruyante et cordiale quand Henri lui narra la rencontre, mais Grand-Père secoua la tête et parut très pensif.

« Cela se peut », dit-il « qui sait ? »

Et ainsi l’hiver passa avec quelques menues aventures, mais de façon très calme. Pierrot, il devenait grand Pierrot maintenant, était un membre de la famille plus que Luppe ne l’avait jamais été. Luppe était un bon chien sage et capable, mais seulement propre au travail et indifférent.

Toute la famille aimait Luppe et déplorait de le voir devenir vieux, parce qu’il avait été un fidèle et loyal serviteur, mais c’était Pierrot qui avait réellement trouvé une place dans leurs cœurs. Il n’y avait pas eu d’enfants avec qui jouer quand Luppe était un jeune chien et de là la grande différence. Il avait de bonne heure trouvé la place qu’on lui réservait entre les brancards

et sa plus grande joie résidait dans le travail journalier, tandis qu’Henri et petite Lisa avaient fait de Pierrot un camarade ; celui-ci grandit ainsi avec un cœur aimant et avec une façon plus vaste, plus profonde et plus variée d’envisager la vie. Luppe servait de bons maîtres et était content, mais Pierrot avait besoin d’affection donnée et rendue.

L’hiver était froid, un hiver très dur pour le vieux Luppe ; il devint un peu rhumatisant et ses pattes de derrière se firent raides. Il acceptait avec plus de promptitude chaque occasion de se reposer et se levait avec moins de vivacité qu’auparavant. Père Jean et mère Marie s’en aperçurent tous les deux et commencèrent à songer à compléter l’entraînement de Pierrot.

Quand revint le temps chaud du mois de juin, Luppe alla mieux mais il était évident que Pierrot devrait bientôt prendre sa place. Le novice n’avait que quinze mois ; son corps qui s’était formé avec une rapidité extraordinaire devait encore se développer quoique déjà il paraissait aussi grand et aussi vigoureux que Luppe. Il avait un appétit formidable et il parut à père Jean qu’il était temps qu’il gagnât sa nourriture.

Père Jean avait un jour dans la métairie un fût très lourd qu’il désirait déplacer et, aidé de Grand-Père, il pouvait à peine le bouger. Médard, le cheval, avait été prêté à Joseph Verbeeck, le maraîcher, pour aider à labourer un champ de choux tardifs. Quand Luppe revint de la ville avec mère Marie ils l’attelèrent à une chaîne enroulée autour du fût. Alors père Jean le souleva avec une barre pendant que Grand-Père glissait des rouleaux dessous. Père Jean et le petit Henri poussaient par derrière, Grand-Père était prêt avec plusieurs rouleaux et mère Marie commandait à Luppe de tirer. Avec grand effort ils déplacèrent la lourde charge de quelques centimètres, tandis que Luppe commença à haleter péniblement.

« C’est trop dur pour lui », dit mère Marie, « il n’est plus jeune, il se fera du mal. »

Grand-Père pensa alors à jeune Pierrot et envoya Henri et Lisa à sa recherche. Ils l’attelèrent à la chaîne à côté de Luppe, et Mère Marie donna le signal du départ. Pierrot se rua vigoureusement en avant et retomba sur son derrière… Vieux Luppe le regarda d’un air dédaigneux. Cela n’était pas la manière de mouvoir une charge. Pierrot se releva de nouveau et se cala en avant dans son collier, ses ongles grattant le sol de la métairie, dans un effort pour avoir un point d’appui, et, avant que les autres fussent prêts, le grand fût commença à se mouvoir.

Alors Luppe tira sa charge en avant, père Jean et Henri poussèrent des épaules et le fût continua à bouger par la vitesse acquise.

D’abord Pierrot tira par secousses, grattant

le sol de ses pattes de devant, et la langue pendante il voulait courir. Mais Luppe grogna et bientôt il s’appliqua à donner des coups de collier réguliers qui comptent.

Grand-Père commença à introduire les rouleaux sous le fût, mère Marie lança des mots perçants pour les encourager et peu à peu les deux grands chiens tirèrent la pesante charge de l’autre côté de la métairie.

Quand le travail fut fini, Pierrot était haletant et sa langue pendante laissait tomber de la bave, mais il regardait très fièrement mère Marie quand Grand-Père lui enleva son harnais, et remuait la queue violemment quand elle prodigua les mots de louange attendus.

Vieux Luppe ne dit rien, mais avança lourdement vers son morceau de tapis et s’y affala d’une pièce.

Alors père Jean s’approcha de Pierrot, lui tâta les pattes de haut en bas et lui pinça le dos et les épaules.

« Il est bon », dit père Jean. « Je crois que vous pourrez le prendre avec Luppe demain, à la ville. »

Pierrot était devenu grand !