Piquillo Alliaga/67

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 309-311).


LXVII.

l’albarracin.

Désolé d’avoir perdu toute une soirée à combattre un ennemi qu’il n’avait pu vaincre, frère Escobar se leva de bon matin, quitta l’hôtellerie, sans faire ses adieux au confesseur du roi, et se hâta de continuer sa route, décidé plus que jamais à poursuivre son premier projet.

Il avait quelque confiance dans le grand inquisiteur Sandoval, qui n’avait pas étudié chez Loyola et dont il espérait tirer meilleur parti que de Piquillo.

Le pieux recteur de l’université d’Alcala aurait bien voulu, pour arriver plus vite, prendre la voie du muletier. Les muletiers ne manquaient pas, mais ce qu’il était impossible de trouver, c’étaient des mules, attendu que dans le pays elles avaient été toutes enlevées par les ordres de don Augustin de Mexia, commandant de l’armée du roi. On en avait besoin pour transporter dans la montagne les approvisionnements et surtout les munitions de guerre.

Escobar, en homme de résolution, prit sur-le-champ son parti, celui d’aller à pied, persuadé qu’il trouverait des moyens de transport de l’autre côté de l’Albarracin, à Cuença, qui était une ville de fabrique, une ville de ressources.

Il se mit donc à gravir intrépidement la montagne, qui dans cet endroit n’est pas très-escarpée, car c’est le point où la chaine commence à s’abaisser et à descendre dans la plaine.

Complétement absorbé par les projets qu’il méditait, il suivait un sentier qui s’était offert à lui, à sa gauche, lorsqu’il fut arrêté au milieu de sa marche et de ses réflexions par la voix d’un fantassin espagnol qui lui criait :

— Holà ! mon révérend, Votre Seigneurie veut-elle ajouter un martyre de plus à notre glorieuse légende ?

— Qu’est-ce, mon frère, dit Escobar en levant la tête, et que voulez-vous dire ?

— Que le sentier que vous prenez conduit droit à l’ennemi, à qui votre présence ferait grande joie, car ils aiment surtout les robes de moines.

— En vérité !

— Ils en ont brûlé, dit-on, une douzaine avant-hier.

— Si ce n’est que la robe, mon frère…

— Avec les religieux qui étaient dedans, ajouta le soldat en riant militairement.

Escobar fit le signe de la croix et redescendit vivement le sentier.

— Quelle route faut-il prendre pour aller à Cuença ?

— Celle qui est devant vous, et ne vous en écartez pas.

Le bon père n’avait garde de manquer à ce conseil. Il doubla le pas, et au bout d’une demi-heure de marche il entendit un si grand bruit, des cris, des vociférations et surtout des jurements si énergiques, qu’il crut être tombé dans une embuscade de Maures ou de réprouvés. Il venait de rencontrer un détachement espagnol commandé par Diégo Faxardo, un des lieutenants d’Augustin Mexia.

Le détachement, composé de sept à huit cents hommes bien armés, avait fait halte.

— Oui, Gonzalès, j’ai été ce matin à la chasse dans la montagne, s’écriait un jeune soldat, et j’en ai abattu cinq, dont deux femmes et trois enfants. Cela compte tout de même, le grand inquisiteur Sandoval nous l’a dit.

— C’est possible, Léonardo, répondait un de ses camarades, mais tu as tant de péchés arriérés à expier, sans compter le courant !

— Qu’importe ? tant qu’il y aura des Maures, il y aura toujours des absolutions à gagner.

— Et ils sont beaucoup, à ce qu’on dit !

— Sans armes, sans munition, et presque sans chefs, excepté ce Yézid d’Albérique, qui se bat bien.

— Et dont la tête vaut mille ducats !

— Ce serait bon à prendre.

— Dieu et Notre-Dame del Pilar nous en feront la grâce. En attendant, il peut nous arriver de bonnes aubaines, témoin la nuit dernière.

— Que vous est-il arrivé ?

— J’étais de l’expédition du capitaine Diégo Faxardo, et imagine-toi, Léonardo, un feu de joie magnifique… c’était la Saint-Jean… et nous avons brûlé en son honneur…

— Un cierge ?

— Non, tout un village, celui de Barredo.

— Et je n’étais pas là !

— Nous avions tué ou fait prisonniers les Maures qui avaient essayé de se défendre.

— Ceux que je viens de voir…

— Tu l’as dit. Pendant ce temps, leurs femmes s’étaient toutes réfugiées dans une vieille tour.

— Et je n’étais pas là ! répéta le jeune soldat.

— Des femmes superbes, que nous avons faites également prisonnières.

— Sans condition ?..

— Au contraire, à condition !..

— C’était très-mal, mes frères, s’écria Escobar, qui, arrivé depuis quelques instants, venait d’entendre cette conversation.

— Vous avez raison, mon père, répondit Gonzalès en s’inclinant avec respect, car la robe de moine ne perdait jamais son privilége sur le soldat espagnol. C’est un péché ; notre aumônier, le frère Géronimo, nous l’a bien dit, un péché mortel, de contracter alliance avec les filles des Philistins et des Madianites ; aussi, c’est le ciel qui vous envoie, mon père, pour m’en donner l’absolution.

— Moi, s’écria Escobar, vous absoudre d’un tel crime !

— Nous l’avons expié, mon père, reprit vivement le soldat ; sans cela, je n’implorerais pas la clémence divine. Mais rassurez-vous, ce matin même le péché a été expié, il n’en reste plus de trace.

— Que voulez-vous dire ?

— Que les filles et les femmes des Philistins…

— Eh bien ?

— Toutes massacrées ! au nom de la foi !

Escobar poussa un cri d’horreur et recula d’un pas.

— Qu’est-ce, dit Gonzalès, en le regardant de travers et en portant la main à son épée, est-ce que vous ne seriez pas un véritable moine ?

— Si, mon frère, si vraiment ! répondit vivement le prieur.

Et tout en tremblant, il étendait la main vers le soldat, qui s’inclinait devant lui, lorsque par bonheur, on entendit un roulement de tambours.

Chacun courut reprendre son rang.

C’était don Augustin de Mexia qui arrivait, monté sur un beau cheval andalous ; le général était entouré de plusieurs officiers et suivi de trois ou quatre cents hommes qui escortaient un convoi considérable.

Le moine se retira à l’écart près d’un arbre, et don Diégo Faxardo s’avança vers son général.

Augustin de Mexia était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une taille moyenne, d’une physionomie grave et sévère. Officier expérimenté, il faisait la guerre depuis trente ans, et s’était distingué surtout dans les Pays-Bas. Espagnol de la vieille roche, il parlait peu, se battait bien, commandait encore mieux, ne donnait rien au hasard et savait attendre pour réussir plus vite.

Son lieutenant, don Diégo Faxardo, lui ressemblait peu ; la bravoure, la jactance et l’orgueil espagnols brillaient en lui au plus haut degré. Quelques duels heureux avaient tellement exalté chez lui la fatuité de la valeur, que rien, c’était là sa conviction, ne devait lui résister, et qu’avec son épée il pouvait arrêter toute une armée.

— Seigneur Faxardo, lui dit gravement don Augustin, vous allez, avec les huit cents hommes que vous commandez et les quatre cents que je vous amène, remonter la montagne jusqu’à la hauteur de Huelamo de Ocana.

— Et tomber sur les rebelles ?

— Non ; vous tournerez sur votre droite, pour vous établir entre un des plateaux de l’Albarracin et Teruel.

— Et de là disperser toute cette canaille mauresque ?

— Non ; avec la munition et l’artillerie que je vous amène, vous attendrez.

— Attendre ! monseigneur… nous, des Espagnols ! attendre quand l’ennemi est là !

— Vous attendrez, reprit gravement le général, que don Fernand d’Albayda, à qui j’ai ordonné le même mouvement sur l’autre versant de la montagne, soit à peu près arrivé au même point en se dirigeant par Culla et Benasal.

— Votre Seigneurie, en les traitant avec tant de cérémonies, fait bien de l’honneur à de misérables révoltés, indignes du nom de soldats.

Don Augustin, sans écouter l’observation de son lieutenant, continua avec la même gravité :

— Don Fernand leur fermera ainsi la retraite du côté de la mer ; le brigadier Comara du côté de l’Aragon ; tandis que moi, avec le principal corps d’armée rassemblé à Hueté, j’attaquerai.

— Et moi, général ?

— Vous, Diégo, vous n’aurez qu’à attendre les rebelles, que nous pousserons vers vous. Retranché dans de fortes positions, avec l’artillerie que je vous confie, il vous sera facile de les exterminer.

— Trop facile, monseigneur, et si Votre Excellence voulait me permettre de lui soumettre une autre idée, beaucoup plus expéditive…

— Parlez.

— Ce serait de balayer moi-même toute la montagne, avec quelques centaines de fantassins. J’ose dire que les Mauresques, qui me connaissent, ne tiendront nulle part devant moi. Je ne demanderais même à la rigueur, contre de tels ennemis, que quelques alguazils et un corrégidor avec sa baguette, car ils ne méritent point que l’épée d’un gentilhomme sorte pour eux du fourreau.

— Vous ne savez pas, comme moi, ce que c’est que la guerre des montagnes, et vous ne connaissez pas le nombre des rebelles.

— Il est vrai, monseigneur, poursuivit fièrement don Diégo, que je n’ai pas l’habitude de compter mes ennemis ; mais je sais ce que nous valons, je sais que c’est un affront pour des soldats espagnols, de les envoyer combattre sérieusement des laboureurs, des ouvriers, des fabricants de draps ou d’étoftes ; et, pour ma part, je déclare à Votre Excellence qu’avec de tels adversaires, je n’emploierai que le plat de mon épée.

— Comme vous l’entendrez, seigneur Diégo, pourvu que mes ordres soient exécutés.

Don Augustin de Mexia s’éloigna au galop, suivi de ses officiers, et le jeune capitaine, rouge encore d’indignation et d’orgueil, mais forcé d’obéir, ordonna à ses soldats de se préparer à gravir la montagne.

On avait formé les rangs et l’on se disposait à partir ; quelques fantassins qui formaient l’avant-garde étaient déjà engagés dans une espèce de défilé ; un jeune muletier, embusqué derrière un rocher, s’élança sur le soldat Gonzalès, celui auquel Escobar n’avait pas eu le temps de donner l’absolution, et il était écrit sans doute qu’il ne la recevrait pas, car le poignard du muletier le frappa mortellement et le fit rouler sanglant sur la poussière.

Les compagnons du blessé se saisirent du meurtrier, qu’ils trainèrent devant leur commandant.

— Qui es-tu ? demanda celui-ci au prisonnier, qui portait la tête haute et fière.

— On me nomme Aben-Habaki. J’étais ouvrier chez le noble Delascar d’Albérique ; n’ayant plus ni ouvrage ni patrie, j’ai été retrouver à la montagne notre chef Yézid, son fils, et je me suis fait soldat.

— Tu veux dire brigand.

— Les brigands, ce sont ceux qui prennent, et les Espagnols m’ont tout enlevé. Il me restait ma femme, qui s’était réfugiée au village de Barrepo, avec d’autres de ses compagnes. J’y suis arrivé ce matin sous ce déguisement pour la voir, pour l’embrasser. Le village avait été brûlé, toutes nos femmes massacrées. C’étaient des soldats espagnols qui avaient commis ce crime pour plaire au Dieu des chrétiens et mériter ses bénédictions. Ils étaient là plusieurs qui s’en vantaient, entre autres ce Gonzalès, que je reconnais bien. Je l’ai suivi de loin, et tout à l’heure, qu’Allah en soit loué ! il est tombé sous mon poignard. Je n’ai qu’un regret.

— Et lequel ?

— De n’avoir pu frapper que lui. Le Dieu d’Ismaël me devait mieux que cela. N’importe ! d’autres s’en chargeront.

Le sort du pauvre Habaki ne pouvait être douteux. On ne l’immola point par le fer, il n’aurait pas eu le temps de souffrir, mais il fut décidé qu’on le brûlerait à petit feu.

Et pendant les apprêts de son supplice :

— Puissions-nous traiter ainsi tous les siens ! s’écria Diego Faxardo. Mais, par malheur, ils sont cachés dans la montagne et il ne nous est pas permis de les poursuivre ; il nous faut les attendre. Mais si, chemin faisant, et sans désobéir au général, nous pouvions les rencontrer et les joindre…

— Que donneriez-vous pour cela ? s’écria vivement le Maure, en levant la tête, qu’il avait tenue baissée jusque-là.

Et il regardait attentivement Diégo et ses soldats, qu’il avait l’air de compter.

— Ce que je te donnerais ? répondit le capitaine, pas grand’chose ! ta vie, par exemple !

Le Maure fit un mouvement de joie.

— Entendons-nous ! à condition que tu me conduiras dans l’endroit de la montagne où sont cachés tes frères ?

— J’y consens.

— À condition que tu nous les livreras tous ?

— Oui, tous ! s’écria vivement Habaki, à l’instant même.

— Vous l’entendez, dit en riant le capitaine Diégo ; vous voyez de quoi les Maures sont capables : pour sauver ses jours, il ferait pendre tous ses frères, le lâche !

Haben-Habaki lui lança un regard d’indignation qui semblait dire : tu te trompes, je ne suis pas un lâche.

Mais ce regard, il se hâta de le réprimer et dit en regardant le soleil, qui dardait ses rayons sur la montagne :

— Que voulez-vous, seigneur cavalier, c’est si beau à voir, le soleil !

— Bien ! bien ! poursuivit le capitaine à ses soldats, éteignez ce brasier qui déjà commençait à flamboyer. Liez le prisonnier, qui marchera à côté de moi. Toi, Léonardo, charge ton escopette, et à la première tentative de fuite ou de trahison, feu sur ce misérable.

— C’est ce que je demande, répondit Habaki, et maintenant suivez.

— Soldats, à vos rangs ! en avant ! cria le capitaine.

Et les douze cents hommes, les bagages, les munitions et l’artillerie commencèrent à gravir la montagne lentement et en bon ordre.