Piquillo Alliaga/27

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 116-118).


XXVII.

les rencontres.

L’arrivée et la voix de l’inconnu avaient surpris tous les assistants, mais le receveur des finances, don Lopez d’Orihuela, fut celui sur lequel cette apparition produisit le plus d’effet.

Il oublia le dîner qu’on venait de lui servir, se leva sur-le-champ d’un air interdit, et ce qu’il y eut de plus étonnant, ses bras s’étaient tellement allongés par l’effet de la frayeur, qu’il ôta facilement son chapeau, et s’inclina même avec une souplesse que l’ampleur de son ventre n’aurait pas fait croire vraisemblable.

— Le seigneur Yézid ! s’écria-t-il.

— Lui-même, seigneur don Lopez d’Orihuela ! Remettez votre chapeau, et n’interrompez pas pour moi votre dîner, répondit le jeune homme, qui semblait grandir en ce moment de toute l’humilité du receveur. Vous demandiez, je crois, vingt-sept ducats pour ces pauvres gens… y compris ces enfants… c’est beaucoup.

— Certainement… dit don Lopez en balbutiant, je n’avais pas vu qu’il y avait des enfants.

— N’importe ! personne plus que nous ne respecte les droits du roi et du fisc… Il faut rendre à César ce qui appartient à César.

Et il jeta sur la table les vingt-sept pièces d’or.

— Quoi ! vous daignez, seigneur Yézid, vous occuper d’une misère pareille… Nous aurions réglé cela demain ensemble… car je me rendais de ce pas chez vous.

— Épargnez-vous cette peine ! ni mon père ni moi n’avons plus d’affaires à traiter avec vous.

— Quoi ! ce crédit que vous daigniez m’ouvrir…

— Ce jeune homme avait raison, dit Yézid en montrant Piquillo, pourquoi vous ferait-on crédit, vous qui n’en savez point faire ? Vous aurez, de plus, la bonté d’acquitter cette semaine les sommes que vous nous devez, nous avons attendu trop longtemps.

— Mais je perdrai ma place… elle sera donnée à un autre.

— Qui l’exercera peut-être avec moins de rigueur.

En ce moment l’hôtelier rentra dans la salle, et cria d’une voix haute :

— Le seigneur don Lopez d’Orihuela est servi.

— Que je ne retarde point votre diner… je pars, je continue ma route, mais j’ai auparavant deux mots à dire à ces braves gens.

Et Yézid, prenant à part Sidi-Zagal, se mit à causer avec lui à voix basse, tandis que le financier, tour à tour pâlissant, rougissant, voulait et n’osait implorer de nouveau l’inflexible Yézid. Il hésitait s’il se jetterait à ses pieds ou s’il battrait en retraite.

On le regardait ; il prit ce dernier parti et sortit fièrement, quitte à s’abaisser plus tard, en tête-à-tête, ou par écrit.

Pendant le peu de temps qu’avait duré cette scène, Piquillo, frappé de surprise, avait vainement cherché à rappeler ses idées. L’aspect d’Yézid, ses traits et surtout sa voix l’avaient jeté dans un trouble inexprimable.

Ce n’était pas la première fois que sa physionomie belle et imposante avait frappé ses yeux. Ce n’était pas la première fois que les accents de cette voix avaient retenti à son oreille et fait vibrer dans son cœur de nobles et généreux instincts. Lui aussi voulait courir et s’écrier : « Qui êtes-vous ? d’où viennent l’émotion et les souvenirs que votre vue réveille en moi ? » mais Yézid venait d’adresser quelques paroles de bienveillance à la pauvre mère et à ses enfants.

Il avait serré la main de Sidi-Zagal, dans laquelle, sans que personne le vit, il avait laissé tomber sa bourse, et comme celui-ci voulait le remercier, Yézid s’était élancé sur un cheval qu’un écuyer tenait en main à la porte de l’hôtellerie, et quelques secondes après, le maître et le domestique étaient déjà bien loin. Mais en voyant fuir ainsi devant lui le jeune Arabe emporté sur son rapide coursier, Piquillo venait de retrouver tous ses souvenirs.

Cette scène venait de lui rappeler celle de la forêt, et la nuit où, dans la sierra de Moncayo, et dans une circonstance à peu près pareille, Yézid lui était apparu pour la première fois.

— C’est lui ! s’écria-t-il, c’est mon bienfaiteur !

Et se tournant vers l’hôtelier, qui descendait en ce moment.

— Le connaissez-vous ? s’écria-t-il, savez-vous qui il est ?

— Sans doute, dit l’hôtelier en souriant, et le seigneur don Lopez, son débiteur, le sait encore mieux que moi.

— Son nom… son nom ! dites-le-moi, par grâce !

— Demandez-le à tous les pauvres, à tous les malheureux ! le premier venu vous le dira.

En effet, Sidi-Zagal, les larmes aux yeux, s’écria :

— C’est le noble, c’est le généreux Yézid. Il nous a dit : Venez tous, vous serez reçus chez mon père ; vous y trouverez du travail et du pain… et surtout des amis !

— Il a dit cela ! s’écria Piquillo en se rappelant qu’autrefois, dans la forêt, Yézid lui avait adressé à peu près les mêmes paroles : il a dit cela !

— Il a fait plus : il m’a donné de quoi achever le voyage, et au delà. Voyez plutôt cette bourse ! Oui, ma femme ; oui, mes enfants, vous n’avez plus rien à craindre du malheur et de la misère… Yézid d’Albérique vous protége !

— D’Albérique !… s’écria Piquillo ; quel nom avez-vous dit ?

— Le sien ! c’est le fils de Delascar d’Albérique.

— Delascar !… dit Piquillo en poussant un cri.

— Qu’avez-vous, seigneur étranger ? dirent Sidi-Zagal et ses enfants, en le voyant chanceler et pâlir.

— Ce n’est rien, mes amis… ce n’est rien ; j’espère bientôt vous revoir.

Et il se remit en route, assailli par une foule de nouvelles pensées.

Quoi ! ce noble jeune homme, le premier qui avait éveillé en lui des sentiments d’honneur et de vertu, celui qui l’avait réconcilié avec lui-même en lui disant : Courage, tu seras un honnête homme ! celui enfin qu’il avait admiré dès le premier moment qu’il l’avait vu… c’était son frère ! ou du moins ce pouvait être son frère !… oui… oui, son cœur le lui disait. Ce devait être… c’était là sa famille, car il éprouvait de ce côté autant d’entraînement et de sympathie qu’il avait ressenti de répulsion et d’éloignement pour le duc d’Uzède et les siens.

Après cela, quelle preuve donner ?… quel droit faire valoir ?… aucun ! N’importe ! il marchait d’un pas plus hardi, il s’avançait maintenant avec plus de confiance. D’après ce qu’il connaissait d’Yézid, son père Delascar d’Albérique devait être un cœur noble et bon ; il ignorait quel accueil était réservé à lui, Piquillo, enfant inconnu, mais, à coup sûr, on ne le mettrait pas à la porte, on ne le ferait pas chasser par des valets, comme avait fait le duc d’Uzède.

Cependant, à mesure qu’il s’avançait dans la Huerta, ou plaine de Valence, et lorsque, frappé d’admiration et de surprise à la vue de ces champs si bien cultivés, de ces riches moissons, de ces nombreux troupeaux, de ces riantes fabriques qui s’élèvent de toutes parts, il s’écriait, comme avait fait la reine, sept ans auparavant : À qui tous ces trésors ? et que chaque laboureur, chaque berger, chaque ouvrier lui répondait : Au Maure Delascar d’Albérique, — Piquillo, découragé et effrayé de tant de richesses, se disait à part lui : Il est impossible qu’un pareil homme puisse faire attention au pauvre Piquillo, et laisse tomber sur lui un regard de bienveillance.

Il y en a tant d’autres, et il pensait au receveur don Lopez d’Orihuela, qui sont durs, dédaigneux et orgueilleux à meilleur marché.

Il n’était plus qu’à quelques lieues du Valparaiso, ou Vallée du paradis, habitée par le Maure et par sa famille, et plus il approchait du but de son voyage, plus il sentait redoubler son hésitation et ses craintes.

S’il avait osé, il serait retourné en arrière ; et pour se reposer, ou plutôt pour différer encore de quelques heures son arrivée, il s’arrêta à une petite hôtellerie située sur le penchant d’un coteau et qui avait pour enseigne la Corbeille de Fleurs.

La vérité habite rarement les enseignes ; mais cette fois du moins le voyageur n’était pas trompé, car, de la fenêtre ouverte sur laquelle s’appuyait Piquillo, il voyait de tous les côtés s’élever autour de la posada les touffes de fleurs qui embaumaient l’air et réjouissaient la vue.

Il contemplait les campagnes ravissantes qui se déroulaient devant ses yeux, paradis terrestre où il semblait si facile d’être heureux, et pour cela, il ne manquait à ce riche paysage qu’une vue… une seule… et sa bouche murmurait tout bas le nom d’Aïxa.

Absorbé dans ses réflexions, il ne s’apercevait pas que lui-même était l’objet d’une attention toute particulière.

À quelques pas au-dessous de lui, en dehors de la posada, un homme vêtu de noir ne détournait point ses regards de la fenêtre sur laquelle était appuyé Piquillo. Celui-ci à la fin baissa les yeux, et reconnut l’alguazil qu’il avait rencontré l’avant-veille au Faisan-d’Or.

Était-ce ou non le capitaine Juan-Baptista Balseiro ?…

C’est ce dont il voulut s’assurer. Il le regarda à son tour attentivement, et d’un œil si décidé et si ferme que, malgré son aplomb et son audace, l’inconnu parut éprouver quelque embarras.

Piquillo, en le rencontrant quelques jours auparavant, n’avait pu se défendre d’un mouvement de surprise et même de terreur, tant les premières impressions de la jeunesse sont fortes et durables, et Piquillo avait eu autrefois si peur du capitaine, qu’il n’était pas étonnant qu’il lui en restât quelque chose. Mais il avait trop de cœur et trop de raison, pour céder plus longtemps à une crainte absurde dont il rougissait ; ce n’était pas à lui, c’était au capitaine à trembler, et décidé à éclaircir cette affaire, il ferma la fenêtre, descendit l’escalier, sortit de la posada et se dirigea vers l’endroit où il avait laissé le prétendu alguazil.

Il avait disparu : il eut beau regarder, il ne vit personne.

Il pensa que cette seule manifestation avait mis en fuite l’observateur.

Il rentra en riant, se fit servir à déjeuner, et, seul devant une table, dans la basse salle de l’hôtellerie, il achevait son repas, quand une voix claire, nette et stridente, prononça derrière lui ce seul mot :

— Piquillo !

Il se retourna vivement pour voir qui l’appelait.

— C’est bien lui, dit la même voix ; c’est tout ce que je voulais savoir.

Piquillo saisit un couteau qui était sur la table et se leva.

Il aperçut l’homme noir qui venait de franchir la croisée de la salle basse. Il s’enfuyait à travers la campagne, et disparut bientôt derrière un bois d’orangers et de citronniers.

Piquillo eut un instant l’idée de le poursuivre ; mais il ne connaissait pas le pays, et puis ce n’était pas pour le capitaine Juan-Baptista, si toutefois c’était bien lui, qu’il était venu à Valence.

Sa mission n’était pas de le faire arrêter, juger et condamner ; les rapports mêmes qu’il avait eus autrefois avec lui ne pouvaient, s’ils étaient divulgués, que lui faire du tort auprès de sa nouvelle famille, et la recommandation du capitaine n’était pas un bon moyen de se faire accueillir par elle.

Il ne parla donc de cette rencontre, ni au maître de la posada, ni à aucun de ses gens, et continua sa route. Mais sans être faible ni superstitieux, il ne pouvait se dissimuler à lui-même que cette aventure, que la vue de Juan-Baptista, son persécuteur et son mauvais génie, était de fâcheux augure pour l’entreprise qu’il allait tenter, et tout lui disait que ce voyage devait lui porter malheur.

Préoccupé de ces idées, il faisait à peine attention aux sites enchanteurs qui, de tous les côtés, s’offraient à ses regards, et lorsqu’il arriva en vue de la ferme ou plutôt du palais de Delascar d’Albérique, il se frotta les yeux comme un homme qui s’éveille.

Il semblait qu’il n’eût rien vu de la route, et qu’il se trouvât transporté là comme par enchantement.

Enchantement était bien le mot, car cette habitation, dont nous avons fait la description lors du voyage et du séjour de la reine, paraissait à Piquillo, qui n’avait aucune idée de l’architecture mauresque, un édifice magique bâti par les fées. Il arrivait aussi le soir, au soleil couchant, et s’arrêta pour jouir du délicieux spectacle que présentait la vallée.

Il attendit que les ombres eussent couvert les jardins, la ferme et le palais. Il aimait mieux n’entrer qu’à la nuit dans cette riche habitation.

S’il devait en être chassé, personne du moins ne verrait sa honte. Il se glissa donc furtivement et en tremblant le long des murs, et arrivé à la porte principale, il leva d’une main timide un marteau d’airain, qui, retombant avec fracas, le fit tressaillir.