Piquillo Alliaga/25

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 108-111).


XXV.

scènes d’intérieur.

Le soir même de ce jour mémorable, Piquillo était à l’hôtel d’Albayda, dans le cabinet de don Fernand, assis près d’une large cheminée et plongé dans ses réflexions, quand l’intendant de la maison vint lui dire mystérieusement qu’une dame demandait à lui parler.

Quoique occupant l’hôtel et la place d’un grand seigneur, Piquillo n’en était pas plus fier. Il fit entrer sans faire attendre… et la senora Cazilda, la parfumeuse, les yeux rayonnants de joie, s’avança sur la pointe du pied, lui disant à demi-voix :

— Pouvez-vous les recevoir ? ils sont en bas… dans la rue.

— Mais qui donc ? s’écria Piquillo.

— Qui donc ?

— Là, sous votre fenêtre !

— Nos amis… ceux qui vous doivent tout ! Gongarello et sa nièce !

Piquillo poussa un cri et resta immobile de surprise : puis, revenant à lui.

— Qu’ils viennent !… qu’ils viennent !

La Cazilda ouvrit la fenêtre, fit, dans la rue, un signe de la main, sortit en courant, et quelques minutes après, elle rentra avec le barbier et sa nièce.

Gongarello et Juanita étaient aux pieds de Piquillo, qui s’efforçait en vain de les relever, et qui ne pouvait se rassasier du plaisir de les voir et de les embrasser.

— Notre sauveur ! toujours notre sauveur ! s’écria Juanita.

— C’est magique ! c’est incompréhensible ! répétait le barbier, surtout cette pétition que, sans le savoir, je me trouve avoir écrite…

— Silence ! dit Piquillo.

— Et remise à ce jeune homme… sans l’avoir vu… Voilà qui est étonnant, voilà une histoire comme je n’en ai jamais vu ni raconté !…

— Et vous ne la conterez pas ! et vous n’en direz jamais rien à personne ! s’écria Piquillo, à moins que vous ne préfériez rentrer dans les prisons de l’inquisition.

— Je suis muet, muet, dit le barbier, je ne parlerai plus que par gestes !

— Et vous aussi, Cazilda, le plus grand secret sur cette aventure !

— Ne craignez rien.

— Pour les vôtres et pour vous-même… pas un mot sur cette pétition.

— Ah ! je l’ai bien vu ! car ce matin, lorsque la reine était à sa toilette, j’ai saisi un instant où la comtesse d’Altamira et une autre dame étaient au fond de l’appartement ; j’ai placé respectueusement, et sans dire un mot, des gants et de nouveaux éventails devant Sa Majesté, et je tremblais tellement en lui présentant ses jarretières renfermées dans un sachet parfumé, qu’elle a sur-le-champ entr’ouvert ce sachet et a vu la pétition…

— Que j’avais écrite, dit Gongarello.

— J’ai fait un geste de prière en joignant les mains, continua Cazilda, rien de plus ! La reine a refermé vivement le sachet, et m’a fait des yeux un geste si rapide et si expressif que j’ai deviné tout de suite, sans rien comprendre cependant, qu’il fallait se taire ou que quelque grand danger me menaçait. Aussi, sans en rien dire à mon mari, toute cette journée je tremblais chez moi toute seule, lorsqu’à la nuit tombante… j’ai vu arriver…

— Moi… moi ! dit le barbier ravi ; moi et ma nièce, qui nous croyions pour jamais rayés du nombre des vivants, et nous avions, ma foi, déjà commencé, parce que cinq ans dans les prisons de l’inquisition, c’est un à-compte. Oui, mes amis, s’écria-t-il, c’est une horreur ! c’est un enfer !… c’est un séjour…

Cazilda et sa nièce firent un geste d’épouvante, et le barbier, qui déjà s’oubliait, reprit, en regardant avec effroi autour de lui et à voix haute :

— C’est un séjour… fort agréable… pour un cachot ! il n’y en a pas certainement de mieux disposés !

Puis il reprit à demi-voix : Vous préserve le ciel d’y entrer ! Quant à moi, m’en voilà dehors. Il est vrai qu’on m’exile de Madrid. On m’envoie à cinq lieues d’ici, à une jolie ville, à Alcala d’Hénarès… Je trouverai toujours à exercer mon rasoir ; il y a des barbes partout.

Et à propos de cela, notre ami et notre bienfaiteur, dit-il en regardant Piquillo… moi, qui, il y a quelques années, n’aurais pu faire la vôtre, même pour prouver ma reconnaissance, il semble qu’à présent je pourrais m’acquitter, car vous êtes devenu un homme. Vous voilà bien changé, mon garçon, de figure, s’entend.

— Oui, dit Juanita, car le cœur est toujours resté le même.

— Et votre nièce, la gentille Juanita, me paraît bien plus gentille encore.

— Non, monsieur, rien ne mûrit à l’ombre, dit tristement le barbier. Mais, bast ! tout s’efface, tout s’oublie, reprit-il gaiement, et dans quelque temps, quand elle viendra me voir à Hénarès, je retrouverai ses joues fraîches et rebondies et ses belles couleurs d’autrefois.

— Comment ! dit Piquillo étonné, vous ne l’emmenez pas avec vous ?

— Est-ce que c’est possible… est-ce que vous ne savez pas…

— Eh ! non vraiment, je ne sais rien.

— J’ai cru que c’était encore à vous que nous devions ce bonheur-là !

— Et lequel ?

— Juanita a une place au palais.

— Ce n’est pas possible !

— C’est certain… femme de service auprès de la reine.

Piquillo poussa un cri de surprise.

— Oui, mon noble seigneur, la reine le veut. Dès demain ma nièce entre en fonctions, et quand on a une nièce placée au palais et près de la reine, on se moque des méchants et des envieux, on ne craint plus rien !… Et mais, qu’avez-vous donc, notre bienfaiteur ? dit-il à Piquillo, vous voilà immobile et silencieux.

— Et vous, cousin, vous parlez trop, dit Cazilda, et sous ce rapport-là, il est très-utile que vous quittiez Madrid au plus tôt.

— Oui… oui, continua Piquillo, tout cela ne vient pas de moi, mais d’un ange que j’ai promis de ne pas nommer… et que malheureusement vous ne connaîtrez pas, dit-il en souriant et en regardant le barbier ; je suis discret, mais si un jour cela m’est permis, je vous apprendrai qui vous devez remercier.

— Et en attendant, nous prierons pour cette personne-là, dit Juanita, quelle qu’elle soit.

— Oui… oui, reprit le barbier les larmes aux yeux… nous prierons pour elle ; mais, c’est égal, j’aimerais mieux la connaître.

— À quoi bon, mon oncle ? on ne connaît pas le bon Dieu, et on le prie tout de même.

Le lendemain Piquillo était chez Aïxa, que par bonheur il trouva seule, Carmen était dans le cabinet de sa tante à écrire des lettres sous sa dictée. Il lui rendit compte de tout ce qui était arrivé, du succès de sa lettre, de la liberté de Gongarello et de la place obtenue par Juanita.

Aïxa leva les yeux avec reconnaissance, et s’écria :

— Que Dieu protége la reine ! que la reine soit heureuse !

Piquillo n’osait l’interroger, ni sur ces événements, qui à chaque instant redoublaient sa surprise, ni sur la part qu’il avait prise lui-même à ces mystérieuses aventures ; il se hasarda seulement à lui dire d’une voix timide :

— Vous connaissez Sa Majesté ?

— Non, Piquillo.

— Vous l’avez vue quelquefois ?

— Jamais, répondit Aïxa.

— Mais du moins, dit le jeune homme, qui sentait redoubler sa curiosité, pour que vous ayez autant de crédit, et que la reine vous aime à ce point-là, il faut, senora, que Sa Majesté vous ait vue quelquefois.

— Jamais ! répéta Aïxa, je n’ai pas été à la cour et ne pourrais y paraître, car je ne suis pas une grande dame, Piquillo, je ne suis qu’une pauvre fille.

Piquillo tressaillit de joie.

Aïxa lui tendit la main ; avec un accent enchanteur, elle s’écria :

— Si je ne vous dis pas quel est mon sort, à vous, mon ami le plus fidèle et le plus dévoué, c’est que ce secret n’est pas le mien, qu’il ne m’appartient pas… S’il ne devait compromettre que moi, vous le sauriez déjà.

— Je ne veux rien, dit Piquillo au comble du bonheur, rien que vous servir !

— Je ne vous ai déjà que trop exposé en vous mêlant à une affaire pareille. Grâce au ciel et à la bonté de la reine, la chance a bien tourné, mais il pouvait en être autrement.

Aussi, engagez vos amis à se taire, pour eux d’abord, et pour vous, qui risquez autant qu’eux si l’on venait à savoir qui vous êtes.

On prétend, continua-t-elle en baissant la voix, que les persécutions recommencent contre les Maures ; persécutions d’autant plus rigoureuses et terribles, qu’elles sont secrètes, qu’on ne les avoue pas, que les victimes n’ont pas même l’avantage de souffrir au grand jour, et de réclamer pitié pour elles, et justice contre leurs bourreaux !

— Quel est le but de ces nouvelles cruautés ?

— De convertir les Maures à la foi catholique, et pour cela tous les moyens sont bons ! on emprisonne et on torture ceux qui ne peuvent pas prouver qu’ils ont été baptisés.

— Quelle horreur !

— Et vous, Piquillo… dit Aïxa après un instant d’hésitation et de crainte, avez-vous reçu le baptême ?

— Non pas que je sache !…

— Le recevriez-vous ?

— Si mon cœur et ma raison me le conseillaient, peut-être ; si on voulait m’y contraindre…… jamais !

— C’est bien !

— Plutôt braver alors les bourreaux et le bûcher ! je vous le jure !

Aïxa le regarda d’un œil où brillait le courage, et lui serra la main en répétant :

— C’est bien !

Piquillo ne pouvait trop se rendre compte de son bonheur, mais il se sentait heureux et joyeux.

Il courut chez Carmen, et sans lui faire connaître par quels moyens Juanita avait été sauvée, il lui apprit sa merveilleuse délivrance.

Depuis ce jour, Carmen désira vivement connaître la jeune fille, et elle lui fut amenée par la comtesse d’Altamira, qui la voyait quelquefois dans son service auprès de la reine.

Carmen et Aïxa accueillirent la nièce du barbier avec un intérêt si vif et si tendre, que celle-ci se prit bien vite pour elles de reconnaissance et d’affection.

Mais quand Juanita eut appris que Piquillo n’avait pas lui-même d’autres protectrices, ni de meilleures amies que les deux sœurs, Juanita redoubla pour elles de zèle et de dévouement, et si au fond du cœur elle se sentait un sentiment de préférence en faveur d’Aïxa, elle se l’expliquait en disant : C’est la faute de Piquillo, qui a l’air de l’aimer davantage !

Quant à Piquillo, plusieurs fois le soir, en reconduisant Juanita au palais, il lui parlait de leurs souvenirs d’enfance, de leur première rencontre devant l’hôtellerie du Soleil-d’Or, du souper qu’elle lui avait servi par le soupirail de la cave.

À tous ces souvenirs Juanita riait et soupirait encore plus souvent, et Piquillo se hasarda un jour à lui dire :

— Et Pedralvi ?

Dans ce moment le barbier n’aurait pas pu dire que les couleurs de sa nièce n’étaient pas revenues, car la pauvre fille devint toute vermeille.

— Tu y penses donc toujours ?

— Eh ! que faire en prison, s’écria-t-elle naïvement ; que faire pendant cinq ans dans les cachots de l’inquisition ?… C’est là ce qui soutenait mon courage ; mais lui, depuis ce temps, il m’aura crue morte, et pour se consoler, il se sera hâté d’en aimer, et peut-être d’en épouser une autre.

— Tu ne sais donc pas ce qu’il est devenu ?

— Impossible. Quand il est entré au service de l’hôtelier de Pampelune, Ginès Pérès, mon ancien maître, c’était pour m’aimer, pas pour autre chose ; et on le voyait bien à la manière dont il faisait son ouvrage. Il n’y pensait guère et ne s’occupait que du mien.

Aussi Ginès Péres se fâchait, le battait même. N’importe, il prétendait que ça ne lui faisait pas de mal, pourvu qu’il fût auprès de moi et me vit tous les jours. Mais quand, par suite de la méchanceté et des dénonciations de ses confrères les barbiers de Pampelune, mon oncle a été obligé de quitter la ville, il fallait voir la désolation de ce pauvre Pedralvi ! il se repentait bien alors de n’avoir rien amassé et rien appris… pas même un état. Aussi il me jura qu’il allait devenir actif et laborieux ; qu’il était bien jeune encore, qu’il avait du temps devant lui, et que dès qu’il aurait fait une petite fortune, nous serions alors tous deux en âge de nous marier, et qu’il viendrait me demander à mon oncle…

Il est venu peut-être ! s’écria la jeune fille en pleurant, et ne m’aura pas trouvée…

— Puisque tu étais en prison !

— Il n’en aura rien su !… et m’aura crue infidèle ! voilà ce qui me désespère, sans cela tout le reste ne me serait rien.

— Et tu ne sais pas où il est ?

— Qui me l’aurait dit ? Pedralvi ne savait ni lire ni écrire, et quand même il aurait appris ce talent-là, quand même il m’aurait adressé des lettres à Madrid, voyant qu’elles restaient sans réponse, il se sera découragé. Les hommes ! ça se décourage si vite !… ca n’est pas comme nous !

Et la pauvre Juanita se remettait à pleurer, et Piquillo faisait tous ses efforts pour la consoler.

Il lui promettait qu’au retour de Fernand d’Albayda il aurait par lui des renseignements, qu’on s’informerait de ce que Pedralvi était devenu, et qu’on finirait bien par le découvrir.

Alors Juanita, les yeux encore en pleurs, se mettait à sourire, à faire des projets, des rêves de bonheur, pour elle, pour tout le monde et surtout pour Piquillo, qui, grâce à Juanita, se trouvait en ce moment avoir pour amies et protectrices trois jeunes filles.

Mais l’amitié dont il était entouré, la douce vie qu’il menait alors, ne lui faisaient pas oublier sa mère, et il s’étonnait de n’en pas recevoir de nouvelles ; plusieurs fois il était passé à l’hôtellerie de Vendas-Novas qu’il avait fait préparer pour elle ; elle n’était pas encore arrivée, et aucune lettre ne venait lui expliquer la cause de ce retard.

Enfin, un matin, on lui apporta un petit billet sans orthographe, dans lequel on le priait de se rendre à l’instant à l’hôtel de Vendas-Novas.

Piquillo y courut, et au lieu de la Giralda, qu’il s’attendait à embrasser, il ne vit que la senora Urraca.

— Ma mère ! s’écria-t-il avec émotion, ma mère !… où est-elle ? Pourquoi n’est-elle pas venue avec vous ?…

La vieille femme ne répondit pas, elle était pâle et changée. Alors seulement Piquillo s’aperçut qu’elle était en deuil.

— Ma mère est malade… morte ! peut-être ! morte !

La grand’mère se cacha la tête dans ses mains, et se mit à sangloter.

Le seul sentiment réel qu’eût éprouvé la vieille femme, c’était son amour pour sa fille ; amour maternel, qu’elle entendait, comme nous l’avons dit, à sa manière ; c’est-à-dire qu’elle voulait donner à la Giralda le bien-être, l’aisance, la réputation, la fortune…… n’importe à quel prix.

Le bonheur de sa fille entrait en première ligne dans sa vie ; le sien après ; et s’il se fût trouvé de la place pour les principes et pour la vertu, elle ne les eût certainement point repoussés, mais elle ne leur avait jamais fait aucune avance.

Les ennemis, les rivalités et les succès de la Giralda avaient été les siens ; elle avait vécu de sa vie de théâtre, elle avait été reine de sa royauté, et se regardait comme déchue depuis que sa fille avait cessé de régner.

— Oui !… s’écria-t-elle ; oui, la Giralda a succombé sous les chagrins dont on l’a abreuvée, et le jour de la justice est déjà arrivé pour elle ! Les ingrats qui l’ont abandonnée comprennent maintenant ce qu’ils ont perdu… Quelle âme !… quel feu ! et quelle voix !

— Ma mère n’est plus ! s’écria Piquillo en se laissant tomber sur un fauteuil.

— Oui, vous avez raison de pleurer, mon enfant ! il n’y en aura jamais comme elle, il n’y en a plus pour jouer la Cléopâtre et la Didon abandonnée !… Si vous l’avez entendue comme moi !… Quel enthousiasme ! quel frémissement dans la salle à son grand air final : Tu pars, cruel ! Il y avait sur tout une note dans le haut…

La grand’mère essaya de la faire… la voix lui manqua, et elle se remit à pleurer en s’écriant :

— Et quel cœur !… quelle piété filiale ! Ce n’est pas celle-là qui aurait abandonné sa mère !… Elle mettait toujours pour première condition que nous ne nous quitterions pas ! Sans cela elle aurait refusé les propositions les plus belles, les plus riches et les plus honorables.

— Eh ! senora !… s’écria Piquillo avec impatience, et cherchant vainement à la faire taire.

— Toutes les robes qu’elle ne mettait plus… c’était à moi qu’elle les donnait, continua la grand’mère en sanglotant ; elle était trop bonne et elle avait trop de talent pour être heureuse… les cabales l’ont tuée. Mais elle sera vengée !… Vous ne savez pas, dit-elle en s’interrompant et en essuyant ses larmes, j’ai vu Lazarilla Burgos ; elle est vieille, elle est affreuse, elle chante faux et elle joue les duègnes, mon cher ! poursuivit-elle avec un éclat de rire… oui, les duègnes, et elle n’y est pas bonne… on l’a même sifflée… Mais à quoi bon, reprit-elle en pleurant, ma fille n’était pas là pour en être témoin et pour l’entendre !… Ah ! ma pauvre Giralda ! ma pauvre enfant !

Et ses sanglots recommencèrent. Tout ce que Piquillo put obtenir au milieu de ce déluge de larmes, de regrets, de retours sur le passé et de complaintes sur le présent, c’est que la Giralda, déjà bien malade, avait été frappée au cœur en recevant la lettre de son fils.

Elle espérait pour lui la protection et la puissance du duc d’Uzède, elle le voyait déjà sur le chemin de la fortune et des honneurs, et en apprenant l’affront et l’humiliation qu’il venait de subir, et dont elle était la cause première, elle n’avait pu y résister.

La pauvre Giralda avait du cœur. Sans sa mère, qui avait pris à tâche d’étouffer en elle tous les bons mouvements, elle eût été une honnête fille ; si l’on eût développé et encouragé ses nobles instincts, elle eût été une femme supérieure. Presque toujours on nous donne nos vertus ou nos vices, et ceux qui ne doivent rien qu’à eux-mêmes, sont, en bien comme en mal, d’une nature exceptionnelle.

La pauvre Giralda n’avait pas eu la force d’entreprendre le Voyage de Madrid, quelque envie qu’elle éût de revoir et d’embrasser encore une fois son fils.

— Oui, mon enfant, s’écria Urraca, elle est morte la veille de notre départ, en me chargeant pour vous de sa bénédiction.

Piquillo ne vit que sa mère, et songeant à la bénédiction qu’elle lui envoyait, il oublia celle qu’elle en avait chargée.

— Je vous la donne pour elle ! s’écria la vieille en étendant sa main décharnée sur le front de Piquillo… et de plus, voici deux lettres, l’une pour vous, et l’autre…

— Pour qui ? demanda Piquillo.

— Pour qui ? reprit la vieille en hésitant un peu, pour une personne qui doit vous tenir de très près.

Pardonnez-moi, continua-t-elle avec embarras, ce que je vous ai dit d’abord au sujet du duc d’Uzède… c’est le désir que j’en avais… Il me semblait que cette famille-là devait vous être plus avantageuse, et le bonheur de mes enfants avant tout… Moi, je suis comme cela ! Mais s’il faut vous avouer la vérité, en mon âme et conscience, je crois que je m’abusais !

— Eh ! qu’en savez-vous ? s’écria Piquillo en retenant avec peine sa colère.

— Je n’en sais rien… c’est vrai ! puisqu’il y a doute !… mais ce doute n’en est plus un pour moi. Oui, oui ! quand je rappelle mes souvenirs, comme il y a quelqu’un que la Giralda à toujours aimé, comme, malgré mes avis et mes remontrances, ce fut sa première et seule inclination…

— Eh ! qu’importe ?

— Il importe qu’elle vous l’a dit elle-même !…… Rappelez-vous ses dernières paroles : « Celui qui aura pour toi le cœur et l’amitié d’un père… c’est celui-là et non pas moi qu’il faut croire… » C’est ce qu’elle vous répète encore dans sa lettre. Lisez plutôt.

En effet, la Giralda à son lit de mort demandait encore grâce et pardon à son fils, et le suppliait, à mains jointes, de porter lui-même à son adresse la lettre qu’elle lui envoyait. L’idée que Piquillo serait reconnu et adopté pouvait seule adoucir ses derniers moments, et elle mourait persuadée que son fils exécuterait ses ordres, et que Dieu exaucerait ses vœux.

Malgré la répugnance qu’il éprouvait à tenter de nouveau une démarche pareille, il ne voulut point que la prière de sa mère fût repoussée par lui ; il jura d’obéir.

Il veilla d’abord à ce que la vieille Urraca ne manquât de rien. Grâce aux libéralités du vice-roi ou plutôt d’Aïxa, il lui fut facile de lui assurer pour ses derniers jours une existence modeste.

Sans inquiétude désormais de ce côté, il songea à remplir au plus vite le devoir qu’on lui imposait.

La lettre qui lui avait été remise portait pour suscription :

« À Delascar d’Albérique, commerçant et mamufacturier dans le royaume de Valence. »