Piquillo Alliaga/89

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 389-391).


LXXXIX.

l’aveu.

À ces accents Juanita poussa un cri, la porte s’ouvrit, et les serviteurs de Delascar d’Albérique se virent encore une fois sous ce toit protecteur et près de ce foyer qu’ils appelaient tous le foyer paternel.

Fernand n’était point au Val-Paraiso ; il y avait conduit le frère et la sœur et habitait, non loin de là, son château d’Albayda.

Juanita prit Alliaga par la main et le mena dans la chambre d’Yézid, qui était seul. Les deux frères s’embrassèrent, et Alliaga ne voyant pas Aïxa la demanda avec inquiétude.

— Ne crains rien, frère, je vais te mener près d’elle.

Yézid alluma alors une lampe, fit jouer le ressort secret que lui seul connaissait, et s’avança dans le souterrain.

— Vois-tu, frère, dit-il à Alliaga, qui le suivait, regarde bien, examine bien. Peut-être nos jours sont-ils comptés, à ma sœur et à moi. Toi seul alors seras maître de ce secret, à toi seul appartiendront tous ces trésors. Tu viendras y puiser pour secourir nos frères malheureux ; c’est pour cela que mon père les a amassés.

— Fernand d’Albayda connaît-il ce secret ? demanda Alliaga.

— Non ! toi, moi et Aïxa ! pas d’autres ! Parmi les Espagnols, une seule personne autrefois… c’était une femme… a appris ce secret, par moi, et elle l’a emporté avec elle !

— Elle n’est plus ?

— Pour vous tous, répondit Yézid, car, pour moi elle existe toujours !

Et s’arrêtant près du rocher où il avait autrefois cueilli un bouquet de grenade, il semblait regarder une personne invisible et présente, et ses lèvres murmurèrent un nom qu’Alliaga ne put entendre, mais qu’il devina.

Ils arrivèrent à un appartement souterrain richement décoré, celui où s’était réfugié autrefois don Juan d’Aguilar ; c’était là que reposait Aïxa, si l’on pouvait appeler repos quelques instants d’un sommeil brûlant et agité.

À la vue de Piquillo un rayon de bonheur éclaira tous ses traits. Elle venait de s’éveiller et lui tendit la main en lui disant :

— Toi encore ! même à mon réveil !

— Tu rêvais donc à moi ! s’écria Alliaga.

— Oui, frère ! je révais que notre bon ange veillait sur nous ; tu ne pouvais être loin ! mais te voilà en réalité !.. je t’aime mieux ainsi !

Et elle conservait la main d’Alliaga dans les siennes.

Il ne lui répondit pas. Il la regardait !

Au premier mouvement de plaisir causé par la vue d’Aïxa avait succédé un sentiment d’inquiétude et de crainte. L’altération de ses traits était bien plus sensible que quelques jours auparavant ; et cependant elle était si belle encore !

— Tu souffres ? lui dit-il.

— Non, je suis bien, dans ce moment surtout ; parle-moi de toi, de ton amitié ; ces paroles-là sont si douces et il y a si longtemps que je ne les ai entendues.

— J’apportais de graves nouvelles, dit Alliaga, et peut-être n’es-tu pas en état de les entendre.

— Serait-ce quelques nouveaux tourments ? dit Aïxa ; ne crains rien, je suis forte ! ma vie, à moi, c’est la souffrance, et je dois vivre encore, et beaucoup, je le sens ! Parle, mon frère, nous t’écoutons, Yézid et moi, et puis maintenant, il n’y a pas de malheurs qui puissent nous vaincre, nous sommes trois !

Alliaga raconta alors les desseins qu’il avait formés de faire révoquer l’édit de bannissement et de rendre aux Maures d’Espagne leurs biens, leurs familles et leur patrie.

Aïxa, dont l’âme ardente se ranimait à l’idée seule d’un noble projet ou d’une pensée généreuse, Aïxa, lui serra la main en répétant :

— C’est bien ! frère ! c’est bien !

— Mais l’exécution d’une pareille idée demandera peut-être bien des sacrifices.

— Nous n’hésiterons pas !

— Et si ce sacrifice dépend de toi ?

— Je suis prête, répondit la jeune fille d’un ton ferme.

Alliaga moins intrépide, sentit son courage l’abandonner. S’efforçant cependant de maîtriser son trouble, il raconta à sa sœur et à Yézid sa dernière conversation avec le roi, le pouvoir suprême et presque absolu qui lui avait été confié, et enfin quelle condition était imposée à la duchesse de Santarem.

Aïxa l’avait écouté jusqu’au bout, froide, impassible, et sans manifester aucune émotion. Il semblait qu’il ne s’agissait pas d’elle.

Après un instant de silence, et comme ses deux frères attendaient en tremblant sa réponse, elle leur dit en souriant :

— Le roi m’élève dans son estime, et je l’en remercie. Il me siérait mal, lorsque par dévouement j’avais presque consenti à la honte, de refuser aujourd’hui l’honneur qu’il veut me faire, et, quoi qu’il pût m’en coûter, je vous jure, mes amis, que je me soumettrais au sacrifice que vous me proposez, s’il dépendait encore de moi… Mais, ajouta-t-elle en hésitant un peu, ce n’est pas à moi qu’il faudrait maintenant le demander.

— Que veux-tu dire ? s’écrièrent à la fois les deux frères.

— Mon cœur ni ma main ne m’appartiennent plus ! je les ai donnés !

Alliaga sentit un voile épais couvrir ses yeux. Il lui sembla qu’un poignard froid et aigu lui traversait le cœur. Il crut mourir !.. et, heureux de cette idée, un sourire contracta ses traits, pâles et décomposés.

Il avait éprouvé dans sa vie d’atroces souffrances ; le sort lui avait réservé celle-là pour les lui faire oublier toutes.

Il revint à lui, essuya la sueur froide qui coulait de son front, et voyant qu’il existait encore :

— La douleur ne tue donc pas ! se dit-il en lui-même.

Il pouvait maintenant défier toutes les tortures : elles n’étaient plus rien auprès de celle-là.

— Ah ! répéta-t-il d’un air calme, tu ne peux plus disposer de toi-même ?

— Et qui donc a maintenant ce droit ? demanda Yézid.

— Peu importe, répondit Alliaga avec la même impassibilité, Aïxa était maîtresse de se donner ; c’est à nous de renoncer à nos projets, et c’est à moi de détourner le roi des siens. Notre sœur doit être libre, libre d’épouser celui qu’elle aime.

— Merci, frère, dit Aïxa en lui tendant la main, merci ; mais je ne veux pas me marier et ne me marierai jamais !

— Tu n’aimes donc pas Fernand d’Albayda ? s’écria Piquillo, avec un accent impossible à rendre.

— Qui t’a dit son nom ? lui demanda Aïxa d’un air étonné.

— Ne nous l’avais-tu pas dit tout à l’heure, à moi et à Yézid ?

— Non vraiment.

— J’avais cru l’entendre… Il y a des choses qu’on n’apprend pas et que l’on sait, répondit froidement Alliaga.

— Ce que je sais, dit la jeune fille, c’est qu’il n’est permis à personne de manquer à la foi jurée. Fernand m’a offert sa main quand nous étions malheureux et proscrits ; je l’ai acceptée… et maintenant il se trouve que je ne puis pas l’épouser. Non ! s’écria-t-elle en levant les yeux au ciel, non, je ne le puis, c’est impossible ! mais du moins je ne disposerai pas d’un bien que je lui ai promis et qui lui appartient. Ne pouvant être à lui, je ne serai à personne, et moins encore à un roi ! Fernand croirait que je le trahis par ambition.

Puis se tournant vers Alliaga :

— Pardonne-moi, mon frère, si une conduite que je ne puis encore t’expliquer renverse tous tes projets.

— Les tiens avant tout, répondit Alliaga.

— Ah ! lui dit-elle, en contemplant la souffrance empreinte sur tous ses traits, je te rends bien malheureux.

— Oui, d’abord ! mais pas maintenant. Je suis calme, je te le jure, sœur, je suis heureux !

Alliaga disait vrai, Aïxa ne serait à personne ! C’était encore un bonheur.

— Maintenant, reprit-il, que veux-tu faire ? décide, nous obéirons.

Elle les regarda tous les deux et leur dit :

— J’ai une grâce à vous demander ! la dernière !

— Et pourquoi la dernière ? s’écria Yézid. Elle s’arrêta avec embarras et reprit :

— Ah ! c’est que je vous en ai déjà tant demandé, vous avez couru pour moi tant de dangers, que j’hésite à vous exposer encore.

— Parle, dit Yézid.

Quant à Alliaga, il ne dit rien. Aïxa savait qu’il était prêt.

— Eh bien ! quelque inconvénient qu’il y ait pour nous à quitter une retraite aussi sûre que celle-ci, je voudrais partir pour Grenade.

— Toi ! dit Yézid étonné, et pourquoi ?

— Pour voir Carmen.

— En effet, répondit Alliaga à son frère, Carmen et ses religieuses ont cherché un abri au couvent des Annonciades de Grenade ; mais elle y est en sûreté, et rien ne nécessite ce prompt départ. Dans quelques jours nous verrons.

— Non, s’écria Aïxa, aujourd’hui même, je vous en conjure.

— Attendons que tu sois rétablie.

Aïxa secoua la tête d’un air de doute.

— Que tu puisses du moins supporter le voyage…

— Hâtons-nous donc ! s’écria-t-elle vivement.

Ses instances furent à la fois si pressantes et si douloureuses, que ses frères, qui ne savaient rien lui refuser, disposèrent tout pour le départ, quels que fussent d’ailleurs, comme Aïxa en convenait elle-même, les dangers de ce voyage, car Aïxa et Yézid pouvaient être reconnus.

Une litière douce, commode et surtout exactement fermée, fut préparée par les soins de Pedralvi. Fernand d’Albayda joignit à la caravane, qui s’arrêtait le jour pour se reposer et pour ne pas être vue. On ne marchait que de nuit, et ces nuits chaudes et embaumés sont plus délicieuses que le jour, sous le beau ciel et dans les belles campagnes de l’Andalousie.

À chaque instant Fernand et Yézid demandaient à la jeune fille comment elle se trouvait.

— Toujours de mieux en mieux, répondait-elle avec un doux sourire.

Et ils étaient rassurés ; Alliaga seul ne l’était pas.

Plus il regardait sa sœur, et ses yeux ne la quittaient pas, et plus il lui semblait reconnaître sur tous ses traits les traces du mal terrible et lent qui avait consumé la reine.

Ainsi qu’elle, Aïxa ne souffrait pas ; mais c’était la même faiblesse, la même pâleur. Rien ne pouvait rappeler la vie fugitive qui, de jour en jour, s’éteignait en elle.

Quand Fernand, quand Yézid ou Alliaga s’éloignaient, une vive inquiétude se peignait dans tous ses traits, son œil les suivait comme on suit l’ami qui s’éloigne et que peut-être on ne doit plus revoir.

— Ne me quittez pas ! leur disait-elle ; je suis si heureuse auprès de vous ! Et ce bonheur-là je n’en veux pas perdre un seul instant, j’en suis avare !

Enfin on arriva sans danger à Grenade.