Piquillo Alliaga/76

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 338-341).


LXXVI.

la grotte del torrento.

La première journée fut fatigante : la seconde encore plus. Mais ils approchaient ; ils entendaient le bruit du torrent impétueux. Ils apercevaient ses flots bouillonnants d’écume tomber du sommet des neiges, se précipiter en magnifique cascade et descendre de rocher en rocher jusque dans les vallées inférieures.

Certain d’atteindre bientôt le but de son expédition, le capitaine Diégo, avant de tenter sa dernière ascension, permit à ses hommes de se reposer et de se refaire. Ils s’assirent au milieu d’un groupe de rochers, à côté d’une ouverture en entonnoir qui devait donner dans les profondeurs de la terre et qu’ils n’avaient nulle envie de sonder. Ils mangeaient de fort bon appétit des oignons crus, repas ordinaire du soldat espagnol, lorsqu’une fumée épaisse les entoura. Cette fumée apportait avec elle un parfum de cuisine et surtout de bœuf rôti, inusité dans ces montagnes, parfum qui étonnait à la fois et ravissait leur odorat. Ils se levèrent et examinèrent avec attention, l’oreille et le nez au vent.

Cette fumée, qui s’élevait au-dessous de leurs pieds, venait de l’ouverture souterraine qu’ils avaient remarquée. Serait-ce un soupirail de l’enfer, se dirent quelques-uns des soldats avec effroi.

Diégo les rassura, et se couchant à plat ventre au bord du cratère de cette espèce de volcan, il regarda attentivement. La fumée qui s’en échappait l’empêchait de rien distinguer et manquait de le suffoquer ; mais il entendait ce bourdonnement confus et incessant que produit une masse d’hommes réunis ; il entendait en outre le mugissement des bœufs, le bêlement des moutons.

En ce moment la fumée avait cessé, et Diégo aperçut quelques pointes de rochers qui s’avançaient çà et là, sur lesquelles on pouvait poser le pied et descendre dans l’intérieur de la caverne jusqu’à une profondeur à peu près d’une douzaine de pieds. C’était un moyen d’examiner de plus près, et par son ordre trois ou quatre soldats se hasardèrent à tenter l’entreprise. Mais le premier, après avoir descendu pendant quelques minutes, en s’attachant des pieds et des mains aux aspérités des rochers, cria à voix basse à ses compagnons qu’il n’y avait pas moyen d’aller plus loin, vu qu’au-dessous de lui les parois de la grotte étaient à pic, et qu’il y avait encore un autre danger, c’est qu’on apercevait de la lumière au fond de la caverne, et qu’il avait cru distinguer d’en haut des femmes, des enfants, et surtout des hommes avec des mousquets.

Cette dernière assertion fut confirmée à l’instant même d’une manière trop évidente, car plusieurs coups de feu partis d’en bas atteignirent les soldats, qui roulèrent dans l’abime en poussant un effroyable cri. Leurs deux autres compagnons se hâtèrent de remonter.

Plus de doute, la grotte qui était là sous leurs pieds servait de refuge aux Maures leurs ennemis. Mais comment pénétrer dans ce lieu souterrain ? Ce ne pouvait être par l’ouverture que le hasard venait de faire découvrir ; il devait donc en exister une autre, et le capitaine Diégo laissa une vingtaine de soldats qu’il chargea d’explorer les environs, et continua sa route avec le reste de ses gens pour mettre fin à l’expédition dont son général l’avait chargé.

À une demi-heure de marche, et toujours en s’élevant vers la région des neiges, à une espèce de premier bassin où tombait le torrent, ils aperçurent distinctement au-dessous d’eux le camp des Maures.

Le général espagnol, ainsi qu’on le voit, ne s’était trompé dans aucune de ses conjectures ; mais impossible d’aller chercher et de combattre l’ennemi dans une position pareille. Il n’y avait d’autre moyen de le réduire qu’en le privant de toutes ressources, à commencer par l’eau qui l’approvisionnait[1].

Le torrent, comme nous l’avons dit, se précipitait d’abord dans un vaste bassin qu’il s’était creusé lui-même au milieu des rochers ; de là, il s’échappait par une large échancrure et roulait vers la vallée où campaient les Maures.

Il s’agissait d’abord de lui donner une issue du côté opposé et de le diriger de là vers un autre endroit de la montagne.

Le capitaine Diégo ordonna à l’instant à ses soldats de se mettre à l’œuvre. Les pioches et les hoyaux qu’ils avaient apportés remplacèrent dans leurs mains les mousquets et les épées, et ils travaillèrent toute la journée avec vigueur et courage. Le soir, ils furent rejoints par ceux de leurs camarades qu’on avait envoyés la veille à la découverte.

Ceux-ci déclarèrent qu’ils avaient exploré vainement l’extérieur de la grotte, depuis le haut jusqu’en bas, qu’ils n’avaient aperçu et ne pouvaient même soupçonner aucune entrée, aucune issue, autre que celle qui s’était d’abord offerte à eux, laquelle était impraticable ; et cependant, d’après l’étendue probable de cette caverne, plusieurs milliers de Maures avaient dû s’y réfugier ; c’était là sans doute qu’ils avaient caché leurs femmes, leurs enfants, leurs provisions, et à coup sûr leurs trésors.

À ces derniers mots, tous les soldats frémirent d’impatience et de curiosité, et Diégo, leur chef, de rage. Tenir si près de soi ses ennemis et sa vengeance, et les laisser échapper ! retourner près de son général et de ses compagnons sans avoir effacé par une revanche éclatante l’affront de sa première défaite ! Il ne pouvait s’y résoudre. Le souvenir de sa honte passée ranimait dans son cœur une fureur nouvelle, et cette fureur lui inspira une idée horrible, atroce, diabolique, qui ne devait que trop bien réussir.

Il commanda à ses soldats de redoubler d’efforts et de creuser au torrent un nouveau lit large et profond, en le dirigeant au milieu des rochers vers l’ouverture qu’ils avaient découverte, travail d’autant plus facile, que la grotte était placée à une centaine de pieds au-dessous du premier bassin où tombait la cascade.

Quand cette espèce de canal fut achevé, ils remontèrent vers la première chute, rompirent les digues qu’ils avaient élevées, et le torrent, abandonnant son ancienne direction, se précipita vers le nouveau lit qu’on venait de lui préparer et qui était plus bas que l’autre. Ses eaux bouillonnantes s’élancèrent en grondant et couvrirent de leur fracas les hurlements de vengeance et de joie que poussèrent en même temps Diégo et ses soldats.

— Meurent ainsi tous les infidèles ! s’écria le capitaine ; meurt avec eux le souvenir de mon affront !

Et se tournant vers ses compagnons :

— Nous sommes vengés, dit-il, et notre mission est remplie.

Il descendit alors la montagne, le cœur battant de joie, et alla rendre compte de son expédition à son général, qui occupait alors l’ancien camp abandonné par Yézid, et avait établi ses tentes presque au-dessous des rochers mèmes que Diégo venait de quitter.

Le torrent cependant, s’engouffrant dans les entrailles de la terre, venait d’envahir la retraite souterraine dans laquelle les Maures étaient comme prisonniers, et rien ne peut exprimer leur surprise et leur effroi quand cette masse d’eau énorme, terrible, incessante, commença à tomber par la vaste ouverture qui, naguère encore, leur donnait la lumière, et qui, dans ce moment, leur apportait une mort horrible et inévitable.

La première pensée de Pedralvi fut de donner un écoulement à l’inondation, qui menaçait de les engloutir, et au risque de tomber entre les mains de don Augustin de Mexia, il cria à ses compagnons de l’aider à dégager l’entrée intérieure, celle par laquelle ils avaient pénétré dans la caverne.

Vaine précaution, inutiles efforts.

La grotte avait été presque murée à l’extérieur par les soins d’Yézid et de ses soldats.

— Plus d’espoir ! s’écria-t-on.

Pedralvi en avait toujours, et quoiqu’il fût déjà accablé de fatigue, quoique ses mains fussent en sang, il s’écria :

— Du fer ! du fer ! pour renverser ces derniers remparts et pour frapper les ennemis qui voudraient s’opposer à notre passage !

Ranimés par son énergie et surtout par son exemple, ses compagnons se remirent à l’ouvrage ; mais ils furent bientôt forcés de l’interrompre. L’issue qu’ils voulaient dégager était placée dans l’endroit le plus bas du souterrain. C’est là que les eaux se dirigèrent naturellement et s’amoncelèrent d’ahord ; impossible d’y rester.

Il fallut fuir et abandonner l’œuvre de délivrance qu’ils avaient commencée.

Pedralvi et ses compagnons reculant devant l’ennemi terrible qui les menaçait, gagnèrent un autre endroit plus élevé du souterrain. Mais à chaque minute, à chaque seconde, l’onde impitoyable avançait, avançait sur eux, gagnant du terrain et refoulant devant elle cette multitude innombrable de femmes et d’enfants qui poussait des cris d’épouvante.

La mort sous leurs pas, la mort sur leur tête ! Des flots tombant par torrents avec un effroyable bruit, que répétaient au loin et que redoublaient les échos de la caverne ; les mugissements des taureaux, qui, dans leur effroi, se précipitaient la tête baissée sur cette masse compacte ou écrasaient sous leurs pieds la foule, qui ne pouvait ni fuir ni se défendre ; ajoutez à cela la lumière qui leur était presque ravie. Telle était la scène d’horreur, de chaos et de désolation qu’offrait en ce moment la grotte de l’Albarracin.

Profitant de ce désordre, Sandoval s’était éloigné de son gardien, qui ne le quittait jamais et qui, pour la première fois, l’avait oublié, en songeant au péril de ses frères.

— Mon maître, mon maître ! s’écriait Pedralvi en s’arrachant les cheveux et en appelant Yézid à son secours ; comment sauverai-je ces malheureux que vous m’avez confiés ? et toi, Allah ! disait-il, au prix de mes jours, viens les délivrer ! Que moi seul je périsse !

Généreuse prière que n’entendit point le ciel. Un long cri d’effroi qui retentit en ce moment, sembla lui répondre et lui dire :

Tous doivent périr !..

L’inondation gagnait, et quelque vaste, quelque étendue que fût la caverne, l’eau tombant par torrents depuis plusieurs heures, sans relâche, sans interruption et surtout sans issue, montait déjà à plusieurs pieds.

Les femmes s’étaient réfugiées sur les rochers, sur les points culminants, sur les aspérités ou les saillies des parois qu’elles avaient pu atteindre. Les mères, élevant leurs enfants au-dessus de leurs têtes, cherchaient à les dérober au flot impitoyable qui s’élançait pour les saisir. Enfin une famille entière, soulevée par la vague, fut tout à coup emportée.

De là partait le cri d’effroi et de douleur que venait d’entendre Pedralvi. Il s’élança, parvint à saisir deux enfants, puis leur mère, les plaça sur un quartier de roc qui dominait encore l’abîme ; mais à l’instant d’autres victimes disparaissaient. Il courait à leur aide, il y courait, non plus en marchant, mais déjà à la nage, car tous avaient perdu pied, et dans ce nouveau déluge, hommes, femmes, enfants, troupeaux, confondus pêle-mêle, se débattaient pour mourir.

— Sauvez-moi ! sauvez-moi ! criait une pauvre fille à moitié mourante et qui disparaissait sous les vagues.

Pedralvi pensa à Juanita. Il plongea et ramena la jeune fille sans connaissance ; lui-même pouvait se soutenir à peine. Il regarda autour de lui et aperçut un large rocher en saillie, une espèce de promontoire qui s’avançait au-dessus des flots, et après des efforts prodigieux, inouïs, il parvint à y gravir, lui et son fardeau ; il s’empressa alors de donner quelques secours à la jeune fille.

Elle était morte !

Il poussa un rugissement de rage, et de ses poings fermés il menaçait le ciel, sourd à sa voix, quand un frémissement se fit entendre non loin de lui.

Il leva les yeux et vit sur ce rocher Sandoval, le grand inquisiteur, debout à ses côtés.

Par un mouvement involontaire, il chercha son poignard ; mais il s’arrêta, pensant à son serment. Puis, voyant les flots qui déjà s’élevaient à plus de vingt pieds, et qui, avant un quart d’heure, menaçaient de couvrir le rocher, leur dernier asile, il se dit avec satisfaction, en regardant Sandoval :

— Il n’y a rien à craindre, il ne peut pas échapper…

— Seigneur ! Seigneur ! murmurait l’inquisiteur en priant à mains jointes, ne me confondez pas avec ces hérétiques et sauvez-moi !

— Te sauver, s’écria Pedralvi d’une voix vibrante, toi, la cause de tous nos maux.

— Ah ! reprit le moine sans l’écouter et tout entier à son effroi, voici l’eau qui s’élève… Bonté du ciel ! que vais-je devenir ?

Cette fois, Pedralvi ne lui répondit pas ; mais il lui montra de la main les cadavres qui flottaient autour d’eux.

— Mourir ! mourir ainsi !

— Pas de ma main, du moins ; tu diras à ton Dieu que j’ai tenu mes serments.

— Mourir sans confession !

— Toi ! confesser tes crimes !… tu n’en aurais pas le temps, car avant une demi-heure le flot sera élevé au-dessus de nos têtes !

— Oui, l’eau monte et me soulève ! je me soutiens à peine sur ce roc glissant ! s’écria Sandoval… Puis il continua en se tordant les bras de désespoir : Il me faudra donc, mon Dieu, périr comme ces méchants, ces hérétiques, ces maudits !

— Et être damné comme eux ! ajouta Pedralvi avec un sourire de dédain.

À l’idée seule d’être confondu pour l’éternité avec ceux qu’il méprisait tant, Sandoval retrouva toute sa fierté, et jetant sur Pedralvi un regard foudroyant d’orgueil, il s’écria :

— J’espère que Dieu y réfléchira avant de damner un grand inquisiteur d’Espagne !

Le flot, qui s’élevait toujours, lui ferma la bouche et l’engloutit.

Pedralvi regarda alors autour de lui ; pas un cri, pas un gémissement ne se faisait plus entendre. Aucun bruit, que celui du torrent qui tombait sans cesse et qui maintenant tombait de moins haut, car à chaque instant les vagues s’élevaient et se rapprochaient de lui.

Cette vaste caverne, nommée depuis la grotte del Torrento (la grotte du Torrent), était pour Pedralvi plus affreuse que l’Océan et son immensité, car il ne pouvait nager ni faire un mouvement sans toucher le corps inanimé d’un ami, d’un frère. Lui seul était vivant ; lui seul était destiné encore à survivre au trépas de tous les siens !

L’eau, qui s’élevait sans cesse, n’était plus qu’à une douzaine de pieds de l’ouverture supérieure ; les vagues venaient battre le rocher sur lequel les soldats espagnol étaient descendus le matin. Pedralvi s’y élança et la route que les Espagnols avaient parcourue pour remonter s’offrit à ses yeux.

Mais cette route était alors bien plus pénible et plus difficile. L’eau du torrent avait rendu glissants les rochers qu’il fallait saisir, et la colonne d’eau qui tombait toujours faisait, à chaque pas, chanceler Pedralvi ; une fois même elle le rejeta dans l’abîme ; mais il rassembla son courage et ses forces, et enfin, haletant, épuisé, respirant à peine, il arriva au sommet du rocher.

Il vit le jour, il toucha la terre ! Mais encore épouvanté des scènes dont il venait d’être témoin, il sentit ses genoux fléchir et tomba sans connaissance.

Quand il revint à lui, il s’avança au bord du rocher et aperçut sous ses pieds le camp des Espagnols et leurs tentes où l’on se réjouissait.

À cette vue, sa fureur se ranima.

— Oui, s’écria-t-il, j’avais fait un serment, celui d’immoler, chaque jour, un de nos ennemis, et ce serment, c’est Mahomet, c’est notre Dieu lui-même qui me punit d’y avoir manqué. Je le tiendrai désormais, je le jure ! C’est pour cela seul que le ciel m’a conservé la vie, et cette vie sera consacrée à venger mes compagnons.

Il se rapprocha de la grotte, y jeta un dernier regard qui le fit frémir d’horreur. L’eau était montée jusqu’à l’ouverture. Plusieurs cadavres surnageaient à la surface, et l’un des premiers qu’il aperçut fut celui du grand inquisiteur.

Furieux, hors de lui, à moitié fou, il le saisit, le traîna jusqu’aux bords des rochers, et le lançant au milieu du camp espagnol :

— Reprenez-le, s’écria-t-il, c’est mon présent. J’espère bientôt vous en envoyer d’autres.

Il se précipita alors vers l’autre versant de la montagne et eut bientôt disparu.

  1. Don Agustin de Mexia, officier célèbre par son expérience et par la haute réputation qu’il s’était acquise dans les guerres de Flandres, fut envoyé, avec l’élite des troupes réglées, contre les Maures réfugiés dans la montagne, au nombre de près de trente mille hommes, femmes et enfants, et qui avaient juré de se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Le général espagnol les réduisit par le manque d’eau, dont il les avait privés.
    (Watson, t. ii, liv. ii, p. 84 et 85.)